DAENERYS

« La mer Dothrak », lui dit ser Jorah Mormont en immobilisant sa monture auprès de la sienne au sommet de la crête.

A leurs pieds se déroulait la plaine, immense et plate et vide jusque par-delà l’horizon. Une mer, vraiment, cette prairie déserte, unie, sans reliefs ni villes ni routes, et dont le vent seul ridait, de-ci de-là, les hautes tiges, à l’infini. « Si verte…, dit-elle.

— Pour le moment du moins, reprit-il. A l’époque de la floraison, elle aurait tout d’une mer de sang. Mais que vienne la saison sèche, et le monde, ici, prend une patine de bronze ancien. Encore ne voyez-vous là que l’herbe dite hranna. Il en existe des centaines d’autres espèces, certaines jaune citron, certaines indigo, telles orange et telles bleues, d’autres irisées comme l’arc-en-ciel. Et l’on prétend qu’aux Contrées de l’Ombre, au-delà d’Asshai, se trouvent de véritables océans d’une variété nommée "revenante" qui, plus haute qu’un homme en selle et aussi blafarde que du lait caillé, tue toute autre plante, et qu’à la faveur des ténèbres font rougeoyer les âmes des damnés. Les Dothrakis sont convaincus qu’un jour elle recouvrira l’univers entier. Alors cessera toute vie. »

Cette perspective glaça Daenerys. « Changeons de sujet, je vous prie, dit-elle, la beauté de ces lieux me rend trop pénible l’idée que chaque chose pourrait mourir.

— Comme il vous plaira, Khaleesi », répondit-il d’un ton déférent.

Derrière eux se percevaient maintenant les voix confuses du cortège échelonné en contrebas. Encore embarrassé par la selle plate et les étriers courts du pays, Viserys offrait un contraste pitoyable avec le reste du khas de sa sœur et les allures de centaures des jeunes archers. Il n’aurait jamais dû venir, songea-t-elle. Mais les instances de maître Illyrio pour le retenir chez lui, à Pentos, s’étaient heurtées à son entêtement. Il refusait de patienter. Il préférait, tel un créancier, harceler Drogo jusqu’à la couronne promise. « Qu’il essaie seulement de me duper, avait-il juré, le poing crispé sur son épée d’emprunt, et il verra ce qu’il en coûte de réveiller le dragon ! » Sans même alors s’apercevoir de quel air matois Illyrio lui souhaitait bon vent…

Hé bien, les jérémiades de son frère, elle n’avait aucune envie, pour l’heure, de les essuyer. Le jour était trop parfait, le ciel d’un outremer trop pur, où planait en cercle un faucon presque imperceptible, la mer d’herbe ondulait avec des soupirs trop suaves au moindre souffle de la brise, il faisait trop bon tendre son visage au soleil, il faisait trop doux se sentir en paix. Elle n’allait pas laisser gâcher sa joie.

« Attendez-moi ici, dit-elle au chevalier. Dites à tous de m’attendre aussi. Et que c’est un ordre. »

Il se mit à sourire et, quoiqu’il n’eût rien d’un Adonis, avec sa nuque et ses épaules de taureau, avec la rude toison noire qui ne semblait s’être concentrée sur sa poitrine et ses bras que pour mieux délaisser son crâne, ses sourires avaient quelque chose de réconfortant. « Savez-vous que vous commencez à parler en reine, enfant ?

— Pas en reine, rectifia-t-elle, en khaleesi. » Puis, faisant volte-face, elle se lança au galop dans la pente.

Le terrain était abrupt et rocailleux, mais elle allait avec intrépidité, toute à la jubilation du danger qui lui emplissait le cœur de chansons. Viserys avait eu beau lui ressasser toujours : « Tu es une princesse », jamais le mot n’avait pris corps avant qu’elle n’eût monté sa jument d’argent.

