XXV

L’AUBERGE
Samedi 3 mai
10 heures 20

La joie.

Oui, c’était bien cela. Magda n’aurait jamais cru que ce pût être aussi merveilleux de s’éveiller dans les bras d’un être aimé. La paix, aussi, et la sécurité. La journée qui commençait serait bien plus lumineuse, maintenant qu’elle savait que Glenn la partagerait avec elle.

Glenn dormait toujours et Magda ne voulait pas le réveiller, même si elle ne pouvait empêcher sa main de se poser sur lui. Sa paume effleura son épaule, les cicatrices de sa poitrine. Elle se serra plus fort contre lui, et le désir l’enflamma. Si seulement il avait ouvert les yeux à cet instant…

Magda contempla son visage. Elle ignorait pratiquement tout de lui. D’où venait-il au juste ? Quelle avait été son enfance ? Que faisait-il dans ces montagnes et pourquoi transportait-il la lame d’un glaive ? Toutes ces questions rendaient Magda nerveuse comme une collégienne, et elle ne se souvenait pas d’avoir été plus heureuse de toute son existence.

Elle aurait souhaité que Papa le connaisse. Les deux hommes se seraient si bien entendus. Mais elle se demanda également comment Papa aurait réagi à l’annonce de leur intimité. Glenn n’était pas juif… elle ne savait pas ce qu’il était mais il était évident qu’il n’était pas juif. Pour elle, cela ne faisait aucune différence, mais Papa avait toujours accordé une grande importance à ce détail.

Papa…

Le remords étouffa son désir naissant. Elle nichait au creux des bras de Glenn et ne pensait qu’à sa jouissance, pendant que Papa se morfondait dans une pièce glacée, entouré de démons humains et vivant dans l’attente de rencontrer une créature de l’Enfer. Elle aurait dû avoir honte !

Pourtant, elle n’avait fait que dérober un peu de plaisir. Elle n’avait pas abandonné Papa. Elle se trouvait toujours à l’auberge. Il l’avait chassée du donjon et n’avait pas voulu s’en éloigner hier matin. S’il l’avait accompagnée à l’auberge, elle ne serait pas entrée dans la chambre de Glenn.

Tout ce qui s’est passé hier ou cette nuit ne change rien au problème, se dit-elle. Oui, j’ai changé, mais la situation est toujours la même. Papa et moi sommes toujours à la merci des Allemands. Nous sommes toujours juifs. Et ce sont toujours des Nazis.

Magda quitta le lit et s’enveloppa dans une couverture pour s’approcher de la fenêtre. Le donjon – elle l’avait senti avant même de le voir. L’aura maléfique s’était étendue au village pendant la nuit, comme si Molasar cherchait à l’atteindre, où qu’elle fût.

Le donjon se dressait de l’autre côté de la gorge, pierres grises sous un ciel gris où flottaient encore des rubans de brume. Le portail était ouvert, les sentinelles arpentaient les murailles. Quelque chose avançait sur la chaussée, en direction de l’auberge. Magda cligna des yeux pour tenter de voir de quoi il s’agissait.

Le fauteuil roulant. Et dedans, Papa. Mais personne ne le poussait. Seul, il manœuvrait les roues métalliques à toute allure !

C’était impossible, et pourtant, cela était. Et Papa se dirigeait vers l’auberge !

Elle cria à Glenn de se lever puis ramassa ses vêtements éparpillés dans la chambre. Glenn fut debout en un instant : tout en riant de son émoi, il l’aida à s’habiller. Mais Magda ne trouvait pas cela drôle. Frénétiquement, elle se vêtit puis quitta la pièce. Il fallait qu’elle fût au rez-de-chaussée pour accueillir Papa.


Ce matin-là. Papa débordait de joie, lui aussi.

Il avait été guéri. Ses mains n’avaient plus besoin de gants pour se protéger de l’air glacé. Ses bras s’actionnaient comme des pistons bien huilés et sa tête tournait librement sur son axe. Sa langue était humide, la salive coulait dans sa gorge ; son visage n’était plus tendu, de sorte qu’il pouvait de nouveau sourire sans indisposer les autres.

Oui, il souriait, habité par la joie d’avoir recouvré sa mobilité, de pouvoir à nouveau agir par lui-même et jouer un rôle actif dans le monde environnant.

Des larmes ! Des larmes jaillissaient de ses yeux. Il avait maintes fois pleuré depuis le jour où la maladie l’avait frappé, mais les larmes s’étaient depuis longtemps taries. Mais ce matin, ses yeux étaient humides et ses joues ruisselaient.

Cuza ne savait pas très bien à quoi s’attendre quand, la nuit précédente, Molasar avait placé sa main sur son épaule. Il avait éprouvé un curieux sentiment. Molasar lui avait ordonné de se coucher et promis que les choses seraient différentes à son réveil. Il avait bien dormi, sans que jamais le besoin de boire pour humidifier sa bouche desséchée ne le tirât du sommeil, et s’était réveillé plus tard qu’à l’ordinaire.

Il avait pu s’asseoir dans le lit puis se lever sans se tenir à la chaise ou au mur. Dès cet instant, il avait compris qu’il serait capable d’aider Molasar. Tout ce qu’il lui demanderait, il le ferait.

