EDDARD

En franchissant à cheval les colossales portes de bronze du Donjon Rouge, Eddard Stark se sentait chagrin, fatigué, de méchante humeur et affamé. Or il se trouvait encore en selle, rêvant d’un long bain bouillant, de volaille rôtie, de sommeil douillet, quand l’intendant du roi l’avertit que le Grand Mestre Pycelle avait convoqué en session d’urgence le Conseil restreint et comptait que la Main daignerait honorer celui-ci de sa présence dès qu’elle le jugerait à sa convenance. « Ma convenance sera demain », dit-il d’un ton sec en mettant pied à terre.

L’homme s’inclina bien bas. « Je vais transmettre vos regrets à Leurs Excellences, monseigneur.

— Diantre non ! » s’écria Ned. Il eût été malséant d’offenser le Conseil avant même d’entrer en fonctions. « J’irai. Priez-les seulement de m’accorder le temps d’enfiler des vêtements plus décents.

— Bien, monseigneur. Nous vous avons donné les appartements qu’occupait lord Arryn dans la tour de la Main. S’ils sont à votre gré, j’y ferai porter vos affaires.

— Je vous remercie. » Ce disant, il retirait ses gants de route et les fourrait dans sa ceinture. Peu à peu, sa maisonnée envahissait la cour. Il y repéra Vayon Poole, son propre intendant, et le héla. « Le Conseil me requiert d’urgence. Veille à installer mes filles dans leurs chambres, et prie Jory de les y garder. Je ne veux pas qu’Arya parte en exploration. » Poole s’inclina, et Ned reprit, à l’adresse de l’homme du roi : « Mes chariots bringuebalent encore par les rues. Pourriez-vous me procurer de quoi m’habiller comme il sied ?

— Avec joie. »

Ainsi Ned fît-il son entrée dans la salle du Conseil titubant de fatigue et revêtu d’effets d’emprunt. Quatre membres du Conseil restreint l’y attendaient.

La pièce était luxueusement meublée. Des tapis de Myr en jonchaient le sol et, dans un angle, un paravent sculpté des îles d’Eté faisait piaffer cent bêtes fabuleuses aux vives couleurs. Aux murs étaient suspendues des tapisseries de Norvos, de Qohor, de Lys. Deux sphinx valyriens flanquaient la porte, et dans leur figure de marbre noir luisaient comme braise des yeux de grenat.

Dès son arrivée, Ned se vit aborder par le conseiller qu’il appréciait le moins, Varys. « Les incidents de votre voyage m’ont effroyablement consterné, lord Stark. Nous nous sommes rendus au septuaire en corps constitué pour allumer des cierges en faveur du prince Joffrey. Je fais des prières pour qu’il recouvre la santé. » Ses doigts maculaient de poudre la manche de Ned, et il répandait une puanteur sirupeuse de gerbe funéraire.

« Vos dieux vous ont exaucé, répondit-il, froid mais poli, le prince se porte de mieux en mieux. » Puis, se dégageant des mains de l’eunuque, il traversa la pièce vers le paravent, auprès duquel lord Renly devisait d’un air paisible avec un petit bout d’homme, Littlefinger, forcément. Agé seulement de huit ans quand son frère avait accédé au trône, Renly s’était mis, depuis, à lui ressembler de manière si frappante que Ned n’en revenait pas. A chacune de leurs rencontres, il avait l’impression qu’aboli par enchantement le passé lui rendait le Robert fringant du Trident.

« Je vois que vous êtes arrivé sans encombres, lord Stark.

— Vous de même… Sauf votre respect, vous rappelez à s’y méprendre votre frère.

— Une pauvre copie, minauda Renly.

