Chapitre VIII

Malko avait quelques fractions de seconde pour réagir. Il plongea sur le siège avant, tout en écrasant le frein. Un instant plus tard, la détonation du riot-gun l’assourdit, confondue avec un bruit sourd qu’il n’identifia pas tout de suite.

À tâtons, il saisit son pistolet extra-plat sous son siège et se releva. Son moteur avait calé. Il vit la voiture de ses agresseurs s’éloigner et remarqua qu’elle n’avait pas de plaque à l’arrière.

Il remit en route pour la poursuivre, mais une sensation anormale l’avertit d’un problème. La Mercedes 190 tanguait comme un bateau ivre… Il stoppa, descendit et inspecta les dégâts. La décharge du riot-gun avait scalpé la peinture du capot, criblant le pare-brise de petits éclats. L’aile avant gauche était transformée en dentelle ainsi que le pneu…

Furieux, il regarda le nuage de poussière soulevé par le taxi retomber. Jetant sa veste à l’intérieur, il se mit en devoir de changer la roue avant. Dix minutes plus tard, il repartait, fou d’angoisse. Ce qui venait de se passer n’augurait rien de bon pour la suite. Il était encore en nage lorsqu’il s’arrêta devant le Hrvatska.

Celui-ci ressemblait vaguement à un motel américain. Pas de Volvo en vue. Malko pénétra dans le motel. Plusieurs consommateurs, pas rasés, à mine patibulaire, discutaient dans un coin devant des bières. Il alla au bar et s’enquit auprès du barman de « Jozip ». Inconnu… Par acquit de conscience, il alla interroger l’employé de la réception, mais personne n’avait aperçu de camion Volvo ou de conducteur allemand.

Il commanda un café et s’assit face à une fenêtre, essayant de se répéter que le camion pouvait avoir du retard pour une cause inconnue. Sans y croire le moins du monde. Lorsqu’on eut renouvelé son café deux fois, il décida de lever le siège.

Les armes avaient disparu et ses acheteurs aussi.

La belle infiltration de la CIA se terminait en déroute. Non seulement on n’avait pas identifié les commanditaires de l’opération, mais en plus on leur avait fourni les moyens de procéder à leurs attentats.

Fou de rage, Malko reprit l’autoroute, direction Zagreb. Avant tout, il fallait téléphoner à Vienne pour annoncer la bonne nouvelle à l’instigateur de cette brillante manipulation.


* * *

— C’est une catastrophe !

Jack Ferguson ne dissimulait pas sa fureur et son angoisse. Enfoncée dans un fauteuil, un verre de Cointreau sur un lit de glaçons à la main, Swesda Damicilovic regardait CNN, indifférente. Malko l’avait retrouvée dans leur suite de L’Esplanade, complètement déconnectée. Aucune nouvelle de Gunther.

— Le mot est faible, remarqua Malko. Qu’est-ce que je fais ?

— J’appelle tout de suite le chef de station de Zagreb, David Bruce, et je lui envoie un télex protégé. Il est plus au courant que moi de la situation locale. Il va falloir prévenir les Croates et il s’en chargera. Mais surtout retrouver les armes.

— La Company n’a pas de réseau ici ? demanda Malko. Quelqu’un de sûr qui puisse nous guider ?

— Je vais demander à David, fit le chef de station évasivement. Pour le moment, le plus urgent est de retrouver Gunther et le camion, je n’ai pas encore prévenu le BND. Ne bougez pas de l’hôtel. David Bruce va entrer en contact avec vous.


* * *

Le major Franjo Tuzla contemplait les caisses d’armes et de munitions entassées sous le petit hangar derrière de vieux réservoirs rouillés. Une camionnette venait de les apporter dans ce camp du train de l’armée yougoslave où personne ne viendrait les chercher.

Tout s’était déroulé sans anicroches, sauf l’élimination du marchand. On frappa à sa porte et Boza Dolac, qui avait mené le déchargement, pénétra dans le petit bureau. Il avait travaillé longtemps comme homme de main de la SDB avant d’être récupéré par le KOS. Branché sur des gangs d’Albanais sans scrupules, il pouvait être précieux… Ses petits yeux noirs enfoncés brillaient d’une satisfaction mêlée de crainte.

