Chapitre XX

Le milicien dans sa tenue gris-vert mal coupée s’approcha de la BMW et salua respectueusement Mladen Lazorov.

— Ils se sont installés au motel de Sotin, gospodine. Juste au bord du Danube. En dehors de la Volga tirant la caravane, il y a quatre voitures immatriculées en Bosnie et à Zagreb. Nous n’avons rien fait selon les ordres, mais une de nos voitures surveille le chemin menant au motel.

— Parfait, approuva Mladen Lazorov. Continuez votre surveillance. Nous allons à Vukovar et nous agirons lorsque la nuit sera tombée.

Ils venaient de passer Vinkovci, à une vingtaine de kilomètres du Danube, dans une région où les villages serbes et croates s’entremêlaient. Il y avait déjà eu de nombreux incidents, qui, heureusement, n’avaient pas dégénéré. Mladen Lazorov se sentait plus tranquille. Maintenant, il y avait une bonne chance de sauver Malko.

Mladen redémarra.

— Où allons-nous ? demanda anxieusement Swesda.

— Au siège de la Milice de Vukovar. Mettre tout le dispositif en place.

Ils y furent un quart d’heure plus tard. Il y régnait une animation de ruche avec des miliciens au grand béret gris s’agitant dans tous les sens. Tous les hommes disponibles avaient été mobilisés.

— Allons nous reposer, suggéra Mladen Lazorov. Nous ne pouvons rien faire avant la nuit.

Swesda n’avait pas envie de se reposer, pensant au sort de Malko, qui se trouvait à une dizaine de kilomètres de là.


* * *

Un bref éclair. Le responsable du barrage établi par la Milice venait de manifester sa présence. Mladen Lazorov échangea quelques mots avant de continuer à pied. Escorté de deux Gardes nationaux armés de Kalachnikov comme lui.

Swesda Damicilovic et Jozo Kozari suivaient, sans arme.

Devant eux, le chemin empierré descendait en pente douce jusqu’au Danube, distant d’une centaine de mètres. On apercevait la surface de l’eau où se reflétait la lune. Le motel de Sotin se trouvait sur la gauche, prolongé par une terrasse dominant une piscine vide, juste au bord des berges obliques cimentées du grand fleuve.

Une dizaine de voitures étaient garées devant le motel. Le cœur de Swesda battit plus vite. La Volga à laquelle était accrochée la caravane était un peu à l’écart, parallèlement au fleuve. Apparemment vide.

Mladen Lazorov échangea quelques mots en chuchotant avec les miliciens et s’approcha à pas de loup de la voiture. Après avoir vérifié qu’elle était inoccupée, il fonça vers la caravane. Il ne lui fallut que quelques secondes pour ouvrir la porte, grâce à un trousseau de clefs fourni par un serrurier de la Milicja. Le faisceau de sa torche éclaira Malko allongé par terre, au milieu des mitrailleuses et des bandes de cartouches. Ligoté et bâillonné. Une corde enserrant son cou, ce qui l’étranglait s’il tentait de se débattre. Une minute plus tard, il se tenait debout dans l’herbe, encore un peu étourdi.

— Comment m’avez-vous retrouvé ? demanda-t-il.

— C’est grâce à Swesda, expliqua Mladen Lazorov. Et aussi à notre ami Jozo Kozari.

Le franciscain eut un sourire gêné.

— Il n’y a plus qu’à tous les arrêter, suggéra Mladen Lazorov. Tout le coin est cerné.

Au moment où Malko allait répondre, des phares apparurent en haut du chemin. Ils se dissimulèrent derrière la caravane et virent passer une voiture sombre qui s’arrêta devant le motel. Un homme en descendit, passant sous l’éclairage de la terrasse. Jozo Kozari eut un haut-le-corps.

— C’est Le Serpent ! chuchota-t-il.

Le major Tuzla errait sur la terrasse, cherchant l’entrée du motel. Dès qu’il l’eut trouvée, il revint vers sa voiture, probablement pour y prendre des bagages, mais ne l’atteignit jamais. Malko s’était dressé devant lui, une carabine Kalachnikov au poing, empruntée à Mladen Lazorov.

L’officier serbe se figea devant lui. Stupéfait.