— Mais tellement plus richement vêtue que l’original, repartit Littlefinger. Lord Renly dépense pour sa parure plus que la moitié des dames de la cour. »

La remarque ne manquait pas de pertinence. Drapé de velours vert sombre, lord Renly portait un pourpoint tout rebrodé de cerfs d’or. Une courte cape de brocart lui nimbait nonchalamment l’épaule, où la retenait une broche d’émeraude. « Je sais plus grave, comme crime, dit-il en riant. Ne serait-ce que votre façon de vous habiller. »

Littlefinger ne releva pas. Il lorgnait Ned avec, aux lèvres, un sourire proche de l’insolence. « Voilà des années que j’espérais faire votre connaissance, lord Stark. Lady Catelyn vous a sûrement parlé de moi.

— En effet, répondit-il, ulcéré par l’impudence de l’insinuation, d’un ton plutôt réfrigérant. Vous connaissiez aussi mon frère Brandon, si j’ai bien compris. »

Renly Baratheon éclata de rire, et Varys vint à pas traînants prêter l’oreille.

« Plutôt trop, repartit Littlefinger. Je porte en permanence un gage de son estime. Vous aurait-il aussi parlé de moi ?

— Souvent, et non sans chaleur», répliqua Ned, dans l’espoir de mettre un point final à ce petit jeu – ce duel verbal – qui l’impatientait.

« Tiens donc ! s’exclama néanmoins l’autre, j’aurais cru que chaleur et Stark faisaient mauvais ménage… Ici, dans le sud, on prétend que vous êtes tous fabriqués de glace, et que vous fondez, en deçà du Neck.

— Il n’est pas dans mes projets, lord Baelish, de fondre de sitôt. Tenez-le pour sûr. » Sur ce, il s’approcha du bas bout de la table du Conseil et dit : « Vous allez bien, j’espère, mestre Pycelle. »

Le Grand Mestre sourit avec bonhomie du fond de son grand fauteuil. « Pas si mal, pour un homme de mon âge, monseigneur. A ceci près, hélas, que je me fatigue assez vite. » Les quelques mèches neigeuses qui folâtraient sur son vaste crâne chauve accentuaient le caractère aimable de ses traits. Au lieu d’être, comme celui de Luwin, un simple carcan de métal, son collier se composait de vingt-quatre lourdes chaînes torsadées en une seule et qui lui battait la poitrine. A chacun des maillons correspondait l’un des métaux humainement connus : fer noir, or rouge, cuivres jaune et rouge, plomb, acier, étain, argent, bronze, platine… Y étaient enchâssés grenats, perles noires, améthystes, ainsi que, de loin en loin, une émeraude ou un rubis. « Si nous ouvrions la séance ? proposa-t-il en joignant les deux mains sur sa large bedaine. Je crains de m’assoupir, à tarder davantage.

— Comme il vous plaira. » A l’autre bout de la table demeurait vide le fauteuil du roi, avec ses coussins brodés d’or à l’effigie du cerf couronné. Ned prit place à sa droite. « Messires, dit-il avec un soupçon d’emphase, je suis confus de vous avoir fait attendre.

— Vous êtes la Main du Roi, susurra Varys, nous sommes à la disposition de votre bon plaisir, lord Stark. »

Pendant que les autres prenaient leur place accoutumée, Ned éprouva brutalement le sentiment d’être étranger à tout et à tous, ici, dans cette pièce, avec ces hommes, et le souvenir l’assaillit des mots prononcés par Robert, dans la crypte de Winterfell. Je suis entouré de flagorneurs et d’imbéciles. Quels étaient les flagorneurs, autour de cette table, quels les imbéciles ? La réponse, il la connaissait déjà. « Nous ne sommes que cinq ? s’étonna-t-il.

— Lord Stannis s’est embarqué pour Peyredragon peu après le départ du roi pour le nord, expliqua Varys. Quant à notre vaillant ser Barristan, il doit être en train de parcourir les rues aux côtés du roi, comme il lui appartient en sa qualité de commandant suprême de la Garde.

— Peut-être, alors, devrions-nous attendre que tous deux viennent nous rejoindre ? » suggéra Ned.

Renly Baratheon éclata d’un rire bruyant : « Avant que mon frère ne condescende à nous accorder la grâce de sa royale présence, il peut s’écouler une éternité !

— Notre bon roi Robert est débordé, compatit l’eunuque. Il s’en remet à notre foi pour l’éclairer sur les affaires accessoires.