Quitter le donjon avait été un peu plus compliqué. Personne ne devait soupçonner qu’il pouvait marcher et il singea l’infirme qu’il était la veille encore. Les sentinelles le regardèrent passer sans tenter de l’arrêter puisqu’il avait le droit de rendre visite à sa fille. Grâce au ciel, il n’avait pas rencontré les officiers.

Et maintenant, il allait montrer à Magda ce que Molasar avait fait pour lui.

Le fauteuil aborda brutalement la fin de la chaussée et Cuza faillit être précipité en avant, mais cela n’avait aucune importance. La manœuvre des roues était plus compliquée sur la terre ; Cuza y vit le moyen de fortifier les muscles de ses bras, anormalement vigoureux malgré des années d’inutilité. Il arriva devant la porte de l’auberge puis contourna le bâtiment avant de s’immobiliser. Il était à l’abri des regards indiscrets. Il bloqua les roues puis se mit debout. Sans aide aucune, sans le moindre vacillement. Cuza était redevenu un homme, qui pouvait regarder les autres hommes dans les yeux au lieu de lever vers eux une tête suppliante.

— Papa !

Magda le contemplait depuis le coin de l’auberge.

— Belle matinée, n’est-ce pas ? dit-il en lui ouvrant les bras.

Elle s’y précipita après une seconde d’hésitation.

D’une voix étouffée par l’émotion, la tête enfouie dans les plis de sa veste, elle dit :

— Papa ! Tu peux te lever !

— Tu n’as pas encore tout vu.

Il s’éloigna d’elle et se mit à tourner autour du fauteuil. Il commença par se tenir au dossier puis, comprenant qu’il n’avait besoin d’aucun appui, il le lâcha. Ses jambes étaient encore plus robustes qu’au moment du réveil. Il aurait pu courir, danser ! Ivre de joie, il esquissa un pas de l’abulea tzigane et manqua tomber à la renverse. Mais il se rattrapa à Magda et éclata de rire devant son air abasourdi.

— Papa, que s’est-il passé ? C’est un miracle !

Haletant, il lui prit les mains :

— Oui, un miracle, un miracle au vrai sens du terme.

— Mais comment…

— Molasar m’a guéri. Il m’a débarrassé de ma sclérodermie, c’est comme si je n’avais jamais été malade !

Le visage de Magda était illuminé d’une joie intérieure immense, ses yeux étaient baignés de larmes.

Elle partageait totalement son bonheur mais, en l’observant plus attentivement, il découvrit qu’il y avait autre chose en elle. Une joie plus intense encore, qu’il ne lui connaissait pas. Mais il n’était pas question d’en chercher l’origine pour l’instant. Il se sentait trop bien, trop vivant !

Cuza tourna la tête et Magda suivit son regard. Elle eut un mouvement de recul quand elle vit de qui il s’agissait.

— Glenn, regarde ! N’est-ce pas merveilleux ? Molasar a guéri mon père !

Le rouquin à la peau olivâtre ne dit rien. Ses yeux bleu pâle fixèrent ceux de Cuza comme pour scruter son âme. Mais Magda ne cessait de parler, comme ivre de bonheur. Elle prit Glenn par le bras et l’attira vers elle.

— C’est un miracle ! Un véritable miracle ! Nous allons pouvoir partir d’ici avant que…

— Quel prix avez-vous payé ? demanda Glenn d’une voix de basse qui mit un terme aux bavardages de Magda.

Cuza se redressa et tenta de soutenir le regard de Glenn mais il n’y parvint pas. Les yeux bleus ne reflétaient que tristesse et déception.

— Je n’ai pas eu à payer. Molasar l’a fait gratuitement pour l’un de ses compatriotes.

— Rien n’est gratuit. Jamais.

— Disons qu’en échange, je dois lui rendre un service puisqu’il ne peut sortir en plein jour.

— Quoi, au juste ?

Cuza n’aimait pas beaucoup être interrogé de la sorte. Glenn ne méritait aucune réponse, et lui-même ne se sentait pas le goût de lui en fournir une.

— Il n’a pas précisé sa pensée.

— Vous ne trouvez pas étrange d’être récompensé pour un service que l’on n’a pas rendu, que l’on ne s’est même pas engagé à rendre ? Vous ne savez pas ce qu’il va exiger de vous mais vous avez déjà accepté la contrepartie.

— Il ne s’agit pas de cela, dit Cuza avec vigueur. Cela me permet seulement de l’aider. Nous n’avons pas eu à passer un marché. Ce qui nous unit, c’est notre cause commune – l’expulsion des Allemands de Roumanie et l’extermination des nazis et de Hitler !

Glenn ouvrit tout grand les yeux et Cuza ne put s’empêcher de rire.

— C’est ce qu’il vous a promis ? demanda Glenn.

— Ce n’est pas une promesse ! Molasar s’est enflammé quand je lui ai parlé du projet de camp de la mort à Ploiesti. Et, quand il a appris qu’il y avait en Allemagne un homme nommé Hitler qui était le grand responsable de tout cela, il s’est juré de le détruire dès qu’il serait assez fort pour quitter le donjon. Je vous le répète, il n’est pas question de récompense, de marché ou de prix à payer : nous luttons pour une cause commune !

