CATELYN

Huit jours après le départ de Ned et des filles, mestre Luwin vint la rejoindre un soir au chevet de Bran. Il portait une lampe et de lourds registres. « Nous avons déjà trop tardé à vérifier les comptes, madame, dit-il. Sans doute vous plaira-t-il de savoir ce que nous coûte la visite royale. »

Elle regarda Bran sur son lit de douleurs et repoussa les cheveux qui lui couvraient le front. Ils étaient très longs, maintenant. Elle devrait les lui couper bientôt. « Je n’ai que faire d’examiner le comptes, mestre Luwin, dit-elle enfin, sans lâcher son fils des yeux. Je sais ce que nous coûte la visite royale. Emportez vos livres.

— Madame…, les gens du roi avaient un appétit d’ogres. Il convient de réapprovisionner nos magasins avant…

— J’ai dit, coupa-t-elle, emportez vos livres. L’intendant saura pourvoir à nos besoins.

— Nous n’avons plus d’intendant », lui rappela-t-il. Aussi opiniâtre qu’un vieux raton, pensa-t-elle. « Poole est parti pour le sud organiser la maisonnée de lord Eddard à Port-Réal. »

Elle opina d’un air absent. « Oui oui. Je sais bien. » Bran était si pâle. Ne pourrait-on déplacer son lit jusque sous la fenêtre ? Il y jouirait du soleil, le matin.

Mestre Luwin installa la lampe dans une niche, à côté de la porte, en tripota la mèche. « Maintes nominations requièrent d’urgence votre attention, madame. En plus de l’intendant, nous devons remplacer Jory comme capitaine des gardes, trouver un nouveau maître d’écurie… »

Elle parut chercher des yeux quelque chose à mordre et le découvrit enfin. « Un maître d’écurie ? dit-elle d’une voix cinglante comme un fouet.

— Oui, madame, bafouilla le mestre. Comme Hullen est parti pour le sud avec lord…

— Mon fils est rompu, Luwin, il se meurt, et vous souhaiteriez me voir débattre d’un nouveau maître d’écurie ? Croyez-vous que je me soucie de ce qui se passe dans les écuries ? Croyez-vous que cela m’importe le moins du monde ? Je saignerais avec joie de mes propres mains chaque cheval de Winterfell, si Bran pouvait en rouvrir les yeux ! Comprenez-vous cela ? Le concevez -vous ? »

Il s’inclina. « Oui, madame, mais les nominations…

— Je me chargerai des nominations », dit Robb.

Sans que Catelyn l’eût entendu entrer, il se tenait là, dans l’embrasure de la porte, les yeux sur elle. Soudain rouge de confusion, elle se rendit compte qu’elle avait hurlé. Que lui arrivait-il ? L’épuisement. Et ces migraines incessantes.

Le regard de mestre Luwin se reporta de la mère sur le fils. « J’ai préparé une liste de remplaçants éventuels », dit-il en tirant de sa manche un papier qu’il tendit à celui-ci.

Pendant que Robb examinait les noms, elle vit qu’il venait du dehors. Le froid l’avait empourpré, le vent rendu hirsute. « Bons candidats, dit-il en rendant le document. Nous en parlerons demain.

— Comme il vous plaira, messire. » Le papier redisparut dans la manche.

« Laissez-nous, maintenant », dit Robb. Après que mestre Luwin se fut retiré sur une révérence, il ferma la porte et se tourna vers Catelyn. Il portait une épée. « Que faites-vous, Mère ? »

Elle avait toujours pensé qu’il lui ressemblait. Il avait, à l’instar de Bran, de Rickon, de Sansa, le teint des Tully, leurs cheveux auburn, leurs yeux bleus. Et voilà que, pour la première fois, elle lui trouvait quelque chose de Ned, un rien d’âpre et d’austère comme le nord.

« Ce que je fais ? reprit-elle en écho, suffoquée. Comment peux-tu poser une question pareille ? Tu te figures que je fais quoi ? Je soigne ton frère. Je soigne Bran.

— Faut-il le prendre au pied de la lettre ? Vous n’avez pas quitté cette pièce depuis l’accident de Bran. Vous n’êtes même pas venue à a poterne lorsque Père et les filles sont parties.

