V

Vieillard

En Afrique, on pleure la mort d'un vieillard plus que la mort d'un nouveau-né. Le vieillard constituait une somme d'expériences qui pouvait profiter au reste de la tribu tandis que le nouveau-né, n'ayant pas vécu, n'a même pas conscience de sa mort.

En Europe, on pleure le nouveau-né car on se dit qu'il aurait sûrement accompli des choses fabuleuses s'il avait vécu. On porte par contre peu d'attention à la mort du vieillard. De toute façon, il avait déjà profité de la vie.

Victoire

Pourquoi toute forme de victoire est-elle insupportable? Pourquoi n'est-on attiré que par la chaleur rassurante de la défaite? Peut-être parce qu'une défaite ne peut être que le prélude à un revirement alors que la victoire tend à nous encourager à conserver le même comportement.

La défaite est novatrice, la victoire est conservatrice. Tous les humains sentent confusément cette vérité. Les plus intelligents ont ainsi tenté de réussir non pas la plus belle victoire, mais la plus belle défaite. Hannibal fit demi-tour devant Rome offerte. César insista pour aller aux ides de Mars.

Tirons leçon de ces expériences.

On ne construit jamais assez tôt sa défaite. On ne bâtit jamais assez haut le plongeoir qui nous permettra de nous élancer dans la piscine sans eau.

Le but d'une vie lucide est d'aboutir à une déconfiture qui servira de leçon à tous ses contemporains. Car on n'apprend jamais de la victoire, on n'apprend que de la défaite.

Vitriol

Le mot «vitriol» est une dénomination de l'acide sulfurique. Longtemps on a cru que le mot «vitriol» signifiait «qui rend vitreux».

Du latin vitreolus. Il semble que sa signification soit plus hermétique. «Vitriol» est constitué des premières lettres d'une formule de base de l'Antiquité. V.I.T.R.I.OL.: Visita Interiora Terrae (visite l'intérieur de la Terre) Rectificando Occultum Lapident (et en te rectifiant tu trouveras la pierre cachée).

Voyage dans le temps

Pour voyager dans le temps il suffit d'aller très vite. Plus on se rapproche de la vitesse de la lumière, soit 300 000 km / seconde, plus l'effet est net. Pour connaître sa vitesse de voyage dans le temps, on applique l'équation de la relativité restreinte d'Einstein:

Tv étant le temps mesuré par la montre disposée dans le véhicule du voyageur dans le temps.

To étant le temps observé par une montre immobile appartenant à l'observateur.

Évidemment, en roulant très vite en voiture, on a un petit effet, mais il est très faible. Il faudrait être capable de faire 200 000 km / seconde, soit plus de 100 allers et retours Paris-Marseille en une seconde, pour avoir l'impression que le temps s'est allongé d'une demi-seconde.

Tout est possible.

Tout est relatif.

Voyage de la douve du foie

L'un des plus grands mystères de la nature est sans aucun doute le cycle de la grande douve du foie (Fasciola hepatica). On pourrait écrire un roman rien que sur cet animal. La douve du foie, comme son nom l'indique, est un parasite qui vit dans le foie du mouton. Elle se nourrit de sang et de cellules hépa tiques, grandit dans le foie, puis pond des œufs. Mais les œufs de douve ne peuvent pas éclore dans le foie du mouton. Il leur faut donc accomplir tout un périple.

Les œufs de douve sortent du corps du mouton avec ses excréments. Les voici dans le monde extérieur froid et sec. Après une période de mûrissement, les œufs éclosent et laissent sortir une minuscule larve. Cette larve est consommée par un premier hôte: l'escargot.

A l'intérieur de l'escargot, la larve de douve va se multiplier avant d'être éjectée dans les mucosités que crache ce gastéropode en période de pluie.

Elle n'a fait que la moitié du chemin.

Souvent, ces mucosités, sortes de grappes de perles blanches, sont goûtées par les fourmis. Voici donc nos douves dans le jabot social des fourmis. Elles en sortent en perçant le jabot de milliers de trous qu'elles referment avec une colle qui durcit et évite de tuer la fourmi. Il ne faut surtout pas tuer ce second hôte indispensable à la jonction avec le mouton.

Car maintenant que nos larves sont devenues des douves adultes, elles doivent retourner dans le foie du mouton pour que leur cycle de croissance soit complet.

Mais comment faire pour que la fourmi soit consommée par un mouton, lequel n'est pas insectivore?

Des générations de douves ont dû se poser la question. Le problème était d'autant plus difficile à résoudre que les moutons broutent aux heures fraîches le haut des herbes et que les fourmis sortent de leur nid aux heures chaudes pour ne circuler qu'aux racines des herbes.

Comment les réunir au même endroit aux mêmes heures?

Les douves ont trouvé la solution. Elles se répartissent des zones dans le corps de la fourmi. Une dizaine vont s'installer dans le thorax, une dizaine dans les pattes, une dizaine dans l'abdomen, et une seule part se nicher dans le cerveau.

Dès le moment où cette unique larve de douve se glisse dans son cerveau, le comportement de la fourmi se modifie. La douve, sorte de petit ver primitif proche de la paramécie et donc des êtres unicellulaires les plus frustes, «pilote» le comportement de la fourmi.

C'est ainsi que le soir, quand toutes les autres ouvrières s'endorment, les fourmis contaminées par les douves quittent leur fourmilière, s'avancent au-dehors comme des somnambules et montent s'accrocher aux cimes des herbes. Et pas de n'importe quelles herbes! Elles choisissent de préférence les herbes favorites des moutons: luzerne et bourse-à-pasteur.

Là, les fourmis restent tétanisées à attendre d'être broutées.

C'est cela, le travail de la douve placée dans le cerveau: elle fait sortir tous les soirs son hôtesse jusqu'à ce qu'elle soit mangée par un mouton. Le lendemain matin, dès que la chaleur revient, la fourmi qui n'a pas été mangée par un ovin retrouve le contrôle de son cerveau et son libre arbitre. Elle paraît se demander ce qu'elle fait là, accrochée en haut d'une herbe. Elle en redescend alors, rentre à la fourmilière et reprend ses tâches habituelles. Jusqu'au prochain soir où, tel un zombi, elle ressortira avec toutes les autres fourmis infectées aux douves pour attendre d'être broutée.

Ce cycle pose aux biologistes de multiples problèmes. Première question: comment la douve calfeutrée dans le cerveau peut-elle voir et ordonner à la fourmi d'aller sur telle ou telle herbe? Deuxième question: la douve qui pilote le cerveau de la fourmi mourra au moment de l'ingestion par le mouton, comment se fait-il qu'elle et elle seule se sacrifie? On dirait que les douves ont accepté que l'une d'entre elles, la meilleure, doive mourir pour que les autres puissent atteindre leur but.

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