Chapitre XIV

La longue jupe de velours noir s’ouvrait si haut que Malko devinait l’ombre du ventre. Anne-Liese avait mis sa tenue de combat…

Allongés l’un en face de l’autre sur un lit très bas, une boîte de caviar et une bouteille de vodka entre eux sur un plateau, ils s’observaient. La boîte de caviar et la bouteille de vodka étaient toutes deux fortement entamées. La Polonaise tendit à Malko un toast avec une montagne de caviar.

— Tenez.

Ses yeux bleus jetèrent un éclair. Il se dit soudain que les deux grands traits noirs qui soulignaient les yeux comme des balafres lui donnaient l’air d’une sorcière.

La grande glace Régence, en face du lit, leur renvoyait leurs deux images. L’appartement était meublé d’une façon bizarre ; des meubles rococo, des tapis chinois, des lampes 1900 qui diffusaient une lumière douce. Avec une chaîne hi-fi dans un coin. C’était à la fois chaud et baroque. Et sûrement bourré de micros. La grande glace collée au mur semblait aussi très suspecte à Malko. L’image de Maryla Nowicka l’obsédait. Qu’était-il advenu de la gynécologue… Quel traitement lui faisait-on subir… À chaque seconde, il s’attendait à voir deux sbires du S.B. faire irruption dans l’appartement. Anne-Liese se pencha sur lui, et demanda de sa voix posée :

— À quoi pensez-vous ?

— À vous, dit Malko.

Si Maryla avait parlé, c’était sa dernière soirée. La chaîne hi-fi égrenait les notes tristes d’une sonate. Il allongea la main, effleurant la pointe d’un sein, à travers le haut de soie fermé jusqu’au cou par au moins des dizaines de boutons serrés les uns contre les autres.

Anne-Liese eut un léger mouvement de recul.

— Attention, ma poitrine, c’est mon sexe !

Elle le fixait d’un air soudain différent. L’alcool faisait briller ses yeux et les éclaircissait.

— Ah bon, fit Malko qui accentua légèrement son contact.

Anne-Liese ne mangeait plus. Elle bougea, découvrant un morceau de cuisse supplémentaire, gainée par le collant noir.

— Quelquefois, je me caresse la poitrine pendant des heures, dit la Polonaise. C’est délicieux. Je pourrais m’évanouir de plaisir.

Si ce n’était pas une invite…

Mais le haut de soie n’était pas moins étroitement fermé par les innombrables petits boutons avec des boutonnières très serrées. Malko entreprit de les défaire en commençant par le haut. C’était exaspérant de lenteur, chaque bouton ne libérant que quelques millimètres de chair blanche. Anne-Liese l’observait d’un air ironique. Lorsqu’il eut ouvert quelques centimètres elle l’arrêta et les reboutonna avec la dextérité d’un prestidigitateur.

— Pas maintenant, dit-elle d’un ton définitif. Je t’ai dit d’être patient. Reprends un peu de caviar.

Malko lui arracha le toast des doigts, et reprit son travail de Pénélope, défaisant les boutons, un par un. Le désir avait provisoirement balayé toutes ses autres préoccupations. La vodka lui servait de tranquillisant. Il ne savait pas pourquoi le S.B. avait voulu qu’il soit là, mais autant en profiter. D’autant que, cette fois, Anne-Liese se défendait moins.

Le bout de ses doigts effleura enfin un soutien-gorge.

— Attention, dit Anne-Liese d’une voix mourante. Ma peau est tellement sensible !

De nouveau elle arrêta la main de Malko. Exaspérant. Mais, cette fois, elle l’embrassa avec violence, comme pour s’excuser. Elle sembla alors seulement s’apercevoir de son état en l’effleurant accidentellement et écarta vivement la main.

Un vrai réflexe de vierge effarouchée.

Furieux de cet affront muet, il entreprit de se déshabiller. Anne-Liese le laissa faire jusqu’à ce qu’il soit nu comme si cela ne la concernait pas, sans rien ôter elle-même, de ses escarpins rouges au bustier infernal.

— Tu as un beau corps, remarqua-t-elle.