— Je leur ai fait mes adieux ici, et j’ai assisté à leur départ depuis la fenêtre. » Elle avait conjuré Ned de ne pas partir, pas maintenant, pas après ce qui s’était passé ; tout était changé, désormais, ne le voyait-il pas? En vain. Il n’avait pas le choix, disait-il. Comme si partir n’était pas choisir… « Je ne puis laisser Bran. Pas même un instant. Pas quand chaque instant peut être le dernier. Il me faut être avec lui, si… si… » Elle prit la main molle du petit, l’emprisonna dans les siennes. Tout frêle et transparent qu’il était, sans plus de force, Catelyn percevait encore, à travers la peau, la chaleur de la vie.

« Il ne mourra pas, Mère, dit Robb d’une voix radoucie. Mestre Luwin assure que le pire est passé.

— Et si mestre Luwin se trompe ? Et si Bran a besoin de moi, et que je ne sois pas là ?

— Rickon a besoin de vous, répliqua-t-il d’un ton coupant. Il n’a que trois ans, il ne comprend pas ce qui lui arrive. Persuadé que tout le monde l’abandonne, il me suit sans cesse et partout, se cramponne à ma jambe en pleurant. Je ne sais par quel bout le prendre. » Pendant un moment, il se mâchonna la lèvre inférieure ainsi qu’il l’avait fait, enfant. « J’ai aussi besoin de vous, moi, Mère. J’ai beau essayer, je ne puis…, je ne puis me débrouiller tout seul. » A l’émotion qui lui brisa soudain la voix, Catelyn se souvint qu’il avait seulement quatorze ans. Elle eut envie de se lever pour aller vers lui, mais la main de Bran dans les siennes l’empêcha d’en rien faire.

Dehors, un loup se mit à hurler et Catelyn, une seconde, à trembler.

« Celui de Bran. » Robb ouvrit la fenêtre et laissa l’air de la nuit combattre l’atmosphère confinée de la tour. Le hurlement s’amplifia. On y percevait le froid, la solitude, la nostalgie, le désespoir.

« S’il te plaît, dit-elle, Bran a besoin de rester au chaud.

— Il a besoin de les entendre chanter. » Quelque part, au fin fond de Winterfell, un deuxième loup fit chorus avec le premier. Puis, plus près, un troisième. « Broussaille et Vent Gris, dit Robb, tandis que leurs voix s’élevaient et retombaient de concert. On les distingue, à condition d’écouter attentivement. »

Catelyn grelottait. Par la faute du chagrin, du froid, du hurlement des loups-garous. Nuit après nuit, le hurlement et le vent froid et le désert gris du château, tout cela perdurait, immuable, alors que son Bran gisait là, brisé, Bran, le plus doux de ses enfants, le plus charmant, Bran qui aimait rire et grimper et qui rêvait de chevalerie, terminé, cela, jamais plus elle n’entendrait retentir son rire. Secouée de sanglots, elle libéra la main de Bran et se boucha les oreilles contre ces effroyables hurlements. « Fais-les taire ! cria-t-elle, je ne puis le supporter, fais-les taire, fais-les taire, tue-les, s’il le faut, mais fais-les taire ! »

Elle ne se souvenait pas d’être tombée. Et pourtant, elle se trouvait à terre, et Robb était en train de la relever, la soutenait de ses bras puissants. « N’ayez pas peur, Mère. Ils ne sauraient lui vouloir de mal. Jamais. » Il l’aida à gagner son petit lit, dans un coin de l’infirmerie. « Fermez les paupières, dit-il gentiment. Reposez-vous. Mestre Luwin prétend que vous avez à peine dormi, depuis la chute de Bran.

— Je ne peux pas. » Elle pleurait. « Les dieux me pardonnent, Robb, je ne peux pas, et s’il meurt, pendant que je suis assoupie, et s’il meurt, et s’il meurt… » Les loups hurlaient toujours. Elle se couvrit à nouveau les oreilles et cria : « Oh, bons dieux ! ferme la fenêtre !

— Si vous me jurez de dormir. » Il s’approcha de la fenêtre mais, comme il allait repousser les battants, de nouvelles voix se joignirent au hurlement funèbre des loups-garous. « Les chiens, dit-il, prêtant l’oreille. Ils se sont tous mis à aboyer. Ils ne l’avaient jamais fait auparavant… » Elle entendit sa respiration s’étrangler et, levant les yeux, fut frappée de sa pâleur. « Le feu, murmura-t-il.

