ARYA

Le matou borgne arqua son dos noir et cracha dans sa direction.

A pas feutrés, elle remonta l’impasse et, tout en s’appliquant à surveiller le rythme de ses pulsations, ce non sans s’astreindre à inspirer, largement…, souffler, posément…, oscilla imperceptiblement sur la demi-pointe de ses pieds nus. Silencieux comme une ombre, se répétait-elle, et léger comme une plume. L’œil aux aguets, le matou la regardait venir.

Rude tâche que d’attraper des chats… Elle en avait les mains couvertes d’égratignures mal cicatrisées et, par suite de maintes culbutes, les deux genoux couronnés de croûtes. Au début, même l’énorme chose obèse de la cuisine parvenait à lui échapper, mais Syrio n’avait pas transigé : nuit et jour ! qui, la voyant accourir tout ensanglantée, disait : « Tu lambines ! plus vite, petite, ou tes ennemis t’écorcheront bien pis. » Il lui tamponnait ses blessures avec du feu de Myr, et l’onguent la brûlait si cruellement qu’elle devait se mordre les lèvres pour ne pas crier, puis Syrio, jamais rassasié, la relançait à la chasse aux chats.

Le Donjon Rouge en était plein : vieux minous fainéants somnolant au soleil, souriciers patients, queue fébrile et prunelles froides, chatons prestes aux griffes acérées, dames chattes archi-brossées, câlines, spectres pelés furtifs, pilleurs de détritus. Un par un, elle les avait tous traqués, happés, rapportés, toute fière, à Syrio Forel, tous…, hormis celui-ci, ce diable noir de matou borgne. « C’est lui le vrai souverain de ces lieux, avait dit l’un des manteaux d’or. Plus vieux que le péché, et deux fois plus vicieux. Même qu’une fois où le roi festoyait le père de sa reine, il a sauté sur la table, ce bâtard noir, et hop ! envolée, la caille que tenait Tywin ! Que Robert en a ri à se péter la sous-ventrière. Tiens-toi loin de çui-là, petite… »

Elle à ses trousses, il avait traversé la moitié du château, fait deux fois le tour de la tour de la Main, franchi l’enceinte intérieure, parcouru les écuries, dévalé l’escalier tortueux qui, par-delà les petites cuisines et la porcherie et les baraquements des manteaux d’or, aboutissait au bas du rempart donnant sur la Néra, regrimpé des tas de marches tournicotantes, emprunté l’allée du Traître et, redescendant, passé une porte, contourné un puits, visité puis quitté des bâtiments bizarres, enfin tant rôdé qu’Arya ne savait plus du tout où elle se trouvait.

Mais, maintenant, elle le tenait. De part et d’autre du boyau, de hautes murailles ; une paroi rocheuse blafarde et aveugle, au fond. Silencieux comme une ombre, se répéta-t-elle en glissant de l’avant, léger comme une plume.

Elle était à trois pas quand le matou tenta de déguerpir. A gauche puis à droite il se porta, mais à droite puis à gauche se portait Arya, lui bloquant l’issue. Il cracha derechef, tenta de lui filer entre les jambes mais, tout en songeant : preste comme un serpent, elle l’empoigna au passage et, le plaquant contre sa poitrine, virevolta, secouée de grands éclats de rire, tandis que, de ses griffes, il lui lacérait le cuir de son justaucorps. Quant à elle, toujours aussi leste, elle lui planta un baiser entre les deux yeux et se rejeta en arrière juste avant que le coup de patte ne l’atteignît. Le matou miaula et cracha.

« Que fait-il à ce chat ? »

De saisissement, Arya laissa tomber sa proie, pivota vers la voix, le matou s’évanouit d’un bond. A l’entrée de l’impasse se tenait une fille toute bouclée d’or et aussi mignonne qu’une poupée, dans sa robe de satin bleu. Près d’elle, un petit blondin grassouillet qui, à sa ceinture, arborait une épée miniature et, brodé en perles sur son doublet, un cerf fringant. La princesse Myrcella et le prince Tommen… Les dominait de toute sa masse une septa au poitrail de cheval de trait. Derrière, deux malabars à manteau cramoisi – des gardes Lannister.