Puis d’un geste inattendu, contrastant avec la réserve dont elle avait fait preuve jusque-là, elle se pencha sur lui et commença à lui agacer le mamelon d’un sein d’une langue habile. Doucement, sa main glissa plus bas et se referma autour de Malko. Elle se mit à le caresser avec un mouvement régulier et circulaire.

Puis, avec une lenteur exaspérante, sa bouche quitta la poitrine de Malko et descendit, suivant un itinéraire sinueux, jusqu’à son ventre. C’était une caresse tellement légère qu’il dut baisser les yeux pour s’assurer que ses lèvres avaient remplacé sa main… La bouche l’effleura puis le quitta.

Elle fixait son sexe avec une expression absente. Impossible de dire si elle était en service commandé ou si elle y prenait un plaisir réel. Excédé, Malko lui prit la nuque et abaissa la tête vers lui.

Il s’attendait à une résistance furieuse, mais docilement elle l’engloutit dans sa bouche, aussi profondément qu’elle le pouvait. En même temps, ses doigts caressaient Malko avec la légèreté d’un papillon. L’un d’eux se glissa sous lui, l’explorant, le chatouillant, l’agaçant avec une technique consommée. Puis brusquement, avec une force et une douceur incroyables, il s’enfonça en lui. Au plus intime. En même temps la bouche d’Anne-Liese menait un ballet effréné autour de la hampe qu’elle emprisonnait dans un grand bruit humide de succion.

Entre les deux sensations, Malko se sentait emporté par le plaisir à la vitesse d’un missile. Cela dura exactement dix secondes. Le doigt et la bouche se retirèrent en même temps. Anne-Liese se redressa, une expression espiègle dans ses yeux bleus.

— Voilà.

Malko retint les mots qui lui venaient à la bouche. Indignes d’un gentleman. Pris d’une brusque furie, il se rabattit sur les boutons, en défaisant cinq ou six. Anne-Liese le laissait faire, les yeux fermés, respirant rapidement.

— Attends, fit-elle soudain.

Malko patinait sur un bouton. Il y avait à peine quinze centimètres de défaits sur cinquante. Tout à coup, Anne-Liese plongea la main dans son décolleté et, mettant sa main en coupe, elle sortit une partie de son sein gauche, comme une nourrice fait pour un nouveau-né. L’aréole était très large, rosâtre, avec une pointe relativement petite.

— Lèche, doucement, dit-elle. Très doucement. Sa voix avait une autre intonation. Plus vraie. Ses yeux brillaient d’un éclat inhabituel.

Malko pencha la tête sur le bout du sein émergeant des boutons défaits, avança sa langue très doucement sur la pointe. Anne-Liese grogna.

— Doucement, je t’ai dit, doucement.

Puis elle se mit à feuler, à gémir, comme si elle jouissait, tandis que Malko promenait sa langue sur le mamelon en évitant la pointe. Il termina dessus, d’un rapide mouvement tournant, et Anne-Liese poussa un véritable hurlement. Son corps se tendit en arc de cercle, elle repoussa Malko, escamotant son sein, et demeura sur le dos, les yeux fermés, inerte, comme évanouie. Malko l’observait intrigué, toujours aussi frustré. Il avait l’impression qu’Anne-Liese venait de s’offrir sa récréation, son petit fantasme à elle, au milieu du service commandé. Ses seins se soulevaient rapidement, une veine battait sur son cou. Ce n’était pas de la comédie.

Il s’attaqua de nouveau aux boutons, mais cette fois Anne-Liese ne lui laissa même pas le temps d’en défaire un…

— Laisse-moi, fit-elle d’une voix indignée, tu ne vois pas que je me suis évanouie, c’était trop fort !

Malko éprouvait maintenant une envie féroce de voir cette poitrine étonnante, de la caresser, de la tenir entre ses mains. Il l’effleura, mais elle le repoussa.

— Non.

Elle se redressa et commença à reboutonner son haut.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Malko, suffoqué.

— Je ne veux pas que tu t’énerves pour rien, dit-elle gravement. Je n’ai pas l’intention de faire l’amour avec toi ce soir. Je trouve que je t’ai déjà donné beaucoup. Tu me brusques…

Malko demeura muet devant ce cynisme. Il commençait à comprendre comment Anne-Liese avait mené son haut fonctionnaire à la camisole de force… Elle le contemplait, sûre d’elle et inaccessible. Lorsqu’on y regardait de plus près, la lourde jupe de velours fermée par les brandebourgs et le haut hermétique formaient une cuirasse imparable. D’autant que la douce Anne-Liese avait trop de force pour se faire violer.

