CATELYN

« Vous auriez dû nous annoncer votre venue, madame, dit ser Donnel Waynwood tandis que leurs chevaux gravissaient le col. Nous vous aurions envoyé une escorte. Pour un petit groupe comme le vôtre, la grand-route n’est plus aussi sûre que par le passé.

— Nous l’avons appris à nos cruels dépens, ser Donnel », répondit-elle. Il lui semblait par moments que son cœur s’était pétrifié. Six braves avaient péri pour la mener jusqu’aux portes du Val d’Arryn, et elle ne trouvait pas même en son for la ressource de les pleurer. Jusqu’à leurs noms qui s’estompaient de sa mémoire. « Les clans nous ont harcelés jour et nuit. Nous avons perdu trois hommes au cours de la première escarmouche, deux autres à la suivante, et le valet de Lannister a succombé lorsque ses plaies se sont infectées. En vous entendant approcher, j’ai bien cru notre dernière heure venue. » Ils s’étaient de fait préparés à périr, l’épée au poing et le dos au rocher. Déjà, le nain affûtait sa hache, tout en blaguant, comme à l’accoutumée, de façon mordante quand Bronn avait repéré, sur la bannière qui précédait les cavaliers, lune-et-faucon, bleu ciel et blanc, de la maison Arryn. Jamais Catelyn n’avait rien vu de si bienvenu.

« Les clans se montrent d’une arrogance, depuis la mort de lord Jon… ! » s’insurgea ser Donnel avec toute la fougue de ses vingt ans. D’aspect trapu, il avait un visage sérieux et commun, le nez épaté sous des taillis de cheveux bruns. « S’il n’était que de moi, j’emmènerais dans les montagnes une centaine d’hommes pour vous dénicher ces gens-là de leurs aires, et je leur donnerais quelques bonnes leçons, mais votre sœur s’y oppose formellement. Elle n’a pas même permis à ses chevaliers de se produire au tournoi de la Main. Elle veut garder toutes nos épées à portée pour défendre le Val… contre quoi ? mystère. Contre des ombres, disent certains. » Il lui jeta un regard inquiet, comme s’il se souvenait tout à coup de la parenté. « J’espère que je ne vous ai pas froissée, madame. Je n’avais nullement l’intention…

— La franchise ne me froisse jamais, ser Donnel. » Elle savait bien ce que redoutait sa sœur. Pas des ombres, les Lannister, se dit-elle en lançant derrière elle un coup d’œil au nain, flanqué de l’éternel Bronn. Ils étaient devenus copains comme coquins depuis la disparition de Chiggen, et Tyrion était plus malin qu’elle n’eût souhaité. A leur entrée dans les montagnes, il était bel et bien son captif, sans recours possible. A présent… ? Son captif toujours, certes, mais un poignard à la ceinture, une hache plantée dans l’arçon, les épaules ceintes du manteau de lynx gagné aux dés contre Marillion, et la poitrine protégée par le haubert de mailles récupéré sur le cadavre de Chiggen. Une quarantaine d’hommes, tant chevaliers que francs-coureurs au service de Lysa et du jeune Robert Arryn, avaient beau encadrer les rescapés de la pitoyable équipée, Tyrion ne s’en montrait pas pour autant le moins alarmé du monde. Me serais-je trompée ? se demanda-t-elle – et ce n’était pas la première fois. Se pouvait-il qu’il fût véritablement innocent, pour Bran, pour Jon Arryn et pour tout le reste ? Et, s’il l’était, comment qualifier son propre comportement? Six hommes avaient péri pour lui garder sa proie…

Elle écarta résolument ses doutes. « Quand nous atteindrons le fort, je vous saurais infiniment gré d’envoyer quérir sur-le-champ mestre Colemon. Ser Rodrik a une fièvre de cheval. » L’idée que le vieux chevalier n’en réchappe pas ne cessait de la tenailler. Au terme du voyage, il ne tenait plus en selle que par miracle, et seule l’opposition farouche de Catelyn aux instances répétées de Bronn avait empêché qu’on ne l’abandonne à son sort. En revanche, il avait fallu l’encorder sur sa bête et charger Marillion de veiller constamment sur lui.

Après un instant d’hésitation, ser Donnel repartit : « Lady Lysa a défendu au mestre de s’éloigner une seconde des Eyrié. Elle le veut en permanence auprès de lord Robert… Toutefois, reprit-il, nous avons, à la Porte, un septon qui panse nos propres blessés. Il saura visiter les plaies de votre homme. »

Catelyn ajoutait plus de foi au savoir des mestres qu’aux patenôtres des septons, et elle ouvrait la bouche pour le déclarer sans ambages quand lui apparurent, de part et d’autre de la route et construits de la pierre même de la montagne, les longs parapets de fortifications. A l’endroit où le col s’étranglait en un défilé juste assez large pour quatre cavaliers de front se cramponnaient aux parois rocheuses deux échauguettes reliées entre elles par l’arche d’un pont grisaillé par les siècles. Des silhouettes silencieuses peuplaient chaque meurtrière du fort, des tours de guet, du pont, et lorsqu’ils eurent presque atteint le sommet du col, un cavalier vint au-devant d’eux. Gris était son cheval, grise son armure, mais sur son manteau chatoyait le rouge-et-bleu de Vivesaigues, et un silure d’obsidienne et d’or lui en agrafait les pans à l’épaule. « Qui demande à franchir la porte Sanglante ? cria-t-il.

— Ser Donnel Waynwood, avec Sa Seigneurie lady Stark et ses compagnons. »

Le chevalier de la Porte releva sa visière. « Il me semblait bien que la dame m’était familière… ! Te voilà bien loin de chez toi, ma petite Cat.

— Comme vous, mon oncle », dit-elle en souriant, malgré les rudes épreuves qu’elle venait de subir. Le simple son de ce timbre rauque et voilé lui ressuscitait sa verte jeunesse, vingt ans plus tôt.

« Chez moi, c’est juste derrière, répliqua-t-il d’un ton bourru.

— Vous êtes chez vous dans mon cœur, dit-elle. Retirez votre heaume, que je vous revoie.

— Les ans ne m’auront pas embelli, je crains », maugréa Brynden Tully, mais, dès qu’elle le vit à visage découvert, Catelyn en eut le démenti. Certes, ses traits s’étaient accusés et comme érodés, l’âge avait dépouillé ses cheveux de leur teinte auburn au profit du gris, mais son sourire demeurait le même, ainsi que ses sourcils, toujours aussi broussailleux et drus que des chenilles, et que l’outremer rieur de ses yeux. « Lysa est au courant de ton arrivée ?

