XX

Il s’était installé un peu en retrait de la fenêtre, ce qui lui permit de suivre la fin de la conversation sans se faire voir de Magda. La première fois, il n’avait pas pris ses précautions. Désireux d’entendre ce qui se disait, il s’était appuyé sur le rebord et Magda l’avait surpris en train d’épier. Il avait alors décidé de la nécessité d’un entretien direct et était descendu se joindre à eux.

Les bavardages avaient cessé. Il entendit grincer les roues du fauteuil du professeur et se pencha par la fenêtre pour voir le père et la fille s’éloigner. Magda paraissait très calme mais il savait que la tempête faisait rage en elle. Un dernier regard, et ils disparurent au coin de l’auberge.

Il se précipita alors dans la chambre de Magda et se dirigea tout droit vers la fenêtre. Elle s’engageait sur la chaussée et poussait son père devant elle.

Glenn prenait plaisir à la voir.

Elle avait suscité son intérêt dès l’instant où il l’avait rencontrée au bord de la gorge, parce qu’elle avait manifesté un très grand sang-froid quoiqu’elle tînt une pierre à la main. Plus tard, quand elle avait refusé de lui laisser sa chambre, il avait vu ses yeux pour la première fois et avait compris que ses propres défenses commençaient à céder. Ses yeux d’un brun profond, ses joues colorées… il aimait son allure, et elle était si jolie quand elle souriait. Elle n’avait souri qu’une seule fois en sa présence, pour révéler des dents parfaites. Et ses cheveux… les quelques mèches entrevues étaient d’un brun soyeux… elle serait magnifique si elle daignait les laisser flotter librement sur ses épaules.

L’attirance qu’il éprouvait pour elle était plus que physique. Il la regarda conduire son père jusqu’au portail et le confier à la sentinelle. La porte se referma et elle se retrouva seule tout au bout de la chaussée. Il se recula alors pour ne pas être aperçu quand elle fit demi-tour en direction de l’auberge.

Voyez comme elle s’éloigne du donjon ! Elle sait que tous les soldats l’observent et qu’il en est bien une douzaine à l’imaginer nue pour leur plaisir. Malgré cela, elle marche d’un pas régulier, comme si elle accomplissait quelque travail routinier. Mais en elle, quelle tourmente !

Il hocha la tête, admiratif. Il avait appris il y a bien longtemps à se réfugier dans une gangue de sérénité. Ce mécanisme lui permettait de s’isoler, de ne pas avoir de contacts trop intimes et de résister à ses impulsions ; il lui fournissait aussi une vision précise et dépassionnée des êtres et des choses qui l’entouraient, même lorsque le chaos régnait en maître.

Magda, il le savait à présent, était l’une de ces rares personnes dotées du pouvoir de pénétrer cette gangue et de briser son calme intérieur. Il se sentait attiré par elle et, de plus, elle méritait tout son respect – ce sentiment qu’il n’accordait que fort rarement.

Il ne pouvait pourtant pas se permettre d’avoir une aventure. Il lui fallait garder ses distances. Et pourtant… il n’avait pas eu de femme depuis si longtemps, et elle éveillait en lui des sentiments qu’il croyait éteints à tout jamais. Elle avait trouvé son point faible, et il avait l’impression que la réciproque était également vraie. Que ce serait agréable de…

Non ! Tu ne peux pas avoir une aventure ! Tu ne peux pas t’abandonner ! Pas maintenant ! Surtout pas maintenant ! Il faudrait être fou pour…

Et pourtant…

Il soupira. Il valait mieux repousser tout de suite ces idées avant que les choses n’aillent trop loin. Les conséquences pourraient être catastrophiques. Pour elle, pour lui aussi.

Elle était presque arrivée à l’auberge. Il quitta la chambre et referma soigneusement la porte avant de rentrer chez lui. Il se jeta sur le lit et, les mains croisées derrière la nuque, attendit le bruit de ses pas dans l’escalier. Mais il n’y eut que le silence.


Magda se rendit compte avec étonnement qu’elle pensait de moins en moins à Papa et de plus en plus à Glenn au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de l’auberge. Aussitôt, elle se culpabilisa. Elle avait laissé son père infirme seul au milieu des nazis, et toutes ses pensées allaient vers un étranger. Elle gagna l’arrière de l’auberge et éprouva une certaine émotion à évoquer son nom.

Il n’y avait personne. La chaise que Glenn avait apportée à son intention était déserte. Elle leva la tête vers sa fenêtre mais ne vit rien.

