Le rat enfonça ses dents aiguës dans la muqueuse fragile tapissant l’intérieur des narines de Malko. Il hurla sous la douleur insoutenable, secoua désespérément la tête pour se débarrasser du rongeur. En vain. Il voulut porter ses mains à son visage pour faire tomber l’animal, mais ses mains étaient prises dans un bloc de glace. Il essaya alors de parler gentiment au rat. Sans succès. Au contraire, le rat planta ses dents encore plus haut, vers les sinus. La douleur devint si intense que Malko poussa un hurlement dément.
— Ça y est, il se réveille, le salaud ! fit en écho une voix de femme.
Malko ouvrit les yeux. D’abord, il ne vit que des contours flous. Puis une sorte de soucoupe volante blanche surmontée d’une tignasse blonde. Il lui fallut plus d’une minute pour reconnaître les cheveux blonds de Wanda Michnik. La jeune femme avait les traits émaciés, d’énormes poches sous ses yeux bleus. La « soucoupe volante » était une minerve blanche qui disparaissait sous son chemisier. L’expression de ses yeux ne laissait aucun doute à Malko. Elle mourait d’envie de le tuer et brandissait un objet bizarre dans la main droite. La brûlure continuait dans ses narines, comme un fer rouge. Ce n’était donc pas un rêve.
Il eut une brusque nausée et vomit un jet de bile. Essayant de se dégager, il réalisa qu’il était étroitement ligoté avec du fil électrique, sur un massif fauteuil de bois. Les mains derrière le dos et les jambes aux pieds du fauteuil. Il fut pris d’une quinte de toux effroyable qui dura plusieurs minutes. Il suffoquait avec l’impression que l’intérieur de ses sinus et de sa gorge s’arrachait. Il réussit enfin à se reprendre et à voir où il se trouvait. Une pièce avec des murs en bois comme un chalet. Un poêle était allumé et une radio déversait de la musique folklorique polonaise. Une demi-douzaine d’hommes se tenaient dans la pièce. Ceux de la voiture plus des visages inconnus de Malko. Jerzy, qui avait ôté sa canadienne, vint se planter devant Malko.
— Tu sais pourquoi on t’a amené ici demanda-t-il en polonais.
— Je crois que vous faites une erreur tragique, dit Malko.
Jerzy le gifla de toutes ses forces.
— Silence ! Nous voulons savoir qui a assassiné notre camarade, Maryla. Pour châtier ses assassins…
— Comment voulez-vous que je le sache ! Il faut demander cela au S.B., dit Malko, essayant de ne pas perdre son sang-froid. Je suis votre ami, pas…
— Et Roman Ziolek est un communiste, hein ? hurla Wanda Michnik d’une voix à la limite de l’hystérie.
Malko avait l’impression que s’il avait dit « non », elle se serait calmée. Mais il ne le pouvait pas.
— Oui, dit-il. Il va tous vous entraîner à votre perte.
— Oh, l’immonde salaud, fit Wanda Michnik. Il faut lui faire cracher la vérité. Qu’il donne des noms. Laissez-moi continuer !
Il y eut un silence pesant. Malko commençait à se demander s’il n’était pas en plein cauchemar. Après avoir échappé au S.B., il était menacé de mort par ceux-là même qu’il voulait aider. Un fait lui semblait de très mauvais augure. La bande de Jerzy le prenait pour un sbire du S.B. Or, aucun n’avait pris la peine de se dissimuler le visage. Comme s’ils étaient certains qu’il ne pourrait pas les identifier par la suite…
— Nous voulons les noms des assassins de Maryla, répéta Jerzy. Tu nous les donnes ?
Comme Malko ne répondait pas, le jeune Polonais passa derrière lui, le prit par les cheveux et lui rejeta la tête en arrière.
Aussitôt Wanda Michnik se pencha vers lui, brandissant son espèce de burette dont elle enfonça brutalement l’extrémité dans sa narine gauche. Malko vit sa main se crisper sur la partie la plus renflée de la burette. Aussitôt, il sentit un liquide glacial et brûlant à la fois glisser le long de ses muqueuses, avec une odeur horriblement âcre.
De l’ammoniaque !
