BRAN

Il lui semblait que sa chute durait depuis des années.

Vole, chuchotait une voix dans le noir, mais, ne sachant comment s’y prendre pour voler, il ne réussissait qu’à tomber.

Mestre Luwin façonnait un petit garçon de terre, l’enfournait jusqu’à ce qu’il devînt dur et cassant, le vêtait à la Bran, le jetait du haut d’un toit. Puis mille morceaux dans la cour, il s’en souvenait. « Mais je ne tombe jamais », disait-il en tombant.

Le sol, en dessous, se trouvait si loin, si loin qu’à peine pouvait-il le discerner, parmi les volutes de brume grise qui virevoltaient tout autour de lui, mais la vitesse ébouriffante de sa chute, il y était sensible, et il savait parfaitement ce qui l’attendait, tout en bas. On ne saurait tomber éternellement, même en rêve. Seulement, il se réveillerait juste avant de heurter le sol. On se réveille toujours juste avant de heurter le sol.

Et si tu ne te réveilles pas ? demandait la voix.

Le sol était plus proche, maintenant, oh, très très loin encore, à mille lieues, mais plus proche, et ce qu’il faisait froid, dans ce noir. Il n’y avait ni soleil ni étoiles, rien d’autre que le sol, le sol qui montait à sa rencontre pour l’écraser, le sol et la brume grise et la voix chuchotante. Il avait envie de pleurer.

Ne pleure pas. Vole.

« Je ne peux pas voler, répondait-il, je ne peux pas, je ne peux pas… »

Qu’en sais-tu ? As-tu jamais essayé ?

Une voix pointue, ténue. Il se tourna de tous côtés pour voir d’où elle provenait. Une corneille descendait en spirale, en même temps que lui, suivant sa chute, mais en demeurant tout juste hors de portée. «Aide-moi », lui dit Bran.

J’essaie. Tu as du blé, dis ?

Bran se fouilla, tandis que l’enveloppaient de noirs remous vertigineux, et, lorsqu’il retira la main de sa poche, des grains d’or lui ruisselaient entre les doigts, qui tombaient dans le vide avec lui.

L’oiseau se percha sur sa main et se mit à manger.

« Es-tu réellement une corneille ? » questionna Bran.

Es-tu réellement en train de tomber ?

« Ce n’est qu’un rêve. »

Tu crois ça ?

« Je me réveillerai en heurtant le sol. »

Tu mourras en heurtant le sol.

Comme la corneille se remettait à picorer, Bran jeta un coup d’œil vers le bas. Il distinguait maintenant des montagnes couronner de neige et, tel un fil d’argent sur le sombre des bois, des rivières. Fermant les paupières, il se mit à pleurer.

Ça n’avance à rien. Je te l’ai dit, la solution est de voler, pas de pleurer. Où est la difficulté ? Je le fais bien, moi.

La corneille prit l’air et revint se poser sur la main de Bran.

« Toi, tu as des ailes ! »

Toi aussi, peut-être.

A l’aveuglette, Bran se tâta les épaules en quête de plumes.

Il existe des ailes de toutes sortes.

Bran examina ses bras, ses jambes et les découvrit effroyablement décharnés. La peau et les os. Avait-il toujours été si maigre ? Il essaya de se souvenir. Une figure lui apparut, émergea peu à peu de la brume grise, une figure qui, dans la lumière, brillait ainsi que de l’or. « Ce que me fait faire l’amour, quand même ! » dit-elle.

Bran poussa un cri, et la corneille s’envola en croassant.

Pas cela ! Oublie-le, tu n’en as que faire, à présent, mets-le de côté, repousse-le.

La corneille se percha sur son épaule et, d’un coup de bec, fit s’évanouir la figure d’or.

Bran tombait plus vite que jamais. Les volutes de brume grise environnaient de ululements son plongeon vers la terre. « Que me fais-tu là ? » demanda-t-il à la corneille, éploré.

Je t’enseigne à voler.

« Je ne peux pas voler ! »

N’empêche que tu es en train.

« En train de tomber ! »

Tout vol débute par une chute. Regarde vers le bas.

«J’ai peur… »

REGARDE VERS LE BAS !

Bran obéit, et ce qu’il vit liquéfia ses entrailles. A présent, le sol se ruait à sa rencontre. Le monde entier s’étendait sous lui, telle une tapisserie blanc, brun, vert, et chaque détail lui en apparaissait avec tant de netteté qu’un instant il omit sa peur. Il voyait l’ensemble du royaume et chacun de ses habitants.

Il vit Winterfell comme le voient les aigles, il vit ses hautes tours comme accroupies, tassées, ses remparts réduits à des rainures dans la poussière. Il vit, sur son balcon, mestre Luwin scruter les astres au moyen d’un tube de bronze poli, le vit, le front plissé, porter des notes sur un volume. Il vit Robb, plus grand, plus fort que dans ses souvenirs, s’entraîner pour de vrai dans la cour, avec une épée d’acier. Il vit Hodor, le palefrenier colossal et simplet, charrier sur l’épaule, avec autant d’aisance qu’un autre une botte de foin, une enclume destinée au forgeron Mikken. Au cœur du bois sacré, ses feuilles grelottant au vent, l’horrible barral blanc méditait son reflet dans l’étang. Le regard de Bran lui fit lever les yeux du sombre miroir et y répondre par un regard entendu.

Du côté de l’est, une galère cinglait les flots de la Morsure. A bord, assise dans une cabine, Mère contemplait un poignard sanglant posé devant elle et, tandis que souquaient ferme les rameurs, ser Rodrik cramponnait au bastingage les haut-le-cœur qui le convulsaient. Droit debout s’amoncelait à l’horizon noirci, lacéré d’éclairs, ébranlé de rugissements, une tempête encore invisible aux navigateurs.