Les choses, certes, n’avaient pas été faciles, au début. Dès le lendemain des noces, le khalasar leva le camp et marcha si bon train vers Vaes Dothrak qu’au bout de trois jours de selle Daenerys crut voir poindre sa dernière heure. Elle avait les fesses entamées jusqu’au sang, les cuisses à vif, les mains meurtries par les rênes, les jambes et le dos si douloureux qu’à peine pouvait-elle se tenir assise et qu’au crépuscule ses servantes durent la soutenir pour démonter.

La nuit, point de répit non plus. Ainsi qu’il l’avait fait durant les cérémonies nuptiales, le khal ignorait superbement sa femme aussi longtemps qu’on chevauchait ; puis il passait ses soirées à boire avec ses guerriers, ses sang-coureurs, à faire courir ses plus belles bêtes, à regarder danser des femmes et des hommes s’entre-tuer. Un mode d’existence qui réduisait Daenerys, incongrue toujours et partout, à dîner seule ou en compagnie de son frère et de ser Jorah, puis à s’assoupir à force de pleurs. Mais, peu avant l’aube, Drogo venait invariablement l’éveiller sous sa tente et la monter dans le noir avec aussi peu de relâche que son étalon durant la journée. Toutefois, comme il procédait selon l’usage de son peuple, du moins pouvait-elle, tout en étouffant ses cris dans les oreillers, celer ses larmes à son seigneur et maître. Et finalement, lorsqu’il se mettait, besogne achevée, à ronfler doucement, elle, à ses côtés, gisait trop brisée, trop endolorie pour se rendormir.

De jour en jour et de nuit en nuit vint ainsi l’heure où, faute de pouvoir supporter davantage l’insupportable, elle résolut, une nuit, d’en finir…

Or, la même nuit, vint la revisiter son rêve de dragon. Viserys, cette fois, n’y figurait pas. Elle seule, face au monstre. Dont les écailles, d’un noir de nuit, rutilaient, poisseuses de sang. De mon sang, devina-t-elle. Dont les yeux avaient l’incandescence de mares de magma. Dont la gueule, en s’ouvrant, crachait un jet de flammes rugissant. Et qui, pourtant, lui chantait un chant, à elle, personnellement. Alors, elle ouvrait les bras au feu, l’étreignait, s’y laissait entièrement sombrer, s’en laissait purifier, récurer, tremper. Elle sentait sa chair grésiller, noircir, tomber en lambeaux, elle sentait son sang bouillir et s’évaporer, mais par une opération indolore dont elle se sentait sortir énergique et vierge et farouche…

Il lui sembla, chose bizarre, souffrir moins, le matin suivant. Comme si les dieux s’étaient enfin laissé apitoyer. Les servantes s’y méprirent, même. « Khaleesi, s’inquiéta Jhiqui, qu’y a-t-il ? seriez-vous malade ?

— Je l’étais », répondit-elle, tout en considérant d’un regard perplexe les œufs de dragon d’Illyrio. Elle laissa courir un doigt sur la coquille du plus gros. Ecarlate et noir, comme le dragon de mon rêve. Rêvait-elle encore ? La pierre semblait émettre une chaleur étrange… Elleen retira vivement la main.

Toujours est-il que, dorénavant, chacun de ses instants fut meilleur que le précédent. Ses jambes gagnaient en force, ses plaies se cicatrisaient, ses mains se tannaient, ses cuisses acquéraient la souplesse et la résistance du cuir.

Le khal avait spécialement chargé Irri de lui enseigner la monte dothrak ; mais son véritable professeur d’équitation fut la pouliche elle-même, qui pressentait et partageait ses humeurs avec la délicatesse d’un double, ne cessant par là de lui améliorer l’assise. Jamais Daenerys n’avait rien tant aimé que ce cheval et, néanmoins, elle ne l’appelait en pensée que « l’argenté », son peuple d’adoption étant de mœurs trop rudes et de caractère trop inapte à la sentimentalité pour envisager seulement de nommer les bêtes.

