I

ADDITIF : Le complexe de raffineries de Ploiesti possède une protection naturelle relativement bonne au nord. Le col de Dinu, qui assure le franchissement des Alpes de Transylvanie, constitue la seule menace par voie de terre, encore qu’elle soit d’ordre mineur. Ainsi qu’on l’explique plus en détail dans une autre partie du rapport, la faible densité de la population et les conditions climatiques printanières locales permettent théoriquement à des unités blindées de passer inaperçues par le sud-ouest des steppes russes avant de traverser les contreforts sud des Carpates pour emprunter ensuite le col de Dinu et déboucher à une trentaine de kilomètres au nord de Ploiesti, sans rien d’autre que du terrain plat entre elles et les champs pétrolifères.

L’importance capitale du pétrole fourni par Ploiesti exigerait l’installation d’un détachement au col de Dinu tant que l’Opération Barbarossa n’aura pas pleinement abouti. Comme nous l’avons déjà dit dans le rapport, l’ancienne forteresse plantée au milieu du col constituerait un excellent poste d’observation.

ANALYSE POUR LA DÉFENSE DE PLOIESTI, ROUMANIE

Soumise au Commandement Suprême de la Reichswehr, 1er avril 1941


COL DE DINU, ROUMANIE
Mardi 22 avril
12 heures 8

Pensif, Woermann contemplait les parois à pic qui se dressaient à plus de trois cents mètres de part et d’autre du col. Le soleil devait parcourir 30 degrés d’arc avant d’apparaître au-dessus de la paroi orientale ; il décrivait alors 90 degrés dans le ciel, puis disparaissait à l’ouest.

Les parois du col de Dinu étaient incroyablement escarpées, aussi proches de la verticale qu’une montagne peut l’être sans se déséquilibrer, avec des dalles sombres, déchiquetées, des corniches étroites, des précipices et, parfois, des amoncellements de pierres éboulées. Le gris et le brun de l’argile et du granite étaient parfois entrecoupés de taches verdâtres. Des arbres rabougris, tordus par le vent, s’accrochaient tant bien que mal à la roche comme des montagnards trop fourbus pour poursuivre leur ascension ou rebrousser chemin.

A l’arrière de son command-car, Woermann entendait le grondement des deux camions qui transportaient ses hommes ainsi que le bruit plus métallique du véhicule chargé d’armes et de vivres. Les quatre engins rampaient le long de la paroi occidentale, où une corniche rocheuse faisait office de route. Le col de Dinu était étonnamment étroit ; la largeur du défilé était en moyenne de huit cents mètres dans toutes les Alpes de Transylvanie – la dernière région explorée d’Europe. A une quinzaine de mètres en contrebas, à la droite de Woermann, le fond du défilé, plus vert et plus lisse, comportait un sentier en son centre. Il aurait été infiniment plus agréable de l’emprunter mais les ordres précisaient que les véhicules ne pourraient atteindre leur destination depuis le fond du défilé. Il fallait donc s’en tenir à la route de la corniche.

La route ! Woermann émit un ronflement. Cela n’avait rien d’une route : un sentier, une piste, peut-être, mais sûrement pas une route !

Soudain, le soleil disparut. Il y eut un roulement de tonnerre, un éclair puis à nouveau la pluie. Woermann se mit à jurer. Encore un orage. Le temps ici était épouvantable. Des trombes d’eau ne cessaient de s’abattre entre les parois rocheuses ; les torrents grondaient dans la montagne et puis, tout à coup, l’orage s’arrêtait aussi brutalement qu’il avait éclaté.

Qui pourrait bien avoir envie de vivre ici ? se demanda-t-il. Les cultures chétives subvenaient tout juste aux besoins. Les chèvres et les moutons s’en tiraient assez bien, ils se nourrissaient des herbes drues qui poussaient au fond du défilé. Mais de là à choisir de vivre dans un tel endroit !

