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LE DONJON
Mardi 29 avril
1 heure 18

Allongé dans son sac de couchage, le major Kaempffer ne dormait pas : l’attitude irrespectueuse de Woermann le hantait. Le sergent Oster, au moins, lui avait été utile. Comme la plupart des membres de l’armée régulière, il réagissait avec une obéissance craintive devant l’uniforme noir et l’insigne à la tête de mort. Il n’en allait malheureusement pas de même pour le capitaine. Il faut dire que Kaempffer et Woermann s’étaient connus bien avant la création de la SS.

Le sergent s’était empressé de trouver des chambrées pour les hommes des einsatzkommandos et avait émis l’idée d’enfermer les villageois prisonniers dans un couloir en cul-de-sac creusé au sein même de la montagne ; quatre pièces donnaient sur ce couloir, qui débouchait sur la cour par le moyen d’un autre couloir perpendiculaire au premier. Oster avait veillé à ce qu’une série d’ampoules électriques interdise pratiquement à qui que ce soit de surprendre les gardes des einsatzkommandos.

Le sergent Oster avait réservé au major Kaempffer une double chambre au deuxième étage du donjon. Il lui avait d’abord proposé la tour mais Kaempffer avait refusé ; s’installer au premier ou au deuxième étage aurait été pratique mais il se serait trouvé sous Woermann, ce qui lui était insupportable. Le quatrième étage était en revanche trop fatigant à atteindre. La partie arrière du donjon lui plaisait mieux. Kaempffer avait une fenêtre donnant sur la cour, un lit emprunté à l’un des hommes de Woermann et une lourde porte de chêne pourvue d’une serrure de sûreté.

Une lampe était posée à même le sol. Kaempffer découvrit les croix. Il semblait y en avoir partout. Il aurait aimé demander à Oster de quoi il s’agissait mais il s’en garda bien pour préserver son image de personne omnisciente. Cette supériorité du chef était l’une des bases de la mystique SS. Peut-être poserait-il la question à Woermann – le jour où il parviendrait à lui adresser à nouveau la parole.

Woermann… il ne pouvait le chasser de son esprit. C’était bien la dernière personne au monde avec qui Kaempffer voulait partager un logis. Woermann l’empêchait de jouer pleinement à l’officier SS, parce qu’il voyait au-delà de l’uniforme, et se remémorait un gamin de dix-huit ans, apeuré. Verdun… ce jour-là avait été le tournant de leur vie…

… les Anglais qui enfoncent les lignes allemandes au cours d’une attaque surprise, le feu qui couche Kaempffer, Woermann, la compagnie tout entière, les hommes qui meurent, le mitrailleur abattu, les Anglais qui chargent… il faut se replier, se regrouper, c’est la seule chose à faire, mais il n’y a pas d’ordre du commandant de la compagnie, il est probablement tué… le soldat Kaempffer est le seul survivant… non. il y a Woermann, un volontaire de seize ans, trop jeune pour se battre… il fait signe au gosse de se replier avec lui, mais Woermann secoue la tête et rampe jusqu’à la mitrailleuse… il se met à tirer, un peu au jugé, tout d’abord, puis avec plus de précision… Kaempffer s’enfuit, il sait que les Anglais descendront le gosse d’ici peu.

Mais Woermann ne s’est pas fait descendre par les Anglais. Il a tenu jusqu’à l’arrivée des renforts. Il est monté en grade et a reçu la croix de Fer. A la fin de la Grande Guerre, il était Fahnenjunker, élève-officier, et il a réussi à faire partie de la minuscule armée autorisée par le traité de Versailles.

Fils d’un employé de bureau d’Augsburg, Kaempffer se retrouva à la rue à la fin de la guerre. Apeuré, sans le sou, il était l’un des milliers de vétérans de cette guerre perdue. Ces hommes n’étaient pas des héros mais des gêneurs. Il s’engagea alors dans cette organisation nihiliste qu’était le Freikorps Oberland ; puis ce fut le Parti Nazi en 1927, et la SS en 1931 quand il eut fait la preuve de son volkisch, son pedigree de bon Allemand.

