Chapitre VI

Said Mustala descendit du tram au coin des avenues Savska Cesta et Bratstva Jedinstva, au sud de Zagreb, juste avant la Sava. Il partit à pied vers un groupe de HLM qui avaient poussé en désordre entre l’avenue Bratstva Jedinstva et la rivière, se retournant sans cesse… Encore sous le choc de la fin tragique de la poursuite. Jamais, il n’aurait cru pouvoir échapper aux policiers croates. Pendant une heure, il s’était dissimulé au fond d’une cour de la rue Ilica dans un réduit puant et n’avait osé sortir que la nuit tombée. La rue Ilica avait retrouvé son calme et il était parti à pied, tout d’abord, filant vers le sud, cherchant des repères dans cette ville qu’il ne reconnaissait plus.

En haut de l’avenue Savska Cesta, il s’était mêlé à un groupe attendant le tram et avait retrouvé un peu de calme. Pourtant le passage des voitures bleu et blanc de la Milicja envoyait dans ses vieilles artères des poussées d’adrénaline qui le laissaient les jambes flageolantes. Il n’était plus habitué à être traqué, à se sentir en danger, sans même une arme pour se défendre, à part son poignard. Il aurait dû penser à récupérer le revolver de Dobroslav Babic, qui n’en aurait plus besoin. Son compagnon était mort sur le coup, sans un cri, le cerveau éclaté. Cela n’impressionnait pas Said Mustala qui en avait vu d’autres, mais son cœur battait la chamade en pensant qu’il avait peut-être mal compris l’adresse que son compagnon lui avait donnée avant d’être abattu.

Si c’était le cas, le vieil Oustachi n’avait plus qu’à essayer de repasser la frontière par l’Italie ou l’Autriche, pour regagner l’Argentine. Il se maudissait d’avoir été obligé de montrer son passeport au policier. Cela pouvait lui valoir de sérieux problèmes.

Il s’arrêta devant le premier bloc d’immeubles. Du linge pendait à toutes les fenêtres, une carcasse de voiture achevait de pourrir devant l’entrée, le béton était devenu noirâtre, et il n’y avait pas une boutique en vue. Il vérifia sur le petit carnet où il avait recopié l’adresse pendant qu’il se planquait. Prilaz Poljanama N° 6. Un immeuble de douze étages long comme un jour sans pain, avec des centaines d’appartements, de clapiers plutôt, semblables à tous ceux de Novi Zagreb. Il se mit à la recherche de l’entrée D et finit par la trouver. Un escalier sans ascenseur, une odeur d’urine, de choux et de crasse. Les portes des boîtes aux lettres arrachées. Un vélo était attaché à la rampe avec une énorme chaîne. L’appartement se trouvait au huitième. Il monta lentement les étages et atteignit son but essoufflé, des crampes dans les jambes. Le palier était désert et silencieux. De minuscules ovales en cuivre donnaient les numéros des appartements.

Il écrasa la sonnette du 820 et attendit, la main sur le manche de son poignard. Après un temps qui lui parut infiniment long, il entendit un remue-ménage derrière la porte, puis un bruit de serrure, et une tête blonde aux cheveux ébouriffés s’encadra dans l’entrebâillement. Une fille très jeune, avec un beau visage aux pommettes hautes et d’étonnants yeux verts, vêtue en tout et pour tout d’un T-shirt d’homme qui lui arrivait à mi-cuisse.

Son absence de maquillage faisait ressortir la pureté de ses traits très slaves, imprégnés d’une douceur inhabituelle. Un sein aigu pointait par l’échancrure du T-shirt, mais Said avait vraiment d’autres chats à fouetter.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda la fille d’un ton curieux, sans agressivité.

— Vous êtes Sonia Bolcek ?

— Oui.

— Je suis l’ami de Dobroslav Babic, annonça Said Mustala.

— Ah, bien sûr ! Je vous attendais. Entrez.

Elle ouvrit la porte toute grande, les traits illuminés par un sourire radieux.

Said Mustala se glissa à l’intérieur, frôlant involontairement au passage la poitrine de son hôtesse. Celle-ci le précéda sans façon et il détourna les yeux pour ne pas voir les fesses rondes à demi-découvertes par le T-shirt trop court. Le living-room minuscule était dans un désordre effroyable, éclairé par une seule lampe posée en équilibre sur un pouf. Les stores de bois baissés renforçaient l’impression de se trouver dans une boîte.