Le feu, pensa-t-elle puis, Bran ! « Aide-moi, dit-elle d’un ton pressant tout en s’asseyant. Aide-moi pour Bran. »

Il parut ne pas entendre. « C’est à la tour de la bibliothèque. »

Par la fenêtre ouverte, Catelyn distinguait désormais le vacillement rougeâtre des flammes. Elle retomba, soulagée. Bran était sauvé. La bibliothèque se trouvant au-delà de la courtine, l’incendie ne les atteindrait jamais ici. « Loués soient les dieux », chuchota-t-elle.

Etait-elle devenue folle ? « Restez ici, Mère. Je reviendrai dès qu’on aura éteint le feu », dit-il avant de se ruer dehors. Elle l’entendit jeter des ordres aux gardes puis dégringoler l’escalier quatre à quatre avec eux.

De la cour montaient parmi les appels : « Au feu ! », les cris, le tapage de galopades et des hennissements de terreur, l’aboiement forcené des chiens du château, mais le hurlement s’était tu. Elle tendit l’oreille. Oui, les loups se taisaient enfin.

Alors, tout en adressant des actions de grâces muettes aux sept faces du dieu, elle se rapprocha de la fenêtre. Derrière la prévôté, de longues flammes échappées de la bibliothèque léchaient les pierres de la tour, et des tourbillons de fumée noircissaient le ciel. Un instant, la pensée des livres accumulés là siècle après siècle par les Stark lui serra le cœur, puis elle ferma la fenêtre.

Un homme se trouvait dans la pièce, lorsqu’elle se retourna.

« Vous d’viez pas êt’ ici, souffla-t-il d’un ton aigre, y d’vait y avoir personne, ici. »

Petit, sale et vêtu de brun crasseux, il puait le cheval. Catelyn connaissait chacun des palefreniers. Il n’était pas l’un d’eux. Les cheveux filasse qui pendouillaient sur ses yeux pâles et profondément enfoncés dans sa face osseuse lui donnaient un aspect sinistre, et il étreignait un poignard.

Catelyn jeta les yeux sur l’arme puis sur Bran. « Non ! » s’insurgea-t-elle, mais sa voix s’étrangla sur un murmure imperceptible.

Il avait dû entendre, néanmoins, car il répliqua : « C’ lui faire grâce. L’est d’jà mort.

— Non ! » dit-elle, cette fois plus fort. La voix lui revenait. « Non. vous ne pouvez pas ! » Elle recula vers la fenêtre, dans l’espoir d’appeler à l’aide, mais l’individu réagit plus vite que prévu en lui jetant un bras autour de la nuque et, la bâillonnant d’une main, lui renversait la tête, tandis que, de l’autre, armée du poignard, il cherchait sa gorge. Il répandait une odeur infecte.

Des deux mains, elle empoigna la lame de toutes ses forces pour la repousser et, malgré les jurons haletés contre son oreille, malgré ses doigts ensanglantés, elle luttait farouchement. Sur sa bouche, l’étau se resserra pour mieux l’asphyxier. Tout en se démenant pour la libérer, Catelyn tentait de saisir la chair entre ses dents. Lorsqu’elle les y planta enfin, sauvagement, le grognement de l’agresseur lui donna l’énergie de mordre plus avant, de si bien déchiqueter la paume que l’individu lâcha soudain prise. Ecœurée par le goût du sang, Catelyn prit son souffle, poussa un cri. L’homme la prit par les cheveux et l’écarta d’un mouvement si brusque qu’elle trébucha, tomba. Hors d’haleine et tremblant de tous ses membres, il se dressait au-dessus d’elle et, les doigts toujours crispés autour du manche du poignard maculé de sang, répétait bêtement : « Vous d’viez pas êt’ ici. »

Derrière lui, Catelyn entr’aperçut l’ombre qui se faufilait par la porte entrebâillée. Elle crut discerner comme un grognement vague, la silhouette infime d’un grondement, tout au plus le murmure d’une menace, mais l’assassin dut le percevoir aussi, parce qu’il esquissait le geste de se retourner quand le loup lui bondit à la gorge, le renversant à demi sur Catelyn. L’homme eut à peine le temps de pousser un cri strident. Déjà le loup, d’un brusque mouvement de tête, lui arrachait la moitié du gosier.