Pour la première fois de sa vie, il avait désobéi au Serpent, au major Tuzla, son « traitant ». Les ordres de ce dernier étaient clairs. Récupérer les armes, les payer et laisser partir le marchand d’armes dans la nature. Quitte à s’en resservir. Seulement, l’occasion était trop belle : Boza avait vu la possibilité de gagner plus d’argent qu’il n’en avait jamais eu. D’abord, en ne versant pas le solde des dollars remis par le major Tuzla, ensuite en récupérant la précieuse cargaison officielle du Volvo.

Le problème des armes avait été relativement simple : il avait fait croire à Miroslav Benkovac qu’au dernier moment, il n’avait pas reçu l’argent. Il fallait donc éliminer le marchand. C’est sur son conseil que le jeune activiste croate avait monté la diversion pour retarder la voiture de Malko et ensuite le guet-apens pour l’éliminer.

De la même façon, il avait recruté Said Mustala pour le meurtre du chauffeur, en lui faisant promettre de garder le secret. Le chauffeur de la Mercedes bleu pâle était également un de ses amis et son complice pour l’écoulement de la marchandise.

Le risque qu’il courait était minime : aucun des protagonistes de l’histoire n’avait accès au major Tuzla…

— Tout s’est bien passé ? demanda ce dernier, sondant le regard sombre de sa créature.

— Tout à fait, affirma Boza.

La cargaison du Volvo avait été transférée dans un entrepôt sûr et le camion abandonné sur un parking. Quant au corps du chauffeur, il reposait, saucissonné dans une toile, au fond du lac Bundek, une grosse mare, boueuse à souhait, juste au nord de la Sava, qui servait depuis des années de décharge publique. Isolée dans un bois clairsemé, fréquenté seulement par les amoureux.

— Qu’est devenu l’associé de cet Andrez Pecs ? interrogea le major. Il était satisfait ?

— Oui, oui, répondit Boza, soudain pris de vertige. Très content.

Le major sentit le brusque affolement de Boza, sans en comprendre la cause. C’était une affaire relativement simple et Boza en avait traité de plus complexes et de plus dangereuses.

— Tu es certain de ne pas avoir fait de gaffes ? demanda-t-il avec sévérité un peu au hasard.

— Certain, affirma Boza Dolac, un peu moins tendu.

— Bien, approuva le major Tuzla en se plongeant dans des documents. Maintenant nous allons préparer le stade suivant. Laisse-moi.

Boza ne bougea pas, se dandinant sur place, mal à l’aise.

Le major releva la tête.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.

— Il y a quelque chose de bizarre avec les M. 16, lâcha Boza Dolac, avide de montrer son dévouement.

Tuzla fronça les sourcils.

— Ils ne sont pas en bon état ?

— Si, si, mais ce sont les derniers modèles, des A 2. Ils viennent juste d’être fabriqués et personne n’en a encore vu.

Cette fois, le major Tuzla comprit instantanément ce que son interlocuteur voulait dire. Si ces armes étaient introuvables sur le marché, cela signifiait que leur provenance n’était pas normale. Que derrière le vendeur apparent, il n’y avait non pas un marchand d’armes, mais un Service étranger. Cela changeait tout.

Comme pour l’angoisser encore plus, Boza Dolac ajouta :

— Ce Kurt, il était accompagné d’une femme. Une Américaine, soi-disant. Je l’ai vue en conversation avec des gens de chez nous. Je crois qu’elle est yougoslave.

Le major Tuzla sentit une coulée glaciale glisser le long de sa colonne vertébrale. Tout cela ressemblait furieusement à la pénétration de son affaire par un grand Service. Comme ce n’étaient pas les Soviétiques, il restait les Allemands ou les Américains.

— Ce Kurt ? demanda-t-il, il est encore à Zagreb ?

— Je ne sais pas, avoua Boza. Je vais essayer de le savoir.

— Fais vite, ordonna sèchement Tuzla et rends-moi compte.