Au fur et à mesure que chevaucher cessait de lui être un supplice, ses yeux s’ouvraient sur la beauté des sites environnants. Et comme elle allait en tête du khalasar, avec Drogo et les sang-coureurs, chaque région nouvelle se présentait à elle dans sa primeur et sa virginité, lui riait à pleine verdure. Alors que, derrière, l’immense horde labourait les prés, embourbait les eaux, soulevait des nuées de poussière et suffoquait tout.

Ils traversèrent de la sorte les collines houleuses de Norvos où, de loin en loin, s’apercevaient des fermes en terrasses et des bourgades dont leur passage hérissait d’anxieux les murs de stuc blanc. Ils franchirent à gué trois fleuves placides puis une rivière aussi capricante que traîtresse, mine de rien, campèrent auprès d’une grande cascade bleue, contournèrent les décombres tumultueux d’une cité morte où, sous de vastes portiques de marbre incendiés, gémissaient, disait-on, des multitudes de fantômes. Ils empruntèrent des routes valyriennes vieilles de mille ans, droites comme un trait de flèche. Il leur fallut une demi-lune pour parcourir la forêt de Qohor, où, par son ampleur, chaque tronc faisait l’effet d’une poterne, où les frondaisons formaient, à une hauteur prodigieuse, comme un perpétuel dais d’or, où foisonnait, avec l’élan royal et le tigre moucheté, le lémure à fourrure de neige et prunelles pourpres…, mais l’approche du khalasar les rendit tous désespérément invisibles.

Ainsi s’estompait presque à chaque pas le souvenir de l’agonie qu’avaient été les tout premiers jours. Et si les longues journées de cheval persistaient à l’endolorir, Daenerys n’était pas sans trouver désormais le soir quelque charme à ses courbatures, et chaque matin la voyait bondir allègrement en selle, toute à l’impatience des merveilles que, là-bas, devant, lui promettait la route prochaine. Elle commençait même à moins redouter l’heure noire qui lui ramenait Drogo et où la souffrance n’était plus l’unique motif de ses cris.

Au pied de la crête où les hautes tiges souples ne tardèrent pas à l’enserrer, elle adopta le trot, se plut à se perdre par la plaine, à y prendre comme un bain béni de solitude verte. Au khalasar, elle n’était jamais seule. Si Drogo ne lui consacrait que les dernières heures de la nuit, ses sang-coureurs, pas plus que les hommes de son khas à elle, ne s’éloignaient guère de la tente qu’elle occupait, à la porte de laquelle dormaient, leur service accompli, ses femmes, et où, jour et nuit, risquait de se profiler l’ombre importune de Viserys. D’en haut, justement, les éclats coléreux de son frère contre ser Jorah l’incitèrent à se précipiter plus avant dans les flots soyeux de la mer Dothrak, et leur verdure la submergea.

L’air embaumait la végétation, l’humus et des senteurs inextricables de crin chaud, d’aisselle moite, de cheveu huilé. Le parfum même du pays dothrak. Exclusif, eût-on dit. Daenerys s’en gorgeait, rieuse, lorsqu’un désir subit de fouler ce terreau si dru, si noir et d’y enfouir ses orteils la fît prestement glisser de selle et, laissant brouter la pouliche, se débotter.

Alors fondit sur elle, avec la soudaineté d’un orage d’été, Viserys dont le cheval, brutalisé par le mors, se cabra. « De quel front, écuma-t-il, oses-tu… ! oses-tu me donner des ordres ? des ordres ! à moi ? ! » La face cramoisie de rage, il bondit à terre, manqua tomber, reprit vaille que vaille son équilibre et, empoignant sa sœur, se mit à la secouer follement : « Tu oublies qui tu es ! mais regarde-toi ? regarde-toi donc ! »

Elle n’avait que faire de regarder. Avec ses pieds nus, ses cheveux huilés, sa veste peinte et ses cuirs de cavalière, elle avait l’aspect typique des autochtones. Et que dire de lui, empêtré dans sa cotte de mailles et ses soieries de bourgeois crasseux ?