Une seconde plus tard, il suffoquait, les yeux pleins de larmes. Comme il n’avait pas eu le temps de bloquer sa respiration, le liquide pénétra dans sa trachée-artère, provoquant un horrible spasme respiratoire et une brûlure atroce. Il essaya de l’expulser avec une quinte de toux. Ses poumons enflammés refusaient tout service. Il suffoquait, la bouche ouverte comme un poisson, les yeux noyés de larmes. Du feu dans les bronches. Les jeunes gens ricanaient autour de lui, avec la cruauté de leur âge. Wanda avait ôté la burette et contemplait son œuvre. Malko se dit qu’il allait mourir dans cette cabane, en plein bois. C’était idiot, mais il avait trop mal pour parler, tenter de s’expliquer…
— Tu avoues ?
La voix de Jerzy lui éclata dans les tympans. Il émit un gargouillis informe et aussitôt la burette plongea dans l’autre narine. Cette fois, il avait prévu le geste et il expira vigoureusement. L’ammoniaque coula sur son visage, lui brûlant les lèvres, et ses vapeurs déclenchèrent une nouvelle et horrible quinte de toux. Il ne s’arrêta que les yeux hors de la tête… Wanda en profita pour lui verser les dernières gouttes d’ammoniaque et il recommença à suffoquer, les poumons à vif.
— Arrêtez, cria-t-il. Arrêtez !
— Il va parler ! cria Wanda.
Malko en profita pour reprendre son souffle pendant quelques instants. Mais les vapeurs d’ammoniaque continuaient à lui brûler les poumons. Dès que la douleur se fut un peu atténuée, il parvint à dire :
— Je suis un agent américain. Je suis venu…
Le coup en pleine bouche l’interrompit. Suivi d’un cri hystérique de Wanda :
— Menteur, sale menteur !
Elle s’approcha, brandissant la burette de nouveau pleine d’ammoniaque. Jerzy la retint, par le bras.
— Attends, tu risques de le tuer avec ça, s’il s’étouffe. Et Maryla ne sera pas vengée.
Malko se demandait s’il sortirait vivant de cette cabane. Les gens du S.B. avaient été semés et les Américains ignoraient où il se trouvait. S’il ne parvenait pas à raisonner ces énergumènes…
Jerzy et Wanda se consultèrent du regard. Puis ils se mirent à discuter à voix basse, dans un coin de la pièce. Ensuite, ils revinrent vers Malko.
— Nous n’allons plus vous torturer parce que nous nous salissons ! dirent-ils. Puisque vous refusez de nous révéler les noms des assassins de Maryla, nous vous considérons coupable au même titre qu’eux. Vous allez être jugé par un tribunal secret révolutionnaire qui va se réunir ici. La sentence sera exécutoire immédiatement… Malko croyait rêver.
— C’est une plaisanterie !
Jerzy secoua la tête. Ironique.
— Pas du tout ! Nous faisons comme vous. Un de mes amis, à Ursus, après les émeutes de l’été dernier, a été condamné à vingt ans de prison. Il y avait un juge, un greffier et un témoin. Celui-ci faisait partie du S.B… Nous avons tout ce qu’il faut ici. Mes camarades viennent de m’élire juge. Notre ami Witold fera le greffier et nous avons le témoin.
Son doigt se pointa vers Wanda.
— Je suis prête à témoigner, dit Wanda. Il a essayé de me faire croire que Roman Ziolek était un traître. Comme je m’y refusais, il m’a poursuivie jusqu’à ce que ses amis tentent de me tuer avec une voiture. Ensuite, ils m’ont enlevée. Quand ils ont réalisé que j’avais une fracture de la colonne cervicale, ils ont pris peur et m’ont déposée à l’hôpital. Sinon, ils m’auraient sûrement torturée.
Malko toussa : l’ammoniaque restait dans ses poumons. Surtout ne pas perdre la tête.
— Wanda, dit-il, ce qui vous est arrivé est horrible. Mais qui vous avait donné le rendez-vous avec moi ?
— Un de nos amis, dit-elle.
— Pourquoi ne lui demandez-vous pas qui l’avait envoyé ?
Elle ricana :
— Mais voyons ! Il faudrait aller à Kakowiecka pour ça. Il a été arrêté le lendemain…
Jerzy frappa dans ses mains.