Woermann découvrit le donjon quand la colonne éparpilla un petit troupeau de chèvres arrêtées dans un virage particulièrement serré. Il lui fit tout de suite une impression étrange quoique assez favorable. La bâtisse avait la forme d’un château mais sa petite taille interdisait de lui attribuer ce nom ; c’est pour cela qu’on la qualifiait de donjon. Elle n’avait pas de nom, ce qui était plutôt curieux ; elle était censée être vieille de plusieurs siècles mais on eût pu croire que la dernière pierre datait d’hier. En fait, sa réaction initiale fut qu’ils s’étaient trompés de route. Il ne pouvait décemment pas s’agir de la forteresse séculaire et désertée qu’ils avaient mission d’occuper.

Il fit stopper la colonne, consulta la carte et confirma que c’était bien là son nouveau poste de commandement. Il se tourna à nouveau vers l’édifice pour mieux le détailler.

Une immense dalle rocheuse saillait de la paroi occidentale du défilé ; elle était entourée d’une gorge profonde où coulait un ruisseau glacé qui semblait jaillir de l’intérieur même de la montagne. Le donjon reposait sur cette dalle. Hautes d’une bonne douzaine de mètres, ses parois de granite lisse se fondaient totalement dans l’arrière-plan rocheux – c’était là l’œuvre d’un homme pour qui la nature n’avait pas de secrets. Ce qui était le plus étonnant dans cette petite forteresse, c’était la tour unique dont les créneaux surplombaient d’une cinquantaine de mètres la gorge rocheuse. C’était cela, le donjon. Une survivance des temps passés. Une vision agréable, aussi, en ce qu’elle leur assurait des quartiers secs pendant le temps où il leur faudrait surveiller le défilé.

Mais étrange, tout de même, à cause de son air récent.

Woermann adressa un signe de tête à son voisin et replia la carte. Il s’appelait Oster et était sergent – le seul sergent placé sous le commandement de Woermann. Oster faisait aussi office de chauffeur. Il tendit le bras gauche et la voiture repartit, imitée par les trois autres véhicules. La route – ou plutôt la piste – s’élargit pour aboutir bientôt à un minuscule village niché contre la paroi faisant face au donjon.

Ils suivirent la piste jusqu’au centre du village, et Woermann décida également de rebaptiser cet amoncellement de cabanes aux murs de plâtre qui ne ressemblait en rien à un village, au sens où les Allemands entendaient ce mot. Les maisons étaient toutes de plain-pied, à l’exception de celle située le plus au nord qui avait un premier étage orné d’une enseigne. Il ne lisait pas le roumain mais il eut le sentiment que c’était une sorte d’auberge. Woermann se demanda à quoi elle pouvait bien servir – qui pourrait avoir envie de venir ici ?

La piste s’arrêtait au bord de la gorge, à quelques centaines de mètres du village. Une chaussée de bois soutenue par des colonnes de pierre franchissait le précipice large d’une soixantaine de mètres et constituait le seul lien entre le donjon et le reste du monde. Les seules autres façons d’y pénétrer seraient d’escalader les parois à pic du précipice en contrebas ou de descendre en rappel sur plus de trois cents mètres.

L’œil avisé de Woermann évalua immédiatement la valeur stratégique du donjon. Un excellent poste de garde. On pourrait découvrir tout le défilé depuis la tour, et une cinquantaine de bons soldats pourraient repousser tout un bataillon de Russes depuis les murailles du donjon. A supposer que les Russes décident un jour d’emprunter le col de Dinu, mais qui était-il pour oser interroger le Commandement Suprême ?

Mais Woermann posait aussi un autre regard sur le donjon. Celui de l’artiste, de l’amateur de paysages… De l’aquarelle ou de la peinture à l’huile, qui pourrait reproduire le plus fidèlement cette sombre vigilance ? Le mieux était d’essayer les deux, et il aurait tout le temps au cours des mois à venir.

— Eh bien, sergent, dit-il à Oster quand ils se furent arrêtés au bord de la chaussée. Qu’est-ce que vous pensez de notre nouvelle demeure ?

— Pas grand-chose, mon capitaine.

— Faudra vous y faire. Vous y passerez certainement le restant de la guerre.

— Oui, mon capitaine.

Woermann décela une certaine sécheresse dans les réponses d’Oster. Il se tourna vers le sergent, petit homme sombre qui avait à peine plus de la moitié de l’âge de Woermann.

