SANSA

« Lord Eddard est parti dès avant l’aube, lui apprit septa Mordane au cours du déjeuner. Le roi l’a envoyé quérir. Quelque nouvelle chasse, je présume… On m’assure qu’il subsiste des aurochs sauvages, dans ces parages.

— Je n’en ai jamais vu », dit Sansa, tout en tendant à Lady, sous la table, un morceau de lard. La louve le lui prit des doigts avec autant de délicatesse qu’une reine.

Septa Mordane émit un reniflement de réprobation. « Une dame bien née ne nourrit pas de chiens à table, édicta-t-elle, tout en brisant un rayon de miel qu’elle fit ensuite dégoutter sur son pain.

— Lady n’est pas un chien mais un loup-garou, rectifia Sansa, laissant celle-ci lui lécher la main de sa langue rêche, et, de toute façon, Père nous a permis de nous en faire suivre à notre guise. »

La vieille ne s’inclina pas pour si peu. « Vous êtes une perle. Sansa, mais, je vous le déclare, aussi mauvaise tête que votre sœur dès qu’il est question de ces sales bêtes ! Mais…, se renfrogna-t-elle, j’y pense, où est donc Arya, ce matin ?

— Elle n’avait pas faim », répondit Sansa, peu soucieuse de révéler que sa sœur s’était éclipsée depuis des heures vers les cuisines et avait dû y déjeuner en embobinant quelque marmiton.

« Veuillez la faire souvenir de revêtir ses plus jolis atours, aujourd’hui. Sa robe de velours gris, par exemple. La reine et la princesse Myrcella nous ayant conviées dans leur carrosse, il convient de paraître à notre avantage. »

A son avantage, Sansa l’était déjà. Parée de ses plus jolies soies bleues, elle avait si méticuleusement brossé ses longs cheveux auburn que ceux-ci brillaient d’un éclat sans pareil. Elle n’avait, de la semaine, vécu que dans l’attente du jour glorieux où la reine l’inviterait dans sa voiture, ainsi que dans l’espoir d’y rencontrer le prince Joffrey. Son promis. Quoique leur mariage ne dût intervenir qu’après bien des années, cette seule pensée lui donnait de secrètes et mystérieuses palpitations. Certes, elle ne le connaissait guère encore, mais elle en était déjà éprise. Avec sa haute taille, sa beauté, sa force physique et ses cheveux d’or, il correspondait point par point à l’image du prince idéal qu’elle s’était forgée. Elle prisait d’autant plus les moments passés en sa compagnie que les occasions en étaient plus rares. Seule l’inquiétait en ce grand jour l’attitude d’Arya. Nul mieux qu’Arya ne possédait l’art de tout gâcher. On ne pouvait, avec elle, s’attendre qu’à l’imprévisible. « Je lui en parlerai, promit-elle évasivement, mais elle risque de s’habiller comme les autres jours. » Restait à espérer que ce ne fût pas trop choquant… « Avec votre permission ?

— Faites », consentit Mordane en se resservant de pain et de miel, tandis que Sansa se coulait hors du banc puis, suivie de Lady, quittait en courant la salle commune de l’auberge.

A l’extérieur, elle se laissa un moment étourdir par les cris, les jurons, les grincements de roues en bois, l’agitation fébrile des uns démontant tentes et pavillons, des autres chargeant les chariots pour une nouvelle journée de marche. Si vaste qu’elle fût, la plus vaste en tout cas qu’eût jamais vue Sansa, l’auberge, avec ses trois niveaux de pierre blafarde, n’avait pu loger qu’un petit tiers des quatre cents personnes que, pour le moins, comptait l’escorte royale, à présent que s’y était adjointe la maisonnée de lord Stark, ainsi que des francs-coureurs récoltés en route.

Sur les bords du Trident, Sansa découvrit enfin sa sœur, à qui Nymeria donnait du fil à retordre en rechignant à se laisser décrotter. Manifestement, la louve n’aimait pas la brosse. Arya portait, quant à elle, ses vêtements de cuir de la veille et de l’avant-veille.

« Tu devrais aller te mettre quelque chose de plus coquet, conseilla Sansa. Septa Mordane m’a priée de te le rappeler, puisque aujourd’hui nous voyageons dans le carrosse de la reine, avec la princesse Myrcella.

— Moi pas, déclara Arya, sans cesser pour autant de démêler la fourrure grise. Mycah m’emmène vers l’amont chercher des rubis dans le gué.