Au sud se précipitaient, bleu-vert, les eaux du Trident. Les traits creusés par le chagrin, Père intercédait auprès du roi. Sansa pleurait à chaudes larmes, dans son lit, et Arya, l’œil fixe et les dents serrées, renfermait durement les secrets de son cœur. Des ombres les nimbaient toutes deux. L’une, d’un noir de cendre, avait l’aspect terrible d’un mufle de chien, l’autre la splendeur d’une armure aussi dorée que le soleil. Au-dessusd’elles s’esquissait un géant de pierre tout armé. Mais lorsqu’il releva sa visière, il se révéla creux, seulement empli de ténèbres et de noire sanie.

Au-delà du détroit se détachaient avec la même acuité les cités libres, l’intense pers de la mer Dothrak puis, encore au-delà, Vaes Dothrak au pied de sa montagne, et les contrées fabuleuses de la mer de Jade, et Asshai, sur les rives de la mer d’Ombre, où l’aurore assistait au réveil des dragons.

Vers le nord enfin, tel un cristal bleu, chatoyait le Mur. Solitaire y dormait sur un lit glacé son frère Jon, le bâtard, plus pâle et plus rude au fur et à mesure que l’abandonnait tout souvenir des chaleurs anciennes. Et, par-delà le Mur, par-delà les forêts emmitouflées de neiges incommensurables, par-delà le littoral gelé, par-delà s’ouvrait, parcourues de grands fleuves de glace blanc-bleu, l’immensité de steppes mortes où rien ne poussait, où ne vivait rien. Plus au nord encore, au nord du nord, Bran atteignit le rideau de lumière au-delà duquel s’interrompt le monde et, le traversant, pénétra si profondément au cœur de l’hiver que la terreur lui arracha un cri, tandis que des larmes incendiaient ses joues.

A présent, tu sais, chuchota la corneille en se nichant au creux de son épaule, tu sais pourquoi tu dois vivre.

« Pourquoi ? », demanda Bran sans comprendre et tombant, tombant.

Parce que l’hiver vient.

Bran regarda l’oiseau niché sur son épaule, et l’oiseau lui rendit son regard. Il avait trois yeux, et une science épouvantable habitait le troisième. Et en bas… ? En bas, il n’y avait rien, plus rien que neige et froid et mort, un désert gelé où des aiguilles déchiquetées de glace blanc-bleu guettaient l’instant de saisir leur proie, volaient vers elle, tels des javelots. Sur leurs pointes étaient déjà venues s’empaler des myriades d’autres rêveurs, dont ne subsistaient que les ossements. Tout angoisse et tout désespoir, Bran entendit au loin une petite voix, sa propre voix, qui disait :

« Est-ce qu’un homme peut être brave tout en ayant peur ? »

Père répondait : « L’heure de la mort est la seule où l’on puisse se montrer brave. »

C’est maintenant ou jamais, Bran, haleta la corneille, qu’il te faut choisir : mourir ou voler.

Dans un grand cri, la mort le happait déjà.

Alors, ouvrant les bras, il prit son essor.

Des ailes insoupçonnées prenaient le vent, s’en gorgeaient, qui le relevèrent vers le ciel. En bas reculaient les terribles aiguilles de glace. En haut s’ouvraient les nues. Et il montait, montait. C’était autrement bon que de grimper. C’était meilleur que tout. Là-bas, dessous, s’amenuisait le monde.

« Je vole ! » s’écria-t-il avec délices.

Première nouvelle, dit la corneille à trois yeux qui, prenant l’air, vint le gifler de ses rémiges, l’aveugler, freiner son ascension puis, se laissant chavirer sans cesser de lui battre les joues, se mit à lui becqueter violemment, tout à coup, le milieu du front, juste entre les yeux.

« Mais qu’est-ce qui te prend ? » glapit Bran, fou de douleur.

La corneille ouvrit le bec, émit un croassement, mais strident comme un cri d’effroi, et la brume grise frémit, parcourue de remous, se déchira, tel un voile, et, progressivement, l’oiseau se métamorphosa en femme, en une vraie femme, une servante aux longs cheveux noirs, et Bran se rappela l’avoir déjà vue quelque part, a Winterfell, oui, c’est ça, il se souvenait d’elle, à présent, et il comprit alors qu’il se trouvait à Winterfell, juché tout en haut d’un grand lit, dans une chambre de quelque tour glaciale, et la femme aux cheveux noirs, laissant tomber une cuvette qui se fracassa sur le sol, se ruait dans l’escalier en criant : « Il s’est réveillé ! Il s’est réveillé ! Il s’est réveillé ! »

Il se tâta le front, entre les yeux. L’emplacement des coups de bec demeurait cuisant mais ne saignait pas, ne portait trace d’aucune plaie. Tout faible et chancelant qu’il se sentait, Bran voulut sortir du lit mais ne put faire un mouvement.

Alors, quelque chose bougea, près du lit, quelque chose vint, d’un bond léger, se poser sur ses jambes, sans qu’il éprouvât la moindre sensation. Des yeux jaunes, aussi brillants que le soleil, se plongèrent dans les siens. La fenêtre était ouverte, et il faisait froid, dans la pièce, mais la chaleur qui émanait du loup le vivifia comme un bain bouillant. Son chiot… mais était-ce bien lui ? Il était si gros, à présent. Il avança la main pour le caresser, et sa main tremblait comme une feuille.

Quand Robb franchit le seuil en trombe, tout hors d’haleine d’avoir gravi l’escalier quatre à quatre, le loup-garou léchait ardemment la figure de Bran. Et Bran lui dit d’un air paisible : « Il s’appelle Eté. »

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