PRÉLUDE

— « Mieux vaudrait rentrer, maintenant…, conseilla Gared d’un ton pressant, tandis que, peu à peu, l’ombre épaississait les bois à l’entour, ces sauvageons sont bel et bien morts.

— Aurais-tu peur des morts ? » demanda ser Waymar Royce, d’une lippe imperceptiblement moqueuse.

Gared était trop vieux pour relever la pique. En avait-il vu défiler, depuis cinquante ans et plus, de ces petits seigneurs farauds !

« Un mort est un mort, dit-il, les morts ne nous concernent pas.

— S’ils sont morts…, répliqua doucement Royce, et rien ne prouve que ceux-ci le soient.

— Will les a vus. Et s’il dit qu’ils sont morts, la preuve en est faite, pour moi. »

Will s’y attendait. Tôt ou tard, les deux autres l’embringueraient dans leur dispute. Il aurait préféré tard. Aussi maugréa-t-il : « Ma mère m’a appris que les morts ne chantaient pas de chansons.

Ma nourrice aussi, rétorqua Royce, mais ce que serinent les bonnes femmes en donnant le sein, sornettes, crois-moi. Il est des choses que les morts eux-mêmes peuvent nous enseigner. »

A ces mots lugubres, la forêt noyée par le crépuscule offrit un écho si tonitruant que Gared s’empressa d’observer : « Pas près d’arriver. Huit jours de route, voire neuf. Et la nuit qui tombe…

— Et alors ? dit nonchalamment ser Waymar Royce, avec un regard dédaigneux vers le ciel, c’est l’heure où elle tombe chaque jour. Le noir t’affolerait, Gared ? »

Malgré l’épais capuchon noir qui lui dérobait les traits du vieux, Will discerna la crispation des lèvres et un éclair de rage mal réprimée. Certes, Gared assurait la garde de nuit depuis son adolescence, et quarante années d’expérience ne le prédisposaient pas à se laisser taquiner par un étourneau, mais, par-delà l’orgueil blessé se percevait en lui quelque chose d’autre, quelque chose de bien plus grave, de quasi palpable : une tension nerveuse qui menaçait d’avoisiner la peur.

Or, ce malaise, Will le partageait, si cuirassé fut-il lui-même par quatre années de service au Mur. Si l’afflux brutal de mille récits fantastiques lui avait, lors de sa première mission au-delà, liquéfié les tripes – mais quelle rigolade, après… ! –, maintenant, les ténèbres insondables que les bougres du sud appelaient la forêt hantée ne lui causaient plus, ça non, la moindre terreur, après tant et tant de patrouilles.

Sauf ce soir. Mais ce soir différait des autres. Les ténèbres avaient, ce soir, une espèce d’âpreté qui vous hérissait le poil. Neuf jours que l’on chevauchait vers le nord, le nord-ouest puis derechef le nord, qu’on chevauchait dur sur les traces de cette bande de pillards, et que, ce faisant, l’on s’éloignait de plus en plus du Mur [1]. Neuf jours, chacun pire que le précédent, et le pire de tous, celui-ci. Avec ce vent froid qui soufflait du nord et qui arrachait aux arbres des bruissements de choses en vie. A tout instant, Will s’était senti, ce jour-là, sous le regard de quelque chose, un regard froid, implacable, hostile. Gared aussi. Et Will ne désirait rien tant que de regagner au triple galop la protection du Mur. Un désir dont, par malheur, mieux valait faire son deuil quand on n’était qu’un subalterne.

Surtout sous les ordres d’un chef pareil…

Dernier-né d’une ancienne maison trop riche en rejetons, ser Waymar Royce était un beau jouvenceau dont les dix-huit ans arboraient, outre force grâces et des yeux gris, une sveltesse de fleuret.