Et une pluie chaude éclaboussa la figure de Catelyn.

Les babines dégoutantes de sang, le loup la regardait d’un regard qui, dans la pénombre, se moirait d’or. Le loup de Bran… Bel et bien lui. « Merci », murmura-t-elle tout bas. Elle leva une main tremblante. Le loup s’approcha, lui flaira les doigts puis, de sa langue chaude et un rien râpeuse, en lécha les plaies. Cela fait, il se détourna et, d’un bond, s’en fut se coucher aux côtés de Bran, tandis qu’un rire hystérique faisait se tordre Catelyn.

C’est en cet état que la découvrirent Robb et mestre Luwin lorsqu’ils firent irruption dans la pièce avec la moitié des gardes de Winterfell. On attendit que son hilarité se fut un peu apaisée pour l’envelopper dans des couvertures et la reconduire à ses propres appartements. Alors, Vieille Nan la dévêtit, lui fit prendre un bain bouillant, nettoya ses blessures, et mestre Luwin vint les panser. Elle avait les doigts tailladés presque jusqu’à l’os, le cuir chevelu entamé. Et comme elle commençait à souffrir vraiment, il lui administra du lait de pavot pour l’aider à dormir.

En rouvrant les yeux, elle apprit qu’elle avait dormi quatre jours d’affilée. Encore tout engourdie, elle se mit sur son séant. Elle avait l’impression que, depuis la chute de Bran, sa vie n’avait été qu’un cauchemar, un cauchemar atroce de chagrin, de sang, mais ses douleurs aux mains lui confirmaient trop qu’elle n’avait pas rêvé. Toutefois, si elle se sentait toute molle et la tête vide, une étrange résolution l’habitait désormais ; il lui semblait être délestée d’un énorme poids.

« Apportez-moi du miel et du pain, dit-elle à ses servantes, et mandez à mestre Luwin qu’il faut changer mes pansements. »

A la stupeur qui accueillit d’abord ses ordres, elle se rendit soudain compte de son attitude antérieure et rougit d’avoir ainsi pu délaisser ses enfants, son mari, sa maison. Cela ne se reproduirait ras. Elle montrerait dorénavant à ces gens du nord de quoi était capable une Tully de Vivesaigues.

Robb vint la voir avant qu’elle ne se fut restaurée. Sanglé d’une cotte de mailles, vêtu de cuir bouilli et ceint d’une épée, il était escorté de ser Rodrik, de Theon Greyjoy et d’un homme imposant par sa musculature et sa barbe brune, Hallis Mollen, qu’il lui présenta comme le nouveau capitaine des gardes.

« A-t-on identifié mon agresseur ? demanda-t-elle.

— Personne ne connaît son nom, répondit Mollen. Il n’était pas de Winterfell, m’dame, mais des témoins l’ont vu rôder ces dernières semaines dans le château.

— Alors, il appartenait à la suite du roi, conclut-elle, ou à celle des Lannister. Il a dû rester à la traîne après leur départ.

— Il se peut. Mais il y avait ici trop d’étrangers, ces derniers temps, pour qu’il soit possible de déterminer qui l’appointait.

— Il se cachait dans les écuries, intervint Greyjoy. L’odeur le prouvait assez…

— Et comment, dans ce cas, ne s’est-il pas fait repérer ? répliqua-t-elle avec âpreté.

— C’est qu’entre les chevaux qu’a emmenés lord Eddard, bredouilla Mollen, et ceux que nous avons envoyés à la Garde de Nuit, nombre de stalles se retrouvaient vacantes. Se cacher des palefreniers devenait un jeu d’enfant. Hodor l’a peut-être vu, certains ont trouvé son comportement bizarre, mais comme il est simple d’esprit… » Un branlement de tête compléta sa phrase.

« Nous avons découvert l’endroit où il couchait, précisa Robb. Il avait enfoui sous la paille une bourse de cuir qui contenait quatre-vingt-dix cerfs d’or.

— Je suis heureuse d’apprendre qu’on payait correctement la vie de mon fils, dit-elle amèrement.

— Sauf votre respect, m’dame, repartit Mollen d’un air ahuri, vous…, vous voulez dire qu’il venait tuer le petit ?

— C’est délirant ! s’écria Greyjoy, sceptique.

