JON

Lorsque la nouvelle recrue pénétra dans la cour d’entraînement, Jon était en train de montrer à Dareon la meilleure manière d’assener un coup latéral. « Tes pieds, beaucoup plus écartés ! lui intimait-il. Tu ne tiens pas à perdre l’équilibre, si ? Voilà. A présent, pivote et, tout en frappant, porte tout ton poids derrière la lame. »

Soudain, Dareon s’immobilisa et, relevant sa visière, « Par les sept dieux ! murmura-t-il, regarde-moi ça, Jon… ».

Jon se retourna. Dans la lucarne de son heaume se découpait, debout sur le seuil de l’armurerie, le garçon le plus gras qu’il eût jamais vu. Dans les deux cent cinquante livres, à vue de nez. Le col de fourrure de son surcot brodé disparaissait sous l’avalanche des fanons. Des yeux délavés s’effaraient dans sa face lunaire, et il torchait sans trêve les boudins moites qui lui tenaient lieu de doigts sur le velours de son pourpoint. « On… on m’a dit de venir ici pour m’en… m’entraîner, bafouilla-t-il à la cantonade.

— Un hobereau, souffla Pyp à Jon. Du sud. Je gagerais des environs de Hautjardin. » Pour avoir parcouru les Sept Couronnes avec une troupe de baladins, Pyp se faisait fort d’identifier la provenance et le milieu des gens rien qu’au son de leur voix.

Un chasseur écarlate foulait à grands pas l’énorme poitrine du nouveau venu. Un blason inconnu de Jon. Ser Alliser Thorne jeta un regard dédaigneux sur son futur élève et grommela : « Il semblerait qu’on soit à court de voleurs et de braconniers, dans le sud. Voilà qu’on nous livre des porcs pour garnir le Mur. Fourrure et velours… ! votre conception de l’armure, seigneur Jambonneau ? »

A la vérité, le malheureux avait apporté son fourniment complet : doublet molletonné, cuir bouilli, cotte de mailles à plates, heaume, rien n’y manquait, pas même un superbe écu de bois et de cuir, frappé du fameux chasseur écarlate, mais rien n’était noir. Aussi ser Alliser l’expédia-t-il proprement se rééquiper à l’armurerie. La moitié de la matinée y passa. La circonférence du poitrail obligea Donald Noye à défaire un haubert de mailles et à le remonter muni de panneaux de cuir latéraux. Pour le heaume, il fallut détacher la visière. Quant aux surtouts de cuir, ils engonçaient si bien l’obèse aux jambes et aux aisselles qu’il pouvait à peine se mouvoir. Une fois paré pour la lutte, il avait l’air prêt à éclater d’un saucisson trop cuit. « Reste à espérer que tu sois moins minable que ta dégaine, l’encouragea ser Alliser. Halder, montre-nous voir ce que sait faire ser Goret. »

Jon se crispa. Né dans une carrière où il avait fait son apprentissage de tailleur de pierre, Halder était, à seize ans, aussi grand que musclé, et il assenait les coups les plus rudes que Jon eût jamais reçus. « Ça va être plus moche qu’un cul de pute », maugréa Pyp, et ce le fut.

En moins d’une minute, l’obèse gisait à terre, tout secoué de tremblements gélatineux. Du sang giclait de son heaume fracassé, ses doigts bouffis ruisselaient de sang, et il glapissait : « Grâce ! je me rends ! ça suffit ! je me rends ! ne me frappe plus !» à la grande joie de Rast et de quelques autres.

Ser Alliser n’en avait cependant pas son soûl, qui gueulait : « Debout, ser Goret ! ramasse ton épée ! » Puis, voyant que le garçon ne se relevait pas, il gesticula à l’adresse de Halder : « Fais-le tâter du plat de ton épée, jusqu’à ce qu’il trouve ses pieds. » A titre d’essai, Halder lui claqua les joues. « Vas-y plus fort », ricana Thorne. Empoignant alors sa flamberge à deux mains, Halder l’assena avec tant de brutalité que, quoique à plat, le coup déchira le cuir, non sans arracher des cris de douleur au nouveau.

Jon fît un pas en avant mais, de son gantelet de mailles, le petit Pyp lui étreignit le bras. « Non, Jon, souffla-t-il, avec un regard anxieux du côté de ser Alliser Thorne.

