ARYA

Une fois de plus, tout partait de travers.

De dépit, elle délaissa le calamiteux spectacle de ses points pour lancer un coup d’œil du côté où Sansa cousait parmi ses compagnes. Les travaux d’aiguille de Sansa étaient incomparables. Ils ralliaient tous les suffrages. « Ils sont aussi jolis qu’elle, disait un jour septa Mordane à Mère, et elle a des doigts si fins, si déliés ! » Puis, comme lady Catelyn s’enquérait des progrès d’Arya, la vieille nonne renifla : « Arya ? des pattes de charron. »

Brusquement anxieuse que la septa n’eût surpris sa pensée, elle guigna furtivement vers l’angle opposé, mais sa tortionnaire avait mieux à faire en ce jour que de la surveiller. Assise auprès de la princesse Myrcella, elle s’éreintait en sourires, en flagorneries. C’était, de son propre aveu à la reine, une fête si rare, un privilège si précieux que d’enseigner les arts d’agrément à une altesse royale ! Certes, aux yeux d’Arya, les points de Myrcella partaient aussi quelque peu de travers, mais les airs béats de septa Mordane juraient du contraire.

Elle revint à son ouvrage puis, ne sachant comment l’amender, finit, non sans soupirs, par reposer l’aiguille et par reporter sa maussaderie sur sa sœur. Tout en travaillant, celle-ci bavardait gaiement. Blottie à ses pieds, la petite Beth Cassel, fille de ser Rodrik, buvait ses moindres propos, tandis que Jeyne Poole se contorsionnait pour lui chuchoter des choses à l’oreille.

« De quoi parlez-vous ? » demanda brusquement Arya.

Ouvrant de grands yeux effarés, Jeyne se mit à rire d’un air niais. Sansa parut interdite. Beth rougit. Arya insista : « Hé bien ? »

En tapinois, Jeyne s’assura que septa Mordane n’écoutait pas, la vit s’esclaffer, aussitôt imitée par le rond de dames, sur un mot de la princesse Myrcella.

« Nous causions du prince », répondit Sansa, de sa voix suave comme un baiser.

Du prince ? Il pouvait s’agir seulement de Joffrey. Du grand, du beau prince. Du cavalier de Sansa, durant les festivités. Pas du lardon bouffi dont elle-même avait écopé. Naturellement.

« Il a le béguin pour ta sœur », se trémoussa Jeyne, aussi flattée que d’un succès personnel. En tant que fille de l’intendant de Winterfell ou qu’amie intime de Sansa ? « Il lui a dit qu’elle était très belle…

— Il va l’épouser, prononça Beth d’une voix rêveuse en se berçant dans ses propres bras. Sansa régnera sur tout le royaume. »

Sansa sut rougir avec bonne grâce. Sansa rougissait joliment. Sansa faisait tout joliment. La joliesse même. « Voyons, Beth, protesta-t-elle dans un délicieux envol de bouclettes qui retirait à ses paroles toute âpreté, cesse de dire des sottises ! » Et, se tournant vers Arya : « Et toi, que penses-tu du prince Joffrey ? N’est-il pas d’une exquise galanterie ?

— Jon le trouve très efféminé. »

Simultanément, Sansa poussa l’aiguille et un joli soupir. « Ce pauvre Jon, s’apitoya-t-elle, sa bâtardise le rend jaloux.

— Il est notre frère ! » s’insurgea Arya, maîtrisant si peu sa véhémence que sa voix sembla fracasser la quiétude quasi vespérale où baignait la tour.

Septa Mordane dressa le sourcil. Elle avait une face anguleuse, des yeux perçants, une bouche mince, dépourvue de lèvres et d’autant plus propice aux grimaces rêches. Elle grimaça rêchement : «De quoi parlez-vous, les enfants ?

— De notre demi-frère », rectifia Sansa, aussi douce qu’intransigeante sur le choix des termes. Puis, souriant à la virago : « Arya et moi nous récriions sur la joie que nous donne la présence de la princesse. »

Septa Mordane hocha son menton pointu. « Assurément. Un insigne honneur pour nous toutes. » Myrcella salua le compliment d’un sourire vague. « Mais ! s’écria la vieille, Arya, vous ne travaillez pas ? » Debout d’un bond, elle traversa la pièce dans un grand brouhaha de jupes et d’empois. « Montrez-moi vos points. »

La petite en grinçait des dents. Tout Sansa, ça, se débrouiller pour la faire remarquer. « Voici, dit-elle en tendant son œuvre.

