XXII

Dès que le bloc de pierre se fut refermé sur sa fille, Cuza se tourna vers Molasar pour découvrir que les pupilles d’un noir profond de la créature étaient déjà fixées sur lui. Il avait attendu cet instant toute la nuit, désireux d’éclaircir les contradictions soulevées ce matin même par l’étranger aux cheveux roux. Mais voici que Molasar était apparu tenant sa fille dans les bras.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda Cuza, assis dans son fauteuil roulant.

Molasar ne cessa pas de le regarder fixement et ne répondit rien.

Pourquoi ? Je pensais que ma fille représentait pour vous un morceau de choix !

— Vous abusez de ma patience, vieillard ! s’écria Molasar, le visage livide de rage. Je ne pouvais supporter que deux Allemands violent et souillent une femme de mon pays, de même qu’il y a cinq siècles, je ne pouvais l’accepter des Turcs ! C’est pour cela que je me suis allié à Vlad Tepes ! Mais ce soir, les Allemands sont allés plus loin que tous les Turcs réunis – ils ont tenté de commettre cet acte dans l’enceinte même de ma demeure !

Puis il ajouta avec un sourire :

— J’ai éprouvé un certain plaisir à m’emparer de leur misérable vie.

— De même que je suis certain que vous avez pris plaisir à être l’allié de Vlad Tepes.

— Son goût pour le mal me fournissait la possibilité de satisfaire mes besoins sans me faire remarquer. Vlad me faisait confiance et, sur la fin, j’étais l’un des rares boyards dont il ne se méfiait pas.

— Je ne vous comprends pas.

— Je ne vous le demande pas. D’ailleurs, vous ne le pourriez pas, j’échappe au champ de votre connaissance.

Cuza tenta de dissiper la confusion qui obscurcissait ses pensées. Les contradictions étaient si nombreuses… rien n’allait comme il l’avait pensé. Et puis, il y avait surtout ce fait troublant : il devait la sécurité de sa fille, et peut-être même sa vie, à un mort vivant.

— Je suis néanmoins votre obligé.

Molasar ne répondit pas.

Cuza hésita un instant puis posa la question qui lui brûlait les lèvres :

— Y en a-t-il d’autres comme vous ?

— Vous parlez des morts vivants ? des moroi ? Je n’en sais rien. J’ai trouvé depuis mon éveil un tel dégoût des vivants à mon adresse que j’en déduis que nous avons tous été détruits depuis cinq siècles.

— Les autres redoutaient-ils autant la croix que vous ?

Molasar se cabra.

— Vous ne l’avez pas sur vous, j’espère. Parce que je vous préviens…

— Je l’ai rangée. Mais je m’étonne de votre frayeur, dit Cuza en désignant les murs. Vous êtes entouré de croix de cuivre et de nickel, il y en a des milliers, et vous tremblez de peur à la vue d’une petite croix d’argent.

Molasar s’approcha d’une des croix sur laquelle il posa la main.

— C’est une ruse. Vous avez certainement remarqué la hauteur de la barre transversale. Eh bien, elle est placée si haut que ce n’est plus une croix. Cette forme n’a pas d’effet néfaste sur moi. J’en ai fait incruster des milliers dans les murs de ce donjon pour tromper mes poursuivants le jour où je m’y suis réfugié. Ils ne pouvaient imaginer que l’un de ma race puisse survivre dans une bâtisse parsemée de croix. De plus, cette forme a pour moi une signification bien particulière, ainsi que vous l’apprendrez si je décide de vous accorder ma confiance.

Cuza avait souhaité de tout son cœur découvrir une sorte de faille dans la terreur que Molasar éprouvait pour la croix ; il lui semblait à présent que son espoir était déçu. Un grand poids lui pesait. Il fallait qu’il oblige Molasar à demeurer pour discuter avec lui !

— Qui étaient donc vos poursuivants ?