C’est à la SS qu’il apprit les techniques de la terreur et de la douleur, mais il y apprit également les techniques de survie ; comment surveiller discrètement les faiblesses de ses supérieurs tout en dissimulant les siennes propres à ses subordonnés. Il parvint finalement à devenir le premier assistant de Rudolf Hess, champion de l’extermination du peuple juif.

Il apprit si bien qu’il fut élevé au grade de Sturmbannführer et qu’on lui demanda de mettre sur pied le camp de réinstallation de Ploiesti.

Il n’avait qu’une hâte : commencer son travail à Ploiesti. Mais les tueurs invisibles des hommes de Woermann lui barraient la route. Il fallait donc s’en débarrasser. On ne pouvait pas appeler cela un problème ; ce n’était rien de plus qu’un petit incident de parcours.

Il se devait de le résoudre rapidement afin de laisser un Woermann totalement désemparé.

Une solution rapide empêcherait également Woermann de révéler l’incident de Verdun : tout le monde le prendrait alors pour un jaloux qui cherche à se venger de la manière la plus basse.

Il éteignit la lampe. Oui… la solution devait être trouvée rapidement. Mais une chose le troublait, toutefois : le fait que Woermann eût peur. Qu’il fût littéralement terrorisé. Car Woermann n’était pas homme à s’effrayer facilement.

Il ferma les yeux et essaya de dormir. Le sommeil l’enveloppa ainsi qu’une couverture. Et brusquement, la couverture lui fut arrachée. Il s’éveilla en sursaut, avec la chair de poule et la peur au ventre. Il y avait quelque chose de l’autre côté de la porte. Il n’entendit rien, ne vit rien. Et pourtant, il savait qu’il y avait là une chose dégageant une telle aura de haine glacée et de pure cruauté qu’il pouvait la sentir malgré le bois et la pierre qui l’en séparaient. Une chose qui se déplaçait dans le couloir, passait devant sa porte, s’éloignait…

Son cœur ralentit, progressivement. Et il parvint bientôt à se convaincre qu’il avait fait un cauchemar, un de ces rêves particulièrement violents qui vous tirent du premier sommeil.

Le major Kaempffer se leva et se débarrassa gauchement de son caleçon long. Sa vessie s’était vidée au cours du cauchemar.


Les soldats Friedrich Waltz et Karl Flick, membres de la première unité à tête de mort placée sous le commandement du major Kaempffer, frissonnaient dans leur uniforme noir. Ils étaient las et s’ennuyaient. Ce n’était pas du tout le type de garde auquel ils étaient accoutumés. A Auschwitz, ils avaient des miradors et des guérites où ils pouvaient s’asseoir et boire du café pendant que les prisonniers croupissaient dans leurs baraques. On ne leur avait demandé que fort rarement de monter la garde aux portes du camp ou le long des barbelés.

Bien sûr, ils étaient à l’abri, mais ils avaient aussi froid que leurs prisonniers. Ce n’était pas juste.

Le soldat rejeta son Schmeisser derrière le dos et se frotta les mains. Ses doigts étaient engourdis malgré les gants. Il était assis à côté de Waltz, à l’angle des deux couloirs. De là, ils pouvaient surveiller la prison et le couloir débouchant sur la cour envahie par la nuit.

— Je deviens fou, dit Waltz. On devrait faire quelque chose.

— Quoi ?

— Si on leur faisait faire un peu de Sachsengruss ?

— Ce ne sont pas des Juifs.

— Ce ne sont pas non plus des Allemands.

Flick réfléchit. Le Sachsengruss, ou salut saxon, avait été sa méthode favorite pour briser les nouveaux arrivants à Auschwitz : pendant des heures, il les obligeait à tomber à genoux, les mains croisées derrière la nuque. Une personne robuste aurait souffert le martyre en moins d’une demi-heure. Flick s’était toujours amusé de voir le visage des prisonniers quand ils sentaient leur corps commencer à les trahir. Ceux qui s’écroulaient d’épuisement étaient soit abattus sur place, soit roués de coups jusqu’à ce qu’ils reprennent l’exercice. Waltz et lui ne pouvaient pas tuer de Roumains mais ils pouvaient au moins se distraire un peu. Bien que cela fût tout de même quelque peu hasardeux.

— On ferait mieux de laisser tomber, dit Flick. On n’est que deux. Imagine qu’il y en ait un qui se mette à jouer les héros.