— Des rubis…? s’ébahit Sansa. Quels rubis ? »

La dernière des gourdes, décidément. « Les rubis de Rhaegar. A l’endroit où le roi Robert conquit la couronne en le tuant. »

Elle avait beau s’écarquiller, Sansa doutait de ses oreilles. « Mais tu ne peux pas courir après les rubis ! la princesse compte sur nous. La reine nous a invitées toutes deux.

— Je m’en fiche. Tu parles d’un carrosse. Il n’a même pas de fenêtres. On ne peut rien voir.

— Que voudrais-tu voir ? » gémit Sansa, désolée. Elle s’était fait une fête de l’invitation, et voilà que cette petite idiote allait, exactement comme appréhendé, tout gâcher. « Il n’y a rien d’autre à voir que des champs, des fermes et des fortins.

— Faux, s’entêta la maigrichonne. Si tu nous accompagnais, parfois, tu verrais.

— Je déteste monter ! répliqua-t-elle passionnément. On n’y gagne que de se friper, crotter, cabosser ! »

Arya haussa les épaules. « Du calme ! ordonna-t-elle à Nymeria, je ne te fais pas mal. » Puis, à Sansa : « Pendant que nous traversions le Neck, j’ai dénombré trente-six espèces de fleurs jusqu’alors inconnues de moi, et Mycah m’a montré un lézard-lion. »

Au seul nom du Neck, Sansa frissonna de dégoût. Douze jours pour le traverser, douze de bringuebale tournicotante à travers cet interminable bourbier noir, douze de répugnance sans répit. L’atmosphère en était humide et froide et gluante, la chaussée si resserrée qu’il fallait vaille que vaille y camper la nuit, cerné par d’inextricables halliers dont les arbres, à demi noyés, pendouillaient lamentablement sous des linceuls de lichens blêmes. D’énormes fleurs émaillaient la fange ou stagnaient sur des mares croupies, et si vous étiez assez sot pour vous écarter de la route afin d’en cueillir, des sables mouvants tentaient de vous déglutir, des serpents vous guettaient dans les branches, des lézards-lions, semblables à des bûches équipées d’yeux, de dents, déroulaient leur croupe charbonneuse au ras du marais.

Il en eût fallu davantage, évidemment, pour dissuader Arya. Un jour l’avait vue revenir, épanouie de toute sa ganache et boueuse de pied en cap, le poil en broussaille, avec une gerbe hétéroclite de fleurs vineuses et bilieuses destinées à Père. Or, au lieu de la morigéner, comme y comptait Sansa, de l’inviter à se conduire en demoiselle de haut parage, Père la pressa sur son cœur en la remerciant. La meilleure manière de la rendre pire…

Là-dessus, les fleurs vineuses se révélèrent être des baisers-du-diable, et l’urticaire lui rougit les bras. Allait-elle enfin comprendre la leçon ? Loin de là. L’épreuve la fit rire et, le lendemain, lui inspira de se tartiner de boue, comme la dernière des buses locales, et ce pourquoi, je vous prie ? parce que son ami Mycah prétendait ce remède souverain contre le prurit ! Elle était aussi couverte jusqu’aux épaules de contusions, s’aperçut Sansa à l’heure du coucher. Des boursouflures d’un violet sombre, des taches d’un bleu sulfureux. Les sept dieux savaient seuls où s’attrapait cela.

Tout en continuant d’étriller la louve, Arya détaillait toujours les prétendues merveilles découvertes en route. « La semaine dernière, nous avons retrouvé le fameux fort hanté. La veille, nous avions poursuivi une harde de chevaux sauvages. Tu aurais vu leur affolement quand ils ont flairé Nymeria ! » Comme la louve se débattait pour lui échapper, elle la tança : « Un peu de patience ! il reste encore l’autre côté, tu es toute crottée…

— Il n’est pas permis de quitter la colonne, rappela Sansa. Père l’a bien dit…

— Bah, répliqua-t-elle avec une moue de dédain, je ne m’en suis guère écartée. Puis Nymeria m’accompagnait. De toute façon, j’y reste souvent. Je m’amuse seulement à courir le long des chariots pour bavarder avec les gens. »

Et quelles gens… Comment pouvait-elle se complaire en la compagnie d’écuyers, de palefreniers, de bonniches, de vieux et de nouveau-nés, de francs-coureurs triviaux et d’origine obscure ? Comment pouvait-elle se lier d’amitié avec n’importe qui ? Le pire de tous étant son Mycah. Que lui trouvait-elle, à ce rustaud, ce garçon boucher de treize ans qui, couchant dans le fourgon à viande, sentait à plein nez l’abattoir ? Son seul aspect vous levait le cœur. Comment pouvait-elle le lui préférer ?