— De toute façon, il n’y en a plus pour très longtemps. J’ai appris en partant que la Yougoslavie s’était rendue.

— Vous auriez dû nous le dire, mon capitaine, cela nous aurait remonté le moral !

— Est-ce qu’il a besoin d’être remonté à ce point ?

— On aimerait tous mieux être en Grèce à l’heure qu’il est.

— De la viande séchée, des vins épais, des danses de sauvages… cela ne vous plairait pas.

— Mais pour se battre, mon capitaine !

— Oh, ça…

Woermann avait remarqué que son esprit facétieux s’était manifesté de plus en plus souvent au cours de l’année précédente. Ce n’était pas un trait de caractère très enviable pour un officier allemand, et plus spécialement pour lui qui avait refusé de s’inscrire au parti nazi, mais c’était sa seule défense contre la frustration croissante qu’il éprouvait devant l’évolution de la guerre et de sa propre carrière. Le sergent Oster n’était pas assez vieux pour le comprendre, mais il apprendrait avec le temps.

— Et puis, sergent, les combats seraient terminés quand vous arriveriez. Je leur donne une semaine pour se rendre.

— Nous croyons pourtant que nous pourrions en faire plus pour le Führer qu’en restant dans ces montagnes.

— Vous ne devriez pas oublier que c’est par la volonté de votre Führer que vous vous trouvez ici, répliqua Woermann, satisfait de constater qu’Oster n’avait pas prêté attention au « votre Führer ».

— Bien sûr, mon capitaine, mais quelle est notre mission ?

— Le Commandement Suprême considère le col de Dinu comme le lien direct entre les steppes de Russie et les champs pétrolifères que nous avons vus à Ploiesti, dit-il, comme s’il récitait une leçon. Si les relations entre la Russie et le Reich devaient un jour se détériorer, les Russes pourraient décider d’attaquer par surprise à Ploiesti. Sans pétrole, la mobilité de la Wehrmacht serait gravement compromise.

Oster écouta patiemment ces explications qu’il avait déjà entendues à plus de dix reprises et qu’il avait lui-même fournies à ses hommes. Woermann savait toutefois qu’il n’était pas convaincu. Comment aurait-il pu l’être, d’ailleurs ? Oster était à l’armée depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’il était tout à fait anormal de placer un officier vétéran à la tête de quatre escouades d’infanterie sans lui adjoindre un officier moins gradé, puis de stationner tout le monde dans un coin perdu des montagnes d’un État allié. C’était un travail digne d’un officier frais émoulu.

— Mais les Russes ont leur propre pétrole, mon capitaine, et nous avons signé un traité avec eux.

— Voyons, que je suis bête ! Un traité ! Personne ne rompt plus les traités !

— Vous ne pensez pas que Staline oserait trahir le Führer !

Woermann se mordit les lèvres pour taire la réplique qui lui était venue à l’esprit : A moins que votre Führer ne le trahisse en premier. Oster n’aurait pas compris. Comme la plupart des jeunes gens nés après la guerre, il identifiait totalement les intérêts du peuple allemand avec la volonté d’Adolf Hitler. Cet homme l’inspirait, l’enflammait littéralement. Mais Woermann se sentait trop âgé pour une telle adoration. Il avait fêté ses quarante et un ans le mois dernier. Il avait vu Hitler discourir dans les brasseries, entrer à la Chancellerie, accéder à la divinité. Et il ne l’avait jamais aimé.

Bien sûr, Hitler avait donné son unité au pays, il l’avait entraîné sur la route de la victoire et du respect, et aucun bon Allemand ne pouvait le lui reprocher. Mais Woermann ne lui avait jamais fait confiance. Un Autrichien qui s’entoure de Bavarois – rien que des Méridionaux. Un Prussien tel que Woermann ne pouvait souffrir ce genre d’individus. Et puis, Woermann avait vu leur sale besogne à Poznan.

— Faites descendre les hommes, lança-t-il à Oster, sans répondre à la question qu’il lui avait posée. Inspectez la chaussée pour voir si les véhicules peuvent passer. Je vais aller jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Woermann parcourut la chaussée, dont les planches lui parurent assez solides, mais il vaudrait tout de même mieux décharger les camions et les faire traverser l’un après l’autre.