Juché sur son énorme destrier noir, il dominait de haut Will et Gared, montés plus petitement. Botté de cuir noir, culotté de lainage noir, ganté de taupe noire, il portait une délicate et souple cotte de mailles noire qui miroitait doucement par-dessus de coquets entrelacs de laine noire et de cuir bouilli. Bref, si ser Waymar n’était frère juré de la Garde de Nuit que depuis moins d’un an, nul du moins ne pouvait lui reprocher de ne s’être point apprêté en vue de sa vocation.

Surtout que le clou de sa gloire était une pelisse de zibeline noire, aussi moelleuse et douce que de la soie…

« Comment, non ? se gaussait Gared, au cours des beuveries du camp, si fait ! toutes ces bestioles, il les a tuées de ses propres mains, notre puissant guerrier… Leurs petites têtes, couic, arrachées d’un tour de main. »

S’en était-on claqué les cuisses, avec les copains !

Quand même dur d’accepter les ordres d’un homme dont on se moque entre deux lampées, songea Will, tout frissonnant sur son bourrin. Gared a dû le penser aussi.

« Les ordres de Mormont étaient de les pister, ronchonna Gared, on l’a fait. Ils sont morts. Plus la peine de s’en tracasser. Il nous reste une rude course, et j’aime pas ce temps. S’il se met à neiger, c’est quinze jours qu’il nous faudra… et la neige serait un moindre mal. Déjà vu des tempêtes de glace, messer ? »

Le jeune chevalier parut n’avoir pas entendu. De son petit air favori d’ennui distrait, il examinait le noircissement du crépuscule. Mais Will l’avait déjà suffisamment pratiqué pour savoir que mieux valait ne pas l’interrompre quand il regardait de cette façon.

« Redis-moi donc ce que tu as vu, Will. Point par point. Sans omettre aucun détail. »

Avant d’entrer dans la Garde de Nuit, Will chassait. Braconnait, plus exactement. Aussi, pris en flagrant délit par les francs-coureurs des Mallister, sur les terres des Mallister, en train de dépouiller un daim des Mallister, n’avait-il pas balancé entre le bonheur de perdre une main et celui d’endosser la tenue noire. Et les frères noirs s’avisèrent vite qu’il n’avait pas son pareil pour courir les bois silencieusement.

« Leur bivouac se trouve à deux milles d’ici, sur cette crête-là, précisa-t-il, juste à côté d’un ruisseau. Je m’en suis approché le plus possible. Ils sont huit, hommes et femmes. Pas d’enfants, semble-t-il. Ils se sont bricolé un abri à l’aplomb du roc. La neige le camoufle pas mal, à présent, mais je pouvais encore tout distinguer. Le feu ne brûlait pas dans la fosse, et je la voyais comme je vous vois. Personne ne bougeait. J’ai regardé longtemps. Aucun être vivant ne peut affecter semblable immobilité.

— Des traces de sang ?

— N… nnon.

— Des armes ?

— Des épées, quelques arcs. L’un des hommes avait une hache effroyable. En fer, très massive, à double tranchant. Elle gisait sur le sol, près de lui, à portée de sa main droite.

— Tu te rappelles la position des corps ? »

Will haussa les épaules. « Un couple adossé au rocher. La plupart des autres à même le sol. Tombés, je dirais.

— Ou en train de dormir…, insinua Royce.

— Tombés, maintint Will. Une femme était perchée dans un ferrugier. Les branches la cachaient à demi. Le genre à vue perçante, sourit-il, finaud, mais je me suis débrouillé pour ne pas me laisser repérer. Et, parvenu plus près, j’ai constaté qu’elle non plus ne bougeait pied ni patte. »

A son corps défendant, un frisson le parcourut.

« Froid ? demanda Royce.

— Un peu, marmonna-t-il. Le vent, messer. »

Sans souci de son destrier qui ne cessait de caracoler sur place ni des feuilles mortes qui les frôlaient en murmurant, le freluquet se retourna vers l’homme d’armes grisonnant et, d’un ton neutre, questionna, tout en rectifiant le drapé de ses interminables zibelines :

« A ton avis, Gared, ces gens seraient morts de quoi ?