Sansa finit par s’impatienter. « Il faut que tu m’accompagnes, dit-elle fermement. Tu ne saurais refuser la reine. Septa Mordane compte sur toi. »

Peine perdue, Arya fit la sourde oreille et, comme Nymeria répliquait à une brusque secousse de la brosse en s’esquivant sur un grognement indigné, « Ici ! cria-t-elle.

— On servira des gâteaux au citron et du thé », reprit Sansa, de son ton raisonnable d’adulte, tout en décernant à Lady qui se frottait contre sa jambe le grattouillis d’oreilles quémandé, pendant qu’Arya poursuivait sa louve. « Entre l’agrément de monter un vieux bidet puant, de se salir, de transpirer et celui de se prélasser sur des coussins de plume et de grignoter des gâteaux en compagnie de la reine, tu ne vas quand même pas hésiter ?

— Je n’aime pas la reine », lâcha sa cadette avec une désinvolture qui la suffoqua. Comment pouvait-elle, elle, sa propre sœur, proférer pareille énormité ? « D’ailleurs, poursuivit l’étourdie, elle ne me permettrait pas d’amener Nymeria. » Glissant la brosse dans sa ceinture, elle avança sur la louve qui la guignait avec circonspection.

« Les loups n’ont rien à faire dans un carrosse royal, objecta Sansa. Puis tu sais bien que la princesse Myrcella en a peur.

— Comme un bébé qu’elle est », riposta-t-elle tout en saisissant Nymeria par la peau du cou. Mais, dès que reparut la brosse, la bête se libéra et, d’un bond, se mit hors de portée. « Méchant loup ! » cria Arya.

A ces mots, Sansa ne put réprimer un sourire. « Tel maître, tel chien », lui avait dit un jour le maître piqueux. Une vive caresse a Lady lui valut sur la joue un grand coup de langue qui lui arracha un rire chatouilleux. Se retournant brusquement, Arya fixa sur elle un regard furibond. « Tu peux dire ce que tu veux, je monterai tout de même, aujourd’hui. » Sa longue face chevaline avait pris l’expression butée des décisions irrévocables.

« Les dieux m’en sont témoins, ta conduite est parfois puérile, Arya… J’irai donc seule, et le plaisir n’en sera que plus grand. Lady et moi, nous mangerons tous les gâteaux au citron, nous n’avons que faire de ta présence pour savourer ce bon moment. »

Elle s’éloignait déjà quand sa sœur lui cria : « Ils ne te permettront pas non plus d’emmener Lady ! » puis, sans lui laisser même le loisir de méditer une riposte, s’élança, le long de la rivière, sur les traces de Nymeria.

Passablement mortifiée, Sansa reprit avec mélancolie le chemin de l’auberge où septa Mordane devait déjà s’impatienter. Le trottinement paisible de Lady près d’elle contribuait à l’attrister. Elle en aurait pleuré. Son vœu le plus cher était de vivre dans un monde aussi harmonieux et plaisant, voilà tout, que celui des chansons. Pourquoi fallait-il qu’Arya n’eût ni la suavité, ni la délicatesse, ni la gentillesse de la princesse Myrcella ? Quelle sœur idéale aurait fait celle-ci…

Il lui semblait inconcevable qu’avec une différence d’âge aussi minime Arya fût si différente, alors qu’elle n’était pas une bâtarde, comme Jon Snow, quitte d’ailleurs à lui ressembler. Elle était aussi Stark que lui, avec sa longue figure et ses cheveux bruns. Rien, dans ses traits ni dans son teint, ne rappelait Mère. Et la rumeur attribuait à Jon une mère du commun. Sansa se souvenait d’avoir, des années plus tôt, interrogé lady Stark sur l’éventualité d’une substitution d’enfants : les tarasques ne lui auraient-elles pas volé sa véritable sœur ? Mère s’était contentée de rire puis de dire : « Non. Arya est bien ta sœur, ta sœur légitime, le sang de notre sang. » Et comme elle n’avait aucune raison de mentir, cela devait être la vérité.