— Debout ! » répéta ce dernier. L’obèse se démena pour obtempérer, glissa, retomba pesamment. « Ser Goret commence à saisir, commenta Thorne. Seconde leçon. »

Halder brandit à nouveau l’épée. « Tailles-y-nous un jambon ! rigola Rast.

Jon repoussa la main de Pyp. « Suffit, Halder. »

Du regard, Halder consulta ser Alliser.

« Le Bâtard parle, et les rustres tremblent, dit le maître d’armes, du ton âpre et froid qui n’était qu’à lui. Je vous rappelle, lord Snow, que le maître d’armes, ici, c’est moi.

— Regarde-le, Halder, reprit Jon, impérieux, tout en affectant de son mieux d’ignorer Thorne. Quel honneur y a-t-il à frapper un adversaire à terre ? Il s’est rendu. » Il s’agenouilla auprès du vaincu.

Halder laissa retomber son épée. « Il s’est rendu », fit-il en écho.

La hargne embrasa l’œil de ser Alliser. «Notre Bâtard serait-il amoureux ? lança-t-il en le voyant aider l’obèse à se relever. Montrez-moi donc ce que vaut votre acier, lord Snow… »

Quasiment d’instinct, Jon dégaina. Mais, ce faisant, il se rendit compte, avec un frisson, que, s’il n’avait jusqu’alors osé défier ser Alliser que jusqu’à un certain point, ce point venait d’être, et de loin…, dépassé.

Thorne s’épanouit. « Puisque le Bâtard désire défendre la dame de ses pensées, soit, nous profiterons de son vœu pour nous entraîner. Rat, Pustule, venez seconder le cher Cap-de-roc. » Rast et Albett se placèrent aux côtés de Halder. « A vous trois, vous parviendrez bien à faire piauler dame Truie, je pense ? Il vous suffira de passer sur le corps du Bâtard.

— Mets-toi derrière moi », dit Jon à l’obèse. Ser Alliser l’avait maintes fois opposé à deux adversaires, mais jamais à trois. Aussi s’attendait-il à devoir encaisser force plaies et bosses. Il se concentrait néanmoins pour bien tenir tête quand Pyp, brusquement, vint se ranger auprès de lui. « La partie sera plus plaisante, à trois contre deux », dit-il, avec une bravoure qu’on n’eût guère attendue de son exiguïté. Puis il abaissa sa visière et dégaina, tandis que, sans même laisser à Jon le loisir d’envisager de protester, Grenn venait faire le troisième.

Un silence de mort était tombé sur la cour, et Jon sentait s’appesantir le regard de ser Alliser. « Hé bien, qu’attendez-vous ? » demanda-t-il à ses champions, d’une voix qui se voulait mielleuse. C’est néanmoins Jon qui ouvrit les hostilités, et Halder eut tout juste le temps de se mettre en garde.

En se montrant sans relâche offensif et en lui imposant son propre rythme, Jon compensait la différence d’âge et le forçait à reculer. Connais ton adversaire, lui avait jadis enseigné ser Rodrik. Halder, il le connaissait, brutal et puissant mais trop fougueux pour supporter longtemps la défensive. Il suffirait de le frustrer pour l’amener à se découvrir, aussi sûr et certain que le soleil se couche.

Les autres étant à leur tour, tout autour, entrés dans la danse, la cour tout entière retentissait du fracas de l’acier. Jon para une taillade à la tête si sauvage que le seul choc des épées lui fit brandir le bras pour assener un revers qui atteignit Halder en plein dans les côtes lui arrachant un grognement sourd, mais sans empêcher sa réplique de porter durement à l’épaule et d’y déchiqueter la maille. Malgré la douleur qui le lancinait jusqu’à la nuque, Jon entrevit son adversaire déstabilisé et, lui fauchant le jarret gauche, l’envoya mordre la neige dans un vacarme de ferraille et de jurons désarticulés.