Il hurlait de plus belle. « Le dragon n’a pas d’ordres à recevoir de toi, comprends-tu ? Je suis le maître des Sept Couronnes, tu m’entends ? Pas le larbin d’une pute à seigneur du crottin ! » Et, tout en lui pinçant atrocement les seins, il martela de nouveau : « Tu m’entends, oui ? »

Or elle le repoussa sans ménagements.

Il en demeura médusé, d’abord. Jamais, jusqu’alors, elle n’avait osé le défier. Ni, moins encore, rendre coup pour coup. Puis l’incrédulité fît place, dans ses prunelles lilas, à une fureur qui, en un éclair, le défigura, promettant les pires sévices, sa sœur le savait.

Clac.

Avec un claquement sec, la mèche s’enroula autour de sa gorge et, le tirant violemment en arrière, l’envoya s’étaler dans l’herbe, abasourdi, suffoquant, sous les huées dont les Dothrakis saluaient chacun de ses efforts pour se libérer. Puis l’homme au fouet, le jeune Jhogo, aboya des mots que Daenerys ne put comprendre mais qu’Irri, survenant avec ser Jorah et le reste du khas, traduisit d’emblée : « Désirez-vous sa tête, Khaleesi ?

—Non ! protesta-t-elle, non… »

Jhogo parut comprendre, mais l’un de ses compagnons émit un commentaire qui déchaîna l’hilarité. « Quaro, reprit Irri, vous suggère de lui enseigner le respect en lui prélevant une oreille. »

Cependant, Viserys, à genoux, tentait, sans grand succès mais avec force piaulements inarticulés, de desserrer les lanières qui l’empêchaient de respirer.

« Je ne veux pas qu’on lui fasse de mal. Dis-le-leur », répliqua Daenerys.

Irri s’exécuta. Alors, d’une simple saccade à son fouet, Jhogo fit pirouetter Viserys comme un fantoche et l’envoya, libre enfin mais la gorge zébrée de rouge, à nouveau s’étaler pitoyablement.

« Je l’avais pourtant averti, madame, murmura Mormont, de vous obéir…

— Je sais. » Son frère gisait toujours à terre, telle une pauvre chose violacée, geignarde et loqueteuse. La pauvre chose qu’il avait en somme toujours été. Comment diable ne m’en suis-je pas avisée plus tôt ? A la place de la terreur qu’il lui inspirait naguère encore ne restait rien d’autre qu’un vague sentiment de creux.

« Prenez son cheval », commanda-t-elle à ser Jorah. Viserys la dévisageait, stupide et doutant autant du témoignage de ses oreilles qu’elle-même de parler ainsi. Et pourtant, les mots succédaient aux mots. « Qu’il nous suive à pied jusqu’au khalasar. » C’était là cesser de le traiter en homme, lui infliger, aux yeux des Dothrakis, la peine la plus humiliante, la plus infamante de toutes. « Que chacun le voie tel qu’il est.

— Non ! » hurla-t-il puis, s’adressant au chevalier dans la langue des Sept Couronnes, afin de n’être point compris des autres hommes : « Frappe-la, Mormont. Bats-la. Ton roi te l’ordonne. Tue-moi ces chiens dothrak pour lui apprendre. »

Le regard de l’exilé se porta de la sœur, nu-pieds, les orteils souillés d’humus, les cheveux gras d’huile, au frère, tout acier, tout soies, et Daenerys y pressentit le verdict. « Il marchera, Khaleesi », dit-il puis, tandis qu’elle réenfourchait son argenté, il s’empara du cheval du prince.

Toujours affalé à terre, Viserys le regarda faire puis disparaître avec sa sœur sans prononcer un mot, sans esquisser un geste, mais une haine folle empoisonnait ses yeux.

« Saura-t-il retrouver son chemin ? demanda Daenerys, bientôt alarmée que la végétation l’eût si vite englouti.

— Même un aveugle pourrait nous suivre à la trace.