— La séance du tribunal de l’armée secrète va commencer. Taisez-vous.
Devant Dieu Tout-Puissant et la Vierge Marie, Reine de la Couronne de Pologne, symbole de martyre et de salut, le tribunal de l’armée secrète du Znak, réuni en ce jour de grâce de l’année 1977, a décidé du châtiment de la trahison…
Jerzy leva la tête du papier qu’il lisait avec le ton appliqué d’un écolier et termina d’une voix qui tremblait légèrement :
— La mort.
Il y eut un silence pesant. Ils avaient arrêté la radio. S’il n’y avait pas eu l’ammoniaque et les coups, Malko aurait pu se croire en plein jeu scout. Wanda le fixait avec haine. Les autres avaient des visages graves, tendus, en dépit de leur jeunesse. Jerzy s’approcha de Malko, sa feuille à la main.
— Vous avez compris ?
— J’ai compris, dit Malko. Je vous ai dit qui j’étais. Qu’allez-vous faire ?
— La sentence va être exécutée, répondit le jeune Polonais d’une voix qui se voulait assurée. Immédiatement.
Malko se sentit envahi d’une lassitude accablante. Tout cela était idiot, irréel, incroyable.
— Je ne suis pas coupable de la mort de Maryla Nowicka, répéta-t-il. Je ne suis pas un agent du S.B., mais au contraire d’un organisme de l’Ouest…
Wanda Michnik l’interrompit d’une voix aiguë, tremblante d’émotion et d’agressivité.
— Ne le laissez pas parler. Tuez-le !
Malko se tut. On ne pouvait rien contre l’hystérie. Il pensa soudain à tous les cadavres qu’il avait vus. Dans quelques instants, il allait être comme eux, les yeux fermés, les traits reposés. Immobile à jamais. À l’approche de la mort, il se sentait soudain étrangement calme.
— Tirons au sort ! proposa Jerzy. Nous allons mettre tous nos noms dans une casserole et nous en tirerons un. C’est celui-là qui exécutera le traître. Avec le fusil.
— Très bien, approuva Wanda.
Elle s’installa à la petite table de bois et commença à écrire sur les pages arrachées à un carnet. Au fur et à mesure Jerzy prenait les pages, les pliait et les mettait dans une vieille casserole. Quand elle eut terminé, Wanda Michnik se leva et mélangea les papiers plies dans un silence de mort. Puis elle s’approcha d’un jeune barbu hirsute et lui tendit la casserole.
— Tiens, Henryk, tu es le plus jeune, tire.
Le dénommé Henryk plongea la main dans la casserole, en ressortit un papier, le déplia et annonça d’une voix blanche :
— Wanda !
Il y eut un silence pesant, rompu par Jerzy :
— Non, ce n’est pas juste, il faut retirer.
Wanda Michnik avait pâli. Elle regarda Malko puis ses amis et dit presque brutalement :
— C’est juste. C’est moi qui vais le tuer. Tout de suite. Il faut respecter le tirage au sort. Je sais me servir aussi d’un fusil.
Elle alla dans le coin où l’arme était posée, la prit et demanda à Jerzy :
— Il est chargé ?
Le jeune Polonais inclina la tête sans répondre. Wanda examina la détente, soupesa l’arme et la cala fermement contre son flanc.
— Détachez-le, dit-elle, et emmenez-le dehors.
Deux des Polonais s’approchèrent du fauteuil et commencèrent à défaire les liens de Malko, lui laissant seulement les mains entravées, puis ils le firent mettre debout. Wanda l’observait, les pupilles dilatées, les lèvres serrées, les mâchoires crispées. Personne ne disait mot.
Jerzy ouvrit la porte et y poussa Malko. Celui-ci fut suffoqué par le froid régnant à l’extérieur. Il devait faire au moins quinze degrés au-dessous de zéro… Malgré lui, il se mit à trembler de tous ses membres, sans pouvoir maîtriser son tremblement. Derrière lui, Wanda Michnik ricana d’une voix aiguë.
— Regarde, il a peur, le salaud !
— Je n’ai pas peur, j’ai froid, dit Malko. Ivre de rage.