Les lourdes portes de bois du donjon étaient grandes ouvertes, de même que la plupart des volets des fenêtres. Le donjon semblait prendre l’air. Woermann dépassa les portes et foula les cailloux de la cour. Tout était calme. Il remarqua alors une autre partie du donjon, apparemment taillée dans le roc, et qu’il n’avait pu apercevoir depuis la chaussée.

Il pivota lentement sur lui-même. La tour se dressait au-dessus de lui, les murailles grises l’entouraient de toutes parts. Et il avait l’impression de se trouver entre les pattes d’une monstrueuse créature endormie, une créature qu’il n’osait pas réveiller.

C’est alors qu’il vit les croix. Les murs de la cour étaient marqués de centaines, de milliers de croix, qui avaient toutes la même taille, la même forme étrange : le montant devait mesurer vingt-cinq centimètres environ ; aplati au sommet, il partait en pointe vers la base ; la partie transversale faisait une vingtaine de centimètres et l’extrémité de chaque bras s’incurvait légèrement vers le haut. Le plus étrange était toutefois l’emplacement des bras par rapport à la partie verticale : un tout petit peu plus haut, et les croix auraient eu l’air de T majuscules.

Woermann leur trouva quelque chose de curieux… de troublant. Il passa la main sur la surface lisse d’une des croix. Le montant était de cuivre, la partie transversale de nickel. Et le tout était soigneusement incrusté dans le bloc de pierre.

Il regarda à nouveau autour de lui. Il manquait quelque chose au paysage. Des oiseaux. Aucun pigeon ne perchait sur les murailles du donjon. En Allemagne, les châteaux étaient envahis de nuées de pigeons qui nichaient dans la moindre anfractuosité. Mais là, il n’y avait pas un oiseau sur les murailles, sur les fenêtres, sur la tour.

Il perçut un bruit et se retourna brusquement, la main sur la crosse de son Luger. Le gouvernement roumain était peut-être allié du Reich mais Woermann savait pertinemment qu’il n’en allait pas de même pour toute la population. Le Parti National Paysan, par exemple, était fanatiquement anti-allemand ; son existence était illégale mais il était toujours actif. Des groupuscules se dissimulaient peut-être dans les Alpes, dans l’attente d’abattre quelques Allemands.

Le bruit se répéta, plus fort cette fois-ci. Des pas venaient de l’escalier, à l’arrière du donjon, et Woermann vit apparaître un homme d’une trentaine d’années vêtu d’un cojoc en peau de mouton. Il ne remarqua pas l’officier. Il tenait à la main une palette couverte de mortier ; il s’accroupit, le dos tourné à Woermann, et entreprit de reboucher les fissures de la porte.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? s’écria Woermann, dont les ordres laissaient entendre que le château était désert.

Le maçon se releva brusquement ; la colère disparut de son visage quand il se rendit compte qu’il était en présence d’un Allemand. Il murmura quelque chose d’inintelligible, très certainement en roumain. Woermann comprit alors qu’il lui faudrait un interprète ou apprendre les rudiments de cette langue pour faciliter son séjour en ce lieu.

— Parlez allemand ! Qu’est-ce que vous faites ici ?

L’homme secoua la tête, indécis et effrayé à la fois. Il leva l’index pour lui faire signe d’attendre et cria un mot qui ressemblait à « Papa ! ».

Des volets claquèrent et un homme plus âgé arborant sur la tête un caciula de laine apparut à l’une des fenêtres de la tour. Woermann serra plus fort son Luger quand les deux Roumains échangèrent quelques mots. Puis le vieil homme cria en allemand :

— J’arrive tout de suite.

Woermann hocha la tête. Rassuré, il se dirigea vers les croix pour les examiner de nouveau. Du cuivre et du nickel… tout à fait l’aspect de l’or et de l’argent.

— Il y a seize mille huit cent sept croix incrustées dans les murs du donjon, dit derrière lui une voix à l’accent rugueux.

— Vous les avez comptées ? fit Woermann en se retournant.