— On les sortira deux par deux. Allez, Karl, on va rigoler !

— Bon, d’accord, fit Flick en souriant.

Évidemment, ce ne serait pas aussi hilarant que le jeu auquel ils s’adonnaient souvent à Auschwitz, quand Waltz et lui-même organisaient des concours pour déterminer le nombre d’os qu’ils pourraient briser à un prisonnier avant qu’il ne s’effondre. Mais un peu de Sachsengruss pourrait toujours les divertir.

Flick fouilla dans sa poche pour trouver la clef de la pièce où étaient enfermés les prisonniers. Il y avait quatre chambres mais ils avaient préféré les regrouper dans une seule. Il pensait déjà à leur regard apeuré quand ils comprendraient qu’il ne céderait jamais à leurs supplications.

Il était tout près de la porte quand la voix de Waltz l’arrêta :

— Attends un instant, Karl.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Flick, qui fit volte-face.

— Il y a une des ampoules qui est en train de lâcher. Tiens, celle-là, la première…

— Et alors ?

— Elle s’éteint, dit-il en parcourant le couloir. Tiens, la deuxième aussi !

Sa voix avait monté d’un ton. Il arma son Schmeisser et fit signe à Flick.

— Viens par ici !

L’autre lâcha la clef et se saisit de son arme pour rejoindre son compagnon. La troisième ampoule mourut à l’instant où il atteignit le croisement des couloirs. Il ne pouvait voir au-delà des ampoules qui s’étaient éteintes. On eût dit que le couloir avait été englobé par des ténèbres impénétrables.

— Je n’aime pas ça, dit Waltz.

— Moi non plus, mais je ne vois personne. C’est peut-être le générateur ou un fil qui joue, répondit Flick, qui ne croyait pas à ses propres arguments et cherchait seulement à contrôler la peur qui l’envahissait.

Ce fut bientôt le tour de la quatrième ampoule. L’obscurité commençait à quatre mètres d’eux.

— Allons par là, dit Flick, en montrant le couloir du fond.

Il entendait les prisonniers murmurer dans leur cellule. Ils ne voyaient rien mais sentaient qu’il se passait des choses étranges.

Flick se serra contre Waltz. Le froid le pénétrait et les ampoules s’éteignaient les unes après les autres dans le couloir donnant sur la cour. Il aurait voulu tirer mais il n’y avait personne. Rien que l’obscurité.

L’obscurité qui s’abattit sur lui, glaçant ses os et troublant sa vision. Pendant un instant qui parut durer une éternité, le soldat Karl Flick devint la victime de cette terreur aveugle qu’il aimait tant inspirer aux autres et éprouva cette douleur déchirante qu’il prenait habituellement tant de plaisir à provoquer. Puis il ne sentit plus rien.


La lumière revint progressivement dans le couloir en commençant par l’arrière. On n’entendait que les gémissements des femmes, les murmures des hommes enfermés dans la cellule et qui n’éprouvaient plus la panique qui les avait soudainement possédés. L’un d’eux s’approcha de la porte et colla un œil à un interstice. Son champ de vision se limitait à une partie du mur et du couloir du fond.

Il n’y avait personne. Le sol était nu, à l’exception de taches de sang vermillon et luisant. Sur le mur, le sang avait été étalé pour former des lettres qui ne lui étaient pas tout à fait étrangères et des mots dont il ignorait tout. Des mots semblables à des chiens qui hurlent dans la nuit, sans cesse présents mais toujours hors de portée.

L’homme s’éloigna de la porte et rejoignit ses camarades entassés au fond de la pièce.


Il y avait quelqu’un à la porte.

Kaempffer ouvrit tout grands les yeux ; il craignait que ne se reproduise le cauchemar qui l’avait déjà une fois tiré du sommeil. Non. Il ne sentait aucune présence malveillante de l’autre côté de la porte. C’était un homme qui se trouvait là…

— Qui est là ? dit Kaempffer, en tirant son Luger.

Pas de réponse.

Ce fut alors le bruit d’une main qui cherche à manœuvrer le loquet. Kaempffer pensa un instant allumer sa lampe mais il choisit de rester dans le noir. La silhouette de l’intrus se détacherait parfaitement sur le fond lumineux du couloir.