— Le nom de Glaeken vous dit-il quelque chose ?

— Non.

— Rien du tout ? fit Molasar en se rapprochant.

— Je vous assure ne jamais l’avoir entendu auparavant. Pourquoi était-ce si important ?

— Peut-être ont-ils disparu, murmura Molasar, plus pour lui-même que pour Cuza.

— Expliquez-vous, je vous en prie. Qu’est-ce au juste qu’un Glaeken ?

— Les Glaeken étaient une secte fanatique qui se manifesta tout d’abord comme bras de l’Église aux Ages Sombres de l’humanité. Ses membres en renforçaient l’orthodoxie et n’obéissaient qu’aux papes ; il n’en alla ainsi que dans les premiers temps car, par la suite, ils devinrent leurs propres maîtres. Ils s’efforcèrent de prendre position à chaque échelon du pouvoir et de placer sous leur domination toutes les familles royales pour imposer au monde un pouvoir unique – une seule religion, une seule règle.

— C’est impossible ! Je suis spécialiste de l’histoire de l’Europe, et plus particulièrement de cette partie de l’Europe où nous nous trouvons : une telle secte n’a jamais existé !

Molasar se rapprocha encore de lui et découvrit ses dents.

— Vous osez me traiter de menteur au sein même de ma demeure ? Imbécile, ignorant ! Que savez-vous de l’histoire, que saviez-vous de moi – de ma race – avant que je ne vous le révèle ? Rien ! Les Glaeken formaient une société secrète. Les familles royales n’en eurent jamais connaissance et l’Église ne l’a jamais reconnue par la suite, même si elle était au courant de leur pérennité !

Cuza se détourna pour éviter l’haleine fétide de Molasar.

— Mais vous, comment avez-vous eu vent de leur existence ?

— Il fut une époque où peu de choses de ce monde échappait aux moroi. Et nous décidâmes de prendre des mesures dès que nous fûmes mis au courant des projets des Glaeken, dit-il avec une fierté certaine. Les moroi se sont opposés aux Glaeken pendant des siècles. Il était clair que l’aboutissement de leur plan nous serait néfaste, c’est pour cela que nous avons systématiquement ruiné leurs projets en ôtant la vie de tous ceux qui tombaient sous leur coupe.

Il se mit à arpenter la pièce.

— Les Glaeken ne furent d’abord pas très certains de notre existence. Puis, lorsqu’ils n’eurent plus aucun doute, ils nous déclarèrent la guerre à outrance. L’un après l’autre, mes frères moroi connurent la mort véritable. J’ai vu le cercle se refermer autour de moi : c’est pour cela que j’ai bâti ce donjon et que je m’y suis enfermé, bien décidé à survivre aux Glaeken et à leur plan dominateur. Il semble aujourd’hui que j’ai réussi.

— Voilà qui est très intelligent, dit Cuza. Vous vous êtes entouré de simulacres de croix et vous êtes entré en hibernation. Mais il est une question que je dois vous poser et à laquelle je vous supplie de me répondre : Pourquoi redoutez-vous la croix ?

— Je ne veux pas parler de cela.

— Vous devez me répondre ! Le Messie – c’était bien Jésus-Christ ?

Non !

Molasar recula vivement et se plaqua contre la muraille.

— Qu’y a-t-il ?

Il jeta un regard sombre à Cuza.

— Je vous arracherais la langue si vous n’étiez l’un de mes compatriotes !

Le nom même du Christ le rebute ! se dit Cuza, qui ajouta :

— Je n’ai jamais voulu…

— Ne redites jamais cela ! Si vous accordez une quelconque importance à l’aide que je puis vous apporter, ne répétez jamais ce nom !

— Enfin, ce n’est qu’un nom…

Jamais ! hurla Molasar, qui commençait à reprendre le dessus. Sinon, votre cadavre ira rejoindre ceux des soldats allemands.

Cuza se sentait complètement perdu. Il se devait de tenter quelque chose.