Épuisé, Said Mustala se laissa tomber sur une chaise. La blonde l’observait avec curiosité.

— Où est Dobro ? demanda-t-elle. Il vous a déposé ?

Le vieil Oustachi secoua la tête, embarrassé, ignorant en partie les rapports entre son contact et Sonia Bolcek.

— Il a eu un accident, bredouilla-t-il.

— Un accident ! Évidemment, il conduit comme un fou. C’est grave ?

Son visage s’était rembruni, elle semblait terriblement concernée. Said Mustala avala sa salive et lâcha :

— Oui…

Cette fois, à sa gêne, elle devina la vérité.

— Il est…

— Oui.

— Mon Dieu, mais qu’est-ce qui s’est passé ?

Instinctivement, elle avait pris dans sa main la grosse

croix en or qui pendait à son cou au bout d’une chaîne et la serrait. Said Mustala ne savait trop que répondre, lorsqu’il aperçut, punaisé sur un mur, un poster représentant une carte de la Grande Croatie avec dans le coin gauche, une très belle photo du Poglovnik, Ante Pavelic, de profil. De toute évidence, Sonia pensait « bien ».

— C’est la police qui l’a tué, dit-il. Ils ont poursuivi notre voiture et tiré. C’est ma faute.

Maladroitement, il raconta l’histoire du rendez-vous manqué. Tellement bouleversé que Sonia s’approcha et l’étreignit, comme une sœur.

— Il ne faut pas avoir de peine, dit-elle d’une voix émue, c’est la vie. Nous autres, les vrais Croates, nous sommes engagés dans une véritable guerre d’indépendance. Et dans les guerres, il y a des morts… Je sais ce que vous avez fait pour la cause. Vous auriez pu rester tranquillement en Argentine. Dobro m’a tout raconté.

— Vous le connaissiez bien ?

— Non. Il n’est pas à Zagreb depuis longtemps. Enfin, il n’était pas… L’UDBA le recherchait pour ses activités nationalistes. Il est revenu depuis que nous avons chassé les communistes. C’est Miroslav qui me l’a présenté. Vous ne connaissez pas Miroslav Benkovac ?

— Non, avoua l’Oustachi.

Le regard de Sonia s’illumina.

— C’est un garçon merveilleux. Nous sommes tous les deux de la région de Vukovar, en Slavonie, sur les bords du Danube. Un soir, j’ai eu l’imprudence de suivre un copain serbe qui m’a emmenée danser dans un bal au village de Borovo Cela. À la sortie, des Tchekniks[23] nous ont attaqués. Ils ont poignardé mon cavalier et m’ont entraînée dans une grange. Là, ils m’ont violée, de toutes les façons. Ils étaient sept… Ensuite, ils m’ont attachée pour que je ne puisse pas me sauver. Ils avaient l’intention de continuer plusieurs jours, seulement Miroslav a appris ce qui s’était passé. Avec des amis à lui, il a monté une expédition pour me récupérer. Ils se sont battus avec les Tchekniks et le frère de Miroslav a été tué. Mais ils m’ont sauvée !

« Depuis, je suis venue vivre à Zagreb, j’avais eu trop peur.

Said hocha la tête.

— Les Serbes sont des animaux.

— Qu’êtes-vous venu faire à Zagreb ? demanda Sonia, intéressée.

— Je ne sais pas vraiment, Dobroslav devait me donner des instructions, mais…

— Je vais vous faire rencontrer son ami, Boza Dolac, il est sûrement au courant. Miroslav sait où le joindre… Mais vous n’avez pas de bagages ?

— Je les ai mis à la consigne de la gare pour être plus tranquille.

— Je vais vous faire du café.

Elle se leva et Said Mustala demanda humblement :

— Dobroslav m’a dit que je pourrais rester ici quelques jours…

Elle lui adressa un pâle sourire, chaleureux pourtant.

— Bien sûr, mais ce n’est pas très confortable. Miroslav va passer tout à l’heure. Il est très actif en ce moment, il anime une cellule secrète de résistance au pouvoir fédéral. Le gouvernement de Franjo Tudman est trop timoré. Venez vous installer maintenant.

Said la suivit dans une chambre qui ne dépassait pas huit mètres carrés. Un matelas était posé à terre, avec des piles de livres, des affiches de la Grande Croatie et une table. Cela sentait le renfermé, mais, après sa traque, l’ensemble parut à Said aussi somptueux qu’un palace.