— Je n’ai pas eu le loisir de la prévenir », dit-elle. Peu à peu, les autres arrivaient, derrière. « Nous précédons de peu la tornade, Oncle, je crains.

— Puis-je entrer dans le Val ? » demanda ser Donnel. La passion des Waynwood pour les formalités pompeuses se perdait dans la nuit des temps.

« Au nom de Robert Arryn, seigneur des Eyrié, Protecteur du Val, Véritable Gouverneur de l’Est, je vous invite à y pénétrer librement, à charge pour vous d’en observer la paix, répliqua ser Brynden. Allez. »

Ainsi s’engouffra-t-elle à sa suite dans l’obscurité de la Porte Sanglante où une douzaine d’armées s’étaient taillées en pièces à l’Age des Héros. Au-delà, les montagnes s’ouvraient brusquement sur un panorama d’azur, de verdure et de cimes enneigées qui lui coupa le souffle. Le Val d’Arryn baignait dans l’éclat du matin.

Il s’étendait à leurs pieds, vers l’est, jusqu’à l’horizon vaporeux, paisible contrée de riche humus noir où se prélassaient de larges rivières, où miroitaient sous le soleil des centaines de petits lacs, à l’abri de son cirque hérissé de pics. Dans ses champs croissaient haut les blés, les orges, les avoines, et ses potirons n’avaient rien à envier ni pour la taille ni pour la douceur à ceux-là mêmes de Hautjardin. Du promontoire occidental où ils se tenaient, la grand-route entreprenait sa longue descente en zigzag jusqu’au piémont, près d’une lieue plus bas. De ce côté-là, le Val n’était guère large, à peine une demi-journée de cheval, et les massifs du nord semblaient tellement proches que, pour un peu, Catelyn eût tendu la main pour les caresser. Les surplombait tous de sa pointe déchiquetée la Lance-du-Géant, une montagne si prodigieuse que les montagnes les plus altières avaient l’air accroupies pour la regarder ; son sommet se perdait dans des brumes de glace, à quelque vingt mille pieds des terres arables ; de sa massive épaule, à l’ouest, dégringolait le torrent fantôme des Larmes d’Alyssa dont, malgré la distance, se discernait, tel un fil d’argent, le scintillement contre la roche noire.

En la voyant immobilisée, son oncle ramena son cheval près d’elle et tendit le doigt : « Là-bas, juste à côté des Larmes d’Alyssa. Tout ce que tu peux en distinguer, d’ici, et à condition que tu regardes intensément et que le soleil en frappe les murs sous l’angle requis, c’est comme une étincelle blanche intermittente. »

Sept tours immaculées, lui avait dit Ned,enfoncées telles des dagues dans le ventre du ciel et si hautes que, depuis leur sommet, tu plonges sur les nuages. « A combien d’heures de cheval ? demanda-t-elle.

— Nous pouvons atteindre le pied de la montagne à la tombée du jour, mais l’ascension en prendra un autre.

— Madame… ?» De derrière s’élevait la voix de ser Rodrik. « Je crains de ne pouvoir aller plus loin, aujourd’hui. » Entre les picots de ses favoris renaissants, sa pauvre figure penchait de côté, et d’un air si las que Catelyn craignit de le voir tomber de cheval.

« Et vous n’en ferez rien, dit-elle. Vous avez satisfait à toutes mes exigences, et cent fois plus. Mon oncle m’escortera jusqu’aux Eyrié. Lannister doit me suivre, mais rien ne justifierait que vous et les autres renonciez à rester ici pour vous reposer et recouvrer vos forces.

— C’est un honneur pour nous que de les accueillir », énonça ser Donnel avec la gravité cérémonieuse de son âge. Outre ser Rodrik, seuls demeuraient, du groupe formé à l’auberge de la mère Masha, Bronn, ser Willis Wode et le rhapsode Marillion.

« Daignez me permettre, madame, dit ce dernier en poussant son cheval en avant, de vous accompagner aux Eyrié pour assister au dénouement de cette geste dont j’ai eu le privilège de voir les scènes initiales. » Sa voix trahissait un bizarre mélange d’égarement et de détermination, une lueur fiévreuse allumait ses prunelles.

S’il était venu jusque-là, ce n’était certes pas à la requête de Catelyn, mais de son propre mouvement ; et qu’il eût survécu, lui, quand tant d’hommes autrement courageux jonchaient la route, sans sépulture, tenait du prodige. Il ne s’en dressait pas moins devant elle, avec un soupçon de barbe qui le rendait presque viril. Elle crut lui devoir une espèce de récompense, au terme d’un si long voyage. « Fort bien.

— Je viens également », annonça Bronn.

Elle prisa la chose beaucoup moins. Sans cet individu, certes, elle n’eût jamais atteint le Val et le savait pertinemment ; elle devait compter le reître au nombre des plus redoutables combattants qu’il lui eût été donné de voir, et son épée n’avait pas peu contribué au succès de l’équipée, mais. Mais, ces qualités reconnues, il lui déplaisait souverainement. Du courage, il en avait, et de l’énergie, mais pas l’once de bonté, et de loyauté guère. Puis elle en avait assez de le voir chevaucher étrier contre étrier avec Lannister, plus qu’assez de leurs apartés à voix basse, de leurs blagues à deux, de leurs éclats de rire connivents. Elle aurait préféré les séparer une bonne fois pour toutes, mais comment, sans goujaterie, refuser à un Bronn la faveur qu’elle venait précisément d’accorder à un Marillion ? « Comme vous voudrez », dit-elle, ayant du reste bien remarqué qu’il s’était abstenu de lui en demander l’autorisation.

On abandonnerait donc ser Rodrik et ser Willis Wode au verbe onctueux et aux mains diligentes du septon local. Les montures aussi, pauvres haridelles vannées. Pendant que les écuries en fournissaient de fraîches, toutes pelucheuses et de sabot montagnard, ser Donnel promit d’envoyer des oiseaux prévenir les Portes-de-la-Lune et les Eyrié de l’arrivée des visiteurs. Moins d’une heure plus tard, on était reparti et l’on abordait la descente vers la vallée. Catelyn chevauchait aux côtés de son oncle. Derrière venaient Bronn, Tyrion Lannister, Marillion et six des hommes de Brynden.