Voyant l’expression de Malko, de nouveau elle se pencha, l’emprisonna dans sa bouche quelques secondes et se redressa, mutine.

Malko grogna comme un fauve à qui on enlève un morceau de viande.

— Caresse-toi, suggéra suavement Anne-Liese. Je veux bien te regarder…

Il chercha son regard. Il était certain qu’à cette seconde elle ne travaillait pas pour le S.B. Sans la lâcher des yeux, il fit ce qu’elle lui demandait. Les prunelles grises s’agrandirent légèrement, seul signe d’intérêt. Le buste très droit, à son habitude, une main posée sur la cuisse de Malko, Anne-Liese regardait le membre offert. Suivant la montée du désir. Elle devait posséder un sixième sens ou une très grande habitude des hommes. Au moment où Malko sentait qu’il allait atteindre l’orgasme, la main d’Anne-Liese écarta la sienne.

En quelques secondes, avec les mouvements lents et tournants d’une cuisinière consciencieuse préparant une crème fouettée, elle l’amena à l’orgasme. Elle le regarda jaillir avec la même impassibilité, poussa un petit soupir et annonça :

— Il va falloir que je me couche, je commence à avoir sommeil.

À la lueur qui brillait dans ses yeux, Malko put quand même se rendre compte que le spectacle ne l’avait pas laissée indifférente. Anne-Liese possédait un contrôle total sur elle-même. Bien que physiquement apaisé, il se sentait toujours aussi frustré. Du beau travail.

Rien ne s’était passé de fâcheux. Donc, ce n’était encore que de la préparation. Le S.B. désirait qu’il revienne dans cette tanière de velours. Il commençait tout doucement à comprendre le jeu subtil d’Anne-Liese. Il lui manquait encore un petit élément. Tout en se rhabillant, il demanda d’un ton enjoué :

— Alors, quand ferons-nous l’amour ?

Anne-Liese croqua un marron glacé avant de lui répondre :

— Je ne sais pas. Quand j’en aurai très envie. Le jour où je t’attendrai avec une bouteille de Dom Pérignon, tu sauras…

Il était prêt. Soudain, il réalisa qu’il était deux heures du matin. Il ne trouverait jamais de taxi.

— Attends, je vais t’appeler un radio-taxi, dit Anne-Liese.

Elle décrocha le téléphone, composa un numéro et obtint immédiatement une voiture.

— Il sera là dans trois minutes, dit-elle. Veux-tu que nous dînions ensemble demain ?

— Je verrai, dit Malko, prudent. De toute façon, je vais chercher le caviar. Pour être prêt à tout…

Elle l’embrassa tendrement et le regarda descendre l’escalier du pas de la porte.


* * *

Malko sortit du taxi et plongea dans la foule toujours aussi silencieuse et compacte du bazar Rözyckiego. Il avançait lentement vers le stand du caviar, au milieu d’un océan de chapkas. Il avait cessé de neiger et la température s’était encore abaissée. Soudain, les battements de son cœur s’accélérèrent en arrivant en vue du stand 37. À la place de la commère mafflue, se tenait une femme mince, vêtue d’un pantalon gris et d’un chandail noir. Très brune, les cheveux séparés par une raie au milieu, avec de hautes pommettes très saillantes, des yeux en amande, une grande bouche bien dessinée.

Elle avait dû être remarquablement belle.

Une femme de quarante-cinq ans environ. Malko s’approcha et dit en anglais :

— Je viens chercher mon caviar. Je l’ai commandé hier.

La jeune femme le regarda, interloquée : il réalisa soudain qu’elle ne parlait pas anglais. Il répéta la même phrase en allemand. Cette fois, son interlocutrice répondit à Malko dans la même langue.

— Ah oui, mon amie m’a prévenue. Mais je ne l’ai pas ici. Il faut que j’aille le chercher. Pouvez-vous attendre ? Où est-ce que je peux le porter à votre hôtel ?