Pour sa part, Grenn se montrait son digne disciple en malmenant Albett tant et plus, mais Pyp peinait, lui, Rast ayant l’avantage de l’âge – deux ans de plus – et du poids – une bonne quarantaine ce livres. Prenant le violeur à revers, Jon fit sonner son heaume comme une cloche, et Pyp profita de son désarroi pour se faufiler sous sa garde, le renverser puis lui pointer sa lame vers la gorge. Entretemps, Jon s’était porté sur Albett qui, peu soucieux d’affronter deux adversaires, battit en retraite en criant : « Je me rends ! »

Ser Alliser contemplait la scène d’un air écœuré. « Assez de pantalonnades pour aujourd’hui. » Il tourna les talons. La séance était achevée.

Après que Dareon l’eut aidé à se remettre sur pied, Halder arracha violemment son heaume et le balança à travers la cour. « J’ai bien cru, pendant une seconde, que je finirais par t’avoir, Snow.

— Tu as bien failli, pendant une seconde », répliqua Jon. Son épaule élançait, sous la maille et le cuir. Il rengaina puis entreprit de retirer son heaume mais, dès qu’il leva le bras, la douleur le fit grincer des dents.

« Laisse », dit une voix. Des mains boudinées détachèrent le heaume du gorgeret, le soulevèrent délicatement. « Il t’a blessé ?

— J’en ai vu d’autres. » Il tâta son épaule, grimaça. La cour se vidait peu à peu.

Du sang maculait le cuir chevelu de l’obèse. « Samwell Tarly, de Cor… », se présenta-t-il. Il s’interrompit, se lécha les lèvres. « Je veux dire, j’étais de Corcolline avant de… d’en partir. Je suis venu prendre la tenue noire. Mon père, lord Randyll, est un banneret des Tyrell de Hautjardin. Je devais lui succéder. Seulement… » Il n’acheva pas.

« Jon Snow, bâtard d’Eddard Stark, de Winterfell. »

L’autre hocha la tête. « Je… Si tu veux, tu m’appelles Sam. Ma mère m’appelle Sam.

— Lui, tu peux l’appeler lord Snow, intervint Pyp qui les rejoignait. Tu t’en fiches, comment sa mère l’appelle.

— Ces ceux-là, dit Jon en les désignant tour à tour, sont Pypar et Grenn.

— Grenn l’affreux, dit Pyp.

— Moins affreux que toi ! protesta Grenn en le regardant de travers. Avec tes oreilles de pipistrelle…

— Merci à vous tous, reprit gravement Tarly.

— Pourquoi tu t’es pas levé pour te battre ? interrogea Grenn.

— Je voulais vraiment. Mais je… je n’ai pas pu. Il m’aurait encore frappé. » Il se mit à fixer le sol. « Je… j’ai peur d’être un lâche. Père n’arrête pas de me le reprocher. »

L’aveu médusa Grenn, et Pyp lui-même en eut le sifflet coupé, lui que rien n’empêchait de jaser. Quel homme fallait-il être pour s’accuser soi-même de lâcheté ?

Il dut lire sur leurs figures ce qu’ils éprouvaient car, en rencontrant ceux de Jon, ses yeux se dérobèrent aussi promptement que des animaux affolés. « Je… je suis désolé, balbutia-t-il, je ne fais pas exprès de… d’être comme ça. » D’un pas pesant, il se dirigeait déjà vers l’armurerie quand Jon le héla. « Tu étais blessé, dit-il. Tu t’en tireras mieux demain. »

Sam le regarda d’un air lugubre par-dessus l’épaule. « Non, dit-il en refoulant ses larmes, jamais. »

Quand il eut disparu, Grenn fit la moue. « C’est imbuvable, les poltrons. » On le sentait tout barbouillé. « Je regrette qu’on l’ait aidé. Manquerait plus que les autres nous prennent aussi pour des poltrons.

— T’es trop bête pour être poltron, lui décocha Pyp.

— C’est pas vrai ! râla Grenn.

— Si fait. Qu’un ours t’attaque dans les bois et, bête comme t’es, tu penseras même pas à t’enfuir.

— C’est pas vrai ! s’enferra Grenn. Même que tu pourrais courir pour me rattraper ! » L’œil pétillant de Pyp lui révéla soudain l’aveu qu’il venait de faire et le laissa pantois, tandis que s’empourprait sa nuque de taureau buté. Quant à Jon, il les laissa à leur querelle et, pénétrant dans l’armurerie, suspendit son épée et entreprit de se désarmer.