—Arya, Arya, Arya, ronchonna Mordane en examinant le tissu, ceci ne va pas, ceci ne va pas du tout. »

Tous ces regards posés sur elle. C’en était trop. Si le tact exquis de Sansa l’empêchait de prendre un air narquois, Jeyne, elle, faisait des mines en dessous, et la princesse ne dissimulait pas sa commisération. Sentant ses larmes prêtes à jaillir, Arya s’arracha de son siège et se rua vers la porte, talonnée par les glapissements de Mordane : « Arya ! revenez ! pas un pas de plus ! Je vous en préviens, Madame votre mère le saura ! Et en présence de notre altesse ! Vous nous couvrez d’opprobre, tous ! »

Sur le seuil, Arya stoppa net et, se mordant la lèvre, fit volte-face, en dépit des pleurs qui l’inondaient. « Daignez me permettre, madame », bégaya-t-elle en adressant un semblant de révérence gauche à Myrcella.

De stupeur, celle-ci battit des paupières, puis son regard consulta les dames sur l’attitude à adopter. Sans montrer tant d’indécision, septa Mordane se fit hautaine : « Et où donc prétendez-vous aller de la sorte, Arya ? »

L’enfant la toisa d’un œil flamboyant. « Je dois ferrer un cheval », susurra-t-elle, toute au bonheur instantané de voir le scandale ravager le museau adverse, avant de s’éclipser puis de dévaler quatre à quatre les escaliers.

Non, ce n’était pas juste. Sansa avait tout. Même deux ans de plus. A croire que ces deux ans lui avaient suffi pour tout prendre et pour qu’elle-même, en naissant, ne trouvât plus rien. D’une telle évidence… ! Sansa savait coudre, chanter, danser. Sansa écrivait des poèmes. Sansa savait s’habiller. Jouer de la harpe et du carillon. Et, pis encore, elle était belle. De Mère, elle tenait les pommettes hautes et racées, l’opulent auburn typiques des Tully. Tandis qu’elle-même venait du côté de Père. Brune et terne, elle avait une figure longue et solennelle que Jeyne, en hennissant, ne manquait jamais de nommer « ganache ». Et, du coup, que l’équitation fut le seul chapitre où elle l’emportât sur sa sœur devenait blessant. Le seul, bon…, avec celui de l’économie domestique. Sansa n’avait guère le sens des comptes. Si le prince Joffrey l’épousait jamais, il aurait tout intérêt à prendre un bon intendant…

Du poste de garde, au bas de la tour, où elle l’attendait attachée, Nymeria ne fit qu’un bond dès qu’elle l’aperçut. Arya recouvra le sourire. Sa petite louve l’aimait, si personne d’autre. Elle ne la quittait pas d’une semelle et dormait dans sa chambre, au pied de son lit. Sans l’interdiction formelle de Mère, Arya l’eût volontiers mêlée à ses travaux d’aiguille. Il aurait fait beau voir, alors…, que la septa lui cherchât noise sur ses points !

Tandis qu’elle la délivrait, Nymeria lui mordillait passionnément la main. Au soleil, ses yeux jaunes miroitaient tels des sequins d’or. Nymeria, l’amazone et reine de Rhoyne qui mena son peuple au-delà du détroit. Encore un scandale… Alors que la sage Sansa baptisait la sienne Lady. Tellement plus original, songea-t-elle avec une grimacetout en embrassant Nymeria dont les coups de langue lui arrachaient de petits rires chatouilleux.

Que faire, maintenant ? Mère devait déjà être au courant. Regagner sa chambre ? On l’y trouverait, et elle n’y tenait nullement. Surtout qu’elle caressait un projet autrement plaisant. Les garçons s’entrainaient dans la cour, et elle désirait voir le prince des galants mordre la poussière sous les coups de Robb. « Viens », murmura-t-elle, et elle partit en courant vers la galerie suspendue qui joignait l’arsenal au donjon. Elle aurait de là vue imprenable sur la lice.

En y parvenant, rouge et hors d’haleine, elle trouva la place occupée. Assis dans l’embrasure de la fenêtre, Jon, le menton posé sur un genou, suivait les assauts avec tant d’attention qu’il ne parut noter l’arrivée des intruses qu’à l’émoi subit du loup blanc. Nymeria s’avança d’un pas circonspect. Plus grand déjà que le reste de sa portée,Fantôme la flaira, lui taquina prudemment l’oreille et se rallongea.

« Tiens ! s’étonna Jon. Et tes travaux de couture, sœurette ? »

Elle plissa le nez. « J’avais envie d’assister aux assauts. »

Il sourit. « Grimpe, alors. »

Elle escalada la tablette et s’y installa contre lui. D’en bas montait un concertde chocs mats et de grognements.