Magda emporta la chaise de l’autre côté de l’auberge et se dit que ce n’était pas la déception qui la tenaillait, mais bien la faim. En effet, elle n’avait rien avalé à son réveil.

Elle se souvint que Glenn avait fait allusion à son petit déjeuner. Peut-être était-il encore dans la salle commune. Elle pressa le pas. Oui, elle avait faim.

Elle entra pour trouver Iuliu installé à une table. Il venait de se couper une large tranche dans une roue de fromage et buvait du lait de chèvre. Il devait manger au moins six fois par jour.

Il était seul.

Domnisoara Cuza ! l’interpella-t-il. Désirez-vous un peu de fromage ?

Elle hocha la tête et s’assit près de lui. Sa faim s’était quelque peu estompée mais elle voulait interroger Iuliu.

— Votre nouvel hôte, dit-elle en prenant un peu de fromage sur le plat d’un couteau, il a dû emporter son petit déjeuner dans sa chambre.

— Son petit déjeuner ? fit Iuliu en fronçant les sourcils. Il ne l’a pas demandé. Remarquez, beaucoup de voyageurs apportent leurs provisions personnelles.

— Dites-moi, Iuliu, fit Magda, perplexe, vous semblez plus calme qu’hier soir. Comment se fait-il que vous étiez si nerveux devant Glenn ?

— Oh, il n’y a rien de spécial.

— Mais vous trembliez ! J’aimerais bien savoir pourquoi – surtout que ma chambre est toute proche de la sienne. J’ai le droit de savoir si vous le croyez dangereux.

L’aubergiste fit des efforts pour couper son fromage.

— Vous allez me prendre pour un imbécile.

— Pas du tout.

— Très bien, dit-il en reposant le couteau, avant d’ajouter à voix basse : Quand j’étais enfant, c’était mon père qui tenait l’auberge. Comme moi, il payait les hommes chargés de l’entretien du donjon. Une fois, une partie de l’or a disparu – mon père disait qu’il avait été volé – et nous n’avons pu payer tout leur salaire aux ouvriers. Cela s’est reproduit la fois suivante ; une partie de l’argent avait disparu. Un soir, un étranger est arrivé et s’est mis à frapper mon père avec violence pour l’obliger à retrouver l’argent. J’ai honte à le dire, mais mon père a retrouvé l’argent. Il en avait pris une partie, qu’il avait dissimulée. L’étranger était furieux, je n’avais jamais vu d’homme entrer dans une telle colère. Il s’est remis à frapper mon père pour le laisser finalement avec les deux bras cassés.

— Mais quel rapport y a-t-il avec…

— Vous devez comprendre, dit Iuliu en se penchant vers elle, que mon père était un honnête homme mais que le début de ce siècle fut terrible pour toute notre région. Il n’avait conservé un peu d’or que pour être sûr de manger l’hiver suivant. Il aurait remboursé dès que les choses seraient allées mieux. C’est la seule action malhonnête qu’il ait jamais commise dans une vie de…

— Iuliu ! l’interrompit Magda. Qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’homme qui vient d’arriver ?

Ils se ressemblent, Domnisoara. Je n’avais que dix ans à l’époque mais j’ai vu celui qui a frappé mon père. Je ne l’oublierai jamais. Il avait des cheveux roux et ressemblait trait pour trait à cet homme. Bien sûr, ajouta-t-il en riant doucement, ce ne peut être la même personne : celui qui a frappé mon père devait avoir une trentaine d’années, tout comme notre visiteur, mais cela se passait il y a quarante ans. Pourtant, quand je l’ai vu à la lueur des bougies, j’ai cru qu’il allait me frapper à mon tour.

Magda haussa les sourcils d’un air interrogateur et il s’empressa de lui fournir des explications :

— Il ne manque pas d’or aujourd’hui, bien sûr. Le problème, c’est que les ouvriers se voient interdire l’entrée du donjon bien que je continue à les payer. Mais ne croyez surtout pas que j’ai gardé de l’argent pour moi !

— Je vous fais confiance, Iuliu, dit Magda en se levant et en reprenant un peu de fromage. Je vais me reposer un peu dans ma chambre.

— Le dîner est à six heures, dit-il avec un sourire.

Elle grimpa les marches avec vivacité mais ne put s’empêcher de ralentir en passant devant la porte de Glenn. Elle se demanda ce qu’il pouvait faire en cet instant…

Il faisait assez chaud dans sa chambre, et elle laissa la porte entrebâillée pour créer un petit courant d’air. La cruche en porcelaine avait été remplie et elle se passa un peu d’eau sur le visage. Elle était épuisée mais savait qu’elle ne pourrait pas dormir… tant d’idées tournaient dans sa tête qu’elle ne pourrait trouver le sommeil.