A Châteaunoir, l’emploi du temps était immuable : on consacrait les matinées à l’exercice, les après-midi au travail. Les frères noirs affectaient les nouvelles recrues à toutes sortes de besognes qui permettaient de repérer les talents de chacun. Jon prisait par-dessus tout les heures où on l’expédiait en compagnie de Fantôme prendre du gibier pour la table du commandant, mais la rançon de ces chasses heureuses consistait en une douzaine de journées qu’il passait confiné dans l’armurerie, à faire tourner la pierre pour permettre au manchot de réaffuter les haches émoussées par l’usage, ou bien à manier le soufflet pendant que Noye martelait une épée nouvelle. Autrement, il portait des messages, montait la garde, nettoyait les écuries, empennait des flèches, assistait mestre Aemon pour soigner les oiseaux ou Bowen Marsh pour ses inventaires et sa comptabilité.

Cet après-midi-là, le chef de la garde lui confia la tâche d’escorter dans le monte-charge quatre barils de gravillon puis d’aller répandre celui-ci sur les passages verglacés au sommet du Mur. La présence même de Fantôme n’empêchait pas qu’il ne s’agit d’une véritable corvée mais, à sa propre surprise, Jon n’en avait cure. Ni la monotonie des gestes ni la solitude ne lui pesaient. Par temps clair, on voyait de là-haut la moitié du monde, et il y faisait toujours un froid tonique. Ici, il pouvait penser et, nouvelle surprise, penser à Samwell Tarly…, ainsi, bizarrement, qu’à Tyrion Lannister. Il se demandait ce que le second aurait fait du premier. La plupart des hommes aiment mieux nier les vérités dures que de les affronter, avait dit le nain en souriant. La terre fourmillant de pleutres à poses de héros, confesser sa pleutrerie, comme l’avait fait Samwell, requérait une espèce de courage, une espèce, quoique singulière.

A cause de l’épaule meurtrie, la besogne n’avançait guère, et il n’eut achevé qu’à l’extrême fin de l’après-midi. Il s’attarda toutefois en haut pour contempler le crépuscule ensanglanter le ciel, à l’occident, et attendit que les ténèbres s’appesantissent au nord pour rouler les barils vides dans la cage et se faire treuiller jusqu’en bas.

Le repas du soir s’achevait lorsque, flanqué de Fantôme, il pénétra dans la salle commune. Déjà, près de l’âtre, une poignée de frères noirs jouaient aux dés en sirotant du vin chaud. Groupés sur le banc le plus proche du mur ouest, ses amis écoutaient en s’esclaffant Pyp débiter l’une de ses blagues. A ses dons de frimeur et son enfance au sein d’histrions, le freluquet tout en oreilles devait la faculté d’imiter tour à tour cent voix et, tout en contant, de se prendre si bien à son jeu, de si bien mimer chaque rôle, tantôt le roi puis, sans transition, le porcher, qu’il semblait avoir véritablement vécu ses fables. Incarnait-il une princesse virginale ou une fille de brasserie, son fausset pointu faisait rire aux larmes, et ses eunuques vous flanquaient des frissons, tant ils caricaturaient à s’y méprendre ser Alliser. Bien qu’il se divertît autant que quiconque de ces bouffonneries, Jon, ce soir-là, préféra s’abstenir et aller s’installer tout au bout, où Tarly se tenait le plus possible à l’écart, seul.

Celui-ci mastiquait ses dernières bouchées de porc en croûte lorsqu’il prit place en face de lui. Et ses yeux s’agrandirent à la vue de Fantôme. « C’est un loup ?

— Un loup-garou. Son nom est Fantôme. Le loup-garou sert d’emblème à la maison de mon père.

— Le nôtre est un chasseur en marche, dit l’obèse.

— Tu aimes la chasse ? »

Il se révulsa. « Je la déteste. » Il semblait à nouveau sur le point de pleurer.

« Qu’y a-t-il ? demanda Jon. Pourquoi cet air constamment terrifié ? »

Sam baissa le nez sur son écuelle presque vide et, incapable de piper mot, se contenta de branler piteusement du chef. Au même instant retentirent des éclats de rire tonitruants, parmi lesquels Jon perçut le registre suraigu de Pyp. Il se leva brusquement. « Sortons. »

Une mine soupçonneuse épata la face de lune. « Sortir ? pour faire quoi ?

— Causer, répondit-il. Tu as vu le Mur ?