— Que pensez-vous de ces mots-là ? Yitgadal veyitkadash shemei raba bealma divera chireutei, veyamlich

— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? dit Molasar. Une prière ? Une incantation destinée à me faire fuir ? Est-ce que vous seriez du côté des Allemands ?

— Non !

Cuza ne put rien ajouter. Sa voix se brisa et il s’agrippa aux bras du fauteuil. C’était impossible ! Cette créature des Ténèbres reculait devant la croix et devenait furieuse à la seule mention du nom de Jésus-Christ. Mais les paroles du Kaddisch – la prière des morts – n’avaient pour lui aucun sens. C’était invraisemblable, même si cela était…

Molasar se mit à parler sans se soucier de la tempête qui agitait l’esprit de Cuza, et ce dernier s’efforça de saisir ce qu’il disait. Ses paroles étaient peut-être capitales pour la survie de Magda et la sienne propre.

— Ma force revient peu à peu, je le sens. Bientôt – dans deux nuits, tout au plus – j’aurai le pouvoir de chasser les étrangers de mon donjon.

Cuza s’efforça d’assimiler ces mots : force… deux nuits… chasser les étrangers… Mais d’autres mots résonnaient dans son esprit, obsédants : Yitgadal veyitkadash shemei raba…

Ce fut alors un bruit de bottes dans l’escalier de la tour, des gémissements et des cris dans la cour.

Molasar révéla ses dents en une sorte de sourire.

— On dirait qu’ils viennent de trouver leurs compagnons d’armes.

— Oui, et ils seront bientôt ici pour m’en imputer la responsabilité, répondit Cuza, soudain tiré de sa torpeur.

— Vous êtes un homme d’esprit, dit Molasar en se dirigeant vers le bloc de pierre qu’il fit aisément manœuvrer. Servez-vous-en.

Cuza vit Molasar disparaître dans l’ombre et regretta de ne pouvoir l’y suivre. Dès que le bloc se fut refermé, Cuza fit pivoter son fauteuil et gagna la table pour se pencher sur le Al Azif et feindre d’étudier.

Il n’eut pas longtemps à attendre.

Kaempffer pénétra brusquement dans la pièce.

— Juif ! hurla-t-il, en pointant un doigt accusateur sur Cuza. Vous avez échoué ! J’aurais dû m’en douter !

Cuza ne pouvait que regarder le major sans dire mot. Il n’avait plus aucune force et se sentait misérable, malade dans son cœur comme dans son corps. Ses muscles et ses os lui faisaient mal, son esprit n’était pas encore remis de l’entrevue avec Molasar. Il avait la bouche sèche mais n’osait pas boire de peur de voir sa vessie se vider devant Kaempffer.

Il ne s’était jamais préparé à une telle épreuve. Professeur et chercheur, il n’était pas équipé pour lutter avec un ruffian ayant sur lui tout pouvoir de vie et de mort. Il aurait voulu répondre, mais quoi ? Dans ce cas, la vie avait-elle encore quelque valeur ?

Oui, mais il y avait Magda. Et l’espoir existait peut-être pour elle. Deux nuits… Molasar avait dit que deux nuits lui suffisaient pour recouvrer sa force. Quarante-huit heures. Et Cuza se demanda : parviendrait-il à tenir aussi longtemps ? Oui, il s’obligerait à vivre jusqu’au samedi soir. Samedi soir… le sabbat serait terminé. Mais le sabbat avait-il encore un sens ? D’ailleurs, quelque chose au monde avait-il encore un sens ?

— Alors, Juif, vous m’avez entendu ? s’écria à nouveau le major.

Mais une autre voix s’éleva :

— Il ne sait même pas de quoi vous parlez.

Le capitaine était entré à son tour dans la pièce. Cuza décelait une certaine politesse chez le capitaine Woermann. Une noblesse, même – tout à fait le genre de trait de caractère qu’il n’aurait jamais pensé trouver chez un officier allemand.