« Que faisais-tu à ce chat ? » insista Myrcella d’une voix sévère. Puis, se penchant vers son frère: « Est-il loqueteux! regarde-moi ça…, pouffa-t-elle.

— Un sale petit loqueteux puant », approuva Tommen.

Ils ne me reconnaissent pas ! comprit-elle alors. Ils ne savent même pas que je suis une fille. Rien là de bien surprenant ; pieds nus, crasseuse, échevelée par sa longue course à travers le château, sanglée dans son justaucorps de cuir strié de griffures, elle portait en outre des culottes de bure brune toutes déchirées qui révélaient des genoux scabieux. On ne revêt pas batistes et soieries pour aller attraper des chats. Vite vite, elle baissa la tête et mit un genou en terre. Peut-être préféreraient-ils ne pas la reconnaître. Mais s’ils la reconnaissaient, elle n’avait pas fini de se l’entendre reprocher. Septa Mordane serait mortifiée, et la honte empêcherait Sansa de lui adresser plus jamais la parole…

L’énorme vieille s’avança. « Comment es-tu venu ici, toi ? Tu n’as rien à faire dans cette partie du château.

— Allez empêcher d’entrer cette engeance-là, dit un manteau rouge. Aussi facile qu’avec des rats.

— A qui appartiens-tu, mon gars ? reprit la septa. Réponds. Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu es muet ? »

A la seule idée d’émettre un son, Arya sentait sa voix se prendre dans sa gorge. Aussitôt, Tommen et Myrcella l’identifieraient.

« Amenez-le-moi, Godwyn », dit la vieille. Le plus grand des gardes se mit en marche.

Telle une main de géant, la panique acheva d’étrangler Arya. Dût sa vie en dépendre, elle n’aurait pu proférer un mot. Calme comme l’eau qui dort, se récita-t-elle tacitement.

Il allait l’empoigner quand elle – Preste comme un serpent – réagit, s’inclina vers la gauche et, se laissant à peine effleurer, le tournait – Souple comme soie d’été –, fusait vers l’issue tandis qu’il pivotait, ahuri, se faufilait – Vite comme un daim – entre les poteaux blêmes de la septa piaulant telle une orfraie, redressait d’un bond, boulait sur le prince Tommen et le sautait pendant qu’il tombait rudement sur les fesses avec un « Hou ! » piteux, esquivait l’autre garde et, tout obstacle aboli, détalait au triple galop.

Dans son dos, ça glapissait dru, des bottes ébranlaient le sol, qui la talonnaient dangereusement. Elle se laissa choir, rouler, le manteau rouge cingla le vide, tituba, tandis que, rebondissant sur ses pieds, elle avisait, juste au-dessus de sa tête, une ouverture à peine plus large qu’une archère et s’élançait, agrippait l’appui, se hissait, s’insinuait – Souple comme une anguille – en retenant son souffle et se laissait glisser au sol… pour se retrouver nez à nez avec la brosse et la serpillière abasourdies d’une bonne femme. Debout d’un nouveau bond, elle s’épousseta vaguement, se rua vers la porte, enfila une longue salle, dégringola un escalier, traversa une cour intérieure, tourna un coin, franchit un mur, se coula par une espèce de soupirail dans une cave noire comme la poix. Le tapage qu’avait suscité son passage s’atténuait peu à peu, s’éloignait…

Elle était hors d’haleine et perdue au-delà de toute espérance. Dans de beaux draps, toujours, s’ils l’avaient reconnue, mais c’était improbable, avec le train d’enfer qu’elle leur avait mené. Vite comme un daim.