Il avait dû hausser le ton car Magda s’était éloignée de lui, le front soucieux, pour s’appuyer contre Glenn. Il tenta de se calmer et demanda :

— Et toi, mon enfant, qu’as-tu fait depuis hier matin ?

— Oh… je suis restée la plupart du temps avec Glenn.

Elle n’avait pas besoin d’en dire davantage. Il savait. Oui, elle était allée avec Glenn. Cuza contempla sa fille serrée contre cet étranger, la tête nue, les cheveux au vent. Elle était allée avec Glenn. Il la laissait deux jours toute seule pour la retrouver ensuite avec ce païen. Il mettrait un terme à cette situation ! Mais pas maintenant. Bientôt. Des choses capitales étaient en jeu. Dès que Molasar et lui-même auraient achevé leur travail à Berlin, il veillerait à ce que soit réglé le cas de Glenn.

… à ce que soit réglé le cas de Glenn…? Il ne savait même pas ce que cela signifiait et s’étonna de l’hostilité qu’il nourrissait pour cet inconnu.

— Tu ne comprends donc pas ? dit Magda pour l’apaiser. Nous pouvons nous enfuir, Papa ! Nous pouvons emprunter le défilé et quitter cet endroit. Tu n’as plus besoin de revenir au donjon ! Et Glenn nous aidera. N’est-ce pas, Glenn ?

— Oui, mais il vaudrait mieux que tu commences par demander à ton père s’il a vraiment envie de partir.

Bon sang ! se dit Cuza tandis que Magda tournait vers lui un visage interrogateur. On dirait qu’il sait tout !

— Papa… ? commença-t-elle, mais le regard de son père lui apporta la réponse qu’elle sollicitait.

— Je dois y retourner, lui dit-il. Pas pour moi, cela n’a plus d’importance, mais pour notre peuple. Pour notre culture. Pour le monde. Ce soir, il sera assez fort pour abattre Kaempffer et tous les autres Allemands. Ensuite, je lui rendrai le service qu’il m’a demandé et nous pourrons quitter ces lieux sans nous soucier des patrouilles. Puis, quand Molasar aura tué Hitler…

— Tu crois qu’il peut y arriver ?

— Je me suis posé cette question. J’ai repensé à tout ce qui s’était passé dans ce donjon, à la façon dont les hommes étaient prêts à s’entre-tuer. Et quand je vois ce qu’il a fait pour moi, rien ne me permet de douter de sa puissance.

— Est-ce que tu peux lui faire confiance ?

Cuza la regarda. La nature soupçonneuse de Glenn avait déteint sur elle. Décidément, cet homme lui était néfaste.

— Puis-je agir autrement ? Mon enfant, te représentes-tu ce que signifierait un retour à la normalité ? Nos amis tziganes ne seront plus traqués, stérilisés, réduits à l’esclavage. Nous autres Juifs, nous ne serons plus dépossédés de notre travail et de nos maisons, nous n’aurons plus à redouter la fin de notre race. Comment puis-je faire autrement qu’avoir confiance en Molasar ?

Sa fille demeura silencieuse. Elle n’émit aucune objection, ce qui ne veut pas dire que les objections n’existaient pas.

— Quant à moi, poursuivit-il, je pourrai retourner à l’Université.

— Oui, ton travail… fit Magda, perdue dans une sorte de brume.

— J’ai d’abord pensé à mon travail, c’est vrai. Mais à présent que j’ai recouvré la santé, je ne vois pas pourquoi je ne serais pas chancelier.

Magda releva vivement la tête.

— Tu as toujours détesté l’administration.

— C’était avant. Et si je libère la Roumanie des fascistes, tu ne crois pas que je mériterai quelque reconnaissance ?

— Vous aurez également permis à Molasar de déferler sur le monde, dit Glenn après un long silence. Et cela pourrait vous valoir une autre sorte de reconnaissance.

Cuza serra les poings de colère. Qu’est-ce que cet étranger était venu faire ici ?

— Molasar est déjà libre, et mon rôle consistera à canaliser sa puissance ! Nous pouvons conclure un accord avec lui. Il a tant de choses à nous apprendre et à nous offrir. Qui sait ce qu’il pourra faire pour les autres malades considérés comme moi comme incurables ? Nous lui serons éternellement reconnaissants de nous avoir débarrassés des nazis. Et je pense que c’est pour nous une obligation morale de lui donner quelque chose…

— Précisez votre pensée.

— Eh bien, je ne sais pas exactement… nous pourrions lui livrer les nazis qui ont déclenché cette guerre.

— Et ensuite, de qui sera-ce le tour ? Souvenez-vous que Molasar n’en aura jamais assez. Sa soif de sang ne s’apaisera jamais. Dites-moi qui viendra ensuite !

— Je ne supporterai pas plus longtemps d’être ainsi interrogé ! s’écria Cuza. Nous trouverons une solution. Si une nation peut s’accommoder d’Adolf Hitler, nous trouverons bien le moyen de coexister avec Molasar !