— Il le saura bientôt !

Kaempffer s’avança vers Cuza et approcha de lui son visage au type aryen parfait.

— Que se passe-t-il, major ? dit Cuza, qui feignait l’ignorance mais ne cherchait pas à dissimuler sa crainte de l’homme. Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Vous n’avez rien fait, Juif, et c’est cela que je vous reproche ! Vous avez passé deux nuits dans vos satanés livres et vous vous êtes vanté d’avoir fait cesser le massacre, mais cette nuit même…

— Je n’ai jamais… commença Cuza, mais Kaempffer l’arrêta en abattant son poing sur la table.

Silence ! Cette nuit, deux de mes hommes ont été retrouvés morts dans leur chambrée, la gorge ouverte comme les autres !

L’image des deux hommes s’imposa à Cuza. Imaginer leurs blessures n’avait rien de difficile, et il en éprouva un certain plaisir. Ces deux soldats avaient essayé de souiller sa fille et n’avaient eu que ce qu’ils méritaient. Même si Molasar s’était rassasié de leur sang.

C’était lui à présent qui était en danger— la fureur du major le lui indiquait clairement – et il devait trouver un moyen de survivre jusqu’à samedi soir.

— Il est devenu évident que vous ne pouvez revendiquer les deux nuits de tranquillité que nous avons connues. Il n’y a aucun rapport entre votre arrivée et l’interruption des assassinats – rien de plus qu’une coïncidence ! Mais vous nous avez fait croire que vous étiez le grand responsable. C’est bien la preuve que ce que nous avons appris en Allemagne est vrai : il ne faut jamais faire confiance à un Juif !

— Je n’ai jamais rien revendiqué ! Je n’ai même pas…

— Vous tentez de me retenir ici, n’est-ce pas ? s’exclama Kaempffer sur un ton de plus en plus menaçant. C’est cela, hein ? Vous faites de votre mieux pour retarder mon arrivée à Ploiesti ?

Cuza se sentit ébranlé par le brusque changement d’idée du major. Cet homme était dément… aussi dément qu’Abdul Alhazred après avoir écrit le Al Azif

Cuza eut une idée.

— Mais, major, j’ai trouvé quelque chose dans l’un de ces livres !

Le capitaine Woermann s’approcha de lui.

— Vous avez trouvé quelque chose ? Vraiment ?

— Il n’a rien trouvé du tout ! persifla Kaempffer. Ce n’est qu’un mensonge de plus pour rester en vie !

Comme vous avez raison, major…

— Laissez-le parler, pour l’amour de Dieu ! dit Woermann, qui se tourna alors vers Cuza. Qu’y est-il dit ? Montrez-le-moi.

Cuza lui indiqua le Al Azif, dans le texte original arabe. L’ouvrage datait du VIIIe siècle et n’avait absolument aucun rapport avec le donjon – encore moins avec la Roumanie – mais il espérait que les Allemands l’ignoraient.

Le doute s’empara de Woermann quand il découvrit le manuscrit.

— Je ne sais pas lire ces gribouillis.

— Il ment ! hurla à nouveau Kaempffer.

— Ce livre ne ment pas, major, dit Cuza.

Il se tut un instant en faisant des vœux pour que les deux officiers allemands ne distinguent pas la différence entre le turc et l’arabe ancien, puis il s’enfonça dans son mensonge :

— Ce texte fut écrit par un Turc qui envahit cette région aux côtés de Mohammed II. Il dit qu’il existait un petit château – sa description des innombrables croix prouve bien qu’il s’agit de ce donjon – qui avait été la demeure d’un des seigneurs de Valachie. L’ombre du seigneur défunt permettait aux habitants du cru de se réfugier sans crainte dans son donjon mais il n’en irait pas de même pour les étrangers ou les envahisseurs qui en franchiraient le portail : il les tuerait alors au rythme d’un par nuit pendant toute la durée de leur séjour. Vous comprenez ? Ce qui se passe aujourd’hui s’est déjà passé il y a un demi-millénaire pour une unité de l’armée turque !