De lui-même, il avança de quelques mètres et se retourna. Derrière lui, il n’y avait que la masse blanchâtre de la forêt enneigée et un silence absolu, minéral. Les autres lui faisaient face, sortis de la cabane, éclairés par la lampe qui brillait au-dessus de la porte. Ce devait être un rendez-vous de chasse à la belle saison. Wanda Michnik avança d’un pas. Son visage était dans l’ombre et Malko ne pouvait voir son expression.
— Récitons une prière pour lui ! cria Jerzy.
À haute voix, il commença à dire le « Notre Père » en polonais. Wanda attendait, transformée en statue. Malko avait réussi à stopper son tremblement. Lui aussi attendait, le cerveau vide, déconnecté, avec des bribes de souvenirs lui traversant l’esprit. Le visage d’Alexandra, ses yeux, son sourire, le coin de la bibliothèque où il aimait faire l’amour.
— Amen…
Ce fut si brutal qu’il n’eut pas le temps d’avoir peur. Comme un automate, Wanda leva le canon du fusil et appuya sur la détente. Instinctivement, Malko se jeta de côté, ce qui ne servait à rien à cette distance : les chevrotines allaient de toute façon lui arracher la tête.
La détonation fut assourdissante, il sentit des picotements à travers ses vêtements, vit la lueur du coup et entendit un hurlement :
— Wanda !
Meurtri par sa chute sur le sol gelé, il se releva tant bien que mal, gêné par ses mains entravées. Wanda Michnik, le fusil à bout de bras, sanglotait.
— Je n’ai pas pu, gémit-elle, je n’ai pas pu !
Encore assourdi, Malko comprit pourquoi il était encore vivant. À la dernière seconde, Wanda Michnik avait dévié le canon du fusil vers le ciel, volontairement. Les picotements qu’il avait sentis venaient de quelques plombs égarés. C’était de plus en plus dément.
Essayant de rassembler ses idées, il entendit Jerzy crier :
— Donne-moi ce fusil, je vais le faire.
Wanda ne bougea pas, ne lâcha pas le fusil. Malko avait l’impression que toute son hystérie était tombée d’un coup, comme si elle s’était libérée en tirant sur lui. Il réalisa soudain qu’il avait peut-être une chance de vivre. Dominant le tremblement causé par le froid, il s’avança vers le groupe :
— Dans tous les pays du monde, dit-il, lorsqu’on rate un condamné, il est gracié.
Silence de glace. Malheureusement, il ne pouvait voir les visages. Cela ressemblait de plus en plus à un mauvais psychodrame. Il réalisa qu’il fallait parler, parler, ne pas les laisser se reprendre.
— Je ne vous demande pas de me gracier, puisque je ne suis pas coupable, continua-t-il, mais seulement de me donner la possibilité de vous le prouver.
De nouveau, le silence et l’immobilité. Comme si tous avaient été gelés sur place. Derrière lui, un énorme paquet de neige dégringola des branches d’un arbre avec un bruit mou. Jerzy s’éclaircit la gorge et demanda d’une voix cassante :
— Que voulez-vous dire ?
— Quelqu’un possède une preuve matérielle de ce que j’avance, dit Malko. Quelqu’un en qui vous aurez confiance. Vous pouvez y aller en me gardant ici.
Re-silence. Le froid gagnait les jambes de Malko. Jerzy fit signe aux autres de se rapprocher de lui. Conciliabule à voix basse.
Puis le jeune Polonais s’approcha de Malko.
— Nous avons décidé d’examiner votre proposition, dit-il. Venez.
Malko se laissa tirer à l’intérieur de la cabane avec plaisir. Il n’en pouvait plus de froid. On le remit dans son fauteuil et on l’attacha de nouveau. Mais, à des petits riens, il se rendit compte que le cœur n’y était plus. Wanda fuyait obstinément son regard. On ne s’improvise pas tueur. Jerzy vint se planter en face de lui.
— Alors ?
Malko expliqua toute l’histoire dans un silence incrédule et concluant :
— L’un de vous peut aller voir Halina demain matin au bazar Rözyckiego. Lui demander la photo dont elle m’a parlé.
Encore le silence. Puis, Jerzy fit signe aux autres de se rassembler autour de lui. Conciliabule à voix basse. Malko n’en pouvait plus, il avait l’impression que ses poumons se desséchaient dans sa poitrine, à cause de l’ammoniaque. Il fut pris d’une nouvelle quinte de toux interrompue par Jerzy :
— Je vais y aller moi-même demain matin, annonça-t-il.