— On ne cohabite pas avec les monstres, dit Glenn, que ce soient des nazis ou des Nosferatu ! Excusez-moi.

Il fit demi-tour et s’en alla. Magda ne bougea pas mais Cuza comprit tout de suite qu’elle le suivait en esprit sinon en corps. Il avait perdu sa fille.

Cette révélation aurait dû le faire souffrir, elle aurait dû trancher à vif dans sa chair. Malgré cela, il n’éprouvait rien de douloureux. Seule la colère l’habitait, la colère pour cet homme qui lui avait volé sa fille.

Il ne comprenait toutefois pas pourquoi il n’avait pas mal.


Magda regarda Glenn disparaître au coin de l’auberge puis elle se tourna vers son père. Elle observa son visage tourmenté pour essayer de deviner quels sentiments l’animaient en cet instant.

Papa avait été guéri, c’était tout bonnement merveilleux. Mais à quel prix ? Il était transformé – pas seulement physiquement mais moralement, spirituellement. Il parlait avec une certaine arrogance qui lui était totalement étrangère. La façon dont il défendait Molasar ne correspondait absolument pas à son caractère.

— Et toi ? dit Papa. Est-ce que tu vas t’éloigner à ton tour ?

Magda attendit pour répondre. L’homme qui se tenait devant elle était une sorte d’inconnu.

— Bien sûr que non, dit-elle en espérant que sa voix ne révélerait pas trop son désir de courir après Glenn. Mais…

— Mais quoi ? fit-il, cinglant.

— Est-ce que tu t’es vraiment demandé ce que signifiait traiter avec une créature telle que Molasar ?

Papa grimaçait de colère, et les contorsions de son visage avaient quelque chose de choquant pour Magda.

— C’est cela, hein ? Ton amant a réussi à te dresser contre ton propre père, contre ton peuple ? fit-il en éclatant d’un rire plein d’amertume. J’admire ta force de caractère, mon enfant. Quelques muscles, deux yeux bleus, et tu es prête à trahir ton peuple à l’instant où il va être sacrifié !

Non, ce ne pouvait être Papa qui s’exprimait ainsi ! Il n’avait jamais fait preuve de cruauté envers qui que ce soit et voilà qu’il prenait plaisir à s’acharner sur elle ! Mais elle se refusait à lui montrer à quel point il lui faisait mal.

— Rien ne te dit que tu peux avoir confiance en Molasar.

— Et rien ne te dit le contraire ! Tu n’as jamais parlé avec lui, tu n’as jamais vu la fureur briller dans ses yeux quand il évoque les Allemands qui ont envahi son pays !

— Peut-être, mais j’ai senti sa main sur moi, dit-elle en frissonnant à ce souvenir. Et je ne crois pas qu’il soit concerné par le sort des Juifs ou de toute autre créature vivante.

— Moi aussi, j’ai senti sa main, répliqua Papa en gesticulant. Tu peux constater par toi-même le résultat ! Quant à Molasar apportant son salut à notre peuple, je ne me fais pas beaucoup d’illusions. Il se moque bien des Juifs des autres pays. Ce qui l’intéresse, ce sont les Juifs de Roumanie. Tu comprends ? De Roumanie ! Molasar était un noble, jadis, et il considère que cette terre est la sienne. Que ce soit par patriotisme ou nationalisme, il veut chasser les Allemands du sol de Valachie. Notre peuple bénéficiera de son geste et je m’emploierai à l’aider de mon mieux !

Papa était sincère, Magda ne pouvait que le reconnaître. Et il allait risquer sa vie pour une noble cause. Peut-être avait-il raison après tout.

Non, elle ne pourrait se ranger à son avis. Le souvenir de la main de Molasar posée sur elle la hantait trop. Et puis, il y avait autre chose. Le regard de Papa n’était plus le même. C’était un regard fou, vicié.

— Je ne désire que ton bien, dit-elle seulement.

— Moi aussi, je ne désire que ton bien.

Sa voix s’était adoucie. Elle crut retrouver celui qu’elle avait toujours connu.

— Et je veux aussi que tu t’éloignes de ce Glenn, ajouta-t-il. Son influence est mauvaise.

Magda détourna les yeux. Elle ne pourrait jamais quitter Glenn.

— Sa rencontre est la plus belle chose qui me soit jamais arrivée.

— Vraiment ? dit-il d’une voix qui, déjà, devenait plus dure.

— Oui, dit-elle dans un murmure. Grâce à lui, je sais ce qu’est vraiment la vie.

— Comme c’est touchant ! Comme c’est romantique ! fit Papa avec une moue de mépris. Mais il n’est pas juif !

— Je m’en moque ! dit Magda qui s’était attendue à ce genre de réflexion. Et si nous parvenons à partir d’ici, je resterai toujours avec lui s’il veut bien de moi !

— C’est ce que l’on verra ! dit-il, menaçant. En attendant, je n’ai plus envie de discuter !

Il se jeta littéralement dans le fauteuil roulant.

— Papa ?

— Ramène-moi au donjon !

— Débrouille-toi tout seul ! s’écria Magda, folle de rage.