— Lord Varys entend par là tout le tintouin que mon royal frère trouve rasoir à sangloter : finances, récoltes et justice, reprit Renly. Ainsi nous incombe-t-il de gouverner le royaume. Tout au plus Robert nous adresse-t-il une mise en demeure, de-ci de-là. » Il tira de sa manche un petit rouleau et le déposa sur la table. « Ce matin même, il m’a par exemple intimé d’aller au triple galop sommer le Grand Mestre Pycelle de convoquer ce Conseil-ci toutes affaires cessantes pour cette affaire urgente-ci. »

Avec un sourire, Littlefinger tendit le message à Ned. D’un coup de pouce, celui-ci rompit le sceau royal et, déployant la pelure pour prendre connaissance de l’urgence en question, douta du témoignage de ses propres yeux. L’extravagance du roi n’avait donc pas de limites ? « Bonté divine ! » jura-t-il, outré de devoir au surplus apposer son propre nom au bas de cette turlupinade.

« En termes clairs, dit pompeusement Renly, lord Eddard est heureux de vous informer que Sa Majesté nous enjoint d’organiser un tournoi magnifique en l’honneur de sa nouvelle Main.

— Combien ? » demanda Littlefinger d’une voix suave.

Ned répondit en marmonnant les indications de la lettre : « Quarante mille dragons d’or pour le premier prix. Vingt mille pour le second, vingt autres mille au vainqueur de la mêlée, dix mille à celui du concours à l’arc.

— Quatre-vingt-dix mille pièces d’or, soupira Littlefinger, sans omettre les dépenses annexes. Et Robert va vouloir un faste inouï, ce qui implique cuisiniers, charpentiers, filles de service, chanteurs, jongleurs, bouffons…

— Des bouffons, nous en avons à revendre », dit lord Renly.

Pycelle intervint : « Le Trésor peut-il supporter de telles prodigalités ?

—Quel Trésor ? riposta Littlefinger avec une moue torve, épargnez-moi ces pantalonnades, mestre ! Vous savez pertinemment que le Trésor est vide depuis des années. Il me faudra emprunter, voilà. Les Lannister se montreront sûrement coulants. Quand nous devons déjà trois millions de dragons à lord Tywin, cent mille de plus, que nous chaut ?

— Vous voulez dire…, bredouilla Ned, interloqué, que la Couronne est endettée de trois millions de pièces d’or ?

— De plus de six millions de pièces d’or, lord Stark. Si les Lannister sont ses plus gros créanciers, il y a aussi lord Tyrell, la Banque de Fer de Braavos et pas mal de cartels de Tyrosh. Nous avons même dû, dernièrement, recourir au Grand Septon. Et il est plus retors qu’un poissonnier de Dorne…

— Mais ! s’étrangla Ned, consterné, Aerys Targaryen avait laissé des… des montagnes d’or… Comment avez-vous pu laisser les choses en venir là ? »

Littlefinger haussa les épaules. « Le Grand Argentier se charge simplement de trouver l’argent que le roi et sa Main se chargent de dépenser.

— Vous ne me ferez pas croire que Jon Arryn ait jamais permis à Robert de réduire le royaume à la mendicité », rétorqua Ned avec ferveur.

Le Grand Mestre Pycelle fit tintinnabuler ses chaînes en hochant sa noble calvitie. « Lord Arryn était la circonspection même, mais je crains qu’il n’arrive à Sa Majesté de fermer l’oreille aux sages avis.

— Mon royal frère adore les tournois, les fêtes, et il exècre, comme il dit, "compter ses picaillons".

— J’en parlerai avec Sa Majesté, s’obstina Ned. Ce tournoi est une folie que le royaume ne peut se permettre.

— Parlez-lui-en, si vous voulez, dit lord Renly, mais nous ferions mieux d’y aviser.