Elle se laissa affaler contre une paroi de pierre poisseuse d’humidité et tendit l’oreille mais ne perçut que sa propre chamade et, à une distance indéfinissable, un suintement goutte à goutte. Silencieux comme une ombre, s’enjoignit-elle. Où pouvait-elle bien se trouver? Lors de son arrivée à Port-Réal, le cauchemar l’avait tourmentée qu’elle s’égarait dans le château. Et Père avait beau répéter que le Donjon Rouge était moins vaste que Winterfell, ses rêves le lui représentaient sous les espèces immenses et inextricables d’un dédale sans fin de murs qui, sur ses talons, changeaient incessamment de place et d’aspect. Elle se voyait errant, de salle en salle, dans une atmosphère glauque, au long de tapisseries délavées, descendant d’interminables escaliers à vis, traversant d’un trait des cours bizarres, empruntant parfois des ponts jetés sur le vide où l’écho de ses appels demeurait sans réponse. A certains endroits, la pierre rougeâtre des murs semblait dégoutter de sang, et nulle part ne s’ouvrait la moindre fenêtre. Il arrivait aussi qu’elle entendît la voix de Père, mais toujours loin, loin… ! et, si fort qu’elle courût pour le rattraper, toujours s’éloignait sa voix, s’éloignait, s’éloignait, s’éteignait enfin, l’abandonnant à sa solitude en pleines ténèbres.

Il faisait vraiment très noir, ici, s’aperçut-elle subitement. Toute grelottante, elle remonta ses genoux découverts contre sa poitrine. Du calme. Elle allait attendre en comptant jusqu’à dix mille. Elle pourrait alors se risquer sans dommage hors de son trou et tâcher de retrouver sa route.

Elle était à quatre-vingt-sept quand, ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, les lieux se laissèrent entr’apercevoir et, peu à peu, s’esquissèrent des formes. Du fond de la pénombre la dévoraient du regard d’énormes yeux vides, et elle devina la silhouette déchiquetée de longs crocs. Fermant aussitôt les paupières, elle se mordit les lèvres et repoussa la peur. Lorsqu’elle regarderait à nouveau, les monstres auraient disparu. N’auraient jamais existé. Elle se dit que Syrio se trouvait là, près d’elle, et lui chuchotait ses secrets. Calme comme l’eau qui dort, se récita-t-elle. Fort comme un ours. Intrépide comme une louve. Elle rouvrit les yeux.

Les monstres étaient toujours là, mais la peur s’était envolée.

Sans bruit, sans hâte, elle se leva. Les gueules la cernaient. De vraies gueules ? La curiosité l’emportant, elle en effleura une, du bout des doigts, frôla sa puissante mâchoire. La sensation était assez crédible. Sous la paume, l’os se révéla lisse, froid, dur. Les doigts dévalèrent une dent noire, aiguë comme un poignard forgé dans un morceau de nuit. Cette idée la fit frissonner.

« Il est mort, dit-elle à voix haute. Ce n’est qu’un crâne. Inoffensif. » Seulement, le monstre avait l’air sensible à sa présence. Elle sentait son regard vide la dévisager dans l’obscurité, elle sentait monter de la caverne obscure une espèce d’hostilité générale. Elle s’écarta vivement du crâne et alla donner du dos contre un deuxième, plus énorme, et dont, une seconde, elle sentit les crocs plantés dans son épaule comme pour y prélever un lambeau de chair. Elle pirouetta, sentit le cuir de son justaucorps résister, craquer, se déchirer sous la morsure affreuse et se mit à courir. Un troisième crâne lui faisait face, le plus gigantesque de toute la bande, mais, sans même ralentir, elle bondit par-dessus des canines noires aussi hautes que des épées, se rua parmi des mâchoires affamées et se jeta contre la porte.

Ses mains affolées finirent par découvrir un pesant anneau de fer scellé dans le bois, le tirèrent, le vantail résista, céda peu à peu, mais avec un tel grincement que la ville entière devait l’entendre, et, dès qu’il fut suffisamment entrebâillé pour lui livrer passage, Arya se précipita au-dehors.

Si ténébreuse était la pièce aux monstres, le corridor qui y aboutissait se révéla, lui, le plus ténébreux des conduits du septuple enfer. Calme comme l’eau qui dort, s’enjoignit-elle, mais, même en s’accordant le temps d’accommoder, on n’y voyait goutte, hormis le vague contour grisâtre de la porte qu’elle venait juste de franchir. Elle agita ses doigts sous son nez, perçut le mouvement de l’air, ne discerna rien. Comme aveugle. Un danseur d’eau voit avec tous ses sens, se rappela-t-elle. Elle ferma les yeux, raffermit son souffle, un, deux, trois, s’imprégna de silence et, les mains en avant, se mit à tâtonner le vide.