— Présentez-vous !

On se désintéressa du loquet. Ce furent alors des craquements et des grincements, comme si une masse énorme s’appuyait contre la porte pour l’enfoncer. Kaempffer était en sueur, il tremblait. La massive porte de chêne venait de bouger de quelques centimètres. Les gonds cédaient, lentement, puis la porte s’ouvrit brutalement.

Deux silhouettes se découpaient sur la lumière du couloir. Kaempffer vit à leurs casques qu’il s’agissait de soldats allemands ; leurs bottes montantes étaient celles d’hommes des einsatzkommandos. Cette révélation aurait dû le calmer mais il n’en fut rien. Pourquoi avaient-ils forcé sa porte ?

— Qui est-ce ? demanda-t-il.

Ils ne répondirent pas mais s’avancèrent vers le lit où il gisait, paralysé. Leur démarche avait quelque chose de mécanique, de grotesque. Kaempffer crut un instant que les soldats allaient lui marcher dessus mais ils s’arrêtèrent au bord du lit. Ni l’un ni l’autre ne parlèrent ni ne saluèrent.

— Que voulez-vous ?

Il aurait dû être furieux mais la peur étouffait sa colère. Malgré lui, il cherchait à se réfugier sous les couvertures.

— Parlez-moi ! fit-il, suppliant.

Toujours pas de réponse. Il tendit la main et trouva la lampe posée à terre. Ses doigts maladroits hésitèrent sur l’interrupteur puis il fit la lumière.

Les soldats Flick et Waltz se tenaient devant lui, immobiles, le visage livide, les yeux révulsés. Une barre rouge, horrible, laissait entrevoir la chair déchiquetée de leur cou.

Paralysé, Kaempffer tentait vainement de hurler sa terreur.

Les deux soldats se mirent alors à vaciller. Sans bruit, presque avec grâce, ils s’abattirent sur le lit, clouant l’officier sous des centaines de livres de chair morte.

Kaempffer luttait frénétiquement pour se dégager des deux cadavres quand il entendit une voix lointaine émettre un long hululement d’effroi.

Il lui fallut quelque temps pour se rendre compte que cette voix était la sienne.


— Alors, vous y croyez, maintenant ?

— Croire à quoi ?

Kaempffer refusait de regarder Woermann et préférait s’intéresser au verre de kummel qu’il tenait à deux mains. Il en avait vidé la moitié d’une seule traite et buvait maintenant le reste avec lenteur. Peu à peu, il reprenait contrôle de soi. Heureusement qu’il se trouvait chez Woermann et non chez lui…

— Les méthodes SS ne résoudront pas ce problème.

— Les méthodes SS résolvent tous les problèmes.

— Pas celui-ci.

— J’ai à peine commencé, et je n’ai pas encore tué de villageois !

Tout en disant cela, Kaempffer savait pertinemment qu’il venait de vivre une situation devant laquelle l’expérience des SS se révélait impuissante. Il n’y avait pas de précédents, personne à qui il eût pu demander conseil. Il y avait dans ce donjon quelque chose qui était bien au-delà de la peur et de l’emprisonnement. Quelque chose qui se servait de la peur comme d’une arme. Il ne s’agissait pas d’un groupe de résistants ou d’un fanatique du Parti National Paysan. C’était une chose qui n’avait pas de nationalité, pas de race, pas de rôle à jouer dans cette guerre.

Les prisonniers du village devraient toutefois mourir à l’aube. Il ne pouvait les laisser partir – ç’aurait été admettre sa défaite, et les SS et lui-même en auraient perdu la face. C’était absolument impensable. Tant pis si la mort des paysans n’aurait aucun effet sur la… chose qui tuait ses hommes. Ils devaient mourir.

— Ils ne mourront pas, dit Woermann.

— Quoi ? fit Kaempffer, qui leva finalement les yeux de son verre de kummel.

— Les villageois – je vais les laisser partir.

— Comment osez-vous !

La colère. A nouveau, il se sentait vivre. Il quitta sa chaise.