Ce dernier attendit d’avoir accompli le premier tiers de la descente et de se trouver assez en avant des oreilles indiscrètes pour se tourner vers sa nièce. « Alors, enfant, si tu me parlais de cette fameuse tornade ?

— Voilà des années que je ne suis plus une enfant, Oncle », rectifia-t-elle avant de vider son sac, nonobstant. La lettre de Lysa, l’accident de Bran, la tentative d’assassinat, le poignard, Littlefinger, la rencontre fortuite avec Lannister dans l’auberge du carrefour…, le récit de toutes ces péripéties lui prit plus de temps que prévu.

L’œil de plus en plus sombre au fur et à mesure que s’accentuait le froncement de ses lourds sourcils, Brynden l’écoutait sans l’interrompre. Brynden Tully avait toujours su écouter les autres…, Père excepté. Il avait cinq ans de moins que lord Hoster mais, pour autant qu’elle se souvînt, les deux frères s’étaient toujours affrontés. De ses huit ans lui restait encore dans l’oreille l’une de leurs disputes les plus retentissantes. « Tu es la brebis noire du troupeau Tully ! » s’indignait Père. A quoi Brynden, hilare, rétorquait : « Le troupeau…, tiens donc. Si l’emblème de notre maison est bien une truite au bond, c’est de poisson noir du banc Tully qu’il siérait de me qualifier ! » De cet instant datait l’adoption de ses armoiries personnelles.

Leur guerre n’avait cessé qu’avec les noces des deux filles. En plein festin, Brynden lançait à son frère qu’il allait quitter Riverrun pour entrer au service de Lysa et de son nouveau seigneur et maître, Jon Arryn. Depuis lors, Père n’avait plus jamais prononcé le nom de son cadet, s’il fallait en croire, du moins, les lettres passablement rares d’Edmure…

Il n’empêchait que, durant toute la prime jeunesse de Catelyn, c’est à Brynden le Silure que les enfants de lord Hoster couraient porter leurs larmes et leurs histoires, Père étant débordé, Mère trop malade. Edmure, Lysa, elle-même et…, mais oui, Petyr Baelish aussi, comme pupille des Tully…, il les avait tous écoutés patiemment, comme il écoutait à présent, heureux de leurs triomphes et compatissant à leurs déconfitures puériles.

Quand elle eut achevé, il demeura longtemps silencieux, comme absorbé par la manière dont son cheval négociait la pente raide et le terrain rocheux. « Il faut avertir ton père, dit-il enfin. Si les Lannister se mettent en marche, son éloignement préserve Winterfell et son massif montagneux le Val, mais Vivesaigues se trouve juste sur leur passage.

— J’en suis obsédée moi-même, admit-elle. Dès notre arrivée aux Eyrié, je compte prier mestre Colemon de lui dépêcher un oiseau. » Il lui faudrait d’ailleurs envoyer nombre d’autres messages, notamment pour transmettre aux bannerets les ordres de Ned, relatifs au renforcement des défenses du nord. « Et l’humeur, dans le Val ? demanda-t-elle.

— Colère, dit-il. Lord Jon était très aimé, et la nomination par le roi de Jaime Lannister à un poste que les Arryn occupaient depuis près de trois siècles a fait l’effet d’un sanglant outrage. Et Lysa a beau nous ordonner d’appeler son fils Véritable Gouverneur de l’Est, nul n’est dupe. Au surplus, ta sœur n’est pas seule à s’interroger sur la disparition subite de la Main. On n’ose pas dire, ouvertement du moins, que Jon est mort assassiné, mais l’ombre du soupçon ne cesse de s’étendre. » Il jeta un coup d’œil vers elle, et sa bouche s’amincit. « Puis il y a le gosse.

— Le gosse ? Il ne va pas ? » Une saillie du rocher l’obligea à baisser la tête comme ils abordaient un virage en épingle.

« Lord Robert, soupira son oncle d’un ton trouble. Six ans, souffreteux, pleurnichant dès que tu lui retires ses poupées. L’héritier légitime de Jon Arryn, au regard des dieux, mais que d’aucuns trouvent vraiment trop malingre pour remplir le siège paternel. Jusqu’à sa majorité, nombre de gens murmurent que Nestor Royce devrait continuer de gouverner, comme il l’a fait durant les quatorze années qu’a duré le service de Jon à Port-Réal. D’autres pensent que Lysa ferait mieux de se remarier, et vite. Déjà, les prétendants se bousculent comme des corbeaux sur un champ de bataille. Ils pullulent, aux Eyrié.

— J’aurais pu m’y attendre… », dit Catelyn. Rien là de bien surprenant, en effet. Lysa était encore jeune, et la couronne de la Montagne et du Val faisait une corbeille de noces des plus coquette. « Prendra-t-elle un second mari ?

— Oui, à l’en croire, pourvu qu’elle en trouve un à son gré, répondit-il, mais elle a déjà rebuté lord Nestor et une douzaine d’autres partis agréables. Elle affirme vouloir choisir elle-même, cette fois, son seigneur et maître.

— Vous seriez plus mal venu que personne de l’en blâmer, non ? »

Il renifla. « Et je n’en fais rien, mais… mais il me semble qu’elle se laisse courtiser par pure malice. La compétition l’amuse mais, à mon avis, elle entend exercer la régence effective jusqu’à ce que le gosse ait l’âge requis pour cumuler son titre actuel de sire des Eyrié et les pouvoirs y afférents.

— Une femme peut gouverner avec autant de sagesse qu’un homme.

— La femme de tête, assurément, répliqua-t-il avec un coup d’œil en coin. Mais ne t’y trompe pas, Cat, Lysa n’est pas toi. » Il hésita un moment. « Tu veux le fond de ma pensée ? J’ai peur que tu ne trouves pas ta sœur aussi… secourable que tu le voudrais. »

Elle demeura saisie. « Ce qui veut dire ?

— La Lysa qui nous est revenue de Port-Réal n’a plus rien à voir avec la jouvencelle qui partit pour le sud quand son mari fut nommé Main. Toutes ces années l’ont rudement éprouvée. Tu dois savoir. Lord Arryn avait beau être un époux exact à ses devoirs, leur mariage était politique et non passionnel.

— Comme le mien.