— Oui, au Victoria, dit Malko. Vous pourriez y venir ? Seuls des rides très fines autour des yeux et un cou un peu fripé révélaient l’âge de son interlocutrice. Ses yeux marron, son nez droit, son menton volontaire irradiaient l’équilibre. Elle n’avait pas beaucoup de poitrine, mais un corps mince et sportif. Malko l’imagina avec trente ans de moins. Une véritable beauté… Il était certain à 99 % de se trouver devant la mystérieuse Halina, la maîtresse de Roman Ziolek. Elle le fixait, intriguée par l’insistance avec laquelle il la regardait.

— Certainement, dit-elle, dans une heure. C’est plus agréable pour vous que de rester dans le froid. Vous en avez commandé deux kilos ?

— En boîtes de cinq cents grammes, précisa Malko.

Il tendit trois billets de 50 dollars qu’elle prit avec réticence.

— Cela vous ennuie si je vous rends la monnaie en zlotys ?

— Pas du tout, dit-il. À propos, vous ne vous appelez pas Halina ?

Une lueur de surprise passa dans les yeux marron. Elle sourit.

— Oui. Comment savez-vous…

— Je connais Maryla Nowicka, dit Malko.

La lueur dans les yeux marron s’éteignit, comme gelée. La jeune femme replia lentement les billets, comme si ses doigts lui refusaient tout service.

— Elle a été arrêtée, dit-elle à voix basse.

— Oui, dit Malko. Je le savais.

Halina le scrutait anxieusement. Il sentait qu’elle mourait d’envie de lui poser des questions, de savoir qui il était.

— Je suis un ami, se hâta de dire Malko. J’essayais d’aider Maryla Nowicka. Je connais aussi Wanda Michnik…

Avant tout, lui donner confiance. Mais la foule autour d’eux devait être truffée d’agents du S.B. Il ne pouvait rester longtemps.

— Je vous attends à midi dans le hall du Victoria, finit par dire Malko.

Il s’éloigna. Quelques mètres plus loin, il se retourna : Halina le fixait toujours. Il se força à ne pas revenir sur ses pas. Il lui laissait le temps de se ressaisir, mais c’était un risque indispensable. Le taxi l’attendait. Il lui demanda de le conduire au Muséum Narodowe[39]. Autant embrouiller les pistes…


* * *

Essayant de calmer les battements de son cœur, Malko guettait le portier en marron qui ouvrait la porte du Victoria. Midi et demi. Trente minutes de retard. Maintenant il se maudissait de ne pas avoir insisté tout de suite. Si dans une heure Halina n’était pas là, il retournerait au bazar Rözyckiego. Soudain, son angoisse disparut d’un coup. Halina venait de franchir la porte d’un pas pressé. En dépit du manteau de fourrure, de la chapka et des bottes, elle était superbe, le visage rosi par le froid. Elle s’approcha de Malko, s’excusa avec un sourire et sortit un paquet de son sac :

— Le bus était très en retard. Voilà. Malko prit le caviar.

— Je vais le mettre tout de suite au frais, dit-il. Vous m’attendez ?

Elle eut un imperceptible mouvement de recul.

— Mais je… Il faut que je retourne au bazar. Malko plongea ses yeux dorés dans les siens.

— Je voudrais déjeuner avec vous, dit-il. J’ai des choses à vous dire.

Une surprise anxieuse assombrit le regard d’Halina.

— Je ne comprends pas, dit-elle d’une voix hésitante, vous ne me connaissez pas. Que voulez-vous de moi ?

Malko sentit qu’elle allait lui échapper, qu’il ne la reverrait peut-être jamais.

— Vous parler, dit-il, de l’époque lointaine où vous étiez l’amie de Roman Ziolek.

Elle réagit comme si on l’avait giflée. Son visage pâlit, ses pupilles se dilatèrent, sa mâchoire tomba imperceptiblement. Elle s’assit comme une automate, regarda autour d’elle, comme si on avait pu entendre ce qu’avait dit Malko. Le hall grouillait de monde, de va-et-vient, de touristes.

— Mais comment savez-vous ? Qui vous a dit ?

Maintenant, elle regardait Malko avec terreur.