L’homme devait avoir une bonne cinquantaine d’année et il existait une certaine ressemblance entre lui et le maçon. Ils portaient tous deux les mêmes vêtements de paysan ; le vieux avait en plus un chapeau de laine.

— … ou est-ce une chose que vous racontez aux touristes ?

— Je m’appelle Alexandru, dit-il en s’inclinant profondément. Mon fils et moi-même travaillons ici. Et nous ne recevons jamais de touristes.

— Eh bien, cela va changer. Mais, dites-moi, je croyais que le donjon était inoccupé.

— Il l’est le soir, quand nous repartons au village.

— Où est le propriétaire ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, fit Alexandru en haussant les épaules.

— Qui vous paye, alors ?

Woermann commençait à être exaspéré par cet individu qui ne cessait de hausser les épaules et prétendre qu’il ne savait rien.

— C’est l’aubergiste. Deux fois par an, quelqu’un vient lui donner de l’argent, inspecter le donjon et laisser des recommandations. L’aubergiste nous paye tous les mois.

— Vous n’avez pas d’ordres plus précis ?

— Non, dit Alexandru, qui se redressa pour parler d’un air calme et digne. Nous faisons tout ici. Nous avons pour instructions de maintenir le donjon en excellent état. Tout ce qu’il y a à faire, nous le faisons. Mon père a travaillé ici toute sa vie, et son père avant lui, et tous ses ancêtres. Mes fils prendront le relais.

— Vous passez tout votre temps à entretenir ces bâtiments ? Je n’arrive pas à y croire !

— Le donjon est plus grand qu’il n’en a l’air. Il y a des pièces à l’intérieur des murailles, dans les soubassements, dans le flanc de la montagne. Il y a toujours à faire.

Le regard de Woermann parcourut les murs tristes puis la cour plongés dans la pénombre bien que ce fût le début de l’après-midi. Qui avait construit ce donjon ? Et qui payait pour son entretien ? C’était absurde. L’idée lui vint alors que, à la place du constructeur, il aurait placé le donjon de l’autre côté du défilé pour qu’il fût mieux exposé à la chaleur et à la lumière du soleil. Tel qu’il était situé, la nuit devait s’abattre très tôt sur le donjon.

— Très bien, dit-il à Alexandru. Vous reprendrez vos travaux après notre installation. Vos fils et vous-même devrez toutefois vous présenter aux sentinelles en arrivant et en repartant.

Le vieux secoua la tête.

— Vous ne pouvez rester ici.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que c’est interdit.

— Par qui ?

— Ça a toujours été comme ça, dit Alexandru en haussant les épaules. Nous devons entretenir le donjon et veiller à ce que personne n’y pénètre.

— Et, bien entendu, vous y êtes toujours parvenus, dit Woermann, amusé par le sérieux de son interlocuteur.

— Non, pas toujours. Des voyageurs y ont séjourné contre notre gré. Nous n’avons pu les en empêcher, nous ne sommes pas payés pour nous battre. Mais ils ne sont jamais restés plus d’une nuit. Parfois même moins.

Woermann sourit. Il s’y attendait : un château abandonné, aussi petit fût-il, se devait d’être hanté.

Cela fournirait au moins un sujet de conversation à ses hommes.

— Qu’est-ce qui les fait fuir ? Des gémissements, des spectres qui traînent leurs chaînes ?

— Non, il n’y a pas de fantômes ici.

— Quoi, alors ? insista Woermann, amusé. Il y a eu des morts, des crimes horribles, des suicides ? Nous avons des centaines de châteaux en Allemagne, et il n’y en a pas un seul qui ne possède sa légende.

— Personne n’est mort ici, monsieur, dit Alexandru en secouant la tête. Pas que je sache, du moins.

— Dans ce cas, qu’est-ce qui fait fuir les visiteurs ?

— Ce sont les rêves, monsieur. De mauvais rêves, toujours les mêmes, à ce que je crois… On est prisonnier d’une pièce minuscule sans porte, sans fenêtre, sans lumière… c’est le noir le plus total, et il fait froid… très froid… et puis, il y a quelque chose dans le noir avec vous… quelque chose qui est encore plus froid… quelque chose qui a faim.