— Je suis adipeux, pas aveugle, répliqua Tarly. Sûr que je l’ai vu, il a sept cents pieds de haut. » Il se souleva néanmoins, jeta sur ses épaules un manteau fourré et lui emboîta le pas, mais sans entrain, comme si la nuit lui réservait quelque méchant tour. Fantôme trottait à leurs côtés. « Je n’avais jamais imaginé que ça serait comme ça », reprit-il tout en marchant dans le froid où se condensait son haleine. L’effort qu’il faisait pour ne pas flancher l’essoufflait déjà. « Tout tombe en ruine, et il fait si… si…

— Froid ? » Il gelait dur, par les avenues du château, et les bottes faisaient sensiblement crisser les touffes d’herbe grise.

Sam hocha la tête d’un air misérable. « Je déteste le froid, dit-il. La nuit dernière, je me suis réveillé tout à coup dans le noir, le feu s’était éteint, et j’ai su avec certitude qu’au matin je serais mort gelé.

— Il devait faire plus chaud, là d’où tu viens.

— J’ai découvert la neige voilà un mois. Nous traversions la région des tertres, moi et les hommes choisis par mon père pour le délivrer de ma vue, quand des machins blancs se sont mis à tomber comme une pluie douce. D’abord, ça m’a émerveillé, c’était si beau, ces espèces de plumes que le ciel déversait sur nous, puis ça a continué, continué, continué jusqu’à me geler les moelles. Les hommes en avaient la barbe encroûtée, les épaules comme capitonnées, et ça continuait de tomber sans relâche. J’avais peur que ça ne cesse plus jamais. »

Jon sourit.

Devant eux scintillait, dans l’obscure clarté d’une demi-lune, la silhouette blafarde du Mur. Au firmament flamboyaient des étoiles aiguës. « On me fera monter jusque là-haut ? » demanda Sam. La seule vue de l’escalier de bois qui zigzaguait vers le sommet lui caillait la face comme du vieux lait. « S’il me faut escalader tout ça, j’en crève.

— Il y a le treuil, dit Jon, l’index pointé. On pourrait te hisser à bord de la cage. »

Un reniflement d’horreur lui répondit. « Je déteste les trucs si hauts. »

Il passait la mesure, là ! Jon fronça le sourcil, incrédule. « Aurais-tu la frousse de tout ? demanda-t-il. Je ne comprends pas. Si tu es véritablement si poltron, que viens-tu diable faire ici ? Pourquoi vouloir t’engager dans la Garde de Nuit ? »

Longuement, Samwell Tarly le dévisagea et, peu à peu, sa face ronde sembla se recroqueviller sur elle-même. Puis, sans mot dire, il s’affaissa sur le sol gelé et, secoué d’énormes sanglots, se mit à pleurer toutes les larmes de son corps flasque, sous l’œil impuissant de Jon Snow. A l’instar des chutes de neige parmi les tertres, on eût dit que ses pleurs ne cesseraient jamais.

Fantôme, lui, trouva la solution. Aussi silencieux qu’une ombre, il s’approcha du misérable et, à grands coups de langue, entreprit de le débarbouiller. Le temps de pousser un cri de surprise et d’esquisser un geste de recul, Sam hoquetait, mais cette fois de rire.

Jon l’imita puis finit par s’asseoir lui-même et, une fois qu’ils se furent soigneusement emmitouflés dans leurs manteaux, se mit, Fantôme entre eux, à conter comment Robb avait, en sa compagnie, découvert les chiots dans la neige, l’été précédent. L’été précédent… Il semblait depuis s’être écoulé mille ans. Peu après, il se surprenait à évoquer Winterfell.

« Il m’arrive d’en rêver, dit-il. J’en parcours de bout en bout la grand-salle. Vide. J’appelle, et ma voix éveille mille échos à la ronde mais, comme nul ne répond, je presse le pas, je pousse des portes, je crie des noms. Je ne sais même pas qui je suis en train de chercher. La plupart des nuits, c’est Père, mais parfois c’est Robb, ou Arya, ma petite sœur, ou mon oncle. » La simple mention de Benjen Stark l’attrista soudain. Toujours porté disparu. Le Vieil Ours avait cependant envoyé des hommes à sa recherche et ser Jaremy Rykker mené deux patrouilles de ratissage, tandis que Quorin Halfhand opérait une sortie depuis Tour Ombreuse, mais sans rien découvrir, hormis, çà et là, des encoches pratiquées sur les troncs par Ben afin de marquer sa route. Et celles-ci s’interrompaient subitement dans les hautes terres pierreuses du nord-est. Au-delà, néant…

« Et, dans ton rêve, tu finis par croiser quelqu’un ? » questionna Sam.