— Les débuts furent similaires, mais ta sœur s’en est tirée de manière beaucoup moins heureuse que toi. Deux enfants mort-nés, quatre fausses couches, la mort de Jon… Les dieux ne lui ont donné, Catelyn, que ce fils unique, et elle ne vit que pour lui, maintenant, pauvre gosse. Rien d’étonnant qu’elle ait pris la fuite, plutôt que de le voir remettre aux Lannister. Ta sœur est apeurée, enfant, et les Lannister sont ce qu’elle redoute le plus au monde. Elle s’est ruée vers le Val en quittant le Donjon Rouge à la dérobée, de nuit, comme une voleuse, et tout cela pourquoi ? pour arracher son fils de la gueule du lion…, et voilà que ce même lion, tu le lui amènes à sa porte.

— Enchaîné », riposta-t-elle. A droite béait unecrevasse, à pic sur les ténèbres. Elle retint son cheval et, pas après pas, lui fit longer le passage scabreux.

« Ah bon ? » Il jeta un regard en arrière, où Tyrion opérait sa lente descente avec les autres. « Je vois une hache dans son arçon, un poignard à sa ceinture et un reître qui le talonne d’aussi près qu’une ombre affamée. Où sont-elles, ses chaînes, mon cœur ? »

Catelyn se vit sur la sellette et se défendit de son mieux : « Le nain n’en est pas moins là, contraint et forcé. Chaînes ou pas, je le tiens. Lysa sera aussi aise que moi de l’entendre répondre de ses crimes. C’est tout de même son propre mari qu’ont assassiné les Lannister, et tout de même sa propre lettre qui nous a d’abord mis la puce à l’oreille à leur encontre. »

Il lui adressa un sourire las. « J’espère que tu aies raison, petite », soupira-t-il d’un ton terriblement dubitatif.

Le soleil penchait nettement vers l’ouest lorsque les chevaux commencèrent à fouler un sol moins accidenté. La route s’élargit pour filer tout droit, et Catelyn eut tout loisir enfin de remarquer les fleurs sauvages et la végétation. Une fois au niveau de la vallée, leur allure s’accéléra, et c’est au petit galop qu’ils traversèrent bois verdoyants et hameaux somnolents, soufflèrent vergers et champs de blé d’or, franchirent dans des gerbes d’éclaboussures une douzaine de gués éblouis de soleil. Devant eux flottait, brandie par l’un des hommes de Brynden, la double bannière qui superposait l’emblème Arryn, lune-et-faucon, au silure du cadet Tully. Ainsi les charrettes rustiques et les carrioles des commerçants se rangeaient-elles, ainsi que les cavaliers de moindre extrace, afin de leur céder le pas.

Il faisait néanmoins nuit noire lorsqu’ils parvinrent en vue du château gaillard campé droit dessous la Lance-du-Géant. Sur le faîte de ses remparts tremblotaient des torches, et la lune cornue dansait sur les eaux noires de ses douves. Le pont-levis était déjà dressé, la herse abaissée, mais Catelyn distingua des lumières dans le corps de garde et, derrière, de vagues lueurs au fenestrage des tours carrées.

« Les Portes-de-la-Lune », lui dit son oncle, tandis que leur petite troupe s’immobilisait et que l’enseigne se portait jusqu’au bord du fossé pour héler les gens de la conciergerie. « Le siège de lord Nestor. Il doit nous attendre. Regarde, là-haut. »

Elle leva les yeux, les leva plus haut, plus haut, plus haut, mais ne discerna d’abord rien d’autre que de la pierre et des arbres, la masse confuse de l’immense montagne noyée de nuit et plus noire qu’un ciel sans étoiles. Puis elle aperçut, très très haut, le halo de feux presque imperceptibles : une tour fortifiée, bâtie carrément sur l’à-pic, et à qui les prunelles orange de ses ouvertures donnaient un air de toiser son monde. Beaucoup plus haut s’en trouvait une autre puis, toujours plus haut, en clignotait une troisième, pas plus grande qu’une étincelle sur le firmament. Enfin, tout en haut tout en haut, dans les parages où les faucons prennent leur essor, comme une éclaboussure de blancheur dans la clarté lunaire. A la seule vue des tours pâles juchées tout là-haut, si haut… ! un vertige submergea Catelyn.

« Les Eyrié », entendit-elle Marillion murmurer, mi-fascination, mi-panique.

Au même moment retentit la voix corrosive de Tyrion Lannister. « Les Arryn n’ont décidément pas un faible excessif pour la compagnie. Si vous comptez me faire escalader cette montagne dans le noir, autant me tuer tout de suite.

— Nous couchons ici, cette nuit, lui dit Brynden. Nous ne ferons l’ascension que demain.

— Je brûle d’impatience, répliqua le nain. Comment grimpe-t-on jusque-là ? Je n’ai jamais monté de chèvres, je vous préviens.

— A dos de mulet, dit Brynden avec un sourire.

— Il y a des marches taillées tout du long », repartit Catelyn. Ned lui en avait si souvent parlé, lorsqu’il évoquait sa jeunesse en compagnie de Robert Baratheon, sous la houlette de Jon Arryn…

Son oncle confirma d’un signe de tête. « Il fait trop noir pour qu’on les aperçoive, mais elles existent bel et bien. Trop étroites et raides pour des chevaux, mais les mulets s’en accommodent presque jusqu’au bout. Les trois forts qui gardent le passage se nomment respectivement Pierre, Neige et Ciel. Les mulets vous portent jusqu’à ce dernier. »

Tyrion se démancha le col avec une grimace impayable. « Et au-delà ? »

Le sourire de Brynden s’élargit. « Au-delà, l’escalier est trop raide même pour des mulets. Il faut terminer à pied. A moins que, d’aventure, vous ne préfériez enfourcher un couffin. Les Eyrié se trouvent exactement à l’aplomb de Ciel, et ils possèdent six énormes treuils équipés de chaînes de fer qui permettent de hisser directement dans les caves tout ce que de besoin. Si vous le souhaitez, messire Lannister, je me fais fort de vous obtenir une place parmi les miches, la bière et les pommes. »

Le nain éclata de rire. « Que ne suis-je un potiron ! dit-il. Hélas, mon seigneur de père serait effroyablement contristé d’apprendre que son digne Lannister de fils fut allé au-devant de son destin funeste tel un chargement de navets. Si vous montez à pied, je crains que mon devoir ne m’impose d’en faire autant. Nous autres, Lannister, avons notre fierté.

— Fierté ? jappa Catelyn, exaspérée par tant d’aisance et de goguenardise. Arrogance serait plus approprié. Arrogance et goût du lucre et passion du pouvoir.