— Vous avez faim ? demanda Sonia.

Il sursauta.

— Oui, répondit-il simplement.

— Je vais vous faire des boulettes, dit-elle, après, vous pourrez vous reposer.


* * *

Malko relisait dans sa bibliothèque du château de Liezen la lettre officielle qu’il s’apprêtait à envoyer au nouveau gouvernement hongrois, réclamant la restitution des terres appartenant au domaine de Liezen, confisquées par les communistes en 1945. Avec deux mille hectares cultivables, une chasse, des bois et des étangs, il pourrait peut-être enfin « décrocher » de la CIA,..

La Company avait fait établir une dérivation sur le numéro de téléphone accompagnant la petite annonce parue dans le Kurier la veille, et aboutissant à l’appareil posé devant lui, sur la table basse de Claude Dalle. Cette ligne-là n’était pas connectée au standard du château. Il avait presque fini sa relecture lorsque l’appareil sonna. Son pouls s’accéléra. Une nouvelle mission commençait. Il n’avait pas encore expliqué à Alexandra qui l’attendait dans la chambre aux miroirs qu’il ne pourrait pas l’emmener en Yougoslavie…

— Allô ! fit-il après avoir décroché.

— Je téléphone pour l’annonce du Kurier, commença une voix douce que Malko reconnut immédiatement. J’ai vu l’annonce pour la Corniche. Est-ce qu’il y a un hard-top avec ?

— Oui.

— Très bien. Retrouvons-nous à la terrasse du Sacher, vers six heures.

Comme tous les soirs d’été, la terrasse du Sacher était bourrée et Malko avait dû faire jouer à plein sa connivence avec les maîtres d’hôtel pour obtenir une table. Miroslav Benkovac arriva au moment où il s’asseyait, sans attaché-case, cette fois. Les deux hommes se serrèrent la main et Malko commanda un Johnny Walker “on the rocks” pour le Yougoslave qui attaqua :

— Tout est prêt ?

— Absolument, confirma Malko. Mais il y a un contretemps pour l’itinéraire.

Miroslav Benkovac lui jeta un regard plein d’inquiétude.

— C’est-à-dire ?

— Nous ne pouvons pas passer par Maribor.

— Pourquoi ?

— Le chauffeur du camion refuse, il prétend que ce point de passage est dangereux, qu’il y a souvent des inspections surprise par des agents de la SDB déguisés en douaniers. Il suggère de faire le détour par la Hongrie.

En réalité, les autorités autrichiennes, mises au courant par la CIA de l’opération, s’étaient opposées au transit des armes directement d’Autriche en Yougoslavie. S’il y avait un pépin plus tard, cela déclencherait un scandale politique horrible. D’autant que Kurt Waldheim, connu pour ses sympathies nazies, était proche de la droite croate. Livrer des armes à la Hongrie était plus neutre.

— C’est très ennuyeux, objecta Miroslav Benkovac. Tout était organisé de cette façon.

Malko sourit, inflexible.

— Je regrette. C’est impossible…

Le jeune Croate regarda sa montre.

— Bon, je vais téléphoner, essayer de changer nos dispositions.

Il disparut à l’intérieur du Sacher. Côté Hongrie, Andrez Pecs avait pris ses précautions : la police hongroise fermerait les yeux… Il suffisait de lui communiquer le numéro du camion.

Le Yougoslave resta près de vingt minutes absent. Lorsqu’il réapparut, il semblait nettement plus détendu.

— Tout est arrangé, annonça-t-il à Malko. Pouvez-vous être à la frontière yougo-hongroise, au poste de Letenye, sur la E 96, demain entre neuf et dix heures ?

— Cela ne devrait pas poser de problème, affirma Malko.

— Le camion sera immatriculé où ?

— En Allemagne, voici son numéro.

Miroslav Benkovac le nota soigneusement.

— Une fois le poste-frontière passé, fit-il, continuez jusqu’à la ville de Varazdin. Il y a environ quarante minutes de route. Vous vous y arrêterez et vous vous rendrez sur la place de la Mairie. Là, il y a un café avec une terrasse, L’Étoile Rouge. Un très bel établissement. S’il fait beau, attendez dehors, sinon à l’intérieur. On vous contactera. Vous serez seul ? En dehors du chauffeur du camion.