Malko ouvrit les yeux, il avait cru entendre un bruit, mais ce n’était qu’une branche qui craquait sous le poids de la neige. Il avala péniblement sa salive. Lorsqu’il s’était réveillé, après avoir somnolé toute la nuit, attaché dans le fauteuil, Wanda lui avait donné du miel pour sa gorge et lui avait fait boire du café. Ensuite, elle était partie avec Jerzy et d’autres, laissant Malko sous la garde de trois de leurs camarades.
Il était deux heures de l’après-midi, il avait faim, et ses yeux se fermaient de fatigue.
Il se sentait sale, l’esprit en désordre, et l’ammoniaque continuait à le ronger intérieurement. Il essaya de deviner ce qui avait pu se passer. Le pire étant évidemment qu’Halina ait été arrêtée. Dans ce cas, Jerzy et ses amis n’hésiteraient pas à le liquider. Ne serait-ce que pour leur propre sécurité. Mais tellement de choses avaient pu arriver. Simplement que Halina refuse de donner la photo. Ou ait peur de Jerzy…
Cyrus Miller devait se faire un sang d’encre…
Cette fois, c’était un bruit de moteur. Malko tendit l’oreille. Plus rien. Ses gardiens ne semblaient pas l’avoir entendu. Il crut avoir rêvé.
— J’ai faim, dit-il.
Les autres ne répondirent même pas. Il attendit encore quelques minutes puis répéta :
— J’ai faim.
La porte s’ouvrit sur Jerzy, engoncé dans sa canadienne, suivi de Wanda. Ils refermèrent soigneusement, le visage impénétrable, et ôtèrent leurs manteaux. Wanda semblait avoir pris dix ans, avec d’énormes cernes bleuâtres sous les yeux. Malko n’y tint plus.
— Vous l’avez vue ?
Jerzy le fixa d’un air absent.
— Oui.
Malko eut l’impression qu’on lui retirait une tonne de plomb de l’estomac… Cela faisait presque vingt-quatre heures qu’il était attaché.
— Elle vous a parlé ?
— Oui.
— Elle vous a donné la photo ? Hésitation. Jerzy baissa les yeux.
— Oui.
Chaque réponse était faite à regret. Malko enfonça le clou un peu plus :
— Elle représente bien Roman Ziolek avec les membres du comité de Lublin ?
Cette fois, Jerzy n’eut même pas le courage de répondre. Derrière lui, la pomme d’Adam de Wanda Michnik montait et descendait et ses yeux étaient pleins de larmes. Pourtant, c’est elle qui eut le courage de dire, de crier plutôt :
— Cela ne veut rien dire. Même s’il a été communiste, il a changé ! Soljénitsyne aussi a été un communiste convaincu.
— C’est vrai, reconnut Malko. Mais le K.G.B. ne protège pas Soljénitsyne. Cette photo en elle-même ne constitue pas une preuve de ce qui se passe actuellement, mais le fait que Roman Ziolek a menti. Il a toujours prétendu avoir été un adversaire des communistes. Or, il était des leurs…
Silence. Accablé. Les trois gardiens de Malko écoutaient, bouche bée. Visiblement leur culture politique était dépassée.
— Vous me détachez, dit Malko d’une voix calme. Sans y mettre aucune interrogation.
Longue, longue hésitation. Jerzy échangea un regard avec Wanda. Puis, il fit le tour du fauteuil et Malko sentit ses doigts s’affairer autour de ses liens. Il attendit d’être libre, puis se frotta longuement les poignets et caressa machinalement sa barbe pas rasée. Les cinq le contemplaient comme une bête curieuse.
— Montrez-moi cette photo ? demanda-t-il.
Jerzy tira de son portefeuille une petite photo 6x9 jaunie et écornée et la tendit à Malko sans mot dire. Celui-ci l’examina. Elle avait été prise d’assez près et on distinguait nettement les traits de sept personnes alignées en rang d’oignons. Six hommes et une femme. Il retourna la photo. Une croix avait été tracée à l’encre, en face du troisième personnage en partant de la gauche, un homme de haute taille, au visage anguleux et aux cheveux ébouriffés. Souriant.