— Une autre fois », répliqua Ned. D’un ton trop tranchant, peut-être, à en juger par les regards qu’on lui décocha. Une leçon qu’il se promit de retenir. Il était non plus, comme à Winterfell, seul maître après le roi, mais premier de ses pairs. « Veuillez me pardonner, messires, reprit-il d’un ton radouci, je suis épuisé. Suspendons la séance pour aujourd’hui, nous la reprendrons sitôt reposés. » Et, là-dessus, il se leva brusquement sans leur demander son congé, leur adressa un signe de tête et gagna la porte.

A l’extérieur, chariots et cavaliers continuaient d’affluer par la poterne, et la cour n’était que bourbe, bêtes et gens. Le roi n’était pas encore arrivé, lui apprit-on. Depuis les crasses du Trident, les Stark et leur maisonnée n’avaient cessé de devancer le gros du cortège, afin de mieux empêcher tout contact avec les Lannister et de se soustraire à l’atmosphère de plus en plus tendue. Robert s’était à peine montré ; la rumeur voulait qu’il se trouvât désormais à bord de l’inénarrable carrosse, et le plus souvent fin saoul. Dans ce cas, il n’était pas près d’arriver. Toujours trop tôt, au gré de Ned, dont la pauvre figure de Sansa suffisait à ranimer la fureur noire. Les deux dernières semaines de route avaient été misérables. Sansa accablait sa sœur de reproches et lui répétait que Lady était morte à la place de Nymeria. Arya ne se remettait pas davantage de la fin sinistre du garçon boucher. Sansa pleurait à chaudes larmes toutes les nuits. Tout le jour, Arya ruminait en silence. Et leur père rêvait d’un enfer glacé réservé aux Stark de Winterfell.

Traversant la cour extérieure, il franchit le pont-levis qui donnait accès à la courtine intérieure et se dirigeait vers la tour présumée de la Main quand Littlefinger se dressa soudain devant lui. « Vous vous trompez de route, Stark. Je vous accompagne. »

Après un instant d’hésitation, Ned se résigna, et l’autre le mena dans une tour, lui fit descendre un escalier, traverser une courette encaissée, longer un interminable corridor désert que bordaient, en guise de sentinelles, des armures poussiéreuses, en acier noir, aux heaumes ciselés d’écailles de dragon, et reléguées dans l’oubli de la dynastie targaryenne. « Mais vous ne m’amenez pas à mes appartements, dit Ned.

— Ai-je dit le contraire ? En fait, je vous entraîne vers les oubliettes où je compte, après vous avoir tranché la gorge, maçonner votre cadavre dans une muraille, répliqua Littlefinger d’un ton sarcastique. Rassurez-vous, Stark, nous n’avons pas de temps à perdre à ces amusettes. Votre femme attend.

— Quelle est cette plaisanterie, Littlefinger ? Catelyn se trouve à Winterfell, à des centaines de lieues d’ici.

— Ah bon ? » Ses yeux gris-vert pétillèrent de malice. « Dans ce cas, la personne qui l’imite a des dons stupéfiants. Pour la dernière fois, venez. Ou ne venez pas, je la garderai pour moi seul. » Il dévala un escalier.

Ned le suivit sans précipitation. Cette maudite journée ne s’achèverait donc jamais ? N’éprouvant que dégoût pour l’intrigue, il commençait à s’apercevoir que son guide s’en délectait autant que de nectar et d’ambroisie.

Au bas des marches se dressait une lourde porte de chêne bardée de fer. Petyr Baelish retira la barre qui la bloquait, fit signe à Ned de passer devant, et, tout à coup, ils se retrouvèrent dans le crépuscule rougeoyant, sur un escarpement rocheux sous lequel coulait la Néra. « Nous sommes sortis du château, constata Ned.

— Il n’est pas facile de vous duper, Stark, le complimenta l’autre avec affectation. Est-ce le soleil qui vous l’a révélé, ou le ciel ? Suivez-moi. La roche est entaillée régulièrement, mais prenez garde de tomber, la chute serait mortelle, et Catelyn ne comprendrait jamais. » A ces mots, il aborda le flanc de la falaise et se mit à descendre avec une prestesse de singe.