— Vous me remercierez plus tard quand vous n’aurez pas à expliquer l’extermination systématique d’un village roumain. Parce que c’est ce qui va se passer. Je vous connais, vous et vos semblables. Vous ne pouvez pas vous arrêter parce que ce serait reconnaître que vous avez commis une faute. C’est pour cela que je veux vous empêcher de commencer. Vous pourrez me coller votre échec sur le dos. J’accepterai le blâme et nous nous trouverons une nouvelle affectation.

Kaempffer se rassit. Il était pris au piège. Avouer son échec à ses supérieurs de la SS entraînerait la fin de sa carrière.

— Je n’abandonne pas, dit-il à Woermann, devant qui il voulait paraître obstiné dans le courage.

— Il n’y a pas de solution. On ne peut se battre contre ça !

— Eh bien moi, je me battrai !

— Comment ? fit Woermann en se penchant en arrière. Vous ne savez même pas contre quoi vous vous battez, comment pouvez-vous choisir vos armes !

— Si, avec des fusils, des mortiers, des…

Kaempffer ne put s’empêcher de reculer quand Woermann s’approcha tout près de lui.

— Écoutez-moi, Herr Sturmbannführer ! Ces hommes étaient morts avant d’entrer dans votre chambre. Morts ! On a trouvé leur sang dans le couloir. Ils sont morts dans votre prison de fortune et malgré cela, ils ont marché dans le couloir, ils ont forcé votre porte et se sont affalés sur vous. Qu’est-ce que vous pouvez faire contre ça ?

Kaempffer frissonna à ce souvenir.

— Ils ne sont morts qu’après être entrés dans ma chambre ! Ils ont eu le courage de venir me trouver malgré leurs blessures ! s’écria-t-il, machinalement, sans en croire un seul mot.

— Ils étaient morts, mon ami, dit Woermann d’un ton qui n’avait rien d’amical. Vous n’avez pas examiné les corps, vous étiez trop occupé à nettoyer votre pantalon ! Moi, je les ai examinés, de même que j’ai vu tous ceux qui ont péri dans ce foutu donjon. Croyez-moi, vos deux soldats sont morts sur le coup. Les veines du cou ont été arrachées, de même que la trachée-artère. Même si vous étiez Himmler en personne, ils n’auraient pu vous prévenir !

— Eh bien, on les a portés !

Même si cela ne correspondait pas à ce qu’il avait vu, il se devait de trouver une explication logique. Les morts ne marchaient pas, c’était impossible !

Woermann se cala à nouveau sur sa chaise et le regarda avec un tel dédain que Kaempffer eut l’impression d’être nu devant lui.

— C’est à la SS que vous avez appris à vous mentir à vous-même ?

Kaempffer ne répliqua pas. Il n’avait pas besoin de procéder à un examen des corps pour savoir qu’ils étaient morts avant de surgir dans sa chambre. Il l’avait su dès l’instant où il avait braqué sa lampe sur leur visage.

Woermann se leva et marcha jusqu’à la porte.

— Je vais dire aux hommes que nous partons à l’aurore.

Non ! hurla littéralement Kaempffer d’une voix suraiguë.

— Vous n’avez tout de même pas l’intention de rester ici ? demanda Woermann, étonné.

— Je dois remplir ma mission.

— Mais c’est impossible, vous comprenez ? Impossible !

— Je modifierai mes méthodes, c’est tout !

— Il faut être complètement fou pour vouloir rester ici !

Mais je ne veux pas rester, pensait Kaempffer, je suis comme les autres, je veux partir ! Dans d’autres circonstances, il aurait donné lui-même l’ordre de lever le camp. Mais c’était aujourd’hui une chose impossible. Il devait régler ce problème avant de gagner Ploiesti. S’il bâclait son travail, des dizaines d’officiers SS se rueraient comme des chiens sur le poste de commandant du camp de Ploiesti. Il devait réussir. Un échec équivaudrait à le rejeter dans quelque bureau de l’arrière tandis que les SS prendraient les rênes du monde.

Il avait besoin de Woermann. Il fallait qu’il l’aide pendant quelques jours, tant qu’il n’aurait pas trouvé de solution. Ensuite, il le ferait passer en cour martiale pour avoir libéré les prisonniers.

— A votre avis, Klaus, de quoi s’agit-il ? demanda-t-il doucement. Les meurtres – qui est le coupable ?