Comme elle approchait du centre du camp, son désarroi ne tarda pas à se dissiper. On s’attroupait autour du carrosse royal, et cent voix fiévreuses bourdonnaient là comme un essaim d’abeilles. Les portières étaient grandes ouvertes, et la reine, debout en haut du marchepied de bois, souriait à quelque adulateur. « Le Conseil nous accorde là une faveur insigne, beaux seigneurs, dit-elle.

— Que se passe-t-il ? demanda Sansa à un écuyer de sa connaissance.

— Le Conseil a dépêché de Port-Réal des cavaliers pour nous escorter jusque-là, répondit-il. Une garde d’honneur pour le roi. »

Afin de satisfaire au plus tôt sa propre curiosité, Sansa se fit précéder de Lady. La presse s’ouvrit alors comme par miracle, et elle vit, agenouillés devant la reine, deux chevaliers revêtus d’armures si somptueuses que leur splendeur la fit papilloter.

Au soleil, celle du premier, composée d’écaillés d’émail aussi blanches qu’un matin de neige, flamboyait de niellures et d’agrafes d’argent. Une fois défait de son heaume, l’homme se révéla un vieillard. Mais si ses cheveux brillaient du même éclat que son costume, il semblait néanmoins combiner la vigueur et la grâce. La cape immaculée de la Garde l’enveloppait dans ses longs plis.

Bardé d’acier vert sombre, son compagnon devait avoir près de vingt ans. Jamais Sansa n’avait vu plus bel homme. Grand, puissamment taillé, il avait des cheveux de jais qui, lui tombant jusqu’aux épaules, encadraient son visage rasé de frais qu’illuminaient des yeux rieurs, du même ton que son armure. Sous l’un de ses bras reposait son heaume, orné d’andouillers et rutilant d’or.

De prime abord, Sansa n’avait pas remarqué le troisième étranger. Au lieu de s’agenouiller comme les précédents, il se tenait à l’écart, debout près des chevaux, et contemplait, maussade et coi, la cérémonie. Il avait une figure glabre et grêlée, la joue creuse et l’orbite cave. Sans être âgé, il ne lui restait guère de cheveux, quelques touffes qui végétaient sur ses oreilles, mais il les portait aussi longs que ceux d’une femme. Son armure, une simple cotte de mailles gris fer enfilée sur des hardes de cuir bouilli, avouait sans ambages la peine et les ans. Dépassant son épaule droite se discernait la poignée de cuir crasseuse d’un estramaçon. Une arme à manier des deux mains, trop longue pour la ceinture et qu’une sangle attachait dans le dos.

« Le roi est parti chasser mais, à son retour, il sera ravi de vous voir, je le sais », disait cependant la reine aux deux chevaliers toujours à genoux devant elle, mais le troisième fascinait Sansa. Il parut se sentir dévisagé car, lentement, il tourna la tête, et Lady gronda. Envahie d’une terreur sans précédent, Sansa eut un mouvement de recul et heurta quelqu’un.

De puissantes mains la saisirent aux épaules et, une seconde, elle se crut contre son père, avant de voir, inclinée vers elle, la trognebrûlée de Sandor Clegane. Une parodie de sourire lui tordant la bouche, il dit : « Tu trembles, petite… » Il avait une voix de crécelle. « Je te fais si peur ? »

Peur, oui. Et ce dès l’instant où elle avait posé les yeux sur les décombres de visage que lui avaient laissés le feu. Mais il lui paraissait moitié moins terrifiant que l’autre, désormais. Néanmoins, elle se dégagea, et le Limier se mit à rire, et Lady, se plaçant entre eux, grogna un avertissement. Sansa s’accroupit pour étreindre la louve, au milieu d’un cercle compact de badauds, bouches bées. Elle se sentait la cible des regards, entendait des murmures épars, des commentaires, des rires étouffés.

« Un loup », dit un homme, et un autre : « Un loup-garou, oui, par les sept enfers ! » Le premier reprit : « Qu’est-ce que ça vient fiche au camp ? », et la crécelle du Limier : « Ça sert de nourrices aux Stark », et Sansa vit les deux chevaliers étrangers penchés sur elle, l’épée au poing, et la peur la glaça de nouveau, la honte. Des larmes emplirent ses yeux.

La voix de la reine se fît entendre : « Va t’occuper d’elle, Joffrey.