— Maryla Nowicka, dit-il. Avant d’être arrêtée. Mais c’est une longue histoire. Avant tout, je voudrais vous poser une question. Beaucoup de gens connaissent-ils votre existence et vos liens avec Roman Ziolek ?

Elle secoua la tête lentement.

— Quelques rares personnes dont je suis sûre. On me croit morte.

Donc le S.B. pouvait croire que Halina n’était pas l’objectif…

Malko se leva.

— Venez, je vous emmène déjeuner.

Le premier étage du Bazyliszek était plein à craquer. Surtout de touristes. C’était un des rares restaurants de Varsovie où on pouvait manger décemment. Le bas était une sorte de snack-bar plus populaire. Malko leva son verre de bière :

— À vos souvenirs, Halina ! Je ne sais même pas votre nom.

Halina semblait gênée par le luxe relatif qui les entourait. Les serveuses en costume folklorique, les boiseries, les maîtres d’hôtel en smoking. Le Bazyliszek, comme les charcuteries et les boulangeries, n’était pas nationalisé et marchait beaucoup mieux que la plupart des autres restaurants.

— Mon nom, dit Halina d’un air absent. Lequel ?

— Celui que vous portez maintenant.

— Rodowisz.

Elle plongea le nez dans son anguille fumée, intimidée.

— Vous savez que vous êtes très belle, dit Malko.

Elle eut un pâle sourire.

— Mais je suis une vieille dame, j’ai plus de cinquante ans.

Elle s’interrompit brusquement et trempa les lèvres dans son verre d’Ekri Bikaver, un vin rouge hongrois, très fort.

— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ? Vous me faites peur.

Brusquement Malko sentit qu’elle avait envie de parler. Besoin, même après un aussi long silence.

— C’est vrai que vous avez très bien connu Roman Ziolek ?

Elle répondit dans un souffle :

— Oui.

— Pourquoi n’avez-vous jamais cherché à le revoir ? Vous étiez très amoureuse de lui ?

Sournoisement, il remplit son verre. Lui se contentait de sa bière. Une beck’s. Pour garder la tête froide. On aurait dit deux amoureux en train d’échanger des serments. Halina Rodowisz resta un long moment le regard absent.

— Pourquoi toutes ces questions ? demanda-t-elle.

— Parce que la vie de beaucoup de gens dépend de vos réponses, dit Malko. Moi-même je risque la mienne en venant vous chercher à Varsovie. Il faut que vous m’aidiez. Que vous les aidiez.

Nouveau silence. Le garçon emporta l’anguille fumée à peine entamée. Halina se pencha au-dessus de la table et dit d’une voix contenue :

— Vous savez pourquoi je n’ai jamais cherché à le revoir ? Parce que je suis la seule qui connaisse la vérité sur Roman et sur certains événements.

— Comment n’a-t-il pu vous retrouver ?

— Oh, c’est une longue histoire, dit Halina.

Malko était sur des charbons ardents. Enfin, il tenait son témoin. Une femme équilibrée, digne de foi.

— Dites-la-moi.

Halina sembla se débloquer d’un coup. Elle attendit que le garçon apporte une sorte d’escalope panée pour dire :

— C’était en 1944. En octobre. La fin de la Résistance, de l’Insurrection de Varsovie… Roman dirigeait un groupe de combat au central téléphonique de la rue Zielna. J’étais avec lui nuit et jour. Le 3 octobre, on a signé un cessez-le-feu avec les troupes allemandes. Condition : évacuer Varsovie. Nous, nous sommes restés. Une demi-douzaine. Nous nous sommes cachés dans la crypte de l’église Saint-Michel… Ensuite nous sommes partis vers le nord de la ville. Tout était en ruine. Nous avons échoué rue Twarda. Sept d’entre nous. Les Allemands fouillaient partout, tuant tous ceux qui vivaient encore. C’était très dur de se nourrir.

— Nous manquions de tout : armes, munitions, vivres, médicaments. Un de nos amis était grièvement blessé. Roman a dit qu’il allait tenter de franchir la Vistule pour rejoindre les lignes russes et ramener de l’aide. Il est parti une nuit… (Elle se tut.) C’est la dernière fois que nous nous sommes vus. Il est parti et pendant des mois je n’ai pas su s’il était vivant ou mort.