Sur sa gauche, enfin, ses doigts effleurèrent de la pierre brute. A petites palpations prudentes, elle suivit le mur, tout en prenant garde de n’avancer qu’à menus pas glissés. Tous les corridors mènent quelque part. Toute entrée implique l’existence d’une sortie. La peur est plus tranchante qu’aucune épée. Il ne fallait pas avoir peur. Au terme d’une progression qui lui parut interminable, le mur s’interrompit, brusquement, et un courant d’air froid lui caressa la joue. Les cheveux follets frissonnaient sur sa nuque.

De quelque part, à ses pieds, montaient des bruits lointains. Le craquement de bottes, une rumeur de voix. Une vague lueur, presque imperceptible, grimpa, vacillante, le long du mur, et Arya vit qu’elle se tenait sur le bord d’un prodigieux puits noir qui, large d’une vingtaine de pieds, se creusait vertigineusement. Scellées sur le pourtour en guise de marches, d’énormes pierres descendaient en spirale à perte de vue, tout aussi sombres que celles de l’enfer si souvent décrites par Vieille Nan. Et quelque chose montait, montait des ténèbres et des entrailles de la terre…

Elle se pencha sur le gouffre, qui lui souffla au visage son haleine noire et glacée, et elle discerna la flamme d’une torche, mais si lointaine qu’on eût dit celle d’une bougie. Ils étaient deux, deux hommes. Leurs silhouettes se convulsaient, gigantesques, sur les parois, et elle percevait, répercutées par la gueuled’ombre, certaines de leurs paroles.

« … trouvé un bâtard, dit l’un. Le reste ne tardera pas. Un jour, deux jours, une quinzaine…

— Et quand il saura la vérité, que fera-t-il ? » Le second avait l’accent fluide des cités libres.

« Les dieux seuls le savent. » La torche exhala un bouchon de fumée grisâtre qui s’évapora en se tordant comme un serpent.

« Ces imbéciles ont essayé de liquider son fils et, pour comble, en ont fait une pantalonnade. Il n’est pas homme à passer l’éponge là-dessus. Je vous préviens, le loup et le lion ne vont pas tarder à s’entre-égorger, que nous le voulions ou non.

— Trop tôt, trop tôt…, gémit l’homme à l’accent. A quoi bon la guerre, maintenant ? Nous ne sommes pas prêts. Ajournez.

— Autant m’ordonner d’arrêter le temps. Vous me prenez pour un magicien ?

— Parfaitement ! » ricana l’autre. Les flammes léchaient l’air froid. Les ombres colossales planeraient bientôt sur elle. Arya s’empressa de ramper à l’écart et, à plat ventre, de se plaquer au plus près du mur. Un instant plus tard, en effet, l’homme à la torche apparaissait, flanqué de son acolyte. Elle retint son souffle comme ils gravissaient les dernières marches.

« Que voulez-vous que je fasse ? » demanda le premier, gros gaillard à cape de cuir. Quoique chaussés de lourdes bottes, ses pieds semblaient flotter sans un bruit sur le sol. Sous la coiffe d’acier se montrait une face ronde toute balafrée, hérissée de poil noir, une cotte de mailles était enfilée sur des cuirs bouillis, et il portait à la ceinture dague et braquemart. Tout cela donnait à Arya une impression singulière de déjà vu…

« Une Main est bien morte, pourquoi pas deux ? répliqua l’étranger, du fond d’une barbe jaune fourchue. Vous avez déjà dansé cette danse-là, mon cher ! » Lui, elle le voyait pour la première fois, sûr et certain. Il marchait, en dépit de son obésité, avec une légèreté surprenante, charriait sa graisse sur des demi-pointes dignes d’un danseur d’eau. La flamme de la torche faisait scintiller ses bagues d’or rouge et d’argent serties de rubis, de saphirs, moirées d’œils-de-tigre. Chacun de ses doigts en portait une, certains deux.