Et son prince fut là.

« Laissez-la », dit-il en s’inclinant vers elle, beau comme un dieu dans sa tenue de laine bleue, de cuir noir, avec ses boucles d’or scintillantes comme une couronne sous le soleil. Il lui tendit la main pour l’aider à se relever. « Qu’y a-t-il, chère dame ? Pourquoi vous effrayer? Personne ne vous veut de mal. Rengainez donc, vous autres. Ce loup n’est qu’un petit animal familier. » A Sandor Clegane, il jeta : « Quant à toi, chien, va-t’en, tu épouvantes ma promise. »

Fidèle à sa loyauté coutumière, le Limier salua et, de son pas paisible, fendit la foule. Sansa, cependant, luttait pour recouvrer sa dignité. Elle s’était suffisamment ridiculisée. Elle, une Stark de Winterfell, une noble dame, elle, appelée à régner un jour. Elle tenta de s’expliquer : « Ce n’est pas lui qui m’épouvantait, cher prince, c’est l’autre homme. »

Les deux chevaliers étrangers échangèrent un regard. « Payne, ironisa le cadet.

— Ser Ilyn me fait souvent le même effet, chère dame, dit gentiment l’aîné. Il est d’aspect si redoutable…

— Autant qu’il sied. » Le cercle se rompit devant la reine. « Si les méchants ne frémissaient devant la justice du roi, c’est que l’on en aurait mal choisi le titulaire. »

A ces mots, Sansa recouvra sa présence d’esprit. « Dans ce cas, Votre Grâce, il était impossible de mieux choisir, dit-elle, à l’hilarité générale.

— Bien parlé, petite, approuva le vieil homme en blanc. En digne fille d’Eddard Stark. C’est un honneur pour moi que de me présenter à vous, fût-ce de manière si cavalière. » Il s’inclina. « Ser Barristan Selmy, de la Garde. »

Les bonnes manières enseignées depuis des années par septa Mordane reparurent instantanément. « Lord commandant de la Garde, acquiesça-t-elle, et conseiller de Robert, notre roi, et, précédemment, d’Aerys Targaryen. L’honneur est pour moi, chevalier. Les rhapsodes chantent jusque dans l’extrême-nord les hauts faits de Barristan le Hardi. »

Le chevalier vert se remit à rire. « Barristan l’Epuisé, plutôt ! Gardez-vous de le louanger trop, petite, il est déjà bien assez porté à se surestimer. » Il sourit avec malice. « A présent, damoiselle au loup, mettez donc un nom sur ma propre personne, et forcez-moi de convenir que vous êtes bien la fille de notre Main. »

Près d’elle, Joffrey se roidit. « Veuillez surveiller votre ton. Elle est ma promise.

— Je connais la réponse, dit-elle précipitamment, dans l’espoir de calmer son prince. Votre heaume a des andouillers d’or, messire. Le cerf est l’emblème de la maison royale. Le roi Robert a deux frères. Eu égard à votre extrême jeunesse, vous ne pouvez être que Renly Baratheon, seigneur d’Accalmie et conseiller du roi. Tel est le nom que je vous donne.

— Et moi, railla ser Barristan, je dis qu’eu égard à son extrême jeunesse il ne peut être qu’un galopin piaffant. Tel est le nom que je luidonne. »

Un grand éclat de rire, dont lord Renly donna lui-même le signal, accueillit ce quolibet, et l’atmosphère s’était si bien détendue que Sansa commençait à se sentir à l’aise quand, jouant des épaules pour se frayer passage, ser Ilyn Payne vint se planter devant elle. Il ne souriait pas, ne dit pas un mot. Lady retroussa ses babines et se mit à gronder sourdement. Mais, cette fois, Sansa lui imposa silence en lui flattant doucement la tête. « Navrée si je vous ai offensé, ser Ilyn », dit-elle.

Contre toute attente, le bourreau ne répondit que par un regard scrutateur et, sous ses yeux pâles, elle eut l’impression qu’il lui arrachait ses vêtements puis l’écorchait, la dénudait jusqu’au fond de l’âme. Enfin, sans un mot, il tourna les talons et s’en fut.

Abasourdie, elle interrogea son prince : « Aurais-je dit une inconvenance, prince ? Pourquoi refuse-t-il de m’adresser la parole ?