— Et vous ? demanda Malko.

— Moi… (Elle eut un sourire triste.) Je suis restée avec les autres. Dans notre trou, essayant de survivre. Les rafles étaient de plus en plus fréquentes. Il ne restait que quelques dizaines de résistants dans tout Varsovie. Nous vivions avec un verre d’eau et trois biscuits par jour. Notre ami blessé est mort. Nous étions désespérés. Nous avons recueilli un isolé, un combattant de l’A.K.

— Trois jours plus tard, il s’est passé une chose incroyable. En cherchant de la nourriture, nous sommes tombés sur des survivants de l’organisation de résistance juive du ghetto, la Z.O.B.[40] Cinq jeunes gens qui tenaient depuis deux mois et demi. Ils avaient beaucoup d’armes et surtout de la nourriture dans un dépôt souterrain… Mais il leur manquait une chose.

— Quoi donc ? demanda Malko.

C’était incroyable de revivre ces faits presque à l’endroit où ils s’étaient déroulés, trente-quatre ans plus tôt.

— Une femme, dit Halina Rodowisz. J’étais la seule femme dans tout Varsovie… Ils n’en avaient pas vu depuis deux mois.

— Ils vous ont violée ?

— Non. Ils m’ont échangée à mon groupe. Contre cinq gros pains de quatre kilos.

Incroyable. Elle sourit, devant l’air stupéfait de Malko.

— Vous savez, c’était un autre monde, alors. J’étais consentante, je me suis dit que j’allais manger et peut-être survivre parce qu’ils étaient décidés et bien armés… Cela m’a sauvé la vie. Le lendemain, les Allemands ont repéré le groupe auquel j’avais appartenu. Ils les ont cernés, et tués à la grenade dans la cave où ils se terraient. Ensuite, ils ont sorti les corps dans la rue et les ont arrosés au lance-flammes. Quelqu’un qui avait pu pénétrer dans Varsovie a vu les cinq cadavres avec des pieux plantés dans le ventre, les dénonçant comme pillards…

— C’est ainsi que l’on m’a crue morte. Car on ignorait que nous avions recueilli quelqu’un. Mes amis juifs ont fui l’avance de l’Armée Rouge et m’ont emmenée dans l’ouest du pays. Ils m’ont donné de faux papiers. Je me suis réfugiée chez des amis, à Poznan… Je ne suis rentrée à Varsovie que deux ans plus tard. Avec une fausse carte d’identité que m’avaient donnée mes amis juifs. Je l’ai toujours gardée. Tous mes parents avaient été tués par les Allemands. J’étais seule au monde. Je me suis mariée sous ce nom. Puis mon mari est mort.

Incroyable histoire. Mais Malko était resté sur sa faim.

— Je me souviens, dit Halina Rodowisz. Le grand christ en pierre de l’église de la Sainte-Croix gisait au milieu de Krakowskie Predmiescie. Dynamité par les SS.

— Et Roman Ziolek, demanda Malko. Quelle est son histoire ?

Halina Rodowisz le fixa de ses grands yeux marron un peu tristes.

— Vous voulez vraiment le savoir ? Vous serez en danger de mort si on apprend que je vous ai parlé. Et moi aussi…

— Moi, c’est mon métier, dit Malko. Vous êtes seule juge en ce qui vous concerne.

Halina Rodowisz vida son verre.

— Oh, je suis une vieille femme. Peut-être que Roman se souvient encore de moi. Peut-être qu’il ne me laissera pas tuer.

— Vous l’avez beaucoup aimé ?

Elle attendit que le garçon se soit éloigné pour répondre simplement :

— J’étais folle de lui. Cela a commencé en 1941. Je venais d’avoir quinze ans. Mes parents avaient une pharmacie. Un soldat allemand a été tué devant. Les SS sont venus et ont pendu ma mère et mon père. Sous mes yeux. J’ai été recueillie par des amis. On m’a présentée à des résistants, parce que je grillais de venger mes parents. Parmi eux, il y avait Roman. Étudiant en architecture. Très beau. Je suis tombée tout de suite amoureuse de lui. C’était le premier homme que j’ai connu. (Elle rit.) Je me souviens, il a organisé une soirée pour moi. Il avait acheté une bouteille de tokay au marché noir. On lui avait refilé du détergent. Je me suis étranglée et j’ai eu mal à la gorge pendant une semaine.