« Naguère n’est pas maintenant, et cette Main-ci n’est pas la précédente », répliqua le balafré comme ils prenaient pied dans la pièce. Inerte comme un rocher, se dit-elle, silencieux comme une ombre. Eblouis par l’éclat de leur torche, ils ne l’aperçurent pas, plaquée contre la pierre, à deux pas d’eux, pourtant.

« Il se peut, ripostait la barbe fourchue, s’immobilisant pour reprendre haleine après cette longue ascension. Nous n’en devons pas moins gagner du temps. La princesse est grosse. Le khal ne bougera pas avant la naissance de son fils. Vous les connaissez, ces barbares… »

Au même moment, l’autre poussa quelque chose, un grondement caverneux retentit, et, comme ensanglantée par la lumière de la torche, une énorme dalle de pierre se détacha de la voûte avec un fracas si assourdissant qu’Arya faillit pousser un cri d’effroi, et vint s’appliquer si exactement sur l’entrée du puits que l’on aurait pu se croire, après coup, le jouet d’une hallucination.

« S’il ne bouge en personne bientôt, peut-être sera-t-il trop tard, insista l’homme armé. La partie ne se joue plus à deux, si tant est que tel fut jamais le cas. Stannis Baratheon et Lysa Arryn se sont réfugiés hors de ma portée, et la rumeur court qu’ils massent des épées. Dans les lettres qu’il adresse à Hautjardin, le chevalier des Fleurs presse instamment Tyrell d’envoyer sa fille à la Cour. A quatorze ans, la donzelle est douce, belle, vierge, traitable, et lord Renly comme ser Loras entendent que Robert la baise, l’épouse et en fasse la nouvelle reine. Littlefinger…, seul l’enfer sait ce que mijote Littlefinger. Et cependant, l’homme qui trouble mon sommeil, c’est lord Stark. Il tient le bâtard, il tient le livre, il tiendra la vérité sous peu. Et voilà que maintenant sa femme a, grâce aux manigances de Littlefinger, enlevé Tyrion Lannister. Lord Tywin va prendre la chose comme un outrage, et Jaime voue à son Lutin de frère une affection bizarre. Que les Lannister fassent mouvement vers le nord, et les Tully se trouvent impliqués à leur tour. Ajournez, dites-vous ? je réplique : hâtez-vous. Le plus adroit des jongleurs lui-même ne saurait maintenir éternellement cent balles en l’air.

— Vous êtes mieux qu’un jongleur, mon vieux…, vous êtes un véritable sorcier. Je ne vous demande qu’une chose, c’est de prolonger encore vos sortilèges. » Ils s’éloignèrent dans la direction qu’elle avait prise pour venir en s’échappant de la cave aux monstres.

« Je ferai tout mon possible, repartit l’autre d’un ton doux. Il me faut de l’or, et cinquante oiseaux supplémentaires. »

Arya leur laissa prendre pas mal de champ puis, l’échine ployée, les suivit. Silencieux comme une ombre.

« Tant que ça ? » Les propos devenaient moins distincts au fur et à mesure que s’atténuait la lumière. « Ceux dont vous avez besoin ne se trouvent pas sous le pas d’un cheval… si jeunes, pour savoir lire… plus vieux, peut-être… meurent pas si facilement…

— Non. Plus jeunes, plus sûrs… les maltraitez pas…

— … tenaient seulement leurs langues…

— … le risque… »

Bien après que leurs voix se furent éteintes, Arya distinguait encore la torche qui, telle une étoile fumante, lui permettait de tenir la piste. A deux reprises, la lumière sembla s’évanouir mais, en continuant tout droit, la petite se retrouva chaque fois en haut de marches abruptes, étroites tout en bas desquelles vacillait une vague lueur. Pressant l’allure, elle descendit, descendit, descendit tant et si bien que, lorsqu’une saillie de la roche la fît trébucher et se cogner contre le mur, sa main reconnut de la terre crue étayée par des pans de bois. Auparavant, les parois étaient revêtues de pierres taillées.