— Arrogant, mon frère l’est indéniablement, riposta Tyrion. Mon père est le goût du lucre incarné. Quant à mon exquise sœur Cersei, elle respire par tous les pores de sa conscience la passion du pouvoir. Moi, en revanche, je suis innocent comme l’agnelet. Bêlerai-je pour vous le prouver ? » Il se fendit jusqu’aux oreilles.

Avant qu’elle ne pût rétorquer, le pont-levis s’abaissait en grinçant, et, dans un couinement de chaînes graissées, la herse se relevait. Des hommes d’armes s’avancèrent, des brandons enflammés au poing, pour leur éclairer la voie et, Brynden Tully à leur tête, les cavaliers franchirent les douves. Ainsi que l’impliquaient ses titres de surintendant du Val et de gardien des Portes-de-la-Lune, lord Nestor Royce, entouré de ses chevaliers, attendait ses hôtes dans la cour pour les accueillir. « Lady Stark », dit-il en s’inclinant pour une révérence balourde, imputable à sa seule masse et au baril de sa bedaine.

Catelyn mit pied à terre pour lui répondre avec plus de grâce. « Lord Nestor. » Elle ne le connaissait que de réputation. Cousin de Yohn le Bronzé et issu d’une branche secondaire de la maison Royce, il n’en était pas moins, à ses propres yeux, un très haut et très puissant seigneur. « Nous avons fait un voyage aussi long qu’éprouvant. Je vous saurais infiniment gré, si je puis me permettre, de nous accorder cette nuit l’hospitalité de votre toit.

— Mon toit est le vôtre, madame, répondit-il d’un ton bourru, mais ma dame votre sœur, lady Lysa, nous a mandé, depuis les Eyrié, qu’elle désirait vous voir sur-le-champ. Vos compagnons seront hébergés ici et monteront vous rejoindre dès le point du jour. »

Oncle ne fit qu’un bond de sa selle à terre. « A quoi rime cette extravagance ? » s’emporta-t-il crûment. Il n’avait jamais été homme à moucheter l’expression de son sentiment. « Une ascension de nuit, quand la lune n’est même pas pleine ? Même Lysa devrait le savoir, c’est inviter les gens à se rompre le cou !

— Les mulets connaissent le chemin, ser Brynden. » Une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans vint se placer aux côtés de lord Nestor. D’allure vive et nerveuse, elle avait des cheveux sombres taillés court et comme au bol, portait des culottes de cheval en cuir et une légère chemise de mailles argentée. Elle adressa à Catelyn une révérence plus élégante que celle de son seigneur. « Sur ma foi, madame, il ne vous arrivera rien de fâcheux. Ce serait pour moi un honneur que de vous mener. J’ai fait cent fois la montée de nuit, et Mychel prétend que mon père devait être un chamois. »

Son petit ton effronté arracha un sourire à Catelyn. « Comment t’appelle-t-on, petite ?

— Mya Stone, madame, pour vous être agréable. »

Le désagrément fut tel, au contraire, que Catelyn éprouva la plus grande peine à conserver un masque affable. Dans le Val, Stone était un sobriquet de bâtard, tout comme Snow, dans le nord, ou Flowers, à Hautjardin ; dans chacune des Sept Couronnes, la coutume en avait façonné un pour désigner les enfants nés de pères anonymes. Sans éprouver la moindre animosité personnelle contre la jeune fille, Catelyn s’était brusquement souvenue du bâtard de Ned, là-bas, sur le Mur, avec un malaise d’autant plus pénible que le remords le disputait à l’antipathie. Et, cependant, son esprit se débattait en vain pour assembler une formule de politesse.

Par chance, lord Nestor se chargea de meubler le silence. « Si Mya se fait fort de vous conduire en toute sécurité auprès de lady Lysa, je suis tranquille. Je réponds de son adresse. Elle ne m’a jamais déçu.

— Dans ce cas, je me remets entre tes mains, Mya Stone, dit Catelyn. Je vous prierai seulement, messire, de faire étroitement veiller sur mon prisonnier.

— Et je vous prierai seulement, moi, de faire servir audit prisonnier une coupe de vin et un chapon bien croustillant avant qu’il ne meure d’inanition, stipula Tyrion. Une garce serait aussi la très bienvenue, mais je présume que c’est là vous demander trop. » Le reître Bronn s’esclaffa grassement.

Lord Nestor préféra ignorer l’impertinence. « Vous pouvez y compter, madame. » Puis, affectant de découvrir seulement l’existence du nain. « Emmenez notre sire Lannister dans sa cellule et donnez-lui à boire et à manger. »

Sur ces entrefaites, Catelyn prit congé de son oncle et de l’assistance et, pendant qu’on entraînait Tyrion, suivit la bâtarde dans le dédale du château. Sur la courtine supérieure piaffaient deux mulets, harnachés, sellés. Mya l’aida à en enfourcher un, tandis qu’un garde à manteau bleu ciel déverrouillait l’étroite porte de la poterne. Au-delà se pressait, contre la paroi noire de la montagne, une futaie drue de pins et de sapins, mais les marches étaient là, qui, profondément taillées dans la roche, escaladaient le firmament. « Il y a des gens qui trouvent l’ascension plus facile les yeux fermés, dit Mya au moment d’aborder la noirceur des bois. Quand la peur les prend, ou le vertige, ils se cramponnent trop fort aux bêtes, et elles n’aiment pas ça.

— Je suis née Tully, et j’ai épousé un Stark, riposta Catelyn. Il en faut beaucoup pour m’effaroucher. Tu comptes allumer une torche ? » Des ténèbres de poix noyaient l’escalier.

La fille grimaça. « Les torches, ça ne fait que vous aveugler. La lune et les étoiles suffisent, par une nuit claire comme celle-ci. Mychel prétend que j’ai des yeux de chouette. » Elle enfourcha son mulet et lui fit avaler la première marche. Celui de Catelyn suivit spontanément.

« Tu as déjà mentionné ce Mychel, reprit Catelyn, fort satisfaite du pas lent mais ferme de sa monture.