— Je n’en sais rien, fit Woermann, troublé, en reprenant place sur sa chaise. Et pour l’instant, cela ne m’intéresse pas vraiment. J’ai huit cadavres à la cave et nous devons veiller à ce qu’il n’y en ait pas un de plus, c’est tout.

— Écoutez, Klaus, vous êtes ici depuis une semaine… vous avez dû vous faire une idée.

Continue de parler, se disait-il, tant que tu parleras, tu n’auras pas à revenir dans ta chambre.

— Les hommes pensent qu’il s’agit d’un vampire.

Un vampire ! Ce n’était pas du tout le genre de conversation qu’il recherchait mais il s’efforça de conserver un ton paisible et amical.

— Vous êtes d’accord avec eux ?

— Il y a une semaine – il y a même trois jours —je vous aurais répondu non. Maintenant, je n’en suis plus très sûr. Je ne suis plus sûr de rien. Si c’est vraiment un vampire, il ne ressemble pas à ceux que décrivent les romans fantastiques. Ou à ceux que montrent les films. La seule chose dont je sois sûr, c’est que le tueur n’est pas humain.

Kaempffer essaya de rassembler ses souvenirs. Il avait vu le film muet Nosferatu ainsi qu’une version sous-titrée en allemand du film américain Dracula. A l’époque, la notion même de vampire lui avait semblé absurde. Mais aujourd’hui… Bien sûr, aucun comte slave drapé dans sa cape ne rôdait dans les couloirs du donjon, mais il y avait tout de même huit cadavres dans la cave. Il ne pouvait quand même pas demander à ses hommes de s’armer de pieux et de maillets !

— Il faut remonter à la source, dit-il finalement.

— Où cela va-t-il nous mener ?

— Pas où, mais à qui. Je veux connaître le propriétaire de ce château. Il a été construit dans un but bien précis, et le parfait état dans lequel il se trouve doit avoir une raison.

— Alexandru et ses fils ne savent pas de qui il s’agit.

— C’est ce qu’ils disent.

— Pourquoi nous mentiraient-ils ?

— Tout le monde ment. Il faut bien que quelqu’un les paie.

— L’aubergiste reçoit de l’argent qu’il confie à Alexandru.

— Eh bien, nous interrogerons l’aubergiste.

— Vous pourriez également lui demander de traduire les mots tracés sur le mur.

Kaempffer sursauta.

— Quels mots ? Quel mur ?

— Dans le couloir où vos hommes sont morts. On a écrit quelque chose sur le mur avec leur sang.

— En roumain ?

— Je n’en sais rien, fit Woermann en haussant les épaules. Je n’arrive même pas à reconnaître les lettres.

Kaempffer bondit de sa chaise. Voilà une situation qu’il pouvait prendre en main !

— Je veux voir l’aubergiste !


L’homme s’appelait Iuliu.

Il était assez corpulent et devait avoir une bonne cinquantaine d’années. Son crâne était à moitié chauve, et il portait une épaisse moustache. Ses joues n’étaient pas rasées depuis trois jours au moins. Apeuré, il attendait en chemise de nuit dans le couloir donnant sur la cellule des autres villageois.

On se croirait revenu à la bonne époque, se disait Kaempffer, dissimulé dans l’ombre. L’attitude pitoyable de l’aubergiste lui rappelait ses premières années à la SS de Munich, quand il s’amusait à tirer du lit des boutiquiers juifs pour les voir trembler devant leur famille.

Seulement, l’aubergiste n’était pas juif.

Mais cela n’avait pas d’importance pour le major. Juif, Franc-Maçon, Tzigane ou aubergiste roumain, tout cela, c’était la même chose : ce qui était intéressant, c’était le comportement de la victime quand elle comprenait qu’il n’y avait plus pour elle aucune sécurité possible en ce monde.

Il laissa l’aubergiste grelotter dans le couloir, à l’emplacement même où les hommes avaient été tués. Les soldats avaient rapporté de l’auberge une sorte de gros livre de comptes. Iuliu observait les taches de sang puis le visage impassible des soldats qui l’avaient sorti du lit. Kaempffer était, quant à lui, bien incapable de regarder le sang qui souillait les murs et le couloir. Il revoyait alors les gorges arrachées, les cadavres qui s’étaient affalés sur lui.