— De froid, répondit l’autre sans hésiter, et je ne suis pas né de l’hiver dernier. La première fois que j’ai vu un homme succomber au gel, j’étais mioche. Les gens ont beau vous jeter à la tête des quarante pieds de neige et vous assener les ululements glacés de la bise, foutaises ! le véritable ennemi, c’est le froid. Il s’y prend de manière plus silencieuse que Will lui-même, il vous entame par la tremblote et les claquements de dents, vous battez la semelle en rêvant d’épices, de vin chaud, de belles et bonnes flambées. Ça, pour brûler, il brûle, sûr et certain. Rien ne brûle comme le froid. Un moment, du moins. Ensuite, il se faufile en vous, se met à vous submerger si parfaitement que vous ne tardez guère à vous abandonner. Pourquoi lutter quand il est tellement plus simple de s’asseoir et de s’assoupir ? Il paraît que c’est indolore de bout en bout. Que vous commencez par vous sentir flasque et gourd tandis que tout, autour, s’estompe, et que vous avez peu à peu l’impression de sombrer dans un océan de lait chaud. Une mort paisible, quoi.

— Quelle éloquence ! s’extasia ser Waymar. Je ne te soupçonnais pas ce talent, Gared.

— C’est qu’il m’en a cuit, beau seigneur. »

Repoussant son capuchon, Gared offrit à l’impertinent tout loisir d’admirer les hideux vestiges de ses oreilles.

« Les deux, messire. Plus trois orteils et le petit doigt de ma main gauche. A bon compte, en somme. Meilleur que mon frère. On l’a retrouvé tout raide, à son poste, avec un sourire figé. »

A quoi ser Waymar repartit, avec un haussement d’épaules : « Tu devrais t’habiller plus chaudement, Gared. »

Gared le foudroya d’un regard haineux, tandis que s’empourpraient de colère les cicatrices laissées à la place de ses oreilles par le scalpel de mestre Aemon.

« On verra, l’hiver venu, ce que vous appelez s’habiller chaudement », grogna-t-il en rabattant son capuchon.

En le voyant, sombre et muet, se tasser sur l’encolure de son bidet, Will crut bon d’intervenir :

« Si Gared dit que c’est le froid…

— Tu as monté la garde, la semaine dernière ? l’interrompit ser Waymar.

— Oui. »

Belle question ! Comme s’il s’écoulait une seule semaine sans des tripotées de factions… Que mijotait-il encore, le bougre ?

« Et l’aspect du Mur ?

— Suintant. »

C’est donc là, se renfrogna Will, qu’il voulait en venir… A contrecœur, il grommela : « Le gel n’a pu les tuer, puisque le Mur suintait. Il ne faisait pas assez froid.

— Mes félicitations, acquiesça Royce. Il a de-ci de-là vaguement gelé, ces jours derniers, neigé aussi, mais des averses éparses. En tout cas pas fait de froid assez rigoureux pour exterminer huit adultes. Surtout que, sauf votre respect, ironisa-t-il avec outrecuidance, ils étaient habillés de fourrures et de cuir, disposaient d’un abri et pouvaient sans peine faire du feu… Conduis-nous, Will. Ces morts-là, j’ai comme une démangeaison de les voir par moi-même. »

Impossible de se dérober. C’était un ordre, et l’honneur commandait d’obéir.

Will prit donc la tête, cahin-caha, sur son petit cheval poilu qui, pas après pas, tâtait prudemment le terrain à travers les fourrés. Si peu qu’il eût neigé, la nuit précédente, la croûte masquait assez de pierres, de racines et de fondrières pour surprendre les étourdis. Derrière venait ser Waymar Royce, dont le puissant destrier noir piaffait d’impatience. Exactement la monture qu’il ne faut pas pour patrouiller, mais allez faire entendre raison à son maître… ! Gared fermait la marche en ruminant toute sa rancœur.