— Avec son orgueil… Si la honte l’empêchait de revenir ?

— Pour aller où ? gloussa ser Jorah. S’il ne parvient pas à trouver le khalasar, le khalasar, lui, le trouvera sans faute. On ne se noie pas si facilement dans la mer Dothrak, enfant. »

Il parlait d’or, manifestement. Si le khalasar ressemblait à une ville en marche, il n’avançait pas à l’aveuglette pour autant. Des éclaireurs le précédaient en permanence ou couvraient ses flancs, à l’affût du moindre indice de gibier, de pillage ou d’hostilité, et aucun ne leur échappait, dans ces parages, tant étaient leur ce pays, leur l’immense plaine, indissociables de leur chair… et de la mienne, maintenant.

« Je l’ai frappé », reprit-elle, d’une voix où perçait comme une stupeur rétrospective. Il lui semblait presque l’avoir seulement rêvé. « Dites-moi, ser Jorah… » Elle frissonna. « Sa colère va être terrible, hein ? Je l’ai réveillé, le dragon, n’est-ce pas ? »

Il ricana. « Nul ne saurait réveiller les morts, petite. Le dernier dragon fut Rhaegar, votre frère, et il a péri au Trident. Viserys est tout au plus l’ombre d’un serpent, lui. »

Ces mots la cinglèrent comme une agression. Elle eut le sentiment qu’ils remettaient en cause tout ce en quoi elle avait toujours cru. « Mais vous… vous lui avez juré sur votre épée…

— Exact, petite, dit-il. Et s’il n’est que l’ombre d’un serpent – sa voix se chargea d’amertume –, que penser de ceux qui le servent ?

— Il n’en est pas moins le roi légitime. Il… »

Mormont immobilisa son cheval et, les yeux dans les yeux : « Sans mentir, à présent, vous aimeriez le voir accéder au trône ? »

Elle s’accorda un instant de réflexion. « Il ne ferait pas un très bon roi, n’est-ce pas ?

— Il y a eu pire…, mais pas souvent. » Des talons, il remit sa monture en mouvement.

« Cependant…, reprit Daenerys, sitôt qu’ils se retrouvèrent étrier contre étrier, le petit peuple attend son avènement. D’après maître Illyrio, il coud en secret des bannières au dragon, fait des prières en faveur de Viserys, voit en lui son libérateur.

— Dans ses prières, le petit peuple demande la pluie, des enfants sains et un été perpétuel. Et les querelles des grands pour le pouvoir ou la couronne, il s’en moque – mais éperdument ! – du moment qu’on le laisse en paix. » Il haussa les épaules. « Mais on ne l’y laisse jamais. »

Un long silence s’ensuivit, que Daenerys mit à profit pour méditer ce point de vue si contraire aux assertions constantes de son frère. Et combien, de fait, l’indifférence des humbles aux notions de souverain légitime ou d’usurpateur paraissait plus plausible…, à la réflexion !

« Et vous, ser Jorah, quel vœu formez-vous lorsque vous priez ?

— Rentrer chez moi, soupira-t-il d’un ton mélancolique.

— Moi aussi », dit-elle, de la meilleure foi du monde.

Il se mit à rire. « Il vous suffit alors d’un regard à l’entour, Khaleesi. »

Mais ce qu’elle vit était non pas la mer Dothrak mais Port-Réal, accroupi sous le Donjon Rouge édifié par le Conquérant. Mais Peyredragon où elle était née. Et son imagination les voyait embrasés de mille feux. Son imagination lui en montrait chaque fenêtre comme incendiée, et chaque porte rutilante.

« Mon frère ne reprendra jamais les Sept Couronnes », reprit-elle et, ce disant, elle s’aperçut qu’il s’agissait là d’une vieille conviction. D’une conviction aussi vieille qu’elle. D’une conviction qu’elle ne s’était jamais permis, voilà tout, de formuler, même tout bas. A présent, elle le faisait, à la face du monde autant que de ser Mormont.