Cuza observa le visage des deux officiers. Il était lui-même surpris de la facilité avec laquelle il avait inventé cette légende. Bien sûr, il y avait des failles, mais avec un peu de chance…

— Quelle absurdité ! ricana Kaempffer.

— Pas nécessairement, dit Woermann. Réfléchissez un peu : les Turcs envahissaient souvent cette région. Et faites le compte de nos morts : avec les deux de cette nuit, cela fait une moyenne d’un par jour depuis notre arrivée, le 22 avril.

— C’est toujours… commença Kaempffer, avant de se tourner vers Cuza… nous ne sommes donc pas les premiers ?

— Non. Selon cet ouvrage, tout au moins.

Cela marchait ! Le plus énorme mensonge que Cuza ait jamais fait de toute sa vie ! Il en aurait pleuré de joie !

— Comment ont-ils finalement résolu ce problème ? demanda Woermann.

— En quittant le donjon.

Il y eut quelques secondes de silence, puis Woermann se tourna vers Kaempffer :

— Je vous avais dit qu’il fallait…

Nous ne pouvons pas partir ! cria Kaempffer au bord de l’hystérie. Pas avant dimanche ! Et je vous préviens, Juif, si vous ne trouvez pas de solution avant, votre fille et vous-même m’accompagnerez personnellement à Ploiesti !

— Mais… pourquoi ?

— Vous le verrez quand vous y serez.

Kaempffer parut réfléchir et ajouta :

— Non, je vais vous le dire tout de suite, cela vous incitera peut-être à faire un peu plus d’efforts. Vous avez certainement entendu parler d’Auschwitz et de Buchenwald…

L’estomac de Cuza se noua.

— Les camps de la mort !

— Nous préférons leur donner l’appellation de « centres de réinstallation ». La Roumanie en est privée et ma mission consiste à pallier ce manque. Ceux de votre race plus les Tziganes, les francs-maçons et les autres déchets de l’humanité seront conduits au camp que j’édifierai à Ploiesti. Si vous m’êtes de quelque utilité, je veillerai à ce que votre arrivée au camp soit retardée le plus longtemps possible. Peut-être même mourrez-vous de votre mort naturelle. Mais si vous nous mettez des bâtons dans les roues, votre fille et vous-même serez parmi nos premiers invités.

Cuza était incapable de prononcer un mot. Son esprit se révoltait à de tels propos. Non, c’était impossible ! Pourtant, la petite lueur qui brillait dans les yeux de Kaempffer lui montra que tout ceci était bien vrai. Il eut finalement la force de lancer un mot :

Sauvage !

— C’est étrange, fit Kaempffer avec un large sourire, j’aime entendre cela dans la bouche d’un Juif : cela prouve que je remplis parfaitement ma mission.

Il se dirigea vers la porte puis fit volte-face.

— Étudiez bien vos livres, Juif. Faites-moi du bon travail. Il n’y a pas que votre bien-être qui en dépende, il y a aussi celui de votre fille.

Il quitta la pièce. Cuza jeta alors un regard implorant à Woermann.

— Capitaine…

— Je ne peux rien pour vous, Herr Professor, dit-il doucement d’une voix teintée de regret. Et je ne peux que vous conseiller d’étudier vos livres. Vous avez déjà trouvé une référence au donjon, cela prouve que vous êtes sur la bonne voie. J’aimerais aussi vous suggérer de dire à votre fille de se trouver une résidence plus sûre que cette auberge… Dans les collines, peut-être.

Il était impossible d’avouer au capitaine qu’il lui avait menti, qu’aucune référence au donjon ne se trouvait dans les pages de ce livre. Quant à Magda :

— Ma fille est très têtue. Elle restera à l’auberge.