Elle déambula quelques instants dans la chambre puis vérifia la lampe de poche qu’elle avait apportée de Bucarest. Elle fonctionnait parfaitement. Heureusement, parce qu’elle aurait à l’utiliser ce soir même. Elle avait pris une décision en revenant du donjon.

Ses yeux se posèrent sur la mandoline. Elle attrapa l’instrument, l’accorda et se mit à jouer. Timidement, tout d’abord, puis avec plus d’assurance, passant d’une mélodie à l’autre en toute liberté, elle jouait du bout des doigts. Un grand calme intérieur l’envahissait peu à peu, et elle oubliait le temps.

Un mouvement furtif près de la porte, et elle retomba dans la réalité. C’était Glenn.

— C’était très bien, dit-il.

Elle était heureuse que ce fût lui, heureuse qu’il lui sourît, heureuse aussi qu’il prît plaisir à l’écouter.

— Cela fait longtemps que je n’ai pas travaillé, vous savez.

— Peut-être, mais votre répertoire est très étendu. En fait, je ne connais qu’une seule personne capable d’interpréter autant de mélodies avec une telle précision.

— Ah bon ? Qui cela ?

— Moi.

A nouveau cette suffisance. A moins qu’il ne cherchât à la taquiner. Magda décida de le mettre à l’épreuve et lui tendit la mandoline.

— Prouvez-le.

Souriant, il entra dans la chambre, prit le tabouret et s’installa tout près du lit. Après avoir soigneusement accordé la mandoline, il commença de jouer et Magda l’écouta, stupéfaite. Pour un homme si fort, aux doigts si larges, son toucher était infiniment délicat. Il était clair qu’il se donnait en spectacle car il reprenait bon nombre de mélodies déjà interprétées par Magda en en compliquant à l’extrême l’exécution.

Elle l’observa durant tout ce temps. Elle aimait la façon dont sa chemise bleue recouvrait ses épaules puissantes. Ses manches étaient relevées jusqu’aux coudes et elle voyait les muscles frémir sous la peau. Ses bras étaient zébrés de cicatrices : elle aurait voulu en connaître l’origine mais c’était un détail sûrement trop personnel pour qu’elle l’interrogeât à ce sujet.

Elle pouvait toutefois le questionner sur son interprétation de certaines chansons.

— Vous vous êtes trompé dans la dernière, dit-elle.

— Laquelle ?

— Je l’appelle La femme du maçon. Je sais que les paroles changent d’un endroit à un autre mais la mélodie est toujours la même.

— Ce n’est pas exact, dit Glenn. C’est ainsi qu’on la jouait à l’origine.

— Comment pouvez-vous être aussi catégorique ?

Toujours cette maudite suffisance…

— La lauter du village qui me l’a enseignée était déjà très âgée à cette époque, et cela fait plusieurs années qu’elle est morte.

— De quel village parlez-vous ?

Magda était indignée : elle était une spécialiste, après tout. Qui était-il pour lui donner des leçons ?

— Kranich, près de Succava.

— Ah… en Moldavie. C’est peut-être ce qui explique les variantes.

Elle leva les yeux et vit qu’il la regardait fixement.

— Vous vous sentez seule sans votre père ?

Elle réfléchit un instant. Sa présence lui avait d’abord cruellement manqué et elle s’était demandée ce qu’elle allait devenir sans lui. Mais, pour le moment, elle était heureuse d’être aux côtés de Glenn, de l’écouter jouer et, aussi, de discuter avec lui. Peut-être n’aurait-elle jamais dû le laisser entrer dans sa chambre, mais elle se sentait en sécurité avec lui. Elle aimait son regard, aussi, même s’il semblait lui interdire de lire dans le bleu de ses yeux.

— Oui, dit-elle finalement, et non.

— Voilà qui est clair ! dit-il en riant. Une double réponse !

Le silence s’installa entre eux, et Magda prit conscience de tout ce qu’il y avait de viril, de mâle, dans Glenn. Ce détail lui avait échappé lors de leur première rencontre et aussi lorsqu’ils avaient bavardé derrière l’auberge. Mais là, dans la petite chambre, elle ne voyait plus que cela. Elle éprouvait une sorte de sensation primitive. Le magnétisme animal… était-ce ce qu’elle ressentait en sa présence, ou son trouble n’était-il dû qu’à son extraordinaire vitalité ?

— Vous êtes mariée ? demanda-t-il en découvrant l’anneau d’or passé à son doigt – l’alliance de sa mère.