Après examen des lieux, Ned le suivit sans l’imiter. La roche était bel et bien entaillée comme annoncé mais, à moins d’en connaître l’emplacement précis, les encoches, quoique profondes, devaient être invisibles depuis le bas. La seule vue de la rivière donnait le vertige. Ned se plaqua contre la paroi et s’efforça de ne regarder en dessous qu’en cas de nécessité.

Lorsqu’il atteignit enfin, au pied de la falaise, un sentier étroit et boueux qui longeait la berge, Littlefinger, adossé à un rocher, paressait en croquant une pomme. Il en était presque au trognon. « Hé bien, Stark, vous vous faites vieux, vous traînez. » D’un geste nonchalant, il jeta les restes du fruit dans le courant. « Mais n’importe, nous continuons à cheval. » Deux bêtes étaient là, en effet. Ned enfourcha la sienne et se mit à trotter sur les traces de Littlefinger. Le sentier les mena dans la ville.

Finalement, Baelish tira sur les rênes devant un bâtiment de trois étages, délabré, en bois, aux fenêtres tout illuminées, tandis que l’ombre s’épaississait. Des flonflons, des rires rauques s’en échappaient, qui semblaient stagner sur les eaux. Au montant de la porte pendait, au bout d’une grosse chaîne, une lampe à huile ouvragée et surmontée d’un globe de verre rouge à réseaux de plomb.

Hors de lui, Ned mit pied à terre. « Un bordel ! » Empoignant Littlefinger à l’épaule, il le fit pivoter, lui jeta : « Tout ce trajet pour m’amener dans un bordel !

— Votre femme s’y trouve. »

C’en était trop. « Brandon a eu tort de vous épargner ! » s’écria Ned en le plaquant brutalement contre un mur, son poignard dardé vers la barbichette.

« Non, monseigneur ! cria une voix suppliante, il dit vrai ! »

Sans lâcher son arme, Ned se retourna vivement. Un vieillard à cheveux blancs dévalait le perron, vêtu de bure brune et fanons ballants. « Mêlez-vous de vos oignons ! lança-t-il, puis la stupeur fit retomber son bras. Ser Rodrik ? »

Celui-ci acquiesça d’un signe. « Lady Catelyn vous attend en haut.

— Parce qu’elle est vraiment ici ? » Il tombait des nues. « Ce n’est donc pas un méchant tour de Littlefinger ? » Il rengaina.

« Que n’en est-ce un, Stark, dit ce dernier. Suivez-moi. Tâchez seulement de prendre un air un peu plus lubrique et un peu moins Main du Roi. Mieux vaut qu’on ne vous reconnaisse pas. Au passage, tripotez donc un ou deux nichons… ? »

Ils entrèrent dans une pièce bondée où ils durent jouer des coudes. Une femme grasse vociférait des chansons obscènes. De jolies filles en chemises de lin vaporeuses et déshabillés de soie rutilants se frottaient contre leurs partenaires, les câlinaient dans leur giron. Ned se faufila sans éveiller le moindre intérêt. Puis, tandis que ser Rodrik demeurait en bas, il se laissa conduire par Littlefinger au troisième étage puis introduire, au bout d’un corridor, dans une chambre.

En le voyant entrer, Catelyn poussa un cri de soulagement et courut se jeter dans ses bras.

« Ma dame, murmura-t-il, au comble de la stupeur.

— Les dieux soient loués, dit Littlefinger en refermant la porte, vous l’avez reconnue.

— Je craignais que vous n’arriviez jamais, mon seigneur, chuchota-t-elle en l’étreignant passionnément. Petyr me tenait informée. Je suis au courant, pour Arya et le prince. Comment vont mes filles ?

— Folles toutes les deux de chagrin et de colère, répondit-il. Mais je ne comprends pas, ma douce. Que fais-tu à Port-Réal ? Qu’est-il arrivé ? C’est Bran ? Il est… ? » Ses lèvres refusèrent de prononcer le mot.

« C’est bien Bran, mais pas dans le sens où tu l’entends.