Woermann ne put s’empêcher de frissonner en entendant ces paroles. Il avait eu envie de demander à Alexandru s’il avait lui-même passé la nuit dans le château mais les yeux du Roumain lui avaient déjà répondu. Oui, Alexandru avait passé une nuit dans le donjon. Une seule nuit.

— Attendez ici que mes hommes aient franchi la chaussée, dit Woermann en se reprenant. Ensuite, vous me ferez visiter.

Alexandru paraissait totalement désemparé mais il parvint à dire avec beaucoup de dignité :

— Herr Capitaine, il est de mon devoir de vous informer qu’aucun locataire n’est admis dans le donjon.

Woermann sourit, sans dérision ni condescendance. Il comprenait le devoir et respectait ceux qui s’y tenaient.

— Votre avertissement a été entendu mais vous vous trouvez en présence de l’armée allemande : son pouvoir est infiniment supérieur au vôtre et vous devez par conséquent vous écarter. Considérez-vous comme dégagé de vos obligations.

Cela dit, Woermann fit demi-tour et se dirigea vers le portail.

Il n’avait toujours pas vu d’oiseaux. Est-ce qu’ils rêvaient, eux aussi ? Est-ce qu’ils nichaient une seule nuit avant de s’en aller à tout jamais ?

Le command-car et les trois camions traversèrent la chaussée et se rangèrent dans la cour sans le moindre incident. Les hommes suivirent à pied pour déposer leur paquetage individuel puis s’en retournèrent chercher le matériel et la nourriture, les générateurs et les armes antitanks.

Le sergent Oster supervisa le déchargement et Woermann accompagna Alexandru pour effectuer une visite rapide des lieux. Il ne cessait de s’étonner des croix de bronze et de nickel disposées à intervalles réguliers dans les blocs de pierre. Et les pièces elles-mêmes… il semblait y en avoir partout, dans les murailles qui ceignaient la cour, sous la cour, à l’arrière, dans la tour de garde. La plupart étaient de petite taille, mais toutes étaient absolument vides.

— Il y en a quarante-neuf en tout, si l’on compte les suites de la tour, dit Alexandru.

— C’est un drôle de nombre, non ? Pourquoi pas cinquante ?

— Qui peut le dire ? fit Alexandru en haussant une nouvelle fois les épaules.

Woermann serra les dents. S’il recommence à hausser les épaules…

Ils parcoururent le mur de rempart qui partait en diagonale du donjon avant de revenir vers la montagne. Il remarqua trois croix incrustées dans le parapet. Une question lui vint à l’esprit : « Je ne me souviens pas d’avoir vu des croix sur le mur extérieur. »

— Il n’y en a qu’à l’intérieur. Tenez, regardez les blocs de pierre : il n’y a pas un gramme de mortier. Et tous les murs du donjon sont construits selon ce procédé. C’est un art que nous avons perdu.

Woermann se moquait bien des blocs de pierre. Il s’intéressait davantage aux remparts.

— Vous dites qu’il y a des pièces là-dessous ?

— Les deux tiers se trouvent dans la muraille, avec une meurtrière qui donne sur l’extérieur et une porte qui s’ouvre sur un couloir menant à la cour.

— Excellent, cela fera des chambrées parfaites. Voyons la tour à présent.

La tour de guet était d’une conception assez inhabituelle. Ses cinq niveaux se composaient chacun d’une suite de deux pièces et d’une petite terrasse. Un escalier de pierre en zigzag grimpait le long du mur nord.

Woermann reprit son souffle et se pencha sur le parapet bordant le sommet de la tour pour observer le long ruban du défilé montagneux. Il savait à présent où placer ses armes antitanks. Il ne faisait pas vraiment confiance aux Panzerbuchse 38 de 7,92 mm qu’on lui avait donnés mais il ne pensait pas avoir à s’en servir. De même pour les mortiers. Il les mettrait tout de même en batterie.

— Il est difficile de passer par là sans se faire remarquer, dit-il à voix basse, comme pour lui-même.

— Sauf au printemps, avec le brouillard épais qui envahit le défilé toutes les nuits.

Woermann prit note de sa remarque. Les hommes de garde devraient ouvrir l’œil mais aussi épier le moindre bruit.