— Il était amoureux, lui aussi ? Halina inclina la tête.

— Oui. Très. Il menait une vie dangereuse. Un jour j’ai trouvé des papiers chez lui qu’il fallait cacher à cause d’une perquisition et il a été obligé de me dire la vérité. Officiellement, il faisait partie de l’A.K., l’Armia Krajowa, l’armée de l’intérieur sous les ordres du gouvernement polonais de Londres. En réalité, c’était un communiste convaincu. Il n’avait pas été fait prisonnier par les Allemands comme il le prétendait, mais arrivait de Russie. Là-bas, il avait passé plusieurs mois dans l’école spéciale du Parti, à Pouchkino, près de Moscou. Les Russes l’avaient ensuite parachuté dans les environs de Varsovie en décembre 1941. Afin d’aider à la formation du parti communiste polonais…

— Vous n’avez rien dit ? Elle secoua la tête.

— Non. J’étais trop amoureuse de lui. Et puis, je ne voyais pas bien la différence entre les communistes et les autres. Les seuls vrais ennemis, c’étaient les Allemands. Or, Roman luttait contre les Allemands.

— C’est tout ? Elle baissa la tête.

— Non. Un jour, j’ai surpris Roman en train de dresser la liste de la plupart des chefs de l’A.K. Il m’a dit que c’était pour des décorations. Quelques jours plus tard, nous avons appris que la Gestapo avait la liste.

— Vous n’avez encore rien dit ? Halina secoua la tête.

— Non. Je sais que j’aurais dû le dénoncer. Mais je ne pouvais pas. J’étais amoureuse de lui. Ils l’auraient tué. J’avais honte, mais je me suis tue. Ensuite, on a oublié l’histoire de la liste. Je devinais qu’il avait fait cela pour plaire aux communistes. Il risquait sa vie.

— Ensuite, il ne m’a plus parlé des communistes. Moi, je savais qu’il avait des contacts avec le comité de Lublin. Il a fait un voyage secret en 1944, à Lublin, chez le Comité de libération soutenu par l’Armée Rouge. Puis il y a eu l’Insurrection et ce que je vous ai raconté…

Elle se tut. Malko était perplexe. Comment une telle histoire avait-elle pu rester inconnue tant de temps ? Halina Rodowisz sourit avec tristesse.

— Pourquoi n’avez-vous parlé à personne depuis ? de-manda-t-il.

— Vous me prenez pour une mythomane ? Mais j’ai des photos. Je pourrais vous les montrer. Je n’ai jamais rien dit parce que j’avais un fils. Je ne voulais pas qu’il puisse lui arriver quelque chose. Mais il a été tué dans un accident d’avion l’année dernière.

— Je suis désolé, dit Malko.

Ils demeurèrent silencieux devant leurs ice-creams apportés d’office. Malko demanda des fruits. Le garçon secoua la tête, l’air désolé.

— Nie ma[41].

Une question brûlait les lèvres de Malko. Difficile à poser.

— Vous avez des photos de cette époque, dites-vous ? Elle hocha la tête et dit rêveusement :

— Oui. Lui et moi. Et puis une autre avec tous ceux du comité de Lublin. Prise en 1944.

Malko la regarda ébahi.

— Comment vous l’êtes-vous procurée ?

Halina baissa la tête, comme une enfant prise en faute.

— Je l’ai volée dans ses affaires avant qu’il ne les brûle, dit-elle simplement. Je ne savais pas qui était avec lui sur la photo. Je voulais un souvenir. Il ne l’a jamais su.

— Vous l’avez chez vous ?

— Oui.

Sans qu’il sache pourquoi, Malko leva les yeux vers l’escalier. Il eut l’impression que son cœur s’arrêtait. Un homme achevait de le monter. Celui qu’il avait aperçu derrière la vitrine de la Wyniarna Fukierowska, lorsqu’il se trouvait avec la gynécologue.

Le piège venait de se refermer.

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