Elle avait dû traquer les deux hommes des lieues durant mais si, au bout du compte, ils s’étaient esquivés, le tunnel la forçait à continuer. Elle suivit donc le mur en aveugle, à nouveau, et, pour se sentir moins perdue, se persuada que Nymeria trottinait à ses côtés dans le noir. Elle finit par se retrouver barbotant jusqu’au genou dans des liquides nauséabonds. Que ne pouvait-elle danser dessus, comme eût fait Syrio… ! Reverrait-elle jamais seulement le jour ?

Il faisait nuit noire quand elle émergea, enfin, à l’air libre.

Au débouché d’un égout dans la Néra. Et elle puait si fort qu’elle se dévêtit sur-le-champ, laissant tomber l’un après l’autre à même le sol ses vêtements souillés, avant de plonger dans les eaux de poix. Elle y nagea jusqu’à se sentir décrassée puis, claquant des dents, rampa sur la berge. Quelques cavaliers passèrent sur la route, au-dessus, tandis qu’elle lessivait ses effets, mais s’ils remarquèrent, à la faveur du clair de lune, sa nudité de fillette maigrichonne et son étrange occupation, du moins n’en eurent-ils cure.

Le château se trouvait au diable mais comme, dans quelque coin de Port-Réal que l’on s’aventurât, il suffisait de lever les yeux pour apercevoir sa masse rouge sur la colline d’Aegon, elle ne risquait pas de se perdre. Elle était presque sèche quand elle en atteignit l’entrée. Comme la herse était abaissée et les portes closes, elle se dirigea vers la poterne, sur le côté. Seulement, les manteaux d’or en faction se gaussèrent lorsqu’elle demanda qu’on la laisse passer. « Tire-toi ! dit l’un. Les détritus de la cuisine sont déjà partis, et nous n’acceptons plus les mendiants après le crépuscule.

— Mais je ne mendie pas ! s’insurgea-t-elle, j’habite ici.

— J’ai dit : tire-toi ! Te faut une beigne pour piger, peut-être ?

— Je veux voir mon père. »

Les gardes échangèrent un coup d’œil. « Et moi, je veux niquer la reine, répliqua le plus jeune, pour mon plus grand plaisir. »

L’aîné fronça le sourcil. « Et c’est qui, ton père, mon gars ? Le ratier municipal ?

— La Main du Roi », dit-elle.

Les deux hommes s’esclaffèrent d’abord puis, à l’improviste, le plus vieux lui balança son poing, comme pour assommer un chien, mais elle l’avait vu venir dès avant qu’il ne fût parti et, d’un entrechat, l’esquiva. « Je ne suis pas un garçon ! cracha-t-elle. Je suis Arya Stark de Winterfell. Touchez un seul de mes cheveux, et le seigneur mon père fera empaler vos têtes sur une pique. Si vous ne me croyez pas, faites venir de la tour de la Main Jory Cassel ou Vayon Poole. » Et, posant ses poings sur ses hanches : « Allez-vous m’ouvrir, maintenant, ou vous faut-il des beignes pour piger ? »

Père se trouvait seul dans sa loggia, quand Gros Tom et Harwin introduisirent la petite. Accoudé dans le halo d’une lampe à huile, il étudiait le plus gros livre qu’elle eût jamais vu, un grand volume épais dont les pages jaunes toutes craquelées, couvertes de pattes de mouche, étaient reliées de cuir fané, mais il le referma pour écouter le rapport de Harwin. Après qu’il eut congédié les deux hommes en les remerciant, son visage se fit sévère.

« Te rends-tu compte que j’ai lancé la moitié de ma garde à ta recherche ? demanda-t-il, sitôt la porte refermée. La peur a rendu folle septa Mordane. Elle est en train de prier dans le septuaire pour que tu nous reviennes saine et sauve. Tu le sais pourtant, Arya, tu ne dois à aucun prix franchir les portes du château sans ma permission.