— Mais alors, quoi ? demanda-t-il, décidément perdu. Pourquoi te trouves-tu ici, mon amour ? Quel lieu est ceci ?

— Conforme à l’évidence, dit Littlefinger en allant s’asseoir dans l’embrasure d’une fenêtre. Un bordel. Se peut-il plus invraisemblable pour une Catelyn Tully ? » Il sourit. « La chance a voulu que je fusse propriétaire de cet établissement singulier. Ce qui simplifiait singulièrement nos mesures de sécurité. Je ne voudrais pour rien au monde que les Lannister apprennent la présence à Port-Réal de Cat.

— Pourquoi ? » s’étonna Ned. Soudain, il remarqua les mains de sa femme, sa façon pataude de les tenir, leurs cicatrices rouge cru, la raideur des deux derniers doigts de la gauche. « Tu t’es blessée… » Il les prit dans les siennes, les retourna. « Bons dieux. Et profondes…, comme des entailles d’épée ou… Comment cela vous est-il arrivé, ma dame ? »

Elle tira un poignard de sous ses vêtements, le lui déposa sur la paume. « Il était censé trancher la gorge de Bran. »

Un haut-le-corps lui releva la tête. « Mais… qui ? Pourquoi voudrait-on… ? »

Elle lui posa un doigt sur les lèvres. « Laisse-moi raconter, mon amour. Nous irons plus vite. Ecoute. »

Alors, elle lui conta tout, depuis l’incendie de la bibliothèque jusqu’à Varys, l’intervention des gardes et Littlefinger. Après quoi Eddard Stark demeura comme hébété, le poignard en main, la pensée confuse. Ainsi, Bran devait la vie à son loup. Au fait, qu’avait dit Jon, lors de la découverte des chiots dans la neige ? Vos cinq enfants sont tout désignés pour recevoir chacun le sien. Et voilà qu’il avait lui-même tué, de sa propre main, celui de Sansa. Et pourquoi ? Quel sentiment éprouvait-il maintenant ? Des remords ? La peur ? Si ces loups étaient un don des dieux, quelle folie n’avait-il pas commise ?

Non sans mal, il contraignit enfin son esprit à se reporter sur le poignard et ce qu’il signifiait. « Celui du Lutin », répéta-t-il. Insensé. Sa main s’enroula sur la poignée d’os de dragon, et il planta la lame dans la table, la sentit mordre le bois. L’air, ainsi, de se gausser de lui. « Pourquoi diable Tyrion Lannister voudrait-il la mort de Bran ? Bran ne lui a causé aucun tort.

—N’auriez-vous donc que de la neige dans les oreilles, vous autres, Stark ? grogna Littlefinger. Le Lutin ne saurait avoir agi seul ! »

Ned se leva et se mit à marcher de long en large. « Si la reine joue un rôle dans cette affaire ou, les dieux nous préservent ! le roi lui-même…, non, cela, je ne puis l’admettre. » Or, tout en prononçant ces mots, l’assaillit le souvenir du matin frisquet où, dans la région des tertres, Robert parlait d’envoyer des sicaires assassiner la princesse targaryenne. Il revit le cadavre minuscule du fils de Rhaegar, sa tête en bouillie, et la manière dont Robert s’en détournait, tout comme le roi, ce n’était pas si vieux…, l’avait fait dans la salle d’audiences de Darry. Il entendait encore, à l’instar de celles de Lyanna, jadis, les supplications de Sansa.

« Il est plus que probable que le roi n’a rien su, dit Littlefinger. Ce ne serait pas une nouveauté. Notre bon Robert s’est fait une spécialité de fermer les yeux sur ce qu’il préfère ignorer. »

Que répliquer à cela ? Le spectre du garçon boucher quasiment tranché comme un porc apparut à Ned. Le roi s’était gardé d’y rien redire. De quoi perdre la raison…

D’un pas nonchalant, Littlefinger s’approcha de la table et en arracha le poignard. « De toute façon, l’accuser vous rendrait coupable de haute trahison. Essayez seulement, vous aurez à faire au sieur Ilyn Payne sans avoir pu proférer trois mots. Mais, pour ce qui est de la reine…, si vous parvenez à produire une preuve et si vous parvenez à rendre Robert attentif, il se peut qu’alors…

— La preuve, nous l’avons, dit Ned. Nous avons le poignard.