A son grand dépit, c’était le tour des benjamins. On avait tellement capitonné Bran qu’il semblait pris dans un édredon. De dodu, le Tommen avoisinait désormais le rond. Ahanant, haletant, ils entrechoquaient leurs lattes matelassées sous l’œil vigilant de ser Rodrik Cassel, l’allure d’un foudre de bière et d’admirables favoris blancs. Une poignée de spectateurs, tant adolescents qu’adultes, encourageaient les combattants de la voix, celle de Robb dominant les autres. Aux côtés de celui-ci, Arya repéra le doublet noir et l’hydre d’or de Theon Greyjoy, sa bouche tordue par un souverain mépris. A voir les adversaires tituber, elle jugea la rencontre fort avancée.

« Un tantinet plus épuisant que le petit point, railla Jon.

—Un tantinet plus excitant que le petit point », riposta-t-elle. Avec un sourire, il leva la main et l’ébouriffa gentiment. Elle rougit de plaisir. Ils s’étaient toujours entendus. Jon avait comme elle les traits de Père. Eux deux seuls. Robb, Sansa, Bran et même petit Rickon étaient des Tully tout crachés, avec leur jovialité naturelle et la flamme de leurs cheveux. Tout enfant, Arya s’était effrayée de la différence : était-elle donc une bâtarde, aussi ? Et c’est Jon qu’elle avait consulté sur ce point. Et c’est Jon qui l’avait rassurée.

« Pourquoi ne te trouves-tu pas avec les autres, en bas ? demanda-t-elle.

— Il n’est pas permis aux bâtards d’avarier la chair de roi, sourit-il, finaud. Son moindre bobo lui doit venir, à l’exercice, d’armes légitimes.

— Oh ! » s’ébahit-elle comme d’une révélation. La vie était par trop injuste, décidément.

Pendant ce temps, Bran administrait à Tommen une somptueuse raclée. « J’en pourrais faire autant, décida-t-elle. Il n’a que sept ans, moi neuf.

— Trop maigre », pontifia Jon du haut de ses quatorze. Il lui palpa les biceps, branla du chef en soupirant : « Tu n’aurais même pas la force de soulever une épée, sœurette. Ni, à plus forte raison, celle de la manier. »

Elle se dégagea vivement, si vexée qu’il l’ébouriffa de nouveau. Sous leurs yeux, Bran et Tommen se tournicotaient autour.

« Tu vois le Joffrey ? » demanda-t-il.

Elle le chercha, finit par le repérer dans l’ombre du rempart, en retrait. Des gens l’entouraient, qu’elle ne connaissait pas. De jeunes écuyers portant la livrée Lannister ou Baratheon. Tous étrangers. Et quelques hommes plus âgés. Des chevaliers, probablement.

« Examine les armes de son surcot… », conseilla-t-il.

Il s’agissait d’un riche écusson brodé. Du superbe travail d’aiguille. Strictement mi-parties, les armes comportaient le cerf couronné d’un côté, de l’autre le lion.

« La fatuité des Lannister, commenta-t-il. L’emblème royal devrait suffire, tu diras ? nenni. Voilà qui met à égalité la mère et le père…

— La femme compte aussi ! » s’indigna-t-elle.

Il étouffa un ricanement. « Alors, imite-le, sœurette, en mariant dans tes armes Tully et Stark ?

— Le poisson dans la gueule du loup…, pouffa-t-elle, voilà qui serait cocasse ! Mais, au fait, puisqu’une fille ne peut se battre, à quoi rimerait un blason ? »

Il haussa les épaules. « Les filles prennent les armes et non l’épée. Les bâtards prennent l’épée et non les armes. Ce n’est pas moi qui ai fait les règles, sœurette. »

D’en bas soudain, montèrent des clameurs. Le prince Tommen avait roulé dans la poussière et se débattait sans parvenir à se relever. Sa carapace boursouflée lui donnait l’aspect d’une tortue sens dessus dessous. Prêt à frapper derechef sitôt qu’il le verrait debout, Bran brandissait sur lui son épée de bois. L’assistance se mit à rire.

« Suffit pour aujourd’hui ! tonna ser Rodrik en tendant la main pour aider le prince à se remettre sur ses pieds. Beau combat. Lew, Dennis, veuillez les désarmer. » Il jeta un regard circulaire : « Prince Joffrey ? Robb ? que diriez-vous d’un nouvel assaut ? »

Déjà mis en nage par l’essai précédent, Robb s’avança néanmoins, plein d’ardeur : « Volontiers ! »

Tout en rentrant dans le soleil où sa chevelure prit un éclat d’ors martelés, Joffrey maugréa : « Vous nous prenez pour des gamins, ser Rodrik…

— Gamins vous êtes ! répliqua Greyjoy, goguenard.