Si le mystérieux Kurt appartenait à un Service, sa présence prolongée à Zagreb représentait un danger qu’il n’avait pas envie de courir.


* * *

L’avenue Tuskanac sinuait au milieu d’un parc somptueux, juste au nord de Zagreb, en plein quartier résidentiel, là où les apparatchiks du régime titiste avaient tous construit leurs datchas. Malko regardait sur sa droite avec attention, pour ne pas rater le Savic, restaurant de poissons où il devait retrouver le représentant de la CIA à Zagreb. Celui-ci l’avait appelé à l’hôtel, lui fixant rendez-vous à 15 h 30 pour déjeuner… Heure habituelle dans ce pays.

Malko qui avait laissé Swesda à L’Esplanade découvrit le restaurant presque par hasard. Quelques tables à l’extérieur blotties contre une colline boisée, avec une petite maison de conte de fées. Un décor pour amoureux. Au moment où il garait sa Mercedes en piteux état, un barbu en chemise mexicaine jaillit d’une Toyota et marcha vers lui, la main tendue, jovial comme une publicité.

— David Bruce ! Enchanté.

Il tourna autour de la Mercedes et fit la grimace.

— Vous l’avez échappé belle…

— En effet, dit Malko. Y a-t-il du nouveau au sujet de Gunther ?

— Rien, avoua l’Américain rembruni subitement, mais on a retrouvé le Volvo tout à l’heure, sur, un parking de Novi Zagreb. Vide. Avec des traces de sang sur la banquette. J’ai l’impression qu’on ne reverra pas Gunther… Ni les armes, bien sûr.

Ils s’installèrent à la première table et aussitôt un garçon amena un plat sur lequel reposait une douzaine de poissons aussi morts que le malheureux chauffeur du Volvo et beaucoup moins frais. Malko choisit une dorade qui avait l’œil un peu moins glauque que les autres et demanda à David Bruce :

— Vous êtes entré en contact avec les autorités croates ?

L’Américain leva les yeux au ciel derrière ses grosses lunettes.

— Hélas ! J’ai vu tout à l’heure le général Spegel, ministre de la Défense. Il est fou furieux. J’ai cru qu’il allait m’écraser comme une mouche. Il a convoqué notre consul pour lui transmettre ses protestations. Si nous ne retrouvons pas ces armes, c’est une catastrophe politique. Les Croates sont persuadés que nous avons partie liée avec les extrémistes de la Grande Croatie.

— Ils devraient être mieux armés que nous pour cela, objecta Malko. Ils sont chez eux.

David Bruce eut un geste découragé.

— Vous ne réalisez pas à quel point ils sont désorganisés. Leur Service de renseignement en est aux balbutiements. Ils se méfient – à juste titre – de tout le monde, ils n’ont pas d’argent, pas de moyens d’investigations, pas de réseaux… Si nous ne les aidons pas, ils n’y arriveront jamais. Il faut retrouver coûte que coûte vos acheteurs. Ils sont sûrement basés à Zagreb.

— Je possède quelques éléments, remarqua Malko, mais c’est mince.

— Les Croates vont collaborer, affirma David Bruce. Un de leurs agents va nous rejoindre ici. Un bon. C’est lui qui a abattu le chauffeur de la Golf GTI. Il a enquêté auprès des miliciens qui avaient intercepté le vieux. Cela ressemble bien au tueur de Miami.

— On n’a aucune trace de lui ?

— Aucune. J’ai décidé de réactiver le meilleur élément que nous possédions dans ce pays.

— Qui donc ?

— Un père franciscain. Très politisé. Un peu trop à droite au gré de la Company. Je sais qu’il a des contacts avec les gens de la Grande Croatie. Ce sont ses idées. Si je vous présente comme un analyste désireux de faire une synthèse, il acceptera de nous les faire rencontrer. Mais il faut marcher sur des œufs. Je l’ai appelé ce matin et il va venir vous rendre visite à votre hôtel. Il s’appelle Jozo Kozari. Traitez-le avec égards.

— Est-ce que Jack Ferguson vous a dit ce que je devais faire de Swesda ? demanda Malko. Elle risque de devenir encombrante.