— Ça ?» Littlefinger feignit de l’examiner sous tous les angles. « Un joli morceau d’acier, mais à double tranchant, monseigneur. Le Lutin ne manquera pas de jurer ses grands dieux qu’il l’a perdu ou se l’est fait voler durant son séjour à Winterfell, et qui le démentirait, puisque son petit tueur à gages est mort ? » D’une pichenette, il le renvoya à Ned. « Le mieux à faire est, si vous m’en croyez, de le flanquer à la rivière et d’oublier qu’on l’ait jamais forgé. »

Un regard froid lui répondit. « Je suis un Stark de Winterfell, lord Baelish. Mon fils est infirme à vie, peut-être mourant. Il serait déjà mort, et Catelyn aussi, sans un louveteau ramassé dans la neige. Si vous croyez sincèrement que je puis oublier cela, vous êtes toujours aussi délirant qu’à l’époque où vous osiez défier Brandon.

— Je puis en effet délirer, Stark…, mais je suis encore de ce monde, alors que votre frère se délite dans sa tombe glacée depuis quatorze ans. Si le même sort vous tente, libre à vous, mais le partager, non merci.

— Vous êtes bien le dernier homme à qui je confierais la moindre part à rien, lord Baelish.

— Vous me blessez mortellement. » Il plaça la main sur son cœur.

« En ce qui me concerne, j’ai toujours considéré les Stark comme un ramassis fastidieux, mais Catelyn semble s’être attachée à votre personne, pour des raisons qui m’échappent totalement. Par égards pour elle, je m’efforcerai de préserver vos jours. Une besogne délirante, admettons, mais je n’ai jamais rien pu refuser à votre femme.

— J’ai parlé à Petyr, intervint Catelyn, de nos soupçons quant à la mort de Jon Arryn. Il a promis de nous aider à découvrir la vérité. »

Ce genre de nouvelles n’était pas pour plaire à lord Stark mais, il devait en convenir, ils avaient besoin d’aide, et des liens quasi fraternels avaient jadis existé entre Catelyn et Littlefinger. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’il ferait par force cause commune avec un homme qu’il méprisait… « Fort bien, dit-il en glissant le poignard dans sa ceinture. Mais vous avez nommé Varys. Il est au courant de tout ?

— Pas de mon fait, protesta Catelyn. Vous n’avez pas épousé une idiote, Eddard Stark. Mais il possède l’art de pénétrer les secrets les mieux gardés. Cela tient de la magie noire, je te jure, Ned.

— Il a simplement des espions, c’est archi-connu, riposta-t-il d’un ton catégorique.

— Tu minimises, insista-t-elle. L’entretien de ser Rodrik et de ser Aron s’est déroulé de la façon la plus confidentielle, et pourtant, je ne sais comment, l’Araignée connaissait sa teneur. Cet homme m’effare. »

Littlefinger se mit à sourire. « Abandonnez-moi lord Varys, douce dame… Si vous me permettez de parler cru (ces lieux s’y prêtent admirablement !), je lui tiens les couilles. » Son sourire s’accentua, tandis que ses doigts mimaient la prise. « Pure métaphore mais, voyez-vous, si j’entrouvre le pot aux roses, les oisillons se mettent à chanter, et Varys n’y tient nullement. A votre place, je m’inquiéterais davantage des Lannister et moins de l’eunuque. »

Cet avertissement-là, Ned n’en avait que faire. Il se remémorait précisément le jour où l’on avait retrouvé Arya, et l’expression suave et paisible de la reine disant : « Mais nous avons un loup »… Il se remémorait Mycah, et la mort subite de Jon Arryn, et la chute de Bran, et le cadavre du vieil Aerys le Dément baignant dans un sang qui, cependant, séchait sur une épée d’or… Il se tourna vers Catelyn. « Ma dame, dit-il, votre place n’est plus ici. Vous allez retourner sur-le-champ à Winterfell, je le veux. Le premier assassin pourrait avoir des successeurs. Quel qu’il soit, celui qui avait donné l’ordre de tuer Bran saura bien assez tôt qu’il est encore en vie.