Le major Kaempffer commençait à avoir froid aux mains en dépit des gants épais qui les protégeaient. Il fit un pas en avant et apparut en pleine lumière devant Iuliu. L’homme recula, surpris de se trouver devant un officier SS en uniforme.

— Qui possède ce donjon ? demanda tout de suite Kaempffer.

— Je n’en sais rien, Herr Offizier.

Son accent était épouvantable mais cela valait tout de même mieux qu’avoir recours à un interprète. Il gifla Iuliu, sans animosité particulière, par pure routine.

— Qui possède ce donjon ?

— Je n’en sais rien !

Il lui administra une autre gifle.

Qui !

L’aubergiste cracha du sang et se mit à pleurer. Il allait bientôt craquer.

— Je ne sais pas, gémit-il.

— Qui te donne l’argent pour payer les personnes chargées de l’entretien ?

— Un messager.

— Qui l’envoie ?

— Je ne sais pas. Il ne l’a jamais dit. Une banque, certainement. Il vient deux fois par an.

— Tu dois bien signer un reçu ou toucher un chèque. Qui l’a rédigé ?

— Je signe en bas d’une lettre. Elle est à l’en-tête de la Banque Méditerranéenne de Suisse, à Zurich.

— Sous quelle forme se présente l’argent ?

— En or, en pièces d’or de vingt lei. Je paie Alexandru, qui paie ses fils. On a toujours fait comme ça.

Kaempffer observa Iuliu qui s’essuyait les yeux. Il connaissait maintenant un nouveau maillon de la chaîne. Il demanderait au bureau central de la SS d’enquêter en Suisse, à la Banque Méditerranéenne, pour savoir qui adressait des pièces d’or à l’aubergiste. Il connaîtrait alors le possesseur du compte en banque, puis le nom du propriétaire du donjon.

Et ensuite, que ferait-il ?

Il n’en savait rien, mais c’était la seule façon de procéder pour le moment. Il se tourna et découvrit les lettres de sang sur le mur. Le sang, celui des soldats Flick et Waltz, avait pris une teinte brunâtre. Les lettres elles-mêmes avaient des formes curieuses ; quelques-unes étaient reconnaissables mais l’ensemble était absolument incompréhensible. Il devait pourtant vouloir dire quelque chose…

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il en montrant l’inscription.

— Je n’en sais rien, Herr Offizier ! dit Iuliu, en essayant de se soustraire au regard bleu et glacial de Kaempffer. Je vous en supplie… croyez-moi !

Kaempffer vit tout de suite que l’homme disait la vérité mais cela n’avait aucune importance. Le Roumain serait harcelé, humilié, frappé, pour que les autres villageois comprennent en le rencontrant que les hommes en noir étaient implacables. Ils n’auraient alors qu’un seul désir : coopérer.

— Tu mens ! cria-t-il, en recommençant de gifler Iuliu. C’est du roumain, et je veux savoir ce que cela signifie !

— Cela ressemble à du roumain, Herr Offizier, dit Iuliu, qui tremblait de plus belle, mais ce n’en est pas. Je n’y comprends rien.

Cela concordait avec les informations que Kaempffer avait pu glaner dans le dictionnaire. Il s’était mis à l’étude du roumain et de ses dialectes dès qu’il avait entendu parler du projet de construction d’un camp à Ploiesti. Sa connaissance du daco-roumain était encore assez limitée mais il viendrait un jour où, en pratiquant leur propre langue, les villageois ne pourraient plus lui cacher quoi que ce soit.

Bien sûr, les trois autres dialectes roumains étaient assez dissemblables de celui-ci, mais les mots tracés sur le mur ne semblaient pas appartenir à l’un d’eux. Il fallait toutefois que Iuliu sache ce qu’est la souffrance…

Sans regarder Iuliu et les quatre membres des einsatzkommandos, Kaempffer dit, d’un ton détaché :

— Enseignez-lui l’art de la traduction.