— C’est lui ?
— C’est lui, dit Jerzy. J’ai montré cette photo à quelqu’un qui a connu ce temps-là. Il en a reconnu trois. Dont la femme.
— Qui est la femme ?
— Maryzia Rutkiewicz, dit Jerzy. Une des fondatrices du parti ouvrier polonais.
Malko fixa de nouveau la photo. C’était étonnant de penser que ce petit rectangle de papier glacé représentait un aussi lourd secret… D’un geste naturel, il mit la photo dans sa poche. Jerzy et Wanda Michnik ne bronchèrent pas. Il toussa, la trachée-artère en feu, de nouveau. Les autres s’écartèrent de lui, comme si c’était un pestiféré. Maintenant qu’il avait cette photo dans la poche, il ne tenait plus en place.
— Quand me ramenez-vous ? demanda-t-il.
— Maintenant, fit Jerzy de mauvaise grâce.
Pour la première fois depuis que Malko était à Varsovie, le ciel était bleu.
La campagne enneigée en semblait moins sinistre. La Polski doubla un énorme camion et se rabattit brutalement. Jerzy conduisait nerveusement. Malko se trouvait à l’arrière entre Wanda et un de ses gardiens. Il avait l’impression d’avoir rêvé. Dans quelques minutes, ils seraient à Varsovie. Pas un mot n’avait été échangé depuis le départ de la cabane. Il n’avait pas voulu demander ce qu’était devenue la dépouille mortelle de Maryla Nowicka. Mais il ne pouvait pas quitter Jerzy et ses amis ainsi. Il se tourna vers Wanda Michnik qui somnolait, épuisée de fatigue.
— Qu’allez-vous faire, maintenant ?
Elle sursauta, le regarda sans comprendre.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous continuez à croire en Roman Ziolek ?
— Oui.
— Malgré la photo ? insista Malko.
Cette fois, Jerzy se retourna et faillit les envoyer dans le fossé gelé.
— Écoutez, dit-il avec agacement. Nous sommes assez grands pour savoir ce que nous voulons. Peut-être que Roman a été communiste, mais il ne l’est plus. C’est ce qui nous importe. Nous allons vous laisser à Varsovie. N’essayez plus de nous contacter, c’est inutile. Dites aux gens qui travaillent avec vous que Ziolek est notre seul espoir et qu’il ne faut pas le détruire. Ce serait une mauvaise action. Pour ma part, je continue à croire qu’il est sincère. Mais je sais que vos intentions étaient bonnes, ajouta-t-il, comme à regret.
Tacitement, personne n’avait plus mentionné « l’exécution ».
Le silence retomba. Les premières usines de la banlieue nord apparurent sur la droite. Malko se sentait amer et frustré. Tant de risques pour arriver à cela… Tant que Roman Ziolek aurait des partisans aussi aveugles, ce qu’il pourrait faire ne servirait pas à grand-chose… Et il risquait de tomber de Charybde en Scylla en arrivant à Varsovie. Le S.B. ne restait sûrement pas inactif. Même si, au départ, ses premiers contacts avec Halina étaient passés inaperçus, ils allaient se demander ce qu’il faisait.
La meilleure chance de Malko était la certitude des services polonais qu’il ne pouvait quitter le pays facilement. Donc, ils pouvaient se permettre d’agir en douceur. Mais cela ne durerait pas. À un moment, ils frapperaient… La première chose était de mettre la photo en lieu sûr. D’un œil distrait, il regarda défiler la banlieue avec ses usines et ses immenses clapiers sinistres. La circulation était plus dense, beaucoup de camions.
Jerzy se retourna.
— Où voulez-vous que l’on vous dépose ?
— Dans le centre, dit Malko.
Dix minutes plus tard, la Polski s’arrêta en face de l’hôtel Europejski, dans Krakowskie Przedmiescie. Malko ouvrit la portière et descendit. Presque heureux de retrouver les grands immeubles gris, les trams rouges et la foule en chapka. Il n’eut même pas le temps de dire au revoir. Jerzy avait déjà redémarré. L’air froid le fit tousser, lui rappelant ce qu’il venait de subir.
Forçant sa fatigue, il se mit en route vers l’ambassade américaine.