— Où sont les oiseaux ? demanda-t-il enfin.

— Je n’en ai jamais vu dans le donjon, dit Alexandru. Jamais.

— Vous ne trouvez pas cela bizarre ?

— Le donjon lui-même est bizarre, Herr Capitaine, avec toutes ses croix. J’ai cessé de me poser des questions à l’âge de dix ans. Il est là, c’est tout.

— Qui l’a construit ? demanda Woermann, qui se détourna aussitôt pour ne pas voir le vieux hausser les épaules.

— Demandez à cinq personnes et vous aurez cinq réponses, toutes différentes. Certains prétendent qu’il s’agit des anciens seigneurs de Valachie ; pour d’autres, c’est un Turc méfiant ; pour d’autres encore, un pape. Vous savez, l’imagination prend facilement le relais de la vérité au bout de cinq siècles.

Des coups de marteau attirèrent alors leur attention, et Alexandru s’élança vers le couloir du rempart sud. Woermann le suivit.

— Herr Capitaine, ils enfoncent des pointes entre les blocs de pierre ! s’écria-t-il, en se tordant les mains. Arrêtez-les, ils vont abîmer les murs !

— Ne soyez pas ridicule ! Ce ne sont que des clous bien ordinaires, et ils n’en mettent que tous les trois ou quatre mètres. Nous avons deux générateurs et les hommes font courir des fils. L’armée allemande ne vit pas à la lueur de torches.

Un peu plus loin, ils découvrirent un soldat à genoux qui grattait un bloc de pierre avec sa baïonnette. Alexandru était hors de lui.

— Et celui-là, est-ce qu’il est en train de faire courir des fils ? dit-il d’une voix rauque.

Woermann s’approcha silencieusement du soldat. Une sueur froide le couvrit quand il se rendit compte que le soldat essayait de détacher une croix de la pointe de sa lame.

— Qui vous a confié cette tâche, soldat ?

Le soldat sursauta et lâcha sa baïonnette. Livide, il se releva pour affronter son officier.

— Répondez-moi ! cria Woermann.

— Personne, mon capitaine.

— Quelle était votre mission ?

— Faire courir les fils, mon capitaine.

— Et pourquoi avez-vous désobéi ?

— Je n’ai pas d’excuse, mon capitaine.

— Écoutez, soldat, je ne suis pas votre sergent instructeur. Et j’aimerais savoir pourquoi vous vous comportez en vandale alors que vous êtes un soldat allemand. Répondez !

— C’est à cause de l’or, mon capitaine, dit-il d’une voix pitoyable. J’ai entendu dire que ce château cachait le trésor des Papes. Et puis, il y a toutes ces croix, mon capitaine… on dirait de l’or et de l’argent, et j’étais en train de…

— Vous avez désobéi, soldat. Quel est votre nom ?

— Lutz, mon capitaine.

— Eh bien, soldat Lutz, vous avez gagné votre journée. Non seulement vous aurez appris que ces croix sont faites de cuivre et de nickel au lieu d’être en or et en argent, mais vous aurez également droit à prendre le premier tour de garde pendant toute cette semaine. Vous vous présenterez au sergent Oster quand vous en aurez fini avec ces fils.

Lutz rengaina sa baïonnette et s’éloigna. Alexandru, blafard, tremblait.

— Il ne faut jamais toucher aux croix ! dit le Roumain. Jamais !

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il en a toujours été ainsi. Rien ne doit changer dans le donjon. C’est pour cela que nous y travaillons. C’est pour cela que vous ne devez pas rester ici !

— Au revoir, Alexandru, dit Woermann, désireux de clore cette discussion, quoiqu’il partageât l’opinion du vieux Roumain.

Il s’en alla mais la voix plaintive retentit à nouveau :

— Je vous en prie, Herr Capitaine ! Dites-leur de ne jamais toucher aux croix ! Dites-leur de ne jamais y toucher !

Woermann résolut d’obéir à ses conseils. Pas pour lui faire plaisir, mais à cause de la terreur sans nom qui s’était emparée de lui lorsqu’il avait vu le soldat Lutz tenter d’arracher la croix avec sa baïonnette. Ce n’était pas une simple gêne, plutôt une frayeur glacée, morbide, qui lui avait noué l’estomac. Et il était bien incapable de dire pourquoi.