Aussitôt, elle regretta ses paroles. Elle ne lui avait jamais parlé sur ce ton mais, ce qui était pire encore, son père n’avait pas réagi.

— J’ai eu tort de venir tout seul ce matin, dit-il sans relever ce qu’avait dit sa fille, mais je ne pouvais t’attendre éternellement au donjon. Je dois faire attention, je ne veux pas que l’on devine mon véritable état de santé. C’est pour cela que je te demande de m’accompagner jusqu’au donjon.

Magda s’exécuta. Et, pour la première fois, elle fut heureuse de l’abandonner devant le portail et de revenir seule à l’auberge.


Matei Stephanescu était fou de rage. Il sentait la colère bouillonner en lui mais ne savait pas pourquoi. Il se tenait dans la pièce principale d’une minuscule maison du village et regardait la tasse de thé et la miche de pain posées sur la table. Il pensait à diverses choses, et cela ne faisait que l’irriter davantage.

Il pensait à Alexandru et à ses fils, à l’or qu’ils gagnaient pour travailler à l’entretien du donjon alors que lui-même devait courir la montagne pour surveiller un maigre troupeau de chèvres. Il n’avait jamais envié Alexandru mais, ce matin-là, il lui semblait qu’Alexandru et ses fils étaient à l’origine de tous ses malheurs.

Matei pensait aussi à ses propres fils. Il avait quarante-sept ans, ses cheveux grisonnaient et ses articulations le faisaient souffrir. Mais ses fils avaient déserté – ils étaient allés faire fortune à Bucarest, il y a deux ans de cela, sans se demander une seule fois si leurs parents n’auraient pas besoin d’eux.

Ils n’avaient jamais écrit pour donner de leurs nouvelles. S’il s’était vu charger de l’entretien du donjon à la place d’Alexandru, ses fils seraient demeurés au village, et ce serait ceux d’Alexandru qui seraient partis pour la capitale.

Le monde était pourri, de plus en plus pourri chaque jour. Sa propre femme n’avait même pas pris la peine de se lever pour s’occuper de lui. Ioan avait toujours mis un point d’honneur à lui préparer un bon petit déjeuner. Mais, aujourd’hui, elle était restée couchée. Non, elle n’était pas malade. Elle lui avait simplement dit : « Débrouille-toi tout seul ! » Il avait dû se faire du thé, mais le breuvage insipide emplissait toujours la tasse. Il prit son couteau et se coupa une fine tranche de pain, mais il le recracha après la première bouchée.

Rassis !

Matei donna un coup de poing sur la table. C’en était trop. Le couteau à la main, il se dirigea vers la chambre et se pencha au-dessus de sa femme, toujours enfouie sous les couvertures.

— Le pain est rassis, dit-il.

— Eh bien, tu n’as qu’à en cuire, répondit-elle d’une voix étouffée.

— Misérable ! Tu es la plus misérable des femmes ! hurla-t-il d’une voix rauque.

Le manche du couteau était luisant de sueur. Matei semblait ne plus pouvoir se maîtriser.

Ioan rejeta les couvertures et s’agenouilla sur le lit, mains sur les hanches, cheveux en désordre. Son visage bouffi de sommeil reflétait une colère égale à la sienne.

— Et toi, tu ne mérites pas le nom d’homme !

Matei contempla sa femme sans comprendre. Ioan ne pouvait pas lui dire une chose pareille. Elle l’aimait. Et il l’aimait. Malgré cela, il voulait la tuer.

Que leur arrivait-il donc ? On eût dit qu’il y avait dans l’air même qu’ils respiraient quelque chose qui les avait rendus fous.

La lame s’enfonça dans le corps de Ioan. Il l’entendit hurler de terreur et de douleur puis il quitta la chambre sans même se soucier de savoir si elle vivait encore.


Le capitaine Woermann était en train d’ajuster sa tunique avant d’aller déjeuner au mess quand il aperçut le professeur et sa fille s’approcher du portail du donjon. Il se félicita d’avoir obligé la fille à habiter à l’auberge tout en lui permettant de rencontrer librement son père. La discorde avait cessé parmi les hommes dès l’instant où ils ne l’avaient plus revue. Elle-même n’avait pas tenté de revenir au donjon. Oui, il l’avait bien jugée : c’était une fille loyale et dévouée.

Le père et la fille semblaient engagés dans une discussion assez vive. C’est alors qu’il remarqua que le professeur ne portait pas ses gants, pour la première fois depuis son arrivée au donjon. Et Cuza semblait même aider sa fille à faire tourner les roues du fauteuil d’infirme.

Woermann haussa les épaules. Le professeur se sentait un peu mieux, tout simplement. Il boucla son ceinturon et descendit dans la cour, où régnait la plus grande confusion : camions, jeeps, générateurs, blocs de granite arrachés aux murailles, tout traînait pêle-mêle. Les hommes ne paraissaient pas très actifs, contrairement à hier ; il faut dire qu’il n’y avait pas eu de victime cette nuit.

Il entendit des voix du côté du portail. C’était Cuza et sa fille qui, visiblement, ne semblaient pas du même avis. La fille était sur la défensive – un bon point pour elle, car Woermann avait toujours considéré le professeur comme une sorte de tyran brandissant sans arrêt l’argument de la maladie.