— C’est mon amoureux, expliqua Mya. Mychel Redfort. Il est écuyer de ser Lyn Corbray. Nous nous marierons dès qu’on l’aura fait chevalier, l’année prochaine ou celle d’après. »

Sa façon de parler rappelait incroyablement Sansa, si heureuse et candide avec ses rêves. Cela fit sourire Catelyn, mais d’un sourire teinté de tristesse. Les Redfort étaient une vieille famille du Val ; dans leurs veines coulait le sang des Premiers Hommes. Le Mychel pouvait bien être son amoureux, jamais un Redfort n’épouserait une bâtarde. Les siens lui trouveraient un parti plus séant, quelque Corbray, Waynwood ou Royce, voire, hors du Val, une fille de plus grande maison. Qu’un Mychel Redfort envisageât seulement de s’établir avec la petite était impensable, sous peine de déroger.

L’ascension se révélait plus aisée que Catelyn n’eût osé l’espérer. Comme les arbres bordaient étroitement le sentier, que leurs frondaisons bruissantes lui faisaient une voûte si drue que la lune elle-même ne la perçait pas, on avait l’impression de suivre un interminable tunnel d’encre, mais Mya Stone semblait véritablement nyctalope, et les mulets allaient d’un pied sûr et infatigable. Et l’on se hissait d’une marche à l’autre, en zigzaguant contre le flanc de la montagne au gré des méandres et des virages de l’escalier. Un épais tapis d’aiguilles sèches feutrait si bien la roche qu’à peine percevait-on le martèlement des sabots comme une rengaine des plus soyeuse. Comme amollie par le silence et par le doux tangage régulier qui la berçait sur sa selle, Catelyn ne tarda guère à lutter contre le sommeil.

Peut-être même y avait-elle un instant succombé car, soudain, lui apparut la silhouette floue d’une énorme porte bardée de fer. « Pierre », annonça Mya d’un ton guilleret tout en mettant pied à terre. Des piques de fer hérissaient le faîte de formidables remparts, et deux grosses tours rondes dominaient le tout. A l’appel de la jeune fille, un battant s’ouvrit, et le chevalier de belle prestance qui commandait la place la salua par son nom avant de leur offrir des brochettes bien chaudes de viande et d’oignon grillés. Ce que voyant, Catelyn s’aperçut brusquement qu’elle était affamée. Aussi dévora-t-elle, debout dans la cour, tandis que des palefreniers transféraient les selles à des mulets frais. Le jus brûlant lui dégoulinait le long du menton et dégouttait sur son manteau, mais son ventre criait trop famine pour qu’elle eût cure des apparences.

Une fois en selle, l’ascension reprit à la clarté des astres. Cette deuxième étape parut plus traîtresse à Catelyn. Le sentier était plus abrupt encore, les marches plus usées et, de-ci de-là, jonchées de pierraille et de morceaux de roc. A cinq ou six reprises, Mya dut même démonter pour déblayer la voie. « A ces hauteurs-là, dit-elle, on n’a pas envie de voir son mulet se casser la jambe. » Catelyn ne fut pas tentée de la démentir. L’altitude était devenue plus sensible. Les arbres se clairsemaient, et le vent soufflait avec plus d’énergie, d’aigres bourrasques qui vous saccadaient les vêtements et vous balayaient les cheveux dans les yeux. De loin en loin, les marches se repliaient sur elles-mêmes, et l’on discernait Pierre, en dessous, puis, beaucoup beaucoup plus bas, pas plus brillantes que des chandelles, les torches des Portes-de-la-Lune.

Plus petit que Pierre, Neige ne comportait qu’une seule tour fortifiée, un baraquement de bois et des écuries dissimulées derrière un muret de pierres sèches. Il n’en était pas moins niché sur la paroi de la Lance-du-Géant de manière à commander entièrement la portion de l’escalier qui le reliait au fort inférieur. Tout assaillant des Eyrié parti de Pierre devrait conquérir chaque pouce de terrain sous l’avalanche de roches et de flèches des défenseurs de Neige. Le commandant de la place, un jeune chevalier à l’air anxieux et à la figure grêlée, leur offrit du fromage et du pain, tout en leur proposant l’aubaine de se réchauffer au coin de son feu, mais Mya déclina l’invite. « Nous ferions mieux de continuer, madame, dit-elle. S’il vous agrée. » Catelyn acquiesça d’un signe.

On leur donna de nouveaux mulets. Le sien était blanc. Mya sourit en le voyant. « C’est un bon, ce Blanchot, madame. Sûr, même sur la glace, mais soyez prudente, il décoche des coups de pied quand on lui déplaît. »

Apparemment, Catelyn lui plut, il ne rua pas, grâce aux dieux. Et, comme il n’y avait pas de glace non plus, elle redoubla de bénédictions. « Ma mère raconte qu’ici commençait la neige, voilà des centaines d’années, reprit Mya. C’était toujours blanc, au-dessus, et la glace ne fondait jamais. » Elle haussa les épaules. « Moi, je ne me rappelle pas avoir jamais vu de neige aussi bas, mais autrefois, dans l’ancien temps, peut-être… ? »

Si jeune, songea Catelyn en fouillant dans ses propres souvenirs, ai-je jamais été comme elle ? La petite avait vécu la moitié de sa vie en été, et elle ne connaissait que cela. L’hiver vient, petite, eut-elle envie de la prévenir. Les mots étaient sur ses lèvres, il s’en fallut de rien qu’elle les proférât. Peut-être était-elle en passe de devenir une Stark, à la fin.

Au-dessus de Neige, le vent se fit une créature vivante, il hurlait autour d’elles comme un loup dans le désert puis tombait à néant comme pour les induire en vanité. A cette hauteur, les étoiles semblaient plus brillantes, et si proches qu’il lui suffisait de tendre la main pour les capturer, la lune cornue paraissait colossale sur le noir lumineux du ciel. Tout en grimpant, Catelyn s’aperçut qu’il valait mieux lever que baisser les yeux. Des siècles de gel, de dégel, le va-et-vient d’innombrables mulets avaient rompu, fissuré les marches et, même dans le noir, la profondeur du gouffre lui remontait le cœur dans la gorge. Comme elles atteignaient une espèce de col lancé entre deux aiguilles rocheuses, Mya mit pied à terre. « Il est préférable de mener les bêtes par la bride, expliqua-t-elle. Dans ce coin, le vent risque d’être un peu trop vilain, madame. »

Catelyn émergea de l’ombre, roidie d’avance, et examina le terrain, devant : le passage scabreux avait près de trois pieds de large et une vingtaine seulement de long, mais il se trouvait entre deux précipices, et le vent mugissait. D’un pas léger, Mya se remit en marche, suivie de son mulet, placide comme pour traverser la plus vaste courtine. Arriva le tour de Catelyn. Mais à peine eut-elle esquissé le premier pas que la peur l’enserra dans son étau. Elle sentait le vide et les immenses abysses d’air noir bâiller tout autour. Elle s’immobilisa, tremblante et trop effarée pour bouger. Le vent lui criait des injures et martyrisait son manteau pour la jeter par-dessus bord. Elle recula son pied pour le plus timide des pas, mais le mulet la talonnait, qui lui coupait toute retraite. Je vais mourir ici, se dit-elle, pleinement consciente des sueurs froides qui lui suintaient tout le long du dos.