— Non, dit Malko. J’emmène une amie.

— Elle est sûre ?

— Oui.

— Parfait.

‘Il ne semblait pas très enthousiaste.

— Comment s’effectuera le paiement ? demanda Malko.

— À Varazdin, quelqu’un inspectera la cargaison et s’assurera que tout est en ordre. Vous recevrez ensuite des instructions complémentaires. S’il y avait une modification ou un accident, vous pouvez appeler ce numéro à Zagreb, en proposant une autre heure de rendez-vous. Il s’agit d’une personne qui n’est’pas au courant de nos activités, s’empressa-t-il de préciser.

— Parfait.

Miroslav Benkovac se leva et serra la main de Malko.

— Je vous reverrai à Varazdin ? demanda ce dernier.

— Je ne sais pas encore, fit le barbu, évasif.

Malko le regarda s’éloigner, avec la nette impression qu’il allait* se jeter dans la gueule du loup.


* * *

Le major Franjo Tuzla connu par beaucoup sous le surnom bien mérité de Zmiljar[24] raccrocha son téléphone avec un soupir de soulagement et s’essuya le front. La vague de chaleur qui submergeait Zagreb depuis quelques jours se faisait particulièrement sentir dans la cuvette tout autour de la Sava. Il devait faire plus de 30°dans son bureau, en dépit des efforts d’un asthmatique ventilateur soviétique qui tombait en panne tous les jours. Franjo Tuzla l’avait acheté le dimanche précédent au marché aux puces qui se tenait sur l’esplanade de Jakusevec, non loin du dépôt du train de l’armée yougoslave où il exerçait ses talents.

Couverture parfaite pour une activité clandestine que ce dépôt où pourrissaient quelques camions et où venaient se ravitailler les véhicules militaires de la caserne voisine « Maréchal Tito ». À part la pompe à carburants, il n’y avait que deux piètres baraquements en préfabriqué de triste allure. La. Jugo verdâtre du major était garée derrière. Personne ne prêtait la moindre attention à cette enceinte close de barbelés, et gardée par quelques sentinelles apathiques du contingent, qui ignoraient totalement les véritables activités du chef du dépôt.

Ce qui était la meilleure protection du major Franjo Tuzla.

Celui-ci avait été encouragé et protégé durant toute sa carrière par le général Blacoje Mesic, devenu depuis chef d’état-major de l’armée yougoslave. Communiste doctrinaire, ayant eu toute sa famille massacrée par les Oustachis pendant la guerre, Mesic ne rêvait que d’une remise au pas brutale des provinces secessionistes.

Seulement, pour une intervention militaire massive, même sans l’aval du gouvernement de Belgrade, il fallait un prétexte.

C’est le major Tuzla qui avait été chargé de le fabriquer. Celui-ci possédait une ligne directe reliée à l’état-major du KOS à Belgrade, qui se trouvait lui-même en liaison avec celui de la SDB et la cellule spéciale traitant la manipulation croate. Les décisions concernant l’opération avaient été prises de concert avec le représentant du KGB, laissant les Politiques à l’écart. Ceux-ci étaient capables de s’effaroucher, mais seraient trop contents de cueillir les fruits de la manip. Même le général commandant la Cinquième région militaire, qui englobait la Slovénie et la Croatie, ignorait à quoi travaillait réellement le major Tuzla. Bien sûr, tout le monde connaissait son appartenance au KOS, mais on pensait qu’il se contentait de recueillir des informations sur la mentalité de la population croate.

La SDB avait été décimée en Croatie, suite à la déclaration d’indépendance. Beaucoup d’agents – croates eux-mêmes – avaient refusé de continuer à travailler pour le gouvernement de Belgrade et « trahissaient ». D’autres, trop marqués par leur allégeance aux Serbes, avaient dû s’enfuir, et ceux qui restaient étaient sous haute surveillance. Dieu merci, il y avait le KOS, qui, lui, n’avait pas d’états d’âme, décidé à tout faire pour que les Croates rentrent dans le rang.

Tapi comme une araignée au milieu de sa toile, le major Franjo Tuzla s’y employait activement. Depuis douze ans, il dirigeait d’une main de fer la section de la SDB chargée des manipulations croates, ce qui lui avait constitué un beau carnet d’adresses.