— Robb, admettons. Moi, je suis prince. Et j’en ai assez de souffleter des Stark avec une épée pour rire.

— Hé, Joff ! s’écria Robb, des soufflets, vous en avez moins donné que reçu… Vous ferais-je peur ?

— Vous me terrifiez ! riposta le prince d’un air altier. Vous êtes tellement plus grand que moi…» Des rires épars retentirent, côté Lannister.

«Quel petit merdeux ! » décréta Jon avec une moue de dégoût.

Les doigts empêtrés dans la neige de ses favoris, ser Rodrik finit par demander gauchement : « Que préconisez-vous donc, prince ?

— Un combat réel.

— Soit ! approuva Robb, et vous vous en repentirez ! »

Dans l’espoir de le rendre plus raisonnable, ser Rodrik lui posa la main sur l’épaule : « Trop dangereux. A fleurets mouchetés, voilà tout ce que je puis tolérer. »

Par son mutisme, Joffrey semblait consentir quand un imposant chevalier, noir de poil et défiguré par des cicatrices brunes, fendit brusquement la presse. « Qui êtes-vous donc, ser, pour oser moucheter l’épée de votre prince ?

— Le maître d’armes de Winterfell, et je vous saurais gré de vous en souvenir, Clegane.

—Entraînez-vous des femmelettes ? ironisa l’autre, en faisant rouler ses muscles de taureau.

— J’entraîne des chevaliers, répliqua Rodrik, mordant. Ils manieront l’acier lorsqu’ils seront prêts. Lorsqu’ils auront l’âge.

— Quel âge as-tu, mon garçon ? demanda la face calcinée, interpellant Robb.

— Quatorze ans.

— J’en avais douze quand je tuai mon premier adversaire. Et pas avec une épée postiche, tu peux m’en croire. »

Robb se cabra sous l’outrage. « Laissez-moi l’affronter, dit-il à Rodrik, je me fais fort de le rosser.

— Alors, rosse-le avec une arme de tournoi.

— Allons, Stark…, intervint le prince d’un air dédaigneux, reviens me défier quand tu seras plus vieux. Seulement, n’attends pas de l’être trop… »

A cette saillie, le clan Lannister s’esbaudit si bruyamment que Robb se répandit en imprécations véhémentes et que Greyjoy dut le saisir à bras-le-corps pour l’empêcher de sauter sur le prince. Arya s’en mordait les poings. Ser Rodrik, consterné, se rebroussait les favoris.

Sur un bâillement simulé, Joffrey héla son petit frère : « Tu viens, Tommen ? Assez joué. Laisse ces gosses à leur récréation. »

Ce mot redoubla les éclats sardoniques des Lannister et les malédictions de Robb. Ivre de colère, ser Rodrik s’était empourpré sous ses blancs favoris. Et, sans l’implacable étau des bras de Theon, les princes et leur suite ne s’en fussent pas tirés si impunément.

A la grande surprise d’Arya, Jon les regarda s’éloigner d’un air étrangement paisible. Ses traits avaient pris l’aspect lisse de l’étang dans le bois sacré. Sautant à terre, il dit posément : « La pièce est finie », puis s’inclina pour câliner Fantôme entre les oreilles. Aussitôt debout, celui-ci vint se frotter contre ses jambes. « Quant à toi, sœurette, tu feras bien de regagner ta chambre au triple galop. Septa Mordane doit y être à l’affût et, plus tu te caches, plus dure sera la sanction. Garde-toi que, pour ta peine, l’on ne te condamne à coudre tout l’hiver prochain. Imagine qu’à la débâcle on te découvre dans la glace avec une aiguille coincée dans tes doigts gelés ? »

Elle ne goûta pas la plaisanterie. « Je hais ces travaux de dame ! écuma-t-elle, ce n’est pas juste !

— Rien n’est juste », repartit-il en l’ébouriffant une dernière fois avant de s’éloigner, Fantôme à ses côtés. Nymeria s’élança derrière eux puis, s’apercevant que sa maîtresse n’avait pas bougé, revint sur ses pas.

A contrecœur, Arya prit la direction opposée.

Pour affronter une épreuve autrement redoutable que ne se le figurait Jon. Là-bas l’attendait certes septa Mordane. Mais avec Mère.

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