— Ser Ilyn est d’humeur taciturne depuis quatorze ans », expliqua lord Renly, avec un sourire entendu.

Son neveu lui décocha un coup d’œil franchement révulsé puis, prenant les mains de Sansa dans les siennes : « Aerys Targaryen lui a fait arracher la langue avec des pincettes chauffées à blanc.

— Son épée n’en est que plus éloquente, intervint la reine, et son dévouement pour notre trône est indiscutable. » Puis dédiant à Sansa un sourire affable : « Jusqu’au retour du roi et de votre père, je vais devoir entendre nos bons conseillers. A mon grand regret, je crains qu’il ne faille remettre votre jour avec Myrcella. Veuillez m’en excuser auprès de votre charmante sœur. Puis-je te prier, Joffrey, de me suppléer comme hôte, aujourd’hui ?

— J’en serai trop heureux, Mère », dit-il d’un ton cérémonieux. Sur ce, il s’empara du bras de Sansa pour une promenade, et sa cavalière ne se tint plus de joie. Une journée entière avec son prince ! L’idolâtrie lui alanguissait les prunelles. Et il se montrait si galant. Sa façon de la tirer des griffes de ser Ilyn et du Limier, tiens, rappelait presque celle des chansons, ressuscitait presque l’époque où Serwyn au Bouclier-Miroir sauva des géants la princesse Daeryssa, où le prince Aemon Chevalier-Dragon se fit le champion de la reine Naerys odieusement calomniée par ser Morgil…

La pression de la main sur sa manche lui affola le cœur. « Que souhaiteriez-vous faire ? » dit-il.

Etre avec vous, pensa-t-elle, mais elle répondit : « Tout ce qu’il vous plaira, mon prince. »

Il réfléchit un moment. « Nous pourrions aller chevaucher.

— Oh ! j’adore monter. »

Voyant Lady les talonner, il reprit : « Votre loup risque d’effrayer les chevaux, et vous semblez avoir peur de mon chien. Que diriez-vous de les laisser tous deux et de partir seuls ? »

Elle hésita. « Si vous voulez, concéda-t-elle sans conviction. J’attacherais Lady, le cas échéant, mais… » Un détail la troublait. « J’ignorais que vous eussiez un chien…

— A la vérité, gloussa-t-il, c’est le chien de ma mère. Elle l’a chargé de veiller sur moi, et il n’y manque pas.

— Ah, vous vouliez dire le Limier. » Elle se serait fouettée pour sa lenteur d’esprit. Son prince ne l’aimerait jamais, si elle se montrait tellement stupide. « N’est-il pas imprudent de partir sans lui ? »

La question vexa manifestement Joffrey. « N’ayez crainte, dame. Me voici presque un homme fait et, contrairement à vos frères, je ne me bats plus avec des jouets en bois. Ceci me suffit. » Il tira son épée et la lui montra. Forgée au château dans un acier bleu miroitant, c’était bel et bien une flamberge à double tranchant, mais habilement réduite aux proportions d’un garçon de douze ans. Elle avait une poignée de cuir, et son pommeau d’or figurait une tête de lion. Sansa se récria d’une admiration si vive que le prince se rengorgea : « Je l’appelle Dent-de-Lion. »

Abandonnant sur ces entrefaites elle sa louve, lui son garde du corps, ils partirent vers l’est en suivant la rive gauche du Trident, sans autre compagnie que Dent-de-Lion.

Il faisait un temps magnifique, un temps enchanteur. L’air tiède était tout appesanti du parfum des fleurs, et, aux yeux de Sansa, les bois de la région possédaient un charme auquel ne pouvait prétendre aucun de ceux du septentrion. Le coursier bai rouge du prince allait comme le vent, et son cavalier le poussait avec tant de nonchalance et de témérité que la jument de Sansa peinait à le suivre. Pareil jour se prêtant à toutes les aventures, ils explorèrent les grottes des berges, poursuivirent un lynx jusqu’à son repaire et, lorsque la faim les prit, Joffrey sut repérer la fumée d’un fort et y faire assez sonner les titres de prince et de dame pour qu’on leur servît bonne chère et bon vin. Ils déjeunèrent ainsi d’une truite au bleu, et Sansa l’arrosa plus copieusement qu’elle n’avait jamais fait. « Père ne nous permet d’en boire qu’une coupe, confessa-t-elle, et seulement les jours de fête.

— Ma promise a toute licence », répliqua-t-il tout en la servant à nouveau.