Le crépuscule se creusait. Le ciel limpide vira peu à peu d’un rouge sombre de vieille plaie au noir d’encre, et les premières étoiles parurent, la lune émergea à demi, Will lui sut gré de sa lumière.

« Nous pourrions tout de même adopter une allure plus rapide, non ? dit Royce, une fois la lune entièrement levée.

— Pas avec votre cheval, répliqua Will que la peur rendait insolent. A moins que monseigneur ne désire nous guider lui-même ? »

Monseigneur ne daigna point relever.

Du fin fond des bois, quelque part, monta le hurlement d’un loup.

Après avoir mené sa bête sous le couvert d’un vieux ferrugier noueux, Will mit pied à terre.

« Pourquoi t’arrêter ? demanda ser Waymar.

— Autant finir à pied, messer. C’est juste en haut de cette crête. »

Royce s’accorda un moment de pause pour scruter l’horizon.

L’air de réfléchir. La bise qui chuintait d’arbre en arbre donnait à la vaste pelisse de zibeline des palpitations quasi animales dont Gared ne pouvait détacher ses yeux.

« Quelque chose ici de bizarre…, grommela-t-il.

— Ah bon ? sourit dédaigneusement le jeune chevalier.

— Ne le sentez-vous pas ? insista Gared. Ecoutez ces ténèbres… »

Will le sentait aussi. En quatre années de garde de nuit, jamais il n’avait éprouvé peur semblable. Que se passait-il ?

« Le vent. Le bruissement des frondaisons. Un loup. Vraiment pas de quoi s’affoler, Gared, si ? »

N’obtenant pas de réponse, Royce se laissa glisser de sa selle avec grâce, noua fermement les rênes de son destrier à une branche basse, bien à l’écart des autres chevaux, puis dégaina sa longue épée, dont des joyaux faisaient rutiler la poignée. A la clarté de la lune en miroita l’acier brillant. Une arme splendide, forgée au château paternel. Et toute neuve, ça se voyait. Will douta que la colère l’eût jamais brandie.

« Dans une forêt si drue, prévint-il, cette rapière vous empêtrera, messer. Un poignard, plutôt.

— S’il me faut un conseil, riposta le godelureau, je demanderai. Gared, tu restes ici pour garder les bêtes.

— Je m’occuperai aussi du feu, dit celui-ci en démontant. Sera pas du luxe.

— Tu gâtouilles ? Surtout pas de feu ! Si des ennemis rôdent dans les parages…

— Il est des ennemis qu’un feu tient au large : les ours, les loups-garous… et des tas d’autres choses… »

La bouche de ser Waymar s’amincit comme une balafre : « Pas de feu. »

Sans pouvoir rien discerner du visage de Gared sous le capuchon, Will devina un regard où flambait le meurtre. Une seconde, il redouta que le vieux ne tirât l’épée. Un vulgaire braquemart, bien moche, à la poignée décolorée par la sueur, à la pointe émoussée pour avoir trop servi, mais qu’il jaillît seulement du fourreau, et le ser nobliau, sa peau… pas un liard.

Au bout d’une éternité, Gared baissa les yeux. « Pas de feu », marmonna-t-il simplement tout bas.

Satisfait de ce qu’il prit pour de l’adhésion, Royce se détourna : « A toi, maintenant. Je te suis. »

Après avoir traversé un hallier, Will amorça l’escalade du monticule au sommet duquel un puissant vigier lui avait naguère fourni un observatoire idéal. Sous la mince croûte de neige, le terrain se révélait détrempé, boueux, singulièrement instable et truffé de souches et de rochers sournois à point pour faire trébucher. Et, cependant qu’il grimpait sans le moindre bruit, Will entendait derrière cliqueter l’élégante cotte de mailles, froufrouter les feuilles et jurer sourdement le petit seigneur quand d’aventure quelque buisson lui agrippait sa fichue flamberge ou se cramponnait à ses somptueuses zibelines.