— C’est bien ce que je pensais. A part cela, sachez que je ne suis plus le commandant de cette position. D’ailleurs, je me demande même si je l’ai jamais été. Bonne nuit.

— Attendez ! cria Cuza en sortant la petite croix d’argent de sa poche. Prenez-la, je n’en ai plus besoin.

Woermann s’empara de la croix et le dévisagea un instant sans rien dire. Puis il s’en alla.

Cuza demeura prostré dans son fauteuil, en proie à la plus sombre dépression qu’il eût jamais connue. La victoire était impossible à remporter. Si Molasar cessait de tuer les Allemands, Kaempffer partirait pour Ploiesti et se lancerait dans l’extermination systématique de la communauté juive de Roumanie. Si Molasar persistait, Kaempffer détruirait le donjon et ferait de Magda et de lui-même les premières victimes du camp de Ploiesti.

Il fallait trouver une solution. De ce qui se passait ici dépendaient bien d’autres vies que celle de Magda ou la sienne propre. Des centaines de milliers d’existences – des millions, peut-être – étaient en jeu. Il devait bien y avoir un moyen d’arrêter Kaempffer : il fallait l’empêcher d’entamer sa mission. Il lui semblait de la plus grande importance d’être lundi à Ploiesti. Perdrait-il son poste s’il était retardé ? Cela pourrait peut-être donner un répit aux condamnés.

Et si Kaempffer ne partait jamais du donjon ? S’il lui arrivait un accident fatal ? Mais comment faire ? Comment l’arrêter ?

Cuza se mit à sangloter d’impuissance. Il n’était qu’un vieillard infirme, juif de surcroît, au milieu de dizaines de soldats allemands. Et pourtant, il lui fallait un conseil, une réponse ! Le plus rapidement possible ! Il croisa les doigts et inclina la tête.

O Dieu, aidez-moi, Votre humble serviteur, à trouver la solution aux épreuves de Vos autres serviteurs. Aidez-moi à les aider. Aidez-moi à trouver le moyen de les préserver…

Il ne put terminer sa prière silencieuse, tant était grand son désespoir. A quoi cela servait-il de prier ? Combien étaient-ils ceux qui, au moment de mourir de la main des Allemands, avaient tourné leur cœur et leur esprit vers le Seigneur ? A quoi cela les avait-il avancés ? Ils étaient morts, tous, jusqu’au dernier ! Et lui, qu’adviendrait-il de lui s’il attendait la réponse à ses prières ? Il mourrait à son tour. Et ce serait encore pire pour Magda.

Le désespoir le submergea.

C’était compter sans Molasar…


Woermann demeura quelques instants derrière la porte du professeur Cuza après l’avoir fermée. Il avait éprouvé une sensation étrange lorsque le vieil homme avait expliqué ce qu’il avait découvert dans le livre mystérieux, la sensation que Cuza disait la vérité tout en l’abreuvant de mensonges. Bizarre. A quoi jouait donc le professeur ?

Il descendit dans la cour, captant au passage l’expression d’angoisse sur le visage des sentinelles. Oui, c’était trop beau pour être vrai. Dix victimes. Une par nuit pendant dix nuits. Si au moins le tueur, ce « seigneur de Valachie » dont parlait Cuza, avait pu patienter jusqu’à demain soir. Kaempffer aurait été parti et lui-même aurait pu ordonner à ses hommes de quitter les lieux. Mais, au train où allaient de nouveau les choses, il leur faudrait rester au donjon jusqu’à la fin de la semaine. Vendredi, samedi, dimanche. Trois nuits avec leur potentiel de morts. Peut-être même plus.

Woermann tourna à droite et parcourut la faible distance qui le séparait de la cave. Les deux derniers cadavres avaient dû rejoindre les autres au sous-sol et il décida de se rendre compte par lui-même si tout avait été fait correctement. Même des einsatzkommandos méritaient un minimum de dignité dans la mort.