Ils adoptèrent après le repas une allure plus modérée. Tout en chevauchant, Joffrey chantait pour elle, d’une voix perchée douce et limpide. Un peu étourdie par le vin, Sansa finit par demander : « Ne devrions-nous pas retourner, maintenant ?

— Dans un moment, répondit-il. Le champ de bataille se trouve juste devant nous. A l’endroit où la rivière fait un coude. C’est là que mon père tua, comme vous savez, Rhaegar Targaryen d’un coup formidable, crac ! en pleine poitrine. » Ce disant, il brandissait une masse d’armes imaginaire pour appuyer sa démonstration. « Puis mon oncle Jaime tua le vieil Aerys, et mon père devint roi…, mais j’entends un bruit. Qu’est-ce ? »

Sansa l’entendait aussi courir à travers les bois, tel un claquement ligneux, clac clac clac. « Je ne sais pas, dit-elle, brusquement inquiète. Rentrons, Joffrey…

— Je veux savoir de quoi il s’agit. » Il tourna bride aussitôt, réduisant Sansa à le suivre. Le bruit se fît plus fort, plus distinct, c’était le clac typique du bois contre le bois mais, plus ils approchaient, plus s’y mêlait celui d’une respiration puissante, agrémentée de grognements intermittents.

« Quelqu’un vient, s’alarma-t-elle, déplorant tout à coup l’absence de Lady.

— Avec moi, vous ne risquez rien », dit-il en dégainant Dent-de-Lion, mais le frottement de la lame contre le cuir la fit frissonner. « De ce côté », reprit-il, poussant son cheval dans un rideau d’arbres.

Au-delà, dans une clairière qui dominait la rivière, ils découvrirent un garçon et une fille jouant aux chevaliers. En guise d’épées, ceux-ci maniaient des bâtons, des manches de balai, selon toute apparence, et se ruaient l’un sur l’autre en ferraillant fougueusement. Beaucoup plus âgé, plus costaud que la fille et la dominant d’une tête, le garçon pressait ses assauts. Toute maigrichonne, elle, vêtue de cuirs crottés, faisait tout son possible pour esquiver ou parer mais n’y parvenait qu’à demi. Et, lorsqu’elle tenta de porter une botte à son tour, il contra celle-ci, la fit dévier et assena un rude coup sur les doigts de son adversaire. Avec un cri de douleur, la fille lâcha son arme.

Le prince éclata de rire, et le garçon, surpris, jeta un regard circulaire puis, l’œil rond, laissa choir son bâton dans l’herbe. La fille, qui suçait ses phalanges meurtries, releva la tête, et Sansa, horrifiée, poussa un gémissement incrédule : « Arya ?

— Fichez-moi le camp ! leur cria celle-ci, des larmes de colère aux veux. Que venez-vous faire ici ? laissez nous ! »

Joffrey dévisageait alternativement l’une et l’autre. « Votre sœur ? » Le sang aux joues, Sansa acquiesça d’un signe. Le prince reporta son attention sur le garçon, un rouquin lourdaud, vulgaire et tout tavelé ne taches de rousseur. « Et toi, qui es-tu ? questionna-t-il d’un ton impérieux qui balayait une année d’écart au profit de l’interlocuteur.

— Mycah, murmura le garçon qui, reconnaissant le prince, détourna les yeux. M’seigneur.

— Il est garçon boucher, susurra Sansa.

— Il est mon ami, rétorqua sèchement Arya. Fichez-lui la paix.

— Et ce garçon boucher veut être chevalier, n’est-ce pas ? dit Joffrey, sautant à bas de sa monture, l’épée au poing. Ramasse ton arme, garçon boucher. » Il affichait un air goguenard. « Montre-nous donc ton habileté. »

Fou de peur, Mycah ne broncha pas.

« Allons, ramasse, ordonna le prince en avançant sur lui. Ou bien ne saurais-tu combattre que des fillettes ?

— A’ m’l’a d’mandé, m’seigneur. A’ m’l’a d’mandé. »

Un simple coup d’œil à sa sœur, subitement pourpre, convainquit Sansa qu’il ne mentait pas, mais Joffrey n’était pas d’humeur à l’entendre de cette oreille. Le vin lui faisait perdre son sang-froid. « Vas-tu ramasser ton épée, oui ou non ? »

Mycah secoua la tête. « C’ qu’un bâton, m’seigneur. C’ pas une épée, c’ qu’un bâton.