— Je ne les ai pas franchies…, se trahit-elle. Enfin, pas exprès. J’étais en bas, dans les oubliettes, et c’est devenu ce tunnel. Il faisait si noir, et je n’avais rien pour voir, pas de torche ou de chandelle, il m’a fallu suivre. Je ne pouvais pas revenir comme à l’aller, à cause des monstres. Oh, Père, ils parlaient de vous tuer ! Pas les monstres, les deux hommes. Ils ne m’ont pas vue, je me tenais inerte comme un rocher, silencieuse comme une ombre, mais je les ai entendus. Ils disaient que vous teniez un livre et un bâtard et si une Main a pu mourir, pourquoi pas l’autre ? C’est ça, le livre ? Jon est le bâtard, je parie.

— Jon ? Enfin, Arya, que me chantes-tu là ? Qui disait cela ?

— Eux… ! Un gras plein de bagues avec une barbe jaune fourchue, l’autre vêtu de mailles avec une coiffe d’acier, et le gras disait qu’on devait ajourner, mais l’autre lui disait qu’il ne pouvait pas continuer à jongler et que le loup et le lion allaient se dévorer et que c’était une pantalonnade. » Elle essayait de rassembler ses souvenirs, mais elle n’avait pas tout compris, loin de là, et, maintenant, les propos surpris s’embrouillaient dans sa cervelle. « Le gras disait que la princesse est grosse. Le coiffé d’acier, il avait une torche, il disait qu’il fallait se dépêcher. C’était un magicien, je crois.

— Un magicien, répéta Ned, froidement. Avait-il une longue barbe blanche et un grand chapeau pointu constellé d’étoiles ?

— Mais non ! Rien à voir avec les contes de Vieille Nan. Il n’avait pas l’air d’un magicien, mais le gras lui a dit qu’il l’était.

— Arya ! je te préviens…, si tu cherches à m’embobiner…

— Non ! je vous l’ai dit…, j’étais dans les oubliettes, près de l’endroit au mur secret. Je chassais des chats, et puis… » Sa physionomie se ferma. Si elle avouait avoir renversé le prince Tommen, il se mettrait vraiment en colère… « … bon, je suis passée par cette fenêtre. C’est là que j’ai trouvé les monstres.

— Des monstres et des magiciens, dit-il. Une véritable épopée, parait-il. Et ces hommes que tu as entendus parlaient, disais-tu, de pantalonnade et de jongleries ?

— Oui, maintint-elle, seulement…

— C’étaient des baladins, Arya, coupa-t-il. Il doit y avoir à Port-Réal en ce moment une bonne douzaine de troupes, attirées par la foule du tournoi et l’espoir d’y ratisser un peu d’argent. Je ne vois pas bien ce que tes deux hommes fabriquaient dans l’enceinte du château, mais peut-être le roi leur avait-il demandé de donner une représentation.

— Non. » Elle secoua la tête d’un air buté. « Ce n’étaient pas des…

— En tout cas, tu n’as pas à suivre les gens pour les espionner. Il me répugne également d’imaginer ma propre fille en train d’escalader d’étranges fenêtres à la poursuite de chats de gouttière. Regarde-toi un peu, ma douce. Ces bras tout égratignés. La plaisanterie n’a que trop duré. Tu vas dire à Syrio que je lui demande un mot d’entretien, et… »

Un toc toc sec l’interrompit. « Veuillez m’excuser, lord Eddard, dit Desmond en entrebâillant la porte, mais il y a là un frère noir qui réclame audience. Il dit que c’est pour une affaire urgente. J’ai pensé que vous souhaiteriez en être informé.

— Ma porte est toujours ouverte à la Garde de Nuit », répondit lord Stark.

Desmond introduisit l’homme, un vieillard bossu qu’en dépit de sa laideur, de sa barbe hirsute et de ses habits crasseux Père accueillit d’un air affable en lui demandant son nom.

« Yoren, pour vous servir, m’seigneur. J’ m’esscus’ pour l’heure. » Puis, s’inclinant devant Arya : « Vot’ fils, j’ présume. Y vous r’ssemb’.