Bien qu’il eût l’air moins malade aujourd’hui, sa voix normalement frêle avait des accents sonores. Oui, le professeur était en forme aujourd’hui.

Woermann se dirigea vers le mess mais il s’immobilisa après quelques pas. Son regard avait été attiré par la voûte sombre de l’escalier menant à la cave.

Les bottes… les bottes pleines de boue…

Il ne cessait d’y penser, elles le hantaient littéralement. Un détail, rien qu’un détail… Il se devait de vérifier. Tout de suite.

Il se précipita dans l’escalier, décrocha une lanterne du mur et pénétra dans le sous-sol par le mur éboulé.

Au pied des marches, trois rats s’ébattaient. Il fit une grimace de dégoût et tira son Luger, mais les rats disparurent dans l’ombre.

Il s’approcha des cadavres des soldats, obsédé par une nouvelle idée : il ne se pardonnerait jamais d’avoir retardé leur rapatriement si les rats avaient commencé de les dévorer.

Tout paraissait normal. Les draps recouvraient les corps. Il les souleva un à un, les visages des hommes étaient intacts. Les rats ne les avaient pas attaqués. Il posa la main sur la chair glacée, dure – ce genre de nourriture ne devait pas les intéresser.

Il ne pouvait toutefois pas se permettre de prendre des risques. Les cadavres seraient transférés dès demain matin. Il avait trop attendu.

Comme il se relevait et faisait déjà demi-tour, il remarqua que la main d’un cadavre dépassait du drap. Il se pencha à nouveau pour la remettre en place mais recula vivement dès qu’il l’eut touchée.

Les doigts étaient déchiquetés.

Il pesta contre les rats et approcha la lampe pour constater l’étendue des dégâts. Une sensation désagréable le saisit alors. La main était sale. Les ongles étaient brisés, couverts de terre séchée, la chair des doigts arrachée, mettant pratiquement l’os à nu.

Woermann eut un haut-le-cœur. Il avait déjà vu de telles mains, celles d’un soldat de la guerre précédente qui avait été blessé à la tête et considéré comme mort. On l’avait enterré vivant. Mais il était revenu à lui dans le cercueil et avait tenté de se frayer un passage à travers les planches et cinq ou six pieds de terre. Le malheureux n’y était pas parvenu malgré des efforts surhumains. Seules les mains étaient apparues à l’air libre avant que la mort ne l’arrête à tout jamais.

Des mains semblables en tout point à celle qui dépassait du drap.

Tremblant de peur, Woermann courut vers l’escalier.

Il n’avait plus la moindre envie d’examiner les corps, ni même de descendre dans les sous-sols du donjon.

Tout ce qu’il voulait, c’était retrouver la lumière du jour…


Magda regagna directement sa chambre avec l’intention d’y rester seule quelques heures. Elle voulait réfléchir, passer un certain temps en tête à tête avec elle-même. Mais c’était une chose impossible. La pièce était pleine du souvenir de Glenn et de leurs ébats. Le lit défait l’empêchait de se concentrer.

Elle s’approcha de la fenêtre, attirée une fois de plus par le donjon qui, sur son rocher, ressemblait à un poulpe monstrueux déroulant en tous sens ses tentacules.

Tournant la tête, elle aperçut le nid. Les petits étaient étrangement silencieux. Elle s’était habituée à leurs piaillements incessants. Mais peut-être s’étaient-ils envolés. Non, c’était impossible, ils étaient encore trop faibles.

Elle tira un tabouret, monta dessus et se pencha par la fenêtre. Les oisillons étaient toujours au nid – immobiles, le bec grand ouvert, les yeux vitreux. Aucun prédateur ne les avait attaqués. Ils étaient morts, tout simplement. A la suite d’une épidémie, peut-être. A moins que leur mère n’eût péri sous les griffes des chats du village, ou qu’elle se fût enfuie, très loin d’ici…

Magda ne désirait plus être seule.

Elle alla frapper à la porte de la chambre de Glenn. Il n’y eut pas de réponse. Elle entra. La pièce était vide. Elle regarda par la fenêtre pour voir si Glenn ne prenait pas le soleil derrière l’auberge.

Il semblait n’être nulle part.

Elle descendit au rez-de-chaussée. La table était couverte d’assiettes sales. C’était étonnant de la part de Lidia, qui avait toujours été une excellente ménagère. Elle se rendit alors compte qu’il était presque l’heure de déjeuner et qu’elle n’avait rien avalé de la matinée.

Elle trouva Iuliu devant l’auberge.

— Bonjour, dit-elle. Est-ce que je pourrais déjeuner tout de suite ?

Il se tourna et lui présenta un visage renfrogné, hostile. Comme si une telle question était des plus saugrenues. Au bout d’un moment, il observa à nouveau le village. Magda suivit son regard et vit un petit groupe réuni devant une maison.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.

— Rien qui puisse intéresser une étrangère, fit-il d’une voix rauque.

Il parut alors changer d’avis et poursuivit :

— Après tout, il vaudrait peut-être mieux que vous soyez au courant. Les fils d’Alexandru se sont disputés. L’un est mort, l’autre grièvement blessé.