Son opération « déstabilisation » tournait bien, en dépit de quelques accrocs de départ. Il avait fallu que ces imbéciles de la Grande Croatie choisissent un escroc pour le charger d’acheter des armes… Heureusement, Tuzla avait réactivé un de ses meilleurs éléments. À temps.

Le téléphone sonna.

— Ici le dépôt 432, annonça-t-il d’une voix neutre.

— C’est Dolac, annonça une voix empreinte de tristesse. Il y a eu un pépin hier soir. Une idiotie !

Fou de rage, le major écouta le récit du massacre de la rue Ilica. Avec Dobroslav Babic, il perdait un de ses meilleurs hommes. Lui et celui qui téléphonait, Boza Dolac, constituaient les « interfaces » indispensables à une manip. Totalement entre les mains du KOS, mais possédant la confiance des extrémistes croates : à eux deux, ils avaient recruté pour le compte de la SDB des dizaines de Croates extrémistes qui avaient terminé devant un peloton d’exécution. Ils ne pouvaient pas se payer le luxe de trahir.

— Le reste se passe bien ? demanda le major.

— Oui, en principe.

— Très bien, rendez-vous vers huit heures, à YOrienî Express.

Un des cafés les plus à la mode de Zagreb dans la rue Marticeva. La foule permettait de passer totalement inaperçu et ils avaient de l’excellente bière…

Après avoir raccroché, Franjo Tuzla se mit à échafauder son plan pour ne pas dépenser plus de dollars que prévu. Il avait déjà eu un mal fou à obtenir ceux dont il avait un besoin impérieux de sa Centrale à Belgrade. Seulement, sans dollars, on ne pouvait pas acheter d’armes… Bien sûr, il aurait pu puiser dans les arsenaux de l’armée yougoslave qui regorgeaient de matériel, mais cela aurait mis en péril toute sa manip. Avec le numéro d’une arme, on retrouvait facilement son origine.

Pour que l’opération qu’il avait imaginée fonctionne, il fallait que des extrémistes croates achètent leurs armes sur le marché international, et qu’on puisse éventuellement en retrouver la trace.

Il alluma un cigare hollandais et fit la grimace. À Zagreb, on ne trouvait plus de cigares cubains, depuis la Secession… Après avoir réfléchi quelques minutes, il réteignit et passa dans le réduit où il se mettait en civil. Une fois habillé, il se regarda dans la glace. Avec son crâne chauve, son visage massif aux pommettes hautes, ses yeux gris enfoncés et sa mâchoire puissante, il avait l’air d’un Russe. On le lui avait souvent fait remarquer lorsqu’il se trouvait à l’Académie militaire de Moscou.

Au volant de sa petite Jugo, il tourna à droite, se dirigeant vers le centre ville par l’avenue Marina Drzica. Qui pouvait se méfier de cet homme corpulent et placide, qui roulait encore au volant d’une voiture qu’on distribuait en prime aux USA, alors que tous les profiteurs de Zagreb se pavanaient déjà en Mercedes ou en BMW.


* * *

— Montez, lança dans le téléphone intérieur la voix aux intonations vulgaires de Swesda Damicilovic. Chambre 22.

La CIA ne s’était pas ruinée pour la jeune Yougoslave en l’installant dans une modeste pension, le Sonnenberg, dans Johannes Strasse. Malko s’était résigné à la recontacter avant le départ au moins pour lui apprendre son rôle. Il ne l’avait plus revue depuis qu’il l’avait plantée devant l’ambassade américaine. Il se résolut à prendre l’escalier à la moquette usée et à frapper à la porte du 22.

— Entrez, cria Swesda. La clef est sur la porte.

Elle l’attendait dans la chambre minuscule, appuyée à la commode, l’air mauvais, la paupière violette et la lippe écarlate. Son décolleté descendait pratiquement jusqu’à l’estomac, ne laissant rien ignorer de sa grosse poitrine aux pointes sombres. Visiblement, elle ne portait rien sous sa mini, collée à la peau comme un kleenex mouillé. Elle adressa à Malko un regard à faire flamber n’importe quel homme normal et lança d’une voix un peu trainante :

— Alors, voilà mon beau prince, celui qui ne baise qu’avec les dames de la Haute.

Malko aurait tué Jack Ferguson à cette seconde… Swesda Damicilovic n’avait pas deviné toute seule son identité… Il se força à sourire, restant à distance respectueuse. Il pouvait voir le mont de Vénus se dessiner sous la jupe rouge hyper-serrée… Les lèvres épaisses de Swesda Damicilovic s’écartèrent pour un sourire ironique.