« Madame… ? » appela Mya de l’autre bord. Sa voix semblait à des milliers de lieues. « Ça va ? »

Catelyn Tully Stark ravala ce qui lui restait d’orgueil. « Je… Je ne peux pas, petite…, pas ça ! cria-t-elle.

— Mais si, vous pouvez, dit la bâtarde. Je sais, moi, que vous pouvez. Regardez comme c’est large… !

— Je… je ne veux pas regarder ! » Tout autour, le monde tourbillonnait, la montagne et le ciel et les mulets, tournait en se dandinant comme une toupie de marmot. Elle haletait, ferma les yeux dans l’espoir de raffermir sa respiration.

« Je reviens vous chercher, dit Mya. Ne bougez pas, madame. »

Bouger ? C’était la dernière chose qu’elle risquât de faire. Les rafales lui emplissaient la cervelle, et le claquement du cuir contre le rocher. Et puis, Mya fut là, qui lui prit gentiment la main. « Gardez les yeux fermés, si vous aimez mieux. Vous pouvez lâcher la bride, Blanchot saura se débrouiller tout seul. Donnez-moi un pas, maintenant. Voilà, bougez votre pied, glissez-le seulement de l’avant. Vous voyez. Un autre ? Facile. Vous pourriez traverser en courant. Encore un autre, allons. Oui… » Et ainsi, pied à pied, pas après pas, la bâtarde l’amena jusqu’au bord opposé, aveugle, éperdue, tandis que le mulet blanc les suivait, impavide.

Le fortin nommé Ciel n’était guère qu’un haut rempart de pierres sèches élevé en forme de croissant contre le flanc de la montagne, mais la splendeur même des tours infinies de Valyria n’eût pas davantage émerveillé Catelyn Stark. Là débutait la couronne de neige, la gelée givrait l’antique appareil des murs et, au-dessus, pendaient au moindre épaulement de longues aiguilles de glace.

L’est commençait à s’éclaircir quand Mya Stone, d’un houhou, réclama l’entrée. Au-delà des portes ne se trouvaient qu’une nouvelle série de rampes et un prodigieux chaos de blocs, de parpaings de toutes les tailles. Rien de si enfantin, sans doute, que de déclencher leur dégringolade… Juste en face d’elles béait, à même la roche, une vaste gueule. « Les écuries et les baraquements, dit la petite. Le reste du trajet s’effectue par les entrailles de la montagne. C’est un rien sombre, mais du moins s’y trouve-t-on à l’abri du vent. Les mulets ne vont pas au-delà. Parce qu’au-delà, bon, ça tient plutôt de la cheminée, de l’échelle plutôt que de l’escalier, mais pas si terrible que ça. Une heure encore, et nous serons arrivées. »

Catelyn leva les yeux. Juste au-dessus d’elle s’apercevaient, pâles dans l’aube naissante, les fondations des Eyrié. A quelque six cents pieds plus haut, pas davantage. Vu du bas, cela ressemblait à un petit rayon de miel blanc. Alors, elle se souvint qu’Oncle avait parlé de treuils et de couffins. « Les Lannister peuvent bien avoir leur fierté, dit-elle à sa compagne, les Tully naissent avec davantage de bon sens. J’ai déjà chevauché un jour et une nuit. Demande-leur d’abaisser un panier. J’achèverai la course avec les navets. »

Le soleil flamboyait fort au-dessus des montagnes quand elle atteignit enfin les Eyrié. Un homme à cheveux d’argent l’aida à s’extirper de sa corbeille. Courtaud dans son manteau bleu ciel, ser Vardis Egen, capitaine de la garde personnelle de Jon Arryn, arborait lune-et-faucon sur son pectoral de plates. « Lady Stark, dit-il, notre plaisir est à la hauteur de notre surprise. » A ses côtés se tenait, maigre et fébrile, mestre Colemon, avec trop peu de cheveux emmanchés sur un trop long cou. Il dodelina vivement son approbation. « Il n’est que trop vrai, madame, il n’est que trop vrai. J’ai fait avertir votre sœur. Elle avait ordonné qu’on la réveille dès votre arrivée.

— J’espère qu’elle a passé une excellente nuit », repartit-elle avec une pointe d’aigreur que ses vis-à-vis semblèrent ne point remarquer.

Ils la firent sortir de la cave aux treuils par un escalier en colimaçon. Eu égard aux critères des demeures de grandes familles, les Eyrié n’étaient qu’un castel : sept minces tours blanches aussi pressées l’une contre l’autre que des flèches dans un carquois sur un ressaut de l’immense montagne. Leur position les dispensait de posséder chenils, écuries ou forges, mais Ned assurait que leurs greniers étaient aussi vastes que ceux de Winterfell, et que leurs tours pouvaient abriter cinq cents hommes. Catelyn n’en fut que plus frappée par l’air étrangement désert des lieux et par l’écho qu’éveillaient leurs pas dans les salles blafardes et vides qu’ils traversèrent successivement.

Encore parée de ses déshabillés, Lysa l’attendait, seule, dans sa loggia. Sa longue chevelure auburn cascadait librement sur ses blanches épaules et jusqu’au bas des reins. Debout derrière elle, une camérière la lui démêlait mais, dès l’entrée de Catelyn, sa sœur se leva, tout sourires. « Cat, dit-elle. Oh, Cat, comme c’est bon de te revoir. Chère sœurette. » Elle traversa la pièce en courant et l’enveloppa dans ses embrassements. « Cela fait si longtemps, murmura-t-elle. Oh, tellement longtemps. »

Cinq ans, en fait ; mais cinq années cruelles pour Lysa. Et qui avaient prélevé leur péage. Quoique sa cadette de deux ans, elle avait l’air, maintenant, d’être son aînée. Plus petite qu’elle, elle s’était singulièrement épaissie ; son visage était blême, soufflé. Des Tully, elle avait les yeux bleus, mais d’un bleu clair et liquide, toujours agité. Sa bouche menue n’exprimait plus que la susceptibilité. Tout en l’étreignant, Catelyn revoyait, la taille svelte et la gorge altière, l’adolescente qui se tenait près d’elle, ce jour-là, dans le septuaire de Vivesaigues. Que restait-il de cet être adorable, palpitant d’espoir et de son éclatante beauté ? Rien d’autre que cette opulente chevelure auburn.