Jon fit un geste de dénégation. « Jamais personne. Le château est toujours désert. » Il en parlait pour la première fois et s’étonnait de rompre son silence en faveur de Sam, mais il en éprouvait une sorte de soulagement. « Les corneilles ont elles-mêmes abandonné la roukerie, et les écuries sont peuplées d’ossements. Ces détails me bouleversent chaque fois, et je me mets à courir comme un fou, à faire battre les portes, à grimper quatre à quatre l’escalier des tours, je réclame à grands cris quelqu’un, peu importe qui. Puis je finis par me retrouver devant l’entrée des cryptes : une bouche d’ombre où je discerne des marches en spirale. Je pressens confusément que je dois descendre, mais je m’y refuse. J’ai peur de ce qui risque de m’y attendre. Les vieux rois de l’Hiver sont là, assis sur leurs trônes, l’épée de fer en travers du giron, les loups de pierre à leurs pieds, mais ce n’est pas d’eux que j’ai peur. Et j’ai beau crier : "Je ne suis pas un Stark ! ce n’est pas ma place !" rien à faire, il me faut y aller quand même. Aussi, je commence à descendre, à tâtons, les mains contre les murs, sans torche pour m’éclairer la voie. Et, comme les ténèbres ne cessent de s’épaissir, mon angoisse… » Il s’arrêta, gêné. « Je m’éveille toujours à ce moment-là. » Tout inondé de sueurs froides et grelottant, dans sa cellule noyée de nuit. Alors, Fantôme venait s’allonger près de lui, tiède et réconfortant comme le point du jour, et il se rendormait, la figure enfouie dans la douce fourrure blanche. « Et toi, tu rêves de Corcolline ?

— Non. » La bouche de Sam s’étrécit, durcit. « Je détestais Corcolline. » Il grattouilla Fantôme derrière l’oreille, brusquement songeur, et Jon laissa le silence trouver son souffle. Au bout d’un long moment, Sam Tarly reprit la parole, et Jon l’écouta sans l’interrompre expliquer comment il se faisait qu’un couard avoué se retrouvât au Mur.

Bannerets vassaux de Mace Tyrell, sire de Hautjardin et gouverneur du Sud, les Tarly descendaient d’une longue lignée de gens d’honneur. En tant que fils aîné de lord Randyll, Samwell était censé hériter du titre et des riches domaines y afférents, d’une place forte considérable et de Corvenin, la fameuse épée d’acier valyrien qui se transmettait de génération en génération depuis près de cinq siècles.

Or, si vain qu’il eût d’abord été de sa paternité, lord Randyll ne tarda guère à déchanter : seuls prospéraient du rejeton l’embonpoint, la mollesse et la balourdise. Passionné de musique, Sam composait ses propres chansons, ne supportait que les velours moelleux, se complaisait à tous les jeux qui le rapprochaient des cuisines où se griser d’opulents fumets, faucher tartes aux prunelles et gâteaux citronnés. Il raffolait aussi de lire, de peloter des chatons et, tout pataud qu’il était, de danser. La vue du sang le rendait malade, et il fondait en pleurs si l’on saignait un vulgaire poulet sous ses yeux Dix maîtres d’armes se succédèrent en pure perte à Corcolline pour opérer sa métamorphose en un chevalier conforme aux vœux paternels. On n’y épargna pourtant ni les malédictions, ni la bastonnade, ni les claques, ni le pain sec ; tel, sous couleur de l’aguerrir, l’obligea à dormir revêtu de maille ; tel autre, escomptant le viriliser par vergogne, l’exhiba sous toutes les coutures, affublé des nippes maternelles, aux quolibets de la courtine ; pareils sévices n’aboutirent qu’à décupler sa frousse et son empâtement, tandis que le dépit de Randyll Tarly se changeait en rage et en exécration. « Une fois, rapporta Sam dans un murmure presque inaudible, deux hommes arrivèrent au château, des sorciers de Qarth, avec la peau blanche et les lèvres bleues. Ils égorgèrent un aurochs et me plongèrent dans le sang chaud mais, contrairement à leurs assertions, ce traitement, loin de me donner du cœur, me fît seulement vomir tripes et boyaux. Le fouet récompensa ces charlatans. »