— On est quand même venu me chercher, hein ?

— Nous partons demain matin à 6 h, annonça Malko.

— Si je veux.

La voix était mauvaise, sèche. Visiblement, Swesda ravalait sa fureur. Elle lança :

— On emmène ta belle copine blonde, la pute qui était dans ta Rolls ?

— Je ne pense pas, répondit Malko, qui commençait à sentir la moutarde lui monter au nez.

Le sourire s’élargit.

— C’est mieux, ça… Seulement, avant de partir, il y a une petite formalité.

— Laquelle ? demanda Malko, qui entrevoyait déjà la réponse.

— Devine !

Comme il ne bougeait pas, elle posa la main sur le téléphone et précisa de la même voix chargée de fureur :

— Tu vas être très gentil avec moi. Sinon, je ne pars pas. Pour le moment, j’ai envie de me faire sauter.

— Je ne fais pas cela sur commande, dit Malko, froid comme un iceberg.

Tranquillement, Swesda commença à composer un numéro. Lorsque ce fut fait, elle dit :

— Je voudrais parler à Mr. Ferguson.

Malko était déjà sur elle, décidé à l’étrangler. Elle lâcha le récepteur et noua aussitôt un bras autour de sa nuque, se frottant contre lui sans la moindre pudeur. En même temps, elle lui léchait la bouche comme un animal.

Les gros seins ronds se frottaient à l’alpaga du costume de Malko comme pour user le tissu.

Ce typhon érotique le laissa de glace.

L’infernale Swesda le sentit et, avec un ricanement odieux, glissa la main entre leurs deux corps, cherchant à l’exciter. Une lueur folle et trouble flottait dans ses prunelles noires. Sa vulgarité agressive, mêlée d’authentique sensualité, en faisait une vraie bombe.

Seulement, Malko n’avait pas envie de servir de jouet à cette petite garce. Il lui saisit les poignets, les rabattit derrière son dos et plongea dans les prunelles noires le regard de ses yeux d’or.

— Demain à six heures moins le quart, en bas, dit-il calmement. Couchez-vous tôt.

Comme elle avançait de nouveau le visage pour l’embrasser, il la repoussa, la faisant chuter sur le lit, s’apercevant au passage qu’elle ne portait rien sous sa mini. Quand il atteignit la porte, elle n’avait pas encore eu le temps de se relever.


* * *

Said Mustala regardait la montagne de Zagreb à travers la vitre sale de la chambre, tout en affûtant machinalement son poignard grâce à une pierre de rémouleur qui ne le quittait jamais. Il souffrait de sa claustration volontaire mais se sentait ragaillardi d’être repris en main par une organisation. Il avait horreur d’être livré à lui-même.

Sonia, la blonde qui l’hébergeait, avait une vie étrange. Étudiante au campus de Zagreb, elle passait visiblement ses nuits à danser, rentrant à l’aube et ramenant du pain frais au vieil Oustachi. Quand elle n’était pas trop fatiguée, elle s’asseyait à côté de lui et écoutait ses récits de guerre, ou plutôt de massacres. Ses yeux brillaient lorsqu’il évoquait les pogroms de villages serbes.

— Comme j’aurais voulu être là, avait-elle dit une fois de sa voix douce. Je les aurais fait brûler vifs, après les avoir castrés….

Tout son corps vibrait. Pourtant, elle ne semblait pas avoir gardé un trop gros traumatisme de son viol.

D’abord, il y avait son amant en titre, Miroslav Benkovac, jeune ingénieur indépendantiste avec qui Said avait tout de suite sympathisé. Mais, souvent, lorsqu’il était absent, elle ramenait des jeunes gens chez elle. Ils buvaient de la bière et faisaient l’amour jusqu’à l’aube. Said Mustala le savait, car chaque fois Sonia hurlait d’une voix rauque de félin en chaleur. Une nuit, pris d’une soif brutale, il l’avait trouvée allongée dans l’entrée à plat ventre, son jeans sur les chevilles, avec un garçon dans la même tenue qui semblait faire des tractions. Sonia criait encore plus fort que d’habitude, les bras en croix sur la moquette usée.

Il entendit le téléphone sonner dans sa chambre, puis les pas de la jeune femme. Elle entra : torse nu, avec un jeans et des bottes.