— Je suis une fille ! » protesta-t-elle, hérissée. S’il venait du Mur, il avait dû passer par Winterfell. « Vous connaissez mes frères ? enchaîna-t-elle avec fébrilité. Robb et Bran sont à Winterfell, Jon au Mur, Jon Snow, il est de la Garde de Nuit, lui aussi, vous devez bien savoir, il a un loup-garou, un loup-garou blanc avec des yeux rouges ! il est déjà patrouilleur, Jon ? je suis Arya Stark. » Le vieux malodorant la regardait d’un drôle d’air, mais elle ne pouvait s’arrêter de jaser. « Quand vous repartirez pour le Mur, je pourrais vous charger d’une lettre pour Jon, le cas échéant ? » Que ne se trouvait-il là, Jon, pour l’heure ! lui la croirait, quand elle parlait des oubliettes et du gras à barbe fourchue et du magicien coiffé d’acier…

« Ma fille omet trop volontiers les politesses élémentaires, dit Eddard Stark avec un léger sourire qui atténuait la réprimande. Je vous prie de lui pardonner, Yoren. C’est mon frère qui vous envoie ?

— Personne d’aut’ m’a envoyé, m’seigneur, que l’ vieux Mormont. J’ suis v’nu chercher des hommes pour le Mur et, dès la prochaine audience qu’ donn’ra Robert, j’irai y crier not’ détresse à deux g’noux, dans l’espoir que lui et sa Main s’ront trop heureux d’ s’ défaire en not’ faveur d’ quèqu’ gibier d’ potence. Quoiqu’y s’agit aussi d’ Benjen Stark. Pasqu’ son sang est d’venu noir, m’seigneur. Fait d’ lui mon frère autant qu’ l’ vôt’. Pour lui qu’ j’viens. Et au trip’ galop, çà ! qu’ j’ai presqu ’tué ma bêt’ sous moi, m’ n’ empêch’, les aut’ sont loin derrière.

— Les autres ? »

Yoren cracha. « Reîtres, francs-coureurs et même racaille. C’t’ auberge en était bourrée, mais j’ les ai vus prend’ le vent. L’ vent du sang, l’ vent d’ l’For, tout comme, au bout du compte. Z’ont pas tous filé sur Port-Réal, aussi. A bride abattue, certains, sur Castra Roc, et l’ Roc est plus près… Lord Tywin la sait, la nouvelle, main’nant, comptez-y. »

Père se rembrunit. « Mais quelle nouvelle ? »

Yoren jeta un coup d’œil du côté d’Arya. « Faudrait mieux sans témoins, m’seigneur, j’ m’esscuse…

— Soit. Desmond ? Raccompagne ma fille à ses appartements. » Il l’embrassa sur le front. « Nous reprendrons demain notre conversation. »

Elle ne bougea pas plus qu’une souche. « Il n’est rien arrivé à Jon, au moins ? demanda-t-elle. Ni à Oncle Benjen ?

— Ben, pour Stark, j’ saurais pas dire… Le gars Snow allait assez bien quand j’ai quitté l’ Mur. C’ qui m’inquièt’, c’ pas tant eux. »

Desmond la prit par la main. « Venez, madame. Vous avez entendu votre seigneur père. »

Elle fut bien obligée de le suivre. Il n’était, hélas, pas si facile à duper que Gros Tom. Avec Tom, elle aurait inventé n’importe quel prétexte pour traîner dans les parages de la porte et tendre l’oreille. Tandis que Desmond était la discipline faite homme. « De combien de gardes dispose Père ? lui demanda-t-elle, tandis qu’ils descendaient.

— Ici, à Port-Réal ? Cinquante.

— Vous ne laisseriez personne le tuer, n’est-ce pas ? » reprit-elle.

Il se mit à rire. « Rien à craindre de ce côté-là, damoiselle. Lord Eddard est gardé nuit et jour. Il ne lui arrivera aucun mal.

— Les Lannister ont plus de cinquante hommes, objecta-t-elle.

— Certes, mais chaque épée du nord en vaut dix de cette bougraille du sud. Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles.

— Mais…, mais si on envoyait un magicien pour le tuer ?

— Hé bien, dans ce cas… – Desmond tira sa longue épée –, les magiciens meurent comme tout le monde. Il suffit de leur trancher la tête. »

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