— C’est la fin du voyage, major Tuzla, dit Malko.

Le Serpent tourna légèrement la tête, sans même répondre. Le Danube se trouvait à vingt mètres. De l’autre côté, c’était la Vojvodina, la sécurité. Malko lui ôta ses illusions d’une voix douce.

— Si vous vous enfuyez, je vous tue, annonça-t-il.

— Que voulez-vous ? demanda le major qui avait repris son sang-froid. Je suis un officier de l’armée fédérale. Vous n’avez pas le droit de porter la main sur moi.

— Sonia, c’est vous, dit lentement Malko. Gunther, c’est vous. Sans compter tout ce que je ne sais pas.

— Je ne comprends pas, lança d’une voix métallique le major. Je ne connais pas les personnes que vous citez. Conduisez-moi à là Milicja.

Évidemment. En trois coups de fil, il obtiendrait le soutien de l’état-major, à Belgrade. Et serait très probablement libéré. Sans baisser son arme, Malko lui répliqua de la même voix égale :

— Non. Je ne vous conduirai pas à la Milicja. Il venait d’avoir une bien meilleure idée.


* * *

Le jour se levait et des pans de brume flottaient encore sur le Danube. Ni Malko ni Swesda n’avaient beaucoup dormi. D’abord, il avait fallu convaincre Mladen Lazorov. Encore néophyte dans ce genre d’affaires, il aurait eu tendance à faire confiance à la Loi. Finalement, il s’était rallié au plan de Malko. Un peu à contrecœur. Maintenant, de la fenêtre de sa chambre, ce dernier observait le remue-ménage en dessous de lui. Les complices de Miroslav Benkovac étaient prêts à partir dans leurs voitures respectives qui devaient suivre la caravane, à quelques dizaines de minutes. Miroslav Benkovac, visiblement nerveux, était déjà sorti plusieurs fois du motel, guettant le chemin d’accès.

Il devait attendre le major Tuzla…

Un de ses hommes avait fait tourner le moteur de la Volga et l’attelage était prêt à partir.

Malko vit soudain Jozo Kozari sortir du motel. Il se dirigea vers le bord du fleuve, sembla se recueillir quelques instants puis, d’un pas tranquille, se dirigea vers la Volga. Il ouvrit la portière et se mit au volant. Miroslav Benkovac l’aperçut, poussa un cri et se précipita.

Trop tard !

En première, la Volga s’éloignait en cahotant, tirant la lourde caravane. Déjà, deux des hommes de Miroslav étaient en train de sauter dans une voiture. Ils ne purent même pas démarrer. Un coup de sifflet et des miliciens, armes au poing, jaillirent de tous les coins, maîtrisant les extrémistes, les fouillant, les plaquant au sol. En quelques minutes, le calme était revenu et la Volga avait disparu.

— Il est fou ! s’exclama Swesda. Il va au massacre. Pourquoi fait-il cela ?

Malko se tourna vers elle.

— Il va au massacre, dit-il, mais il n’est pas fou. Il règle ses comptes avec lui-même.

Entre le déshonneur et l’élimination, le père Jozo Kozari avait choisi une troisième solution.


* * *

— Salaud ! Traître ! Je me vengerai !

Miroslav Benkovac, maintenu par deux miliciens, était déchaîné, crachant sa haine au visage de Malko. Ce dernier le regarda, apitoyé :

— Vous devriez me remercier, je viens de vous sauver la vie.

— Menteur !

— Les plaques de la Volga ne sont plus des plaques polonaises, fit tranquillement Malko. Nous les avons changées pendant la nuit. Ce sont des plaques de Zagreb. Les Tchekniks qui gardent Borovo vont s’en apercevoir immédiatement. Que pensez-vous qu’ils fassent ?

Stupéfait, Miroslav Benkovac demeura muet un long moment, avant de demander :

— Mais pourquoi ne le lui avez-vous pas dit ? Le père Kozari va se faire massacrer. Vous êtes un monstre.

Malko ne répondit pas. Il ne le pouvait pas. Le franciscain avait choisi de payer le prix fort pour garder son secret en entraînant dans la mort l’homme qui l’avait détruit. Il ne lui appartenait pas de le révéler. Dieu reconnaîtrait les siens.