Il émergea juste à l’endroit prévu, au pied même de l’arbre qui, telle une sentinelle, se dressait en haut, balayant presque le sol de ses branches basses. Il se coula dessous et, rampant dans la neige et la boue, risqua un œil vers la clairière, en contrebas.

Son cœur, alors, cessa de battre et, un long moment, il n’osa respirer. La lune éclairait les lieux de plein fouet, les cendres du foyer, l’auvent tapissé de neige, la falaise, le ruisseau à demi gelé. Tout se trouvait exactement dans le même état que quelques heures auparavant.

Tout. Sauf qu’ils étaient partis. Tous les cadavres étaient partis.

« Bons dieux ! » entendit-il alors dans son dos.

Une épée rageuse fustigea des branches, et ser Waymar Royce, prenant enfin pied sur la crête, s’y campa, lame au poing, près de l’arbre. Dans son sillage, le vent faisait ondoyer ses damnées bestioles et, non sans noblesse, sa silhouette, que nul n’en ignore, se découpait contre le firmament.

« Mais couchez-vous donc ! souffla Will d’un ton sans réplique, quelque chose cloche… »

Loin de s’émouvoir, Royce se contenta d’abaisser son regard vers la clairière et gloussa : « Hé bien, Will, il semblerait que tes machabs ont levé le camp ! »

Will demeura sans voix. Les mots qu’il cherchait à tâtons se dérobaient tous. Non, ce n’était pas possible, pas possible… Ses yeux parcouraient en tous sens le bivouac abandonné, butaient sur la hache. Une énorme hache de guerre à double tranchant. Qui gisait là même où il l’avait vue la première fois. Personne n’y avait touché. Une arme de prix, pourtant…

« Debout, Will, ordonna ser Waymar. Il n’y a personne, ici. Et il me déplaît de te voir vautré là-dessous. »

Non sans répugnance, Will obtempéra, sous l’œil franchement réprobateur de son chef qui martela : « Pas question de revenir à Châteaunoir dans ces conditions. Ma première expédition ne saurait se solder par un échec. Nous les trouverons, ces coquins. »

Un regard circulaire, et il commanda : « Dans l’arbre. Et dare-dare. Cherche-moi un feu. »

Sans un mot, Will tourna les talons. A quoi bon discuter ? La bise lui glaçait les moelles. Se glissant sous la voûte vert-de-gris que formaient les branches, il entreprit l’escalade et, bientôt, mains empoissées par la résine, disparut. Telle une indigestion, la peur lui tordait les boyaux. Tout en marmonnant d’obscures prières aux dieux sans nom de la forêt, il dégaina son coutelas. Et comme, afin de conserver sa liberté de mouvements, il l’insérait entre ses dents, la saveur de fer froid lui procura un réconfort bizarre.

D’en bas, soudain, lui parvint un cri du petit seigneur : « Qui va là ? »

… un cri dont la hardiesse manquait d’assurance… Cessant aussitôt de grimper, il se fit tout yeux, tout oreilles.

Mais seule répondit la forêt. Les frondaisons bruissaient, le ruisseau ruait dans ses glaces, une chouette ulula au loin.

Les Autres, eux, ne faisaient nul bruit.

Du coin de l’œil, Will discerna néanmoins un mouvement. Des formes blafardes se faufilant à travers les bois. En un sursaut, il eut juste le temps d’entr’apercevoir au sein des ténèbres une ombre blême. Puis plus rien. Batifolant toujours avec le vent, les branches persistaient à s’égratigner les unes les autres, paisiblement, de leurs griffes sèches. Will eut beau ouvrir la bouche pour jeter l’alarme, il eut l’impression que les mots se gelaient dans sa gorge. Puis peut-être se trompait-il ? Peut-être ne s’agissait-il que d’un oiseau ? d’un simple reflet sur la neige ? d’un banal mirage dû à la lune ? Il n’avait pas vu grand-chose, après tout…

« Où es-tu, Will ? appela ser Waymar. Tu vois quelque chose ? »

L’épée au poing, il opérait, d’un air subitement circonspect, une lente ronde. A l’instar de Will, il les avait apparemment flairés. Flairés, car ils demeuraient invisibles.