— Mais c’est horrible !

Elle avait souvent rencontré Alexandru et ses fils, son père et elle-même les avaient interrogés sur le donjon. Ils semblaient tous bien s’aimer. Elle était aussi surprise par l’annonce de cette mort que par le plaisir que l’aubergiste prenait à la lui apprendre.

— Non, Domnisoara Cuza, ce n’est pas horrible. Alexandru et sa famille se croient depuis longtemps supérieurs à tous les autres villageois. Que cela leur serve de leçon ! dit-il avec un ricanement. Et que cela serve également de leçon aux étrangers qui se croient meilleurs que les gens d’ici !

La menace implicite de Iuliu effraya Magda. Il avait toujours été si placide. Que lui était-il donc arrivé ?

Magda se rendit derrière l’auberge mais Glenn ne s’y trouvait pas. Glenn dont la présence lui manquait tellement. Glenn qui était parti.

Soucieuse, elle revint sur le devant de l’auberge.

Elle s’immobilisa, tirée de ses pensées par la découverte d’une silhouette courbée qui gesticulait devant la porte. C’était une femme, et elle avait l’air blessée.

— Aidez-moi !

Magda s’approcha d’elle mais Iuliu surgit pour la repousser.

— Vous, restez là ! lui ordonna-t-il avant de crier à la malheureuse : Va-t’en, Ioan !

— Je suis blessée, supplia-t-elle, Matei m’a donné un coup de couteau !

Magda constata qu’elle ne pouvait pas bouger le bras gauche et que son vêtement – une sorte de chemise de nuit – était trempé de sang.

— Fiche-nous la paix avec tes histoires, dit Iuliu, nous avons déjà les nôtres !

Mais la femme ne voulait pas s’en aller.

— Je vous en supplie, aidez-moi !

Iuliu ramassa une pierre grosse comme une pomme et la lança en direction de Ioan. Il manqua son but mais la femme ne demanda pas son reste. Elle s’enfuit en courant, sans cesser pour autant d’appeler au secours.

— Attendez ! lui cria Magda, je vais vous aider !

Mais Iuliu l’attrapa par le bras avant de la tirer à l’intérieur de l’auberge et de la pousser si violemment qu’elle en tomba à terre.

— Je vous ai dit de vous mêler de ce qui vous regardait, c’est compris ? Maintenant, montez dans votre chambre et restez-y !

— Vous n’avez pas le… commença Magda, mais Iuliu serra les poings et elle préféra lui obéir.

Qu’était-il arrivé à Iuliu ? Il n’était plus le même ! Le village tout entier semblait victime d’un sort : les gens se haïssaient au point de vouloir se tuer, et l’on refusait d’assister une voisine dans le besoin. Que se passait-il donc ?

Magda se rendit directement à la chambre de Glenn.

Il aurait pu revenir à l’auberge sans qu’elle le vît. Mais la pièce était toujours vide.

Elle erra quelques instants dans la petite chambre puis alla de nouveau inspecter le placard. Les vêtements, la longue boîte abritant le glaive sans garde, le miroir – tout était à sa place. Le miroir… la cordelette était intacte, et le clou était toujours fiché dans le mur, au-dessus du bureau. Cela signifiait que le miroir ne s’était pas décroché, et que quelqu’un l’avait enlevé. Glenn ? Pourquoi aurait-il fait cela ?

Mal à l’aise, elle quitta la pièce. Les paroles cruelles de Papa et la disparition de Glenn la rendaient soupçonneuse. Elle se méfiait de tout et décida de prendre garde à elle-même. Elle voulait croire que Papa redeviendrait raisonnable, que Glenn serait bientôt de retour, que les gens du village recouvreraient leur affabilité.

Glenn. Où était-il parti, et pourquoi ? Hier, ils avaient connu une intimité totale, et aujourd’hui… Avait-il abusé d’elle ? L’avait-il abandonnée après avoir trouvé son plaisir ? Elle se refusait à le penser.

Les paroles de Papa à son égard l’avaient profondément troublé, mais cela n’expliquait pas son absence.

Elle gagna sa propre chambre et regarda par la fenêtre pour tuer le temps.

Tout à coup, quelque chose remua dans les broussailles. Des vêtements, une chevelure rousse. C’était lui !

Elle se précipita dans l’escalier, heureuse que Iuliu ne fût pas en vue, puis vers le bord du ravin. Son cœur battait à tout rompre. La joie l’envahissait à nouveau, accompagnée de la honte qu’elle éprouvait pour avoir douté de lui.

Elle le trouva assis sur un rocher. Il surveillait le donjon, caché derrière des branchages. Elle aurait voulu se jeter à son cou, lui crier son amour. Mais elle n’en fit rien.

— Où étais-tu ? demanda-t-elle simplement, après avoir repris son souffle.

— Je me suis promené, dit-il sans se retourner. Je voulais réfléchir.

— Tu m’as manqué.

— Toi aussi, tu m’as manquée, dit-il en lui tendant la main. Viens ici, il y a de la place pour deux.

Son sourire n’était pas aussi rassurant qu’à l’ordinaire. Il paraissait préoccupé. Magda se serra contre lui. Qu’il était bon de se blottir entre ses bras.