Il y eut un coup sourd suivi d’un râle, puis de nouveaux coups, accompagnés de raclements sur le sol. Kaempffer n’avait pas besoin de voir pour savoir que les hommes rouaient Iuliu de coups de pied après lui avoir assené un violent coup de crosse de fusil dans le creux de l’estomac. Aucune partie sensible de son individu ne serait épargnée par leurs bottes ferrées.

— Cela suffira ! dit une voix, qu’il reconnut être celle de Woermann.

Kaempffer se retourna brusquement. C’était là de l’insubordination caractérisée, un défi porté à son autorité ! Il ouvrit la bouche pour réprimander Woermann, quand il remarqua que le capitaine avait la main posée sur la crosse de son revolver. Il n’oserait pas s’en servir, mais cependant…

— Cet homme a refusé de coopérer, dit-il assez platement.

— Et vous croyez peut-être que c’est en le traitant de la sorte que vous en tirerez quelque chose ? C’est vraiment très intelligent !

Woermann repoussa les quatre hommes et s’approcha de Iuliu qui gisait à terre, immobile. Il jaugea du regard chacun des membres des einsatzkommandos.

— Est-ce ainsi que les soldats allemands se comportent pour la plus grande gloire de la Patrie ? Je suis sûr que vos parents seraient fiers de vous voir frapper un vieillard sans défense. Quelle preuve de bravoure ! Vous devriez les inviter un jour. A moins que vous ne les ayez également frappés lors de votre dernière permission ?

— Je vous préviens, capitaine… commença Kaempffer, mais Woermann s’était penché vers l’aubergiste.

— Que pouvez-vous nous dire sur ce donjon que nous ne sachions déjà ?

— Rien, fit Iuliu, toujours étendu à terre.

— Est-ce qu’il y a des légendes à son sujet, des contes de bonne femme ?

— J’ai toujours vécu ici, je n’ai jamais rien entendu.

— Et des morts dans le donjon, il y en a déjà eu ?

— Jamais.

Le visage de l’aubergiste s’éclaira subitement, comme s’il venait de découvrir le moyen de mettre fin à ce cauchemar.

— Il y a peut-être quelqu’un qui pourrait vous aider. Si je peux consulter mon registre…

Woermann hocha la tête et Iuliu rampa jusqu’au gros volume dont il tourna fébrilement les pages.

— J’y suis ! Il est venu trois fois en dix ans avec sa fille, et il était chaque fois plus malade. C’est un grand professeur de l’université de Bucarest, un spécialiste de l’histoire de cette région.

— La dernière fois, quand était-ce ? fit Kaempffer, intéressé.

— Il y a cinq ans, dit Iuliu, craintif.

— Que voulez-vous dire par « chaque fois plus malade » ? demanda Woermann.

— La dernière fois, il lui fallait deux cannes pour marcher.

— Comment s’appelle-t-il ? demanda Woermann, en s’emparant du registre.

— C’est le professeur Theodor Cuza.

— Espérons qu’il est encore en vie, dit Woermann, en lançant le registre à Kaempffer. Je suis sûr que les SS ont à Bucarest des amis qui pourront le retrouver. Il vaudrait mieux ne pas perdre de temps.

— Je ne perds jamais de temps, capitaine, dit Kaempffer, qui tentait de recouvrer un peu de son autorité. Mes hommes vont fouiller ce château pierre par pierre pendant que je me renseignerai sur cette Banque Méditerranéenne. Si la banque ou le professeur ne nous apprennent rien, le donjon n’aura quant à lui plus aucun secret pour nous.

— Cela vous occupera, tout au moins. Je demanderai au sergent Oster de se mettre à votre disposition pour assurer la coordination des travaux.

Il aida Iuliu à se remettre debout et le poussa dans le couloir en disant :

— Je vais donner l’ordre aux sentinelles de vous laisser partir.

Mais l’aubergiste, au lieu de s’en aller, revint vers le capitaine pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Et Woermann éclata de rire.

Kaempffer sentit la colère monter en lui. Il ne pouvait supporter qu’on se moque de lui, et c’était ce que les deux hommes étaient en train de faire.

— Est-ce vraiment si drôle, capitaine ?

— Le professeur Cuza, dit Woermann, qui cessa de rire mais dont le sourire moqueur ne s’effaça pas… le professeur Cuza, l’homme qui va peut-être nous aider à rester en vie… c’est un Juif !

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