— Il prétend qu’elle peut encore vous servir, dit l’Américain. Vous la gardez jusqu’à nouvel ordre.

Malko n’eut pas le temps de protester. Un homme jeune, athlétique, aux traits très découpés, venait de s’arrêter à côté de leur table. Ses sourcils étaient si épais qu’il avait dû les raser sur l’arête du nez afin qu’ils ne forment pas une ligne continue… David Bruce lui serra chaleureusement la main.

— Je vous présente Mladen Lazorov, l’étoile montante du Slubze za Zastitu Ustavnog Poretka.

Il avait réussi à prononcer le tout d’un seul trait et Malko en fut impressionné…

Le policier croate s’assit en relevant sa veste, ce qui permit à Malko d’admirer l’énorme pistolet accroché à sa hanche dans un holster. Il semblait ouvert et sympathique et comprenait assez bien l’anglais.

— David m’a mis au courant, dit-il, quels sont les indices dont vous disposez ?

— D’abord, Miroslav Benkovac, si c’est son nom.

— C’est son nom. Nous le connaissons bien, c’est un des plus fanatiques partisans de la Grande Croatie, lié à l’extrême droite. Cela ne m’étonne pas qu’il ait acheté des armes. Il n’a jamais pardonné aux Serbes le meurtre de son frère.

— Vous ne savez pas où le trouver ?

— Non, avoua Mladen Lazorov. On disait même qu’il était parti à l’étranger. Aujourd’hui, ces gens disposent de beaucoup de sympathisants ou de complicités. C’est très difficile de les coincer. Les policiers chargés de les rechercher sympathisent souvent avec eux.

— Zagreb est pourtant une petite ville, remarqua Malko.

Mladen sourit.

— C’est vrai, mais il y a quand même un million d’habitants. Miroslav Benkovac n’est pas d’ici. Il doit se cacher chez des amis. Et lorsqu’il montre les photos de son frère aux yeux arrachés par les Serbes, ils n’ont pas envie de le dénoncer à la police…

— Exit Miroslav Benkovac.

Malko décrivit alors Boza, et là encore, le policier secoua la tête.

— Boza est un prénom très répandu. Je vais regarder les fichiers des extrémistes.

— Et cette blonde à bicyclette ? Je suis certain qu’elle est dans le coup. Mais je n’ai même pas son nom.

— Là, il y a peut-être une chance, admit Mladen, en faisant du porte-à-porte. Et puis, vous pouvez la reconnaître. Nous pouvons commencer tout à l’heure.

— Et la Mercedes bleue ?

Mladen eut cette fois un sourire encourageant.

— C’est notre meilleure chance, je vais demander à un copain de la Milice qui connaît tous les trafiquants de voitures. Il aura peut-être une idée.

Malko bouillait.

— Mais enfin, Gunther était un professionnel. On n’a pas pu le surprendre facilement.

Mladen Lazorov secoua la tête.

— Il y a une chose bizarre. J’ai procédé à une enquête rapide. Des gens prétendent avoir vu le Volvo arrêté par une voiture de la Milicja entre Varazdin et Zagreb. Or, les miliciens de la région affirment qu’ils n’ont jamais contrôlé ce camion. Il pourrait s’agir d’une voiture de la Milicja occupée par des extrémistes.

— On en a volé récemment ? demanda Malko.

Le policier croate eut l’air embarrassé.

— Volée, non, pas vraiment, mais dans la Krahiria, il y en a qui sont tombées aux mains des Serbes. On ne sait pas ce qu’ils en ont fait. Pourtant, je ne crois pas qu’ils les aient données à des Croates. Surtout à ceux que vous recherchez.

— Qu’est-ce que c’est que la Krahina ? interrogea Malko.

Devant les explications embrouillées du Croate, David Bruce prit le relais.

— Une histoire de fou ! fit-il. Plusieurs bourgades serbes en Croatie, sous la pression de Belgrade, ont proclamé leur « indépendance ». Ils se sont emparés du pouvoir, maltraitent les habitants croates et interdisent aux