Enfin, lady Tarly, qui n’était entre-temps parvenue à mettre au monde que trois filles, accoucha d’un second fils ; et, dorénavant, lord Randyll préféra ignorer son aîné pour se vouer exclusivement au cadet, dont lui agréaient bien davantage la robustesse et la brutalité. Grâce à quoi Sam avait joui paisiblement, plusieurs années durant, de ses livres et de ses partitions.

Jusqu’à l’aube, en fait, de son quinzième anniversaire où on le réveilla pour lui annoncer que son cheval l’attendait, harnaché, sellé. Trois hommes d’armes le conduisirent, non loin, dans une clairière. Son père s’y trouvait, en train d’écorcher un daim. « Te voilà presque un homme fait, maintenant, dit-il, sans interrompre le va-et-vient de son coutelas le long de la carcasse, et tu es mon héritier. Si tu ne m’as donné nul sujet de te déposséder, je ne saurais toutefois te laisser hériter des terres et du titre que je destine à Dickon. Corvenin doit aller à un homme assez fort pour la manier, et tu n’es pas digne d’en toucher seulement la garde. Aussi ai-je décidé que tu annonceras aujourd’hui même ton intention de prendre la tenue noire et de renoncer à toute prétention sur ma succession. Tu partiras pour le nord dès avant le soir. Si tu n’y consens, demain aura lieu une chasse au cours de laquelle, quelque part, dans ces mêmes bois, trébuchera ton cheval, et tu auras fait une chute mortelle… ou, du moins, c’est ce que je dirai à ta mère. Les ressources de son cœur de femme lui permettent de chérir même un être de ton acabit, et je ne tiens pour rien au monde à la peiner. Ne va pas pour autant te figurer que, s’il te prenait fantaisie de me défier, tu t’en tirerais sans dommage. Rien ne me procurerait autant de plaisir que de te traquer pour te trancher la gorge, en porc que tu es. » Le sang rougissait ses bras jusqu’au coude quand il déposa son couteau à viande. « Voilà. Tu choisis. La Garde de Nuit, ou bien… – il farfouilla dans la carcasse, y arracha le cœur et le lui brandit sous le nez, pourpre, dégouttant – ou bien ça. »

Sam venait de raconter la scène d’une voix calme, atone, et comme s’il se fut agi de l’aventure de quelqu’un d’autre. Et, chose étrange, Jon en fut frappé, sans avoir, fût-ce une seconde, pleurniché. Dans le silence retombé, ils demeurèrent là, côte à côte, à écouter un moment le vent. Aucun autre bruit ne troublait le monde.

Enfin, Jon suggéra : « Il faudrait regagner la salle commune.

— Pour quoi faire ? »

Jon haussa les épaules. « Boire du cidre chaud ou, si tu préfères, du vin épicé. Certains soirs où l’humeur l’en prend, Dareon nous chante quelque chose. Il était chanteur, avant…, enfin, pas tout à fait mais presque, apprenti chanteur.

— Comment a-t-il échoué ici ?

— Lord Rowan de Boisdoré l’a surpris dans le lit de sa fille. Elle avait deux ans de plus que lui, et il jure qu’elle l’introduisait par sa fenêtre, mais elle a si bien glapi au viol pour se disculper qu’il a écopé du Mur… Après l’avoir entendu chanter, mestre Aemon a qualifié sa voix de foudre enrobée de miel. » Il sourit. « Parfois aussi, c’est Crapaud qui chante, si on peut appeler ça chanter. Des chansons à boire qu’il a apprises dans la cambuse de son papa. Pyp qualifie sa voix de vesse enrobée de pisse. » Le mot les fit éclater de rire simultanément.

« J’aimerais bien les entendre tous les deux, dit Sam d’un air piteux, mais ils ne voudraient pas de moi. » Puis, subitement rembruni : « Il va encore m’obliger à me battre, demain, n’est-ce pas ?

— Oui », dut répondre Jon.