— J’avais espéré voir les filles…

— Ce serait de la folie pure, intervint Littlefinger. Le Donjon Rouge foisonne d’yeux indiscrets, et des enfants bavardent.

— Il dit vrai, mon amour. » Il la prit dans ses bras. « Repars avec ser Rodrik. Je veillerai sur nos filles. Va veiller sur nos fils, toi.

— Soit, mon seigneur. » Elle leva le visage, et il l’embrassa. Avec une énergie farouche, elle lui emprisonna les épaules de ses mains estropiées, comme pour le préserver à jamais de tout mal.

« Monseigneur et madame souhaiteraient-ils une chambre à coucher ? demanda Littlefinger. Autant vous prévenir, Stark, la chose se paie, dans le coin.

— Un instant de tête-à-tête, voilà tout, dit Catelyn.

— Très bien. » Il gagna nonchalamment la porte. « N’abusez pas. Il n’est que temps pour Son Excellence la Main et moi-même de regagner le château, sans quoi l’on remarquerait notre absence. »

Catelyn vint à lui et lui prit les mains. «Je n’oublierai pas tes secours, Petyr. Quand tes hommes sont venus me chercher, j’ignorais s’ils m’emmenaient vers un ami ou un ennemi. J’ai trouvé en toi plus qu’un ami. J’ai retrouvé le frère que je croyais perdu. »

Baelish se mit à sourire. « Je suis un sentimental incurable, douce dame. Ce sous le sceau du secret, je vous prie. J’ai mis des années à convaincre la Cour que j’étais pervers et cruel, je détesterais voir tout ce labeur anéanti. »

Ned n’en croyait pas un traître mot, mais il prit sa voix la plus affable. « Je vous remercie moi-même de tout cœur, lord Baelish.

— Oh ! s’exclama l’autre en sortant, me voici comblé ! »

Après que la porte se fut refermée, Ned se tourna vers sa femme. « Une fois chez nous, envoie un mot scellé de mon sceau à Helman Tallhart et à Galbart Glover pour qu’ils lèvent chacun cent archers et aillent fortifier Moat Cailin. Deux cents archers déterminés tiendraient le Neck contre une armée. Avise lord Manderly d’avoir a renforcer et restaurer toutes les défenses de Blancport, et veille à les garnir le mieux possible. A compter d’aujourd’hui, je veux qu’on ait l’œil en permanence sur Theon Greyjoy. En cas de guerre, la flotte de son père serait vitale.

— De guerre ? » La peur se lisait sur ses traits.

« On n’en viendra pas là », affirma-t-il, priant à part lui que cela s’avérât. Puis il la reprit dans ses bras. « Les Lannister sont sans merci pour la faiblesse, Aerys Targaryen l’a appris pour sa peine, mais ils n’oseraient s’en prendre au nord sans avoir derrière eux toutes les forces du royaume, et ils ne les auront pas. Il me faut porter jusqu’au bout ma défroque d’idiot comme si tout marchait admirablement. Souviens-toi, mon amour, pourquoi je suis venu ici. Si je déniche la moindre preuve que les Lannister ont assassiné Jon Arryn… »

Catelyn s’était mise à trembler. De toute la force de ses pauvres mains, elle se cramponna à lui. « Si, souffla-t-elle, et, dans ce cas, mon amour, quoi ? »

Ce serait la partie la plus difficile du rôle, il le savait. « Toute justice découle du roi, dit-il. Quand je saurai la vérité, il me faudra n’adresser à Robert. » Et les dieux veuillent qu’il soit bien l’homme que je le crois être, acheva-t-il en son for, et non l’homme que je le crains devenu.

Загрузка...