— Non.

— Un amoureux, peut-être ?

— Bien sûr que non !

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que…

Magda hésita. Elle n’osait pas lui avouer qu’elle avait abandonné tout espoir de vivre avec un homme. Sauf dans ses rêves, peut-être. Tous les hommes rencontrés dans le passé étaient mariés à présent, et ceux qui étaient restés célibataires avaient leurs propres raisons pour qu’il en fût ainsi. Mais une chose était certaine : tous les hommes qui avaient traversé son existence étaient de bien pâles créatures en comparaison de celui qui était assis devant elle !

— Parce que j’ai passé l’âge où l’on accorde de l’importance à ce genre de choses ! dit-elle finalement.

— Vous êtes une enfant !

— Et vous, vous êtes marié ?

— Pas pour le moment.

— Vous l’avez donc déjà été ?

— Plusieurs fois, oui.

— Jouez-moi autre chose ! dit-elle, exaspérée de voir Glenn la taquiner au lieu de lui répondre franchement.

La musique fut de courte durée, et la conversation reprit rapidement le dessus. Ils abordèrent toutes sortes de sujets, et Magda se rendit compte qu’elle parlait de tout ce qui la touchait de très près : les Tziganes et leur musique, le folklore rural roumain, mais aussi ses rêves, ses espoirs, ses idées. Glenn l’encourageait à poursuivre toutes les fois qu’elle s’interrompait, et il l’écoutait, sincèrement intéressé par tout ce qu’elle lui disait. Contrairement aux autres hommes qui, à la première occasion, prenaient la parole pour ne plus jamais la céder.

Les heures s’écoulèrent, et bientôt la nuit tomba sur l’auberge. Magda se mit à bâiller.

— Pardonnez-moi, dit-elle, je suis trop bavarde. Je ne parle que de moi. Mais vous, d’où venez-vous ?

Glenn haussa les épaules.

— J’ai grandi en Europe de l’Ouest, mais vous pouvez dire que je suis britannique.

— Vous parlez exceptionnellement bien le roumain, comme si c’était votre langue maternelle.

— Je suis souvent venu dans ce pays et j’ai vécu auprès de plusieurs familles roumaines.

— Vous ne trouvez pas qu’il est un peu risqué pour un sujet britannique de se trouver actuellement en Roumanie ? Les nazis ne sont pas loin.

— En fait, je n’ai pas de citoyenneté, dit-il avec une certaine hésitation. J’ai des papiers émanant de divers pays mais je n’appartiens à aucun. Dans ces montagnes, cela n’est pas nécessaire.

Un homme sans patrie ? Magda n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille.

— Prenez garde, il n’y a pas beaucoup de roux chez les Roumains.

— C’est vrai, fit-il en se passant la main dans les cheveux. Mais les Allemands sont au donjon et la Garde de Fer évite les montagnes. Je ferai très attention tant que je demeurerai ici mais cela ne devrait pas durer très longtemps.

Magda éprouva une certaine déception – elle aimait l’avoir à ses côtés.

— Combien de temps resterez-vous ? lui demanda-t-elle vivement – un peu trop vivement, peut-être.

— Suffisamment longtemps pour effectuer une dernière visite avant que l’Allemagne et la Roumanie ne déclarent la guerre à la Russie.

— Ce n’est pas…

— C’est inévitable, et cela se produira bientôt.

Il se leva.

— Où allez-vous ?

— Je vais vous laisser vous reposer. Vous en avez besoin.

Il se pencha vers elle et lui tendit la mandoline. Un instant, leurs doigts se touchèrent. Magda ressentit une sorte de choc électrique, mais elle ne retira pas sa main pour entretenir cette délicieuse sensation de chaleur qui envahissait son corps tout entier.

Et elle se rendit compte que Glenn connaissait le même trouble – à sa propre manière, bien sûr.

Brusquement, il se dirigea vers la porte. Elle se sentit un peu désemparée. Elle aurait voulu lui demander de rester, lui prendre la main. Mais elle ne se voyait pas faisant une telle chose et eut presque honte d’y avoir pensé. Des émotions nouvelles naissaient dans son corps et son esprit. Comment pourrait-elle les maîtriser ?

La porte se referma, et Magda fut en proie à un profond désarroi. Elle resta assise quelques minutes puis se dit qu’il valait mieux qu’elle se reposât. Elle avait besoin de dormir, pour être parfaitement en forme quand le moment serait venu.

Car elle avait décidé que, ce soir, Papa ne serait pas seul à affronter Molasar.

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