— A quoi penses-tu ?

— A beaucoup de choses. A ces feuilles, par exemple, dit-il en attirant à lui une branche. Elles se dessèchent. Elles se meurent. Pourtant, nous sommes au début du mois de mai. Je pense aussi aux villageois…

— C’est le donjon, n’est-ce pas ?

— On le dirait bien. Plus les Allemands y séjourneront et en démantèleront les murailles, plus le mal s’étendra à l’extérieur. Et puis, il y a ton père…

— Moi aussi, je me fais du souci pour lui. Je ne veux pas que Molasar s’attaque à lui et le… et le laisse comme les autres.

— Il y a plus horrible encore pour un homme que d’être vidé de son sang, dit-il d’un ton solennel auquel elle ne s’attendait pas.

— Qu’y a-t-il de pire ?

— Perdre son identité, ce qu’il est, ce qu’il a toujours voulu devenir.

— Glenn, je ne te comprends pas.

— Supposons que le vampire, le moroi, le mort vivant que décrit la légende – un esprit qui quitte sa tombe la nuit pour s’abreuver du sang des vivants – n’est rien de plus qu’une légende. Supposons en revanche que le mythe du vampire est le fruit des tentatives des conteurs anciens pour matérialiser une chose qui dépasse leur entendement ; que la véritable origine de la légende est un être qui ne s’intéresse pas au sang mais qui se repaît des faiblesses humaines, un être qui survit et se fortifie grâce à la folie et à la douleur, à la misère, à la terreur, à la dégradation.

— Glenn, je t’en supplie, ne parle pas ainsi. C’est trop horrible. Comment un être pourrait-il se nourrir de misères et de douleurs ? Tu ne veux pas dire que Molasar…

— Ce n’est qu’une supposition.

— Eh bien, tu as tort, dit-elle avec conviction. Je sais que Molasar est mauvais, peut-être même fou. Mais il ne peut être celui que tu dépeins, c’est impossible ! Avant notre arrivée, il a sauvé les villageois que le major avait fait prisonniers. Rappelle-toi ce qui est arrivé aux deux soldats qui m’ont agressée. Et qu’y a-t-il de plus dégradant pour une femme que d’être violée par deux nazis ? Un être qui puise ses forces dans la dégradation y aurait certainement trouvé quelque plaisir. Mais Molasar a préféré les tuer.

— De manière plutôt violente, à ce que tu m’as dit.

Magda se souvint du craquement sinistre des os des soldats allemands. Elle frissonna.

— Et alors ?

— Il n’a pas été complètement frustré.

— Peut-être, mais il aurait également pu me tuer. Il ne l’a pas fait et m’a ramenée chez mon père.

— Exactement !

Troublée par la réponse de Glenn, Magda hésita un instant puis reprit :

— Quant à mon père, il a connu ces dernières années des souffrances ininterrompues. Il était dans un état pitoyable, et il est maintenant délivré de sa sclérodermie. Si la misère des hommes est la nourriture de Molasar, pourquoi ne l’a-t-il pas laissé souffrir le martyre ? Pourquoi se priver d’une « nourriture » aussi agréable ?

— Je te le demande.

— Oh, Glenn, fit-elle en s’accrochant à lui, ne dis plus rien, je t’en prie, j’ai déjà assez peur ! Je ne veux pas discuter de cela avec toi – mon père m’a déjà suffisamment fait du mal, je ne voudrais pas que cela recommence avec toi.

— D’accord, dit-il en la serrant dans ses bras, mais réfléchis bien à ce que je vais te dire. Ton père est aujourd’hui plus sain de corps qu’il ne l’a été pendant de nombreuses années. Mais qu’en est-il de l’homme qu’il est vraiment ? Est-ce toujours celui avec qui tu es arrivée il y a quatre jours ?

Cette question avait hanté Magda toute la journée, et elle n’avait pas su quelle réponse y apporter.

— Oui… non… je n’en sais rien ! Je crois qu’il est aussi troublé que moi. Se retrouver subitement débarrassé d’une maladie qu’on croyait incurable, il y a de quoi vous perturber, non ? Je pense qu’il redeviendra bientôt lui-même.

Glenn ne répliqua pas, et Magda en fut heureuse. Lui aussi désirait que la paix s’instaurât entre eux.

Le brouillard se formait au fond du ravin et montait lentement à l’assaut des pics rocheux tandis que disparaissait le soleil. La nuit tombait.

La nuit. Papa avait dit que Molasar supprimerait ce soir les Allemands du donjon. Elle avait connu l’espoir mais, à présent, elle ne voyait plus que le côté terrible de la chose. Même le bras de Glenn passé sur ses épaules ne pouvait chasser la peur qui l’habitait.

— Revenons à l’auberge, dit-elle enfin.

— Non, fit-il en secouant la tête, je veux voir ce qui va se passer.

— La nuit risque d’être longue.

— Ce sera peut-être même la plus longue de toutes. Une nuit éternelle…

Magda leva les yeux vers lui. Son visage était ravagé. De sombres pensées l’agitaient, qu’il semblait ne pas vouloir partager avec elle.

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