Celui-ci la considéra d’un air circonspect. « Vous le pensez… ?

— Il serait incapable de mener une armée, dût mon seigneur et maître lui en donner une, expliqua-t-elle. Il n’a pas d’argent, et le seul chevalier qui le suive le traite de moins que serpent. Les Dothrakis se gaussent de sa faiblesse. Non, jamais il ne nous ramènera chez nous.

— Quelle sagesse, enfant ! sourit son compagnon.

— Je ne suis pas une enfant », s’insurgea-t-elle, enlevant au galop l’argenté d’un simple effleurement des flancs puis laissant déjà loin derrière, en sa course toujours plus rapide, Irri, Jorah, les autres, au seul profit du vent chaud dans sa chevelure et du crépuscule pourpre sur son visage.

Elle n’atteignit le camp qu’à la brune. On avait dressé sa tente auprès du bassin d’une source, et les voix rudes en provenance du palais d’herbe juché sur la hauteur y parvenaient distinctement. Sous peu retentiraient les éclats de rire saluant le récit par les hommes de son propre khas des mésaventures de Viserys. Et lorsque celui-ci les rejoindrait enfin, clopin-clopant, tous, hommes, femmes, enfants, seraient déjà au courant de sa mise à pied. Point de secrets, au khalasar…

Tandis que ses esclaves emmenaient l’argenté pour le panser, elle pénétra chez elle. Il faisait sombre et frais, sous la soie, mais, comme elle laissait retomber la portière sur ses talons, un dernier rayon du couchant vint, tel un doigt de flamme furtif, caresser les œufs de dragon et leur arracher, le temps d’un clin d’œil, mille étincelles écarlates aussitôt éteintes.

De la pierre, se dit-elle, ils ne sont que pierre, Illyrio lui-même l’a dit. Les dragons sont morts. Tous. Sa paume et ses doigts s’appliquèrent délicatement sur la courbure de l’œuf noir. De la pierre ? chaude. Presque brûlante. « Le soleil, souffla Daenerys. Le soleil les a échauffés tout au long de cette journée de route. »

Sur ce, elle réclama un bain et, pendant que Doreah s’affairait au feu, dehors, Irri et Jhiqui s’empressèrent d’aller quérir parmi les bagages le cuvier de cuivre offert en présent de noces puis de charrier l’eau nécessaire pour l’emplir. Enfin, lorsque la vapeur s’en éleva, Irri aida sa maîtresse à s’y plonger et l’y rejoignit.

« Avez-vous jamais vu un dragon ? » demanda Daenerys, tandis que celle-ci lui étrillait le dos et que Jhiqui lui démêlait la chevelure. Ayant ouï dire que les premiers étaient venus de l’orient, des Contrées de l’Ombre et des îles de la mer de Jade, elle supposait que peut-être en subsistait-il, là-bas, au-delà d’Asshai, dans des royaumes insolites et sauvages.

« Il n’y a plus de dragons, Khaleesi, dit l’une.

— Ils sont morts, confirma l’autre. Et depuis une éternité. »

Or, à en croire Viserys, les derniers dragons targaryens n’avaient disparu qu’un siècle et demi plus tôt, sous le règne d’Aegon III, dit Fléau-dragon… Tout sauf une éternité, aux yeux de Daenerys. « Partout ? insista-t-elle avec dépit. Même à l’est ?» A l’ouest, le merveilleux avait vécu, le jour où le Sort s’était appesanti sur Valyria et les Pays du Grand Eté ; ni l’acier forgé par incantation ni les enchanteurs de tornades ni les dragons n’avaient été capables de l’y préserver. A l’est, en revanche, on ne cessait de le répéter, tout était différent. Les mantécores hantaient toujours, disait-on, l’archipel de Jade et, dans les jungles de Yi Ti pullulaient encore les basilics ; à Asshai, chanteurs de sorts, aéromants, suppôts passaient pour exercer leur art au grand jour, les ténèbres n’étant réservées qu’aux effroyables sortilèges des nécropurules et des mages-au-sang. De là à penser que des dragons… ?