Sam se remit gauchement sur ses pieds. « Mieux vaut que j’aille essayer de dormir. » Il s’engonça dans son manteau et se mit en marche d’un pas pesant.

Ses compagnons se trouvaient encore dans la salle commune quand Jon reparut, suivi de Fantôme. « Où es -tu allé ? demanda Pyp.

— Bavarder avec Sam.

— Vraiment le dernier des lâches ! déclara Grenn. Y avait des tas de places libres à notre banc, tout à l’heure, mais il avait une telle trouille qu’il est allé se planquer dans un coin.

— Sire Jambonneau nous trouve simplement indignes de sa compagnie, observa Jeren.

— L’auriez vu s’empiffrer de porc en croûte, le cochon…, minauda Crapaud. Le gênait pas, de bouffer son frère ! ajouta-t-il en se mettant à renifler, grogner.

— Ta gueule ! » aboya Jon.

Interloqué par sa virulence, tout se tut. « Ecoutez », reprit-il et, dans un silence attentif, il indiqua la démarche à suivre désormais. Comme prévu, Pyp abonda dans son sens puis, contre toute attente, Halder, ce qui le ravit. Grenn balançait encore, lui, mais il sut le toucher. Après quoi, il persuada ceux-ci, cajola ceux-là, flétrit tel et tel autres, menaça quand il le fallait, et tous, un à un, finirent par se rallier. Tous sauf Rast.

« Libre à vous, fillettes, conclut-il en ricanant au nez de Jon, mais moi, pas question. Si Thorne me jette sur dame Truie, je m’y taille mes tranches de lard. » Et, sur ce, il les planta là.

Tout dormait, à Châteaunoir, lorsque, bien plus tard, trois d’entre eux firent irruption dans sa cellule, et Grenn lui immobilisa les bras, Pyp les jambes en s’asseyant dessus. Mais le halètement du captif s’accéléra de façon fort nette quand, couché sur sa poitrine et l’œil rutilant, Fantôme lui mordilla juste assez le tendre du gosier pour y faire perler le sang. « N’oublie pas, dit Jon d’une voix suave, que nous connaissons ta niche. »

Au matin, Rast le divertit sous cape en expliquant à Albett et Crapaud que la lame de son rasoir avait dérapé.

A dater de ce jour, en tout cas, ni lui ni aucun des autres ne se soucia de tourmenter Tarly. Ser Alliser le leur opposait-il, chacun se cantonnait dans la défensive et parait à loisir ses bottes balourdes. Le maître d’armes hurlait-il d’attaquer, ils entraient dans la danse en se contentant d’assener des pichenettes aux plates de poitrine, au heaume ou aux jambières. Et ser Alliser avait beau tempêter, menacer, les traiter tous de pleutres, de femmelettes ou pis, Sam n’en demeurait pas moins intact. Un soir, enfin, cédant aux instances de Jon, il prit part, assis près de Halder, aux agapes communes. Et s’il lui fallut encore une quinzaine pour oser se joindre aux conversations, il ne tarda dès lors plus guère à déguster franchement les simagrées de Pyp ni à taquiner Grenn à qui mieux mieux.

Si gros, gauche et froussard qu’il fût, il n’avait rien d’un sot. Il vint, une nuit, rendre visite à Jon dans sa cellule. « J’ignore ce que tu as fait, dit-il, mais je sais que tu l’as fait. » Il se détourna, par timidité. « Je n’avais jamais eu d’ami.

– Nous ne sommes pas amis, répondit Jon en lui posant la main sur le gras de l’épaule. Nous sommes frères. »

Oui, frères, songea-t-il une fois seul. Robb, Bran, Rickon étaient les fils de Père mais, malgré l’affection qu’il leur conservait, il savait désormais qu’il n’avait jamais été véritablement des leurs. Catelyn Stark y avait farouchement veillé. Et les murs gris de Winterfell auraient beau persister à le hanter en rêve, à présent, Châteaunoir incarnait sa vie, une vie où ses frères s’appelaient Sam et Grenn et Halder et Pyp, où ses frères étaient les proscrits et les marginaux qui portaient le noir de la Garde de Nuit.

« Mon oncle disait vrai », souffla-t-il à Fantôme. Reverrait-il jamais Benjen Stark, pour lui faire le même aveu ?

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