Mercredi 23 avril
3 heures 20

Il était très tard quand Woermann se glissa enfin dans le sac de couchage posé à même le sol. Il s’était réservé le troisième étage de la tour, situé au-dessus des remparts mais pourtant facile d’accès. La pièce de devant lui servirait de bureau, celle de derrière, plus petite, de logement individuel. Les deux fenêtres de devant – simples ouvertures rectangulaires, dépourvues de carreaux mais pas de volets – lui permettaient de découvrir le défilé et le village ; celles de l’arrière donnaient sur la cour du donjon.

Les volets de bois demeurèrent ouverts toute la nuit. Il avait éteint la lumière et regardé par la fenêtre. Une fine couche de brouillard ondulait sur la gorge éclairée par la lueur d’étoiles innombrables. Il les contemplait et parvenait presque à comprendre l’émotion puissante qui se dégageait des ciels des tableaux de Van Gogh. Le silence n’était rompu que par le faible ronronnement des générateurs installés dans la cour. Le temps n’existait plus, et Woermann se laissait griser, jusqu’à ce qu’il se rendît compte qu’il était accablé de fatigue.

Le sommeil fut toutefois long à venir, et son esprit battait la campagne : la soirée était fraîche mais pas assez pour faire du feu dans les cheminées… d’ailleurs, il n’y avait pas de bois… l’été serait bientôt là, la chaleur ne serait pas un problème… l’eau non plus, il y avait des citernes dans les caves, alimentées par un ruisseau souterrain… le sanitaire pose toujours des problèmes… et puis, combien de temps allaient-ils rester là ?… Pouvait-il permettre aux hommes de dormir demain matin, après la journée épuisante qu’ils venaient de vivre ?… Alexandru et ses fils pourraient peut-être leur fabriquer des sortes de lits… surtout s’ils devaient passer l’automne et l’hiver au donjon… si la guerre devait s’éterniser…

La guerre… elle lui paraissait si lointaine, à présent. Il pensa une nouvelle fois à démissionner de l’armée. Le jour, il parvenait à repousser cette idée mais c’était maintenant la nuit, et elle s’imposait à lui.

Il ne pourrait le faire tant que son pays serait en guerre. Et, surtout, tant qu’il serait stationné dans ces montagnes perdues et qu’il serait soumis aux caprices des soldats-politiciens de Berlin. Ce serait se livrer totalement à eux, et il savait ce qu’ils avaient en tête : Inscrivez-vous au Parti ou nous vous tiendrons à l’écart des combats ; Inscrivez-vous au Parti ou vous continuerez à jouer les chiens de garde dans les Alpes de Transylvanie ; Inscrivez-vous au Parti ou donnez votre démission.

Peut-être démissionnerait-il après la guerre. Ce printemps marquait son vingt-cinquième anniversaire dans l’armée. Au train où les choses allaient, un quart de siècle lui semblait bien suffisant. Il pourrait voir Helga tous les jours, passer du temps avec ses fils, consacrer son talent de peintre aux paysages de Prusse.

Et pourtant… l’armée avait été sa vraie famille pendant si longtemps, il ne pouvait s’empêcher de croire qu’elle écraserait un jour tous ces Nazis. S’il pouvait tenir jusqu’à ce jour…

Il ouvrit les yeux et contempla les ténèbres. En face de lui, le mur était plongé dans l’obscurité mais il pouvait presque sentir les croix qui y étaient insérées. Il n’était pas croyant mais leur présence avait quelque chose de réconfortant.

Et cela lui rappela l’incident de l’après-midi. Malgré tous ses efforts, Woermann ne pouvait chasser totalement la terreur qui s’était emparée de lui quand il avait vu le soldat – comment s’appelait-il, au fait ? Lutz ? — chercher à dégager la croix.

Lutz… le soldat Lutz… cet homme était un fauteur de troubles… Oster aurait tout intérêt à le surveiller de près…

Il s’enfonça dans le sommeil en se demandant si le cauchemar d’Alexandru le réveillerait.

Загрузка...