« Réponds-moi ! Pourquoi fait-il si froid ? »

Il faisait effectivement un froid de loup. Tout grelottant, Will étreignit plus étroitement son perchoir et, plaquant sa joue contre l’écorce, en savourait le doux contact gluant quand, émergeant de la lisière ténébreuse, parut une ombre, juste en face de Royce. Une ombre de très haute taille, aussi funèbre et hâve qu’un vieux squelette, et dont la chair exsangue avait une pâleur laiteuse. A chacun de ses gestes, son armure semblait changer de couleur : tantôt d’un blanc de neige fraîche, tantôt d’un noir d’encre, et pourtant toujours mouchetée du même vert-de-gris sombre que la forêt. Au moindre pas, cela la moirait comme moire un torrent la clarté lunaire.

Au terme d’une profonde inspiration dont Will perçut distinctement le sifflement, le petit seigneur parvint à articuler : « Pas un pas de plus », d’une voix fêlée de gamin, tout en rejetant derrière ses épaules l’encombrant manteau de zibeline, puis, à deux mains, empoigna sa rapière. Le vent était tombé. Il faisait effroyablement froid.

L’Autre, cependant, glissait de l’avant sur ses pieds muets, brandissant une grande épée qui ne ressemblait à rien de connu. Avec horreur, Will se dit qu’aucun métal humain n’avait servi à la forger. A la lumière de la lune, elle avait un aspect vivant, la translucidité du cristal, mais d’un cristal si fin que, de profil, elle devenait quasiment invisible. En émanait une lueur bleuâtre, un fantôme de lueur qui folâtrait sur ses arêtes et dont, inconsciemment, Will déduisit que cette lame-là tranchait plus sûrement qu’aucun rasoir. Ser Waymar n’en affronta pas moins bravement l’adversaire : « Si tu tiens à danser, dansons », dit-il, l’épée brandie au-dessus de sa tête d’un air de défi.

Etait-ce la pesanteur de son arme qui lui faisait trembler les bras ? Le froid, peut-être… En tout cas, il n’avait plus rien d’un gamin, maintenant. Un homme. Bien digne de la Garde de Nuit.

Comme l’Autre marquait une pause, Will aperçut ses yeux. Des yeux bleus, mais d’un bleu plus bleu, d’un bleu plus sombre qu’aucuns yeux d’homme, d’un bleu qui vous brûlait comme de la glace. Et ces yeux s’attachaient à la longue rapière brandie qui tremblait, en face, y scrutant le reflet mouvant de la lune sur le métal. Aussi, le temps d’un battement de cœur, Will se surprit-il à espérer.

Mais déjà surgissaient des ténèbres, en silence, trois…, quatre…, cinq… jumeaux du premier. Et si ser Waymar fut sensible au froid que leur présence redoublait, du moins ne les vit-il pas, ne les entendit-il pas. Will devait le mettre en garde. Aurait dû. Le faire l’eût condamné lui-même. Terrorisé, il s’écrasa contre le tronc et ne souffla mot.

Un frémissement l’avertit que l’épée spectrale fendait l’espace.

Ser Waymar lui opposa l’acier de la sienne, mais la rencontre des deux lames ne produisit, au lieu du fracas métallique escompté, qu’un son ténu, suraigu, presque inaudible, et comparable au piaulement d’une bête en détresse. Royce contra un deuxième assaut, un troisième, recula d’un pas, une grêle de coups le força à un nouveau repli.

Dans son dos, à sa droite comme à sa gauche, formant cercle autour de lui, les spectateurs patientaient, muets, sans visage et pourtant tout sauf invisibles, en dépit de leur parfaite immobilité, car ils avaient beau ne se mêler de rien, le chatoiement perpétuel de leur précieuse armure empêchait de les confondre avec la forêt.