— Et tu n’es qu’un garçon boucher, pas un chevalier. » Il releva Dent-de-Lion et, de la pointe, l’en piqua juste en dessous de l’œil. L’autre tremblait de tous ses membres. « C’est la sœur de ma dame que tu frappais, tu le sais ? » Une goutte de sang vermeil perla sur la joue du malheureux puis, lentement, une zébrure rouge la lui laboura.

« Assez ! » hurla Arya. Et elle ramassa son propre bâton.

« Arya…, supplia sa sœur, reste en dehors de ça.

— Je ne vous l’abîmerai… guère », ricana Joffrey sans cesser de lorgner le garçon boucher.

Arya marcha résolument sur lui.

Affolée, Sansa se laissa glisser de sa selle, mais pas assez vite. Les deux mains crispées sur son arme, Arya frappait déjà. Un crac formidable se fit entendre lorsque le bâton atteignit le prince à la nuque et, en un éclair, tout fut consommé sous les yeux terrifiés de Sansa. Le prince chancela puis pirouetta sur lui-même en jurant, tandis que Mycah prenait ses jambes à son cou vers l’abri des arbre; et qu’Arya frappait à nouveau, mais, cette fois, Dent-de-Lion para le coup et fit voler en éclats l’arme de la fillette. L’échine tout ensanglantée, Joffrey flamboyait de fureur, et Sansa avait beau piauler : « Non ! non ! arrêtez ! arrêtez, vous deux ! arrêtez ce gâchis ! », personne ne l’écoutait. Arya ramassa une pierre qu’elle décocha au prince et qui alla cingler le bai rouge, le faisant détaler au triple galop sur les traces du garçon boucher. « Arrêtez ! par pitié, arrêtez ! » criait toujours Sansa, mais Joffrey n’en menaçait pas moins Arya de son épée, tout en vomissant un flot d’obscénités, de mots ignobles, de mots répugnants. Maintenant terrifiée, la fillette battait en retraite, mais il la harcelait, la poussait vers les bois, l’accula contre un arbre., tandis que Sansa, à demi aveuglée par les larmes, se tordait les mains d’impuissance.

Au même instant, une buée grise la dépassait en trombe et, soudain, Nymeria fut là, qui, d’un bond, referma ses mâchoires sur le bras du prince. De saisissement, celui-ci lâcha son épée, tandis que la louve le renversait et roulait avec lui dans l’herbe, elle grondante et déchaînée, lui hurlant de douleur. « Mais débarrassez-m’en ! hoquetait-il, débarrassez-m’en ! »

Enfin, l’ordre d’Arya claqua comme un coup de fouet : « Nymeria ! »

Aussitôt, le loup-garou lâcha prise et vint rejoindre sa maîtresse. Le prince gisait dans l’herbe, pleurnichant, berçant son bras estropié. Sa chemise était trempée de sang. « Elle ne vous a… guère abîmé », dit Arya puis, ramassant Dent-de-Lion, elle la saisit à deux mains et la brandit sur lui.

En la voyant dans cette attitude, il poussa un gémissement de panique. « Non ! dit-il, ne me faites pas de mal, ou je le dirai à ma mère.

— Fiche-lui la paix ! » cria Sansa.

Alors, Arya fit une pirouette et, de toutes ses forces, jeta l’épée. L’acier bleu flamboya un instant dans la lumière du soleil, au-dessus de la rivière, puis s’engloutit dans les flots avec un simple plouf qui navra Joffrey. L’abandonnant à ses regrets, Arya se précipita vers son cheval, et Nymeria bondissait près d’elle.

Une fois seule avec lui, Sansa s’approcha de son prince. Les paupières closes sur sa souffrance, il haletait. Elle s’agenouilla près de lui et, dans un sanglot, « Joffrey…, gémit-elle, oh ! ce qu’ils vous ont fait, ce qu’ils vous ont fait. Mon pauvre prince. Ne craignez rien. Je vais galoper jusqu’au fort et ramènerai des secours. » D’un doigt tendre, elle lui repoussa du front ses blonds cheveux soyeux.

Il rouvrit brusquement les yeux et la gratifia d’un regard où ne se liait rien d’autre que la répulsion, rien d’autre que le plus infâme mépris. « Hé bien, faites, lui cracha-t-il au visage. Et ne me touchez pas. »

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