— C’est pour toi, dit-elle simplement.

Said alla prendre l’appareil, reconnut la voix froide de celui dont il prenait les ordres, Boza Dolac. Beaucoup moins chaleureux que Dobroslav, hélas.

— C’est pour aujourd’hui, annonça Boza. Rendez-vous à l’endroit indiqué.

Il avait déjà raccroché. Même si les écoutes étaient peu probables dans ce pays désorganisé, il valait mieux se méfier… Said Mustala se sentit plus léger. Il allait enfin servir à quelque chose.


* * *

Jack Ferguson ne dissimulait pas sa nervosité. Malko venait de le rejoindre dans son bureau de l’ambassade US, seule pièce éclairée à cette heure matinale. Le jour se levait à peine.

— Il faut absolument que vous réussissiez à identifier ce groupe et leurs sponsors, adjura-t-il. Le gouvernement croate ignore que nous livrons des armes à ces extrémistes. Si l’opération dérapait…

Un ange passa et s’enfuit, épouvanté.

— Vous ne croyez pas que vous jouez avec le feu ? observa Malko. Ce serait plus simple de basculer l’affaire sur eux. Et moins risqué.

— Ils n’ont pas les nerfs pour tenir la manip jusqu’au bout, trancha l’Américain. L’idée de savoir un chargement d’armes aux mains des extrémistes donnerait des sueurs froides au général Spegel. Il voudrait l’intercepter tout de suite. Or, toute l’astuce consiste à infiltrer les extrémistes, pour attraper tout le monde.

— Vous pensez vraiment qu’ils ne se doutent de rien ?

— Nous avons pris toutes les précautions. Andrez Pecs est un marchand d’armes connu. De toute façon, les dés sont jetés maintenant… Le camion vous attend sur un parking à côté d’ici. En dehors de votre chargement, il y a une cargaison de matériel hi-fi et vidéo à destination de la Grèce, des Samsung et des Akai. Plus quelques caisses de Johnny Walker.

— Rien à craindre des Hongrois ?

— Andrez Pecs s’en est occupé. Cela a coûté un peu d’argent.

— Le chauffeur ?

— Un agent du BND « prêté », habitué à ce genre de choses, Gunther Muller. Il a déjà conduit des camions bulgares jusqu’en Turquie. C’est un authentique chauffeur poids lourds. Il obéira strictement à vos ordres, et peut vous donner un coup de main à l’occasion.

— Il est armé ?

— Oui. Un Walther dissimulé dans le camion.

— Bien, il n’y a plus qu’à y aller, conclut Malko.

Swesda Damicilovic attendait dans la Mercedes 190 que Malko avait loué, habillée décemment pour une fois. Lorsque Malko était venu la récupérer au Sonnenberg, elle semblait d’excellente humeur et n’avait fait aucune allusion à leur accrochage de la veille. Jack Ferguson descendit avec Malko et monta avec lui dans la Mercedes. Swesda Damicilovic semblait avoir perdu à la fois de sa superbe et de son agressivité.

— Vous êtes sûr que je ne risque rien ? demanda-t-elle anxieusement au chef de station.

— Absolument rien ! affirma l’Américain. Votre rôle s’arrêtera lorsque vous aurez identifié positivement l’homme que vous avez aperçu à Miami.

Malko avait dissimulé son pistolet extra-plat sous son siège, sachant qu’il n’aurait pas à subir de fouilles trop poussées. Il prit le volant, guidé par Jack Ferguson jusqu’au parking. Le camion était un gros semi-remorque Volvo tout neuf, avec des plaques de Francfort. Le chauffeur descendit en voyant les deux hommes et vint leur serrer la main.

Un bon teuton rougeaud et costaud, rasé de frais, qui écrasa les doigts de Malko dans les siens. Là non plus, pas d’états d’âme… Malko lui expliqua la marche à suivre et il remonta dans la cabine du Volvo.

— Je vous attendrai de l’autre côté de la frontière austro-hongroise, dit-il. À Sopron. Comme je roule moins vite, je pars maintenant.

Malko regarda le gros bahut s’ébranler. Qu’est-ce qui l’attendait en Yougoslavie ? Les incidents de Miami et de Zagreb prouvaient qu’il avait affaire à des gens décidés à s’opposer férocement à toute ingérence dans leur business.

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