Une fois dans la cave, il jeta un coup d’œil dans la pièce où avaient été massacrés les deux hommes ; le tueur ne s’était pas contenté de leur ouvrir la gorge mais leur avait également brisé la nuque. Des éclats de bois provenant de la porte parsemaient la pièce. Que s’était-il passé ici ? Les victimes ne s’étaient pas servies de leurs armes. Avaient-elles tenté de se sauver en fermant la porte devant leur assaillant ? Personne n’avait donc entendu leurs cris ? Mais peut-être n’avaient-elles pas crié.

Il parcourut le couloir central jusqu’au mur éboulé et entendit des voix en provenance de l’étage inférieur. Dans l’escalier, il croisa les hommes chargés des préparatifs funéraires. Ils se soufflaient dans les mains pour se réchauffer. Woermann les obligea à redescendre avec lui.

— Voyons un peu ce que vous avez fait.

Au sous-sol, la lueur des lampes de poche ou à kérosène montra dix formes blanches allongées sur le sol.

— On a remis un peu d’ordre dans les draps, mon capitaine, dit l’un des hommes en gris.

Tout paraissait en ordre. Woermann allait devoir prendre une décision quant aux cadavres. Il lui fallait les rapatrier, mais comment ?

Kaempffer, bien sûr ! Le major avait projeté de partir dimanche soir, quoi qu’il advînt. Il pourrait emporter les corps à Ploiesti, d’où ils seraient ramenés en Allemagne. Et le problème serait résolu.

Il remarqua alors que le pied gauche du troisième cadavre à partir de la gauche dépassait du drap. En se baissant pour le recouvrir, il remarqua que la botte était salie, un peu comme si son propriétaire avait été tiré par les bras jusqu’à cette chapelle ardente de fortune. En fait, les deux bottes étaient souillées de terre.

Woermann sentit la colère monter en lui puis se calma. Quelle importance cela avait-il, après tout ? Les morts étaient morts. Pourquoi faire des histoires pour une paire de bottes tachées de boue ? La semaine dernière, il aurait jugé cela très grave. Aujourd’hui, ce n’était qu’une peccadille. Malgré tout, ces bottes souillées le préoccupaient. Pourquoi, exactement, il n’en savait rien. Mais elles le préoccupaient.

— Allons-y, dit-il aux hommes qui s’empressèrent de le suivre.

Woermann fit halte au pied des marches et accorda un dernier regard aux cadavres. Ces bottes tachées de boue… Puis il regagna la cave.


Depuis ses appartements à l’arrière de la cour, Kaempffer avait vu Woermann descendre dans la cave et en remonter. Il aurait dû se sentir un peu plus tranquille – pour le reste de la nuit, tout au moins. Non pas parce que les gardes pullulaient littéralement mais parce que la chose qui tuait ses hommes avait déjà fait son œuvre et ne frapperait plus avant le lever du jour.

En fait, la terreur qu’il éprouvait n’avait jamais été aussi forte.

Une idée particulièrement sinistre lui était venue, née du fait que toutes les victimes étaient des hommes de rang. Les officiers avaient été épargnés. Pourquoi ? Cela pouvait être dû au hasard – les hommes du rang étaient au moins vingt fois plus nombreux que les officiers. Mais Kaempffer ne pouvait s’empêcher de croire que Woermann et lui-même étaient tenus en réserve pour un sort particulièrement épouvantable.

Il ne savait pas pourquoi il pensait cela mais il ne pouvait plus échapper à l’horreur de cette supposition. Il se serait senti partiellement soulagé s’il avait pu partager ses idées avec quelqu’un – n’importe qui. Peut-être même aurait-il pu s’endormir.

Mais il n’y avait personne.

Il lui faudrait donc attendre à la fenêtre sans oser fermer les paupières jusqu’à ce que le soleil eût à nouveau inondé le ciel de sa lumière.

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