« Je te trouve superbe,mentit-elle, mais… l’air fatigué. » Avec un rien de brusquerie, Lysa la désenlaça. « Fatiguée. Oui. Oh, oui. » Elle parut s’apercevoir tout à coup de la présence des autres : sa camérière, mestre Colemon, ser Vardis. « Laissez-nous, dit-elle. Je veux parler seule à seule avec ma sœur. » Elle lui prit la main pendant qu’ils se retiraient…

… et la lâcha dès l’instant où la porte se fut refermée sur eux. Catelyn la vit changer d’expression. Aussi subitement que lorsqu’un nuage voile la face du soleil. « Aurais-tu perdu le sens ? jappa-t-elle. L’amener ici, sans me demander ma permission, sans même m’avertir, nous embarquer dans tes querelles avec les Lannister…

— Mes querelles ? » Elle n’en croyait pas ses oreilles. Un grand feu brûlait dans l’âtre, mais il n’y avait pas la moindre trace de chaleur dans la voix de Lysa. « Ce furent d’abord les tiennes, ma sœur. C’est quand même toi qui m’as envoyé cette maudite lettre, toi qui écrivais que les Lannister avaient assassiné ton mari.

— Pour te mettre en garde ! pour que tu t’en tiennes à l’écart ! mais les combattre…, jamais je n’y ai songé ! mais, bons dieux, Cat, tu te rends compte, un peu, de ce que tu as fait ? !

— Mère ? » demanda une petite voix. Dans un maelström de falbalas, Lysa pivota. Robert Arryn, seigneur des Eyrié, se tenait sur le seuil, tripotant une poupée de chiffons crasseuse et les considérant d’un œil écarquillé. C’était un pitoyable marmouset chétif, petit pour son âge, constamment souffrant et qui, par intermittence, grelottait de la tête aux pieds. Les mestres consultés parlaient de « mal trembleur ». « J’ai entendu du bruit. »

Rien de surprenant, songea Catelyn, avec la façon de hurler qu’a sa mère… Lysa ne lui en jetait pas moins des regards furibonds. « Voici ta tante Catelyn, mon bébé. Ma sœur, lady Stark. Tu te rappelles ? »

L’enfant la dévisagea d’un regard absent. « Je crois bien », dit-il en papillotant. Il avait moins d’un an lors de leur dernière rencontre…

Lysa s’en fut s’asseoir auprès du feu et dit : « Viens voir Maman, mon petit chéri. » Elle lui rajusta ses vêtements de nuit puis mignota ses fins cheveux bruns. « N’est-ce pas qu’il est beau ? Et fort, aussi, ne crois pas ce que les gens disent. Jon le savait bien. La graine est vigoureuse, il m’a dit. Ses derniers mots. Il n’arrêtait pas de répéter le nom de Robert, et il me serrait le bras si fort qu’il y laissait des marques. Dis-le-leur, que la graine est vigoureuse. Sa graine. Il voulait que chacun sache quel bon garçon gaillard allait devenir mon bébé.

— Lysa…, intervint Catelyn, si tu ne t’abuses, à propos des Lannister, nous devons agir d’autant plus vite. Nous…

— Pas devant mon bébé ! protesta Lysa. Il est d’une nature trop délicate, n’est-ce pas, mon chéri à moi ?

— Ton fils est seigneur des Eyrié et Défenseur du Val, lui remémora Catelyn, et l’heure n’est plus aux délicatesses. Ned croit que la guerre risque d’éclater.

— La ferme ! aboya Lysa. Tu terrorises mon bébé ! » L’enfant s’empressa de lorgner furtivement par-dessus son épaule et se mit à trembler. « N’aie pas peur, mon bébé chéri, lui chuchota-t-elle. Maman est là, il ne peut rien t’arriver de mal. » Ouvrant son déshabillé, elle en extirpa un lourd sein blafard à bout rouge, le marmot s’en saisit avec avidité et, la face enfouie contre la poitrine de sa mère, se mit à téter, pendant qu’elle lui caressait les cheveux.

Catelyn en était pantoise. Le fils de Jon Arryn…, pensait-elle, incrédule. Elle se rappela son propre dernier-né, Rickon, qui se montrait, du haut de ses trois ans, soit deux fois plus jeune que celui-ci, dix fois plus vaillant. Rien d’étonnant si les seigneurs du Val rechignaient. A présent, elle comprenait que le roi eût tenté de retirer l’enfant à sa mère pour le placer sous la tutelle des Lannister…

« Ici, nous ne risquons rien », disait Lysa. A son intention ou à celle du petit, Catelyn ne savait au juste.

« Ne sois pas idiote, dit-elle, au bord d’exploser. Personne n’est à l’abri. Si tu te figures qu’il te suffira de te cacher ici pour te faire oublier des Lannister, tu te trompes sinistrement. »

Lysa couvrit de sa main l’oreille de l’enfant. « Même s’ils parvenaient à franchir les montagnes puis la Porte Sanglante avec une armée, les Eyrié sont imprenables. Tu as pu le constater par toi-même. Jamais aucun ennemi ne pourra nous atteindre ici. »

Catelyn l’eût volontiers giflée. Oncle Brynden l’avait bien prévenue, songea-t-elle. « Il n’existe pas de château imprenable.

— Celui-ci l’est, maintint Lysa. Tout le monde en convient. La seule chose qui me tracasse est de savoir ce que je vais bien pouvoir faire du Lutin que tu m’as amené…

— C’est un vilain ? » demanda le sire des Eyrié en clappant du bec. Le sein retomba, le bout rouge et baveux.

« Très très vilain, répondit Lysa en se recouvrant, mais Maman ne le laissera pas faire de mal à mon petit bébé joli.

— Fais-le voler ! » s’écria Robert, l’œil allumé de convoitise.

Elle lui caressa les cheveux. « Peut-être bien, murmura-t-elle. C’est peut-être exactement ce que nous ferons… »

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