IV

LE DONJON
Mercredi 23 avril
4 heures 35

Woermann s’éveilla en sueur en même temps que tous les autres occupants du donjon. Ce n’était pas à cause des longs hurlements de Grunstadt – Woermann était bien trop loin pour les entendre. Non, quelque chose d’autre l’avait arraché de son sommeil… l’impression qu’il se déroulait des événements affreux…

Après un instant de trouble, Woermann enfila sa tunique et son pantalon puis il dévala l’escalier de la tour. Les hommes quittaient les dortoirs et se rassemblaient dans la cour pour écouter ces hurlements qu’on eût dit venus d’ailleurs. Il dépêcha trois hommes vers la porte menant aux caves. Au moment où il arriva en haut des marches, deux des hommes revinrent vers lui, blêmes, tremblants.

— Il y a un cadavre en bas, dit l’un deux.

— Qui est-ce ? demanda Woermann, en les repoussant pour se rendre compte par lui-même.

— Je crois que c’est Lutz, mais je n’en suis pas très sûr. Il n’a plus de tête !

Un cadavre en uniforme l’attendait dans le couloir central. Il reposait sur le ventre, à moitié enfoui sous un éboulis de pierre. Décapité. En fait, la tête n’était pas tranchée, comme lors d’une exécution à la hache ou à la guillotine, mais arrachée, de sorte que des artères et une vertèbre tordue saillaient de la chair déchiquetée du cou. Un autre soldat était assis non loin de là, les yeux écarquillés mais vides fixés sur le trou dans le mur. Woermann s’approcha de lui mais, soudain, le soldat poussa un long cri modulé qui lui glaça le sang.

— Soldat, qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda Woermann, mais l’autre ne réagit pas.

Woermann l’empoigna alors par les épaules et le secoua, mais il paraissait ne pas se rendre compte de la présence de son supérieur. Il semblait s’être réfugié en lui-même pour échapper au reste du monde.

Les autres hommes pénétrèrent dans le couloir pour voir ce qui s’était passé. Woermann s’arma de courage et se pencha sur le corps décapité afin de fouiller les poches. Le portefeuille contenait une carte d’identité au nom du soldat Hans Lutz. Il avait déjà vu des cadavres, des victimes de la guerre, mais celui-ci était différent. Il le troublait plus que tout autre. Les morts des champs de bataille étaient, en quelque sorte, impersonnels ; celui-ci ne l’était pas. La mort avait frappé, horrible, mutilatrice, de façon purement gratuite. Et une question prenait forme dans son esprit : Est-ce ce qui arrive quand on cherche à s’emparer d’une des croix du donjon ?

Oster le rejoignit avec une lampe. Quand elle fut allumée, Woermann la tint devant lui et s’engagea prudemment dans la brèche. La flamme n’éclairait que des murs nus. Son souffle se changeait en buée au contact de l’air. Il faisait froid, trop froid, cela sentait le moisi… et il y avait aussi des relents de putréfaction qui lui donnèrent envie de reculer. Mais ses hommes l’observaient, et il ne le put pas.

Il découvrit l’endroit d’où provenait l’air froid : un grand trou irrégulier dans le sol, qui s’était visiblement effondré en même temps que le mur. Dessous, l’obscurité était totale. Woermann approcha sa lampe de l’ouverture. Des marches de pierre couvertes de gravats s’enfonçaient sous terre. Une grosse pierre d’allure sphérique attira son attention. Il dirigea sa lampe vers elle et réprima un cri quand il comprit de quoi il s’agissait. La tête du soldat Hans Lutz, les yeux grands ouverts et la bouche ensanglantée, le contemplait fixement.

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