Des policiers en civil entraînèrent Miroslav Benkovac et ses complices. Malko regarda le lent cours du Danube noyé de soleil, pensant à l’homme qui roulait vers la mort qu’il avait choisie.

Pour la première fois depuis bien longtemps, le père Jozo Kozari avait retrouvé la paix de l’âme. Il conduisait lentement sur la route poussiéreuse et rectiligne menant à Borovo, admirant les épis de maïs de part et d’autre du chemin. Il allait faire une journée splendide. Son cœur avait battu un peu plus vite en franchissant un premier barrage de miliciens, mais ceux-ci l’avaient ignoré. Il avait alors compris que celui qui connaissait son secret avait choisi de lui laisser accomplir son destin.

Personne ne l’arrêterait.

Un grand silo à grains apparut au loin sur sa gauche, dans la brume matinale. À côté d’un nid de cigognes, il distingua deux hommes installés sur le toit. Des guetteurs du village serbe, postés là pour prévenir les Tchekniks de toute intrusion. L’entrée du village approchait, avec des bouquets de gros tilleuls.

Une pile de vieux pneus et une charrette surmontée d’un drapeau serbe en piteux état sur laquelle s’étalait une inscription en lettres rouges : Svoboda[32], signalaient la zone interdite. Dans le plan initial de Miroslav Benkovac, la Volga trainant la caravane, toutes deux en plaques polonaises, devaient pénétrer dans le village sans encombre. Les Serbes n’avaient rien contre les Polonais.

Dix minutes plus tard, deux voitures immatriculées en Bosnie – c’est-à-dire neutres pour les Serbes – seraient arrivées à leur tour avec les tueurs. Le temps d’ouvrir la porte de la caravane et les hostilités commençaient. Même les Tchekniks les plus féroces n’auraient pas résisté longtemps aux M. 60. Si les blindés de l’armée fédérale intervenaient, les RPG7 leur régleraient leur compte. Ensuite le pogrom pourrait commencer. Dans ce pays en ébullition, il suffisait d’une étincelle pour déclencher une bonne guerre civile.

Jozo Kozari ralentit. Plusieurs Tchekniks barbus jusqu’aux yeux venaient de surgir de la barricade, armés de Kalachs, de riot-guns et de poignards. Une pensée réconfortante empêcha le franciscain de céder à la peur, à l’horreur anticipée de ce qui allait lui arriver.

Car il entraînait le Diable avec lui. L’homme qui lui avait volé son âme.

Il stoppa quelques mètres plus loin. Déjà, les Tchekniks entouraient la voiture. Haineux. L’un d’eux, coiffé d’un calot noir orné de l’aigle impériale serbe à deux têtes, dont l’énorme barbe noire ne laissait visible que le haut des joues et les yeux, braqua une vieille mitraillette Thomson sur le franciscain et lui lança :

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Jozo Kozari lui adressa un sourire serein.

— Que Dieu te pardonne !

L’autre crut qu’il se moquait de lui, ouvrit la portière et tira le franciscain à l’extérieur, commençant à le fouiller. Au même moment, un hurlement dément parvint de l’arrière de la caravane. Les Tchekniks venaient d’en ouvrir la porte ! L’un d’eux en ressortit, brandissant une mitrailleuse M. 60. Celui qui avait parlé à Jozo Kozari se retourna et, sans réfléchir, appuya à bout portant sur la détente de la Thomson qui se mit à tressauter dans ses mains, criblant le franciscain de projectiles de 11.43.

La tête pratiquement arrachée, Jozo Kozari fut projeté sur l’aile de la Volga que son sang inonda très vite.

À l’arrière, les Tchekniks se bousculaient pour sortir les armes avec des hurlements de joie. Ils s’apercevraient toujours assez vite que les culasses manquaient, les rendant inutilisables. Dans la foulée, ils jetèrent à terre le corps de Franjo Tuzla, ligoté. Détail qui leur échappa. L’un d’eux lui enfonça son grand couteau dans le dos avec un cri de joie. Ses copains se pressèrent autour du corps à terre, le découpant vivant avec leurs poignards à lame recourbée. En quelques minutes, celui qu’on appelait le Serpent ne fut plus qu’une masse de chair sanguinolente dont la tête avait roulé sur le bas-côté.

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