A force de voir les épées se croiser, de subir chaque fois leur bizarre couinement d’angoisse, Will en vint à ne plus éprouver qu’un désir, se boucher les oreilles. Epuisé par tous ses efforts, ser Waymar était à bout de souffle, maintenant. Son haleine fumait sous la lune et, tandis que son épée blanchissait de givre, celle de l’Autre, plus que jamais, dansait dans son halo bleuté.

Survint l’instant trop prévisible où, à la faveur d’une parade un rien décalée, l’épée pâle perça la cotte de fer en dessous du bras, arrachant à Royce un cri de douleur. Avec des bouffées de vapeur au contact du froid, le sang jaillit d’entre les mailles, et chacune de ses gouttes, en touchant le sol, maculait la neige d’un rouge ardent. Du plat de la main, ser Waymar s’épongea le flanc, et son gant de taupe s’en détacha trempé d’écarlate.

Alors, dans une langue inconnue de Will, l’Autre prononça quelques mots. Mais si le timbre de sa voix rappelait les craquements sourds d’un lac pris par les glaces, le ton, lui, était à l’évidence goguenard.

Ser Waymar puisa dans l’insulte une fureur nouvelle. « Pour Robert ! » rugit-il avant de s’élancer, hargneux, et, les deux poings crispés sur son épée couverte de givre, de tailler vivement de droite et de gauche, portant tout le poids de son corps sur chacun de ses coups, que l’Autre esquivait assez mollement.

Or, au premier contact, et avec un cri strident que répercutèrent, d’écho en écho, les ténèbres de la nuit et de la forêt, l’acier se rompit, la longue épée vola en mille menus morceaux qui, telle une pluie d’aiguilles, s’éparpillèrent, pendant que Royce, hurlant de douleur, tombait à genoux, les poings sur les yeux. Le sang giclait entre ses doigts.

Comme un seul homme et comme à un signal donné, les spectateurs jusque-là passifs s’avancèrent. Dans un silence abominable, les épées se levèrent et retombèrent toutes ensemble pour une froide boucherie. Les lames spectrales tranchaient dans la cotte de mailles comme elles eussent dans la soie. Will ferma les yeux. D’en bas lui parvenaient, aussi acérés que des poinçons de glace, leurs rires et leurs voix…

Quand il recouvra le courage de regarder, bien plus tard, la crête était à nouveau déserte.

Sans presque oser respirer, il demeura néanmoins dans l’arbre, pendant que la lune poursuivait sa lente reptation dans le firmament noir, jusqu’à ce que l’excès de crampes dans ses muscles et engourdissement de ses doigts le contraignissent à descendre de son perchoir.

Un bras tendu et son moelleux manteau de zibeline réduit en charpie, Royce gisait face contre terre dans la neige. A le voir couché, comme ça, mort, on se rendait mieux compte de sa jeunesse. Un gosse.

A quelques pas de là, il découvrit les vestiges de la longue épée, des esquilles à peine de la pointe, et aussi tordus que ceux d’un arbre foudroyé. Il s’agenouilla pour les ramasser tout en examinant minutieusement leurs abords immédiats. Ces débris lui serviraient à prouver ses dires. Gared saurait quoi en faire. Ou ce vieil ours de Mormont. Ou bien mestre Aemon…

La brusque inquiétude que Gared, peut-être, n’aurait pas attendu le décida à se hâter, et il se releva.

Ser Waymar Royce lui faisait face.

Ses beaux atours n’étaient plus que loques, et plus que décombres son joli visage. Fiché dans la pupille de son œil gauche, un éclat d’acier l’éborgnait.

L’œil droit, grand ouvert, voyait, lui. Car la pupille en flamboyait d’une flamme bleue.

Or comme, mains soudain molles et paupières closes sur une prière, Will laissait tomber les morceaux d’épée, de longs doigts élégants lui frôlèrent la joue puis s’attachèrent à sa gorge. Et, bien qu’ils fussent gantés d’une taupe on ne peut plus fine et poisseux de sang, ils diffusaient un froid polaire.

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