« Non. Pas dragons, dit Irri. Braves les tuer, parce que dragon terrible méchant monstre. Tous sait ça.

— Tous sait, confirma Jhiqui.

— Un négociant de Qarth m’a dit un jour que les dragons venaient de la lune », intervint Doreah la blonde, qui faisait chauffer des serviettes au-dessus du feu. Contrairement aux deux précédentes qui sensiblement du même âge que Daenerys, avaient été réduites en esclavage après la destruction du khalasar de leur père par Drogo, elle était originaire de Lys, où Illyrio l’avait découverte dans une maison de plaisirs, et avait près de vingt ans.

« De la lune ? » s’émut Daenerys en se retournant vivement, l’œil allumé de curiosité derrière l’averse des mèches argentées.

« A l’en croire, la lune est un œuf, Khaleesi. Il y avait jadis deux lunes au firmament, mais l’une d’elles alla flâner trop près du soleil, la chaleur la fissura, et mille milliers de dragons se ruèrent boire le feu du soleil. De là vient qu’ils crachent des flammes. Un de ces jours, la seconde lune embrassera le soleil à son tour, se fissurera de même, et les dragons reparaîtront. »

Les deux petites Dothrakis pouffaient, se tordaient. « Folle esclave à tête de paille ! s’écria Irri, la lune pas œuf, la lune dieu, femme épouse de soleil. Tous sait ça.

— Tous sait », confirma Jhiqui.

Après que Daenerys eut émergé, rougissante et rose, du cuvier. Jhiqui entreprit de lui décaper les pores et de l’oindre par tout le corps, puis Irri l’aspergea d’épice-fleur et de cinnamome. Enfin, tandis que, sous la brosse de Doreah, sa chevelure recouvrait peu à peu son lustre métallique, elle s’abandonna à ses songes de lune et d’œufs et de dragons.

L’heure du dîner venue, on lui servit une simple collation de fruits, de frai, de fromages arrosée d’hydromel, et elle congédia ses femmes, à l’exception de Doreah.

« Tu dînes avec moi.

— Quel honneur, Khaleesi. »

Il ne s’agissait nullement d’honneur mais de service. Et la lune était dès longtemps levée que toutes deux devisaient encore.

En s’apercevant qu’il était attendu, cette même nuit, Drogo demeura un instant stupéfait, sur le seuil de la tente. Lentement, Daenerys se leva, dénoua ses soieries nocturnes et les laissa glisser au sol. « Sortons, mon seigneur. Il faut, cette fois, que le ciel soit notre témoin. »

Les clochettes de sa chevelure tintant doucement, le khal la suivit au-dehors. A quelques pas de là, baigné de clarté lunaire, se trouvait comme un lit d’herbe, et elle l’y attira. Mais lorsqu’il prétendit user d’elle à sa guise, elle le retint. « Non, souffla-t-elle, cette nuit, je veux regarder tes yeux. »

Il n’était point d’intimité qui vaille au cœur du khalasar. Elle sentait peser sur elle mille regards tandis qu’elle dévêtait Drogo, elle percevait les mille murmures qui commentaient chacun des gestes appris de Doreah. Mais elle n’en avait cure. N’était-elle pas khaleesi ? Seules importaient ses prunelles à lui, et, lorsqu’elle l’enfourcha, elle y vit poindre quelque chose qu’elle n’avait encore jamais vu. Puis elle le chevaucha avec autant d’impétuosité que l’argenté lui-même, et tant et si bien qu’à l’instant du plaisir Drogo, dans un cri, la nomma par son nom.

On atteignait la rive opposée de la mer Dothrak lorsque Jhiqui, lui caressant d’un revers des doigts le doux renflement de son sein, dit : « Vous être avec enfant, Khaleesi.

— Je sais », répondit-elle.

Le jour même de son quatorzième anniversaire.

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