— Il venait pour Bran, martela-t-elle. Il n’a cessé de bafouiller que je n’aurais pas dû me trouver là. En mettant le feu à la bibliothèque, il comptait que je me précipiterais pour l’éteindre en emmenant les gardes. Sans le chagrin qui me rendait à demi folle, son plan marchait.

— Mais qui pourrait désirer la mort de Bran, et pourquoi ? demanda Robb. Il n’est qu’un gosse, bons dieux ! impuissant et dans le coma… »

Elle lui jeta un regard de défi. « Justement, Robb. Si tu dois jamais gouverner le nord, il te faut réfléchir puis répondre à ta propre question. Oui, pourquoi voudrait-on tuer un gosse dans le coma ? »

Il n’eut pas le temps de répondre, les servantes entraient, apportant de la cuisine un déjeuner beaucoup plus copieux que requis : pain chaud, beurre, miel, confiture de mûres, lard fumé, œuf à la coque, fromage, thé à la menthe. Au même instant survint mestre Luwin.

« Comment va mon fils, mestre ? » La vue de tous ces mets lui révélait qu’elle n’avait pas faim.

« Etat stationnaire, madame », répondit-il en baissant les yeux.

Exactement les termes qu’elle prévoyait. Ni plus ni moins. Ses plaies aux mains la lancinèrent comme si la lame les affouillait encore, toujours plus avant. Après avoir congédié ses femmes, elle se retourna vers Robb. « Tu as fini par trouver ?

— Quelqu’un craint que Bran ne se réveille. Craint ce qu’il pourrait alors dire ou faire. Craint qu’il ne révèle un secret connu de lui seul.

— Parfait », approuva-t-elle. Puis, s’adressant au nouveau capitaine des gardes : « Il faut veiller sur Bran. D’autres tueurs pourraient se présenter.

— Combien d’hommes voulez-vous, m’dame ?

— Aussi longtemps que se prolongera l’absence de lord Eddard, mon fils commande, à Winterfell. »

Grandi par ces mots, Robb ordonna : « Un dans la chambre, nuit et jour, un devant la porte, deux au bas de l’escalier. Que nul n’accède au chevet de mon frère sans autorisation de ma mère ou de moi.

— Bien, m’sire.

— Et à l’instant, suggéra-t-elle.

— Que le loup reste auprès de lui, reprit Robb.

— Oui », acquiesça-t-elle. Et elle répéta : « Oui. »

Hallis Mollen s’inclina et sortit.

« Lady Stark, intervint ser Rodrik sur ces entrefaites, auriez-vous remarqué le poignard utilisé par le meurtrier ?

— Les circonstances ne m’ont guère laissé le loisir de l’examiner, mais je me porte garante de son tranchant, répliqua-t-elle avec un sourire teinté d’ironie. Mais pourquoi cette question ?

— Nous l’avons retrouvé dans la main du cadavre, et, après analyse attentive, il m’a paru beaucoup trop précieux pour un tel gredin. Sa lame est d’acier valyrien, sa poignée d’os de dragon. Pareille arme jure avec son porteur. Quelqu’un a dû la lui donner. »

Catelyn opina, pensive. « Robb, ferme la porte. »

Il sembla surpris mais obtempéra.

« Ce que je vais vous confier ne doit pas sortir de cette pièce, dit-elle alors. J’exige votre parole. Si ce que je soupçonne est vrai, ne fût-ce qu’en partie, Ned et mes filles risquent actuellement leur vie, et un seul mot à des oreilles ennemies signifierait leur arrêt de mort.

— Lord Eddard m’est un second père, dit Theon Greyjoy. Je jure ne me taire.

— Je le jure aussi, dit mestre Luwin.

— Moi de même, madame, dit ser Rodrik.

— Et toi, Robb ? »

Il acquiesça d’un signe de tête.

« Ma sœur Lysa est convaincue que les Lannister ont assassiné son mari, lord Arryn, alors Main du Roi, dit-elle. Or, il me revient que Jaime Lannister ne suivit pas la chasse et resta au château, le jour de la chute de Bran. » Un silence de mort accueillit ces mots. «A mon avis, Bran n’est pas tombé de la tour. Quelqu’un l’a poussé. »

Les quatre hommes accusèrent le choc par des expressions horrifiées. « C’est une hypothèse monstrueuse, madame, protesta Rodrik. Le Régicide en personne répugnerait au meurtre d’un enfant sans défense !

— Vraiment ? dit Theon. Je me le demande.

— L’orgueil des Lannister est comme leur ambition : sans limite, affirma Catelyn.

— Le petit avait toujours fait preuve, en effet, d’une telle sûreté…, pensa tout haut mestre Luwin. Il connaissait pierre par pierre tout Winterfell…

— Bons dieux ! jura Robb, ses traits juvéniles assombris par l’indignation. S’il a fait cela, il me le paiera. » Dégainant son épée, il la brandit. « Je le tuerai de mes propres mains ! »

Ser Rodrik s’insurgea : « Remisez-moi ça ! Des centaines de lieues vous séparent des Lannister. Ne tirez jamais l’épée que pour l’utiliser vraiment. Combien de fois devrai-je encore vous le répéter, jeune fou ? »

Décontenancé par cette mercuriale, Robb rengaina si piteusement qu’il eut tout à coup l’air d’un simple écolier. « Je vois qu’il porte de l’acier, maintenant ? dit Catelyn au maître d’armes.

— J’ai jugé le moment venu », s’excusa celui-ci.

D’un air anxieux, Robb attendait le verdict de sa mère. « Plus que venu, dit-elle. Winterfell pourrait avoir sous peu besoin de toutes ses épées. Mieux vaudra qu’alors elles ne soient pas de bois. »

Portant la main à la sienne, Greyjoy lui repartit : « Si l’on en vient là, madame, votre maison peut compter sur la gratitude de la mienne. »

Mestre Luwin, cependant, triturait sa chaîne au point sensible, selon son tic. « Nous n’en sommes qu’aux conjectures, intervint-il enfin, posément. La reine serait furieuse de nous entendre accuser si légèrement son frère bien-aimé. Il nous faut soit acquérir des preuves, soit observer un silence éternel.

— La preuve en est le poignard, rétorqua ser Rodrik. Un pareil joyau ne saurait être passé inaperçu. »

A ce détail près, songea brusquement Catelyn, que la lumière ne jaillirait que dans un seul lieu du monde…

« Il faut que quelqu’un se rende à Port-Réal.

— Moi, dit Robb.

— Non, répliqua-t-elle. Ta place est ici. Winterfell ne saurait se passer d’un Stark. » Elle jeta successivement les yeux sur les grands favoris blancs de ser Rodrik, sur mestre Luwin, dans ses robes grises, sur la figure maigre et sombre du fougueux Greyjoy. Lequel envoyer? Lequel paraîtrait plus digne de foi ? Alors, elle sut. Repoussant gauchement ses couvertures de ses doigts bandés qui l’entravaient comme autant de pierres, elle sauta à bas du lit. « Je dois y aller moi-même.

— Est-ce bien prudent, madame ? objecta mestre Luwin. Votre arrivée ne manquera pas d’alerter les Lannister…

— Et Bran ? » demanda Robb. Maintenant, le pauvre garçon se montrait totalement désemparé. « Vous ne pouvez le laisser.

— J’ai fait tout mon possible pour Bran, dit-elle en lui posant une main blessée sur le bras. Sa vie est entre les mains des dieux et de mestre Luwin. Tu me l’as rappelé toi-même, Robb, je me dois désormais à mes autres enfants.

— Il vous faudra une forte escorte, madame, opina Theon.

— Je vous adjoindrai Mollen à la tête d’une escouade, proposa Robb.

— Non, dit-elle. Une troupe nombreuse éveille l’attention, et ce n’est certes pas souhaitable. Je préférerais que les Lannister ignorent ma venue.

— Au moins, laissez-moi vous accompagner, madame, protesta Rodrik. La grand-route n’est pas sans danger pour une femme seule.

— Je ne compte pas l’emprunter », riposta-t-elle. Après un instant de réflexion, elle reprit néanmoins : « Deux cavaliers vont aussi vite qu’un seul, et beaucoup plus vite qu’une longue colonne encombrée de chariots et de carrosses. J’accepte de grand cœur votre offre, ser Rodrik. Nous descendrons la Blanchedague jusqu’à la mer, affréterons un bateau à Blancport. Je veux être damnée si des chevaux solides et la brise alerte ne nous font devancer d’une bonne tête Ned et les Lannister. » Et alors, se promit-elle en son for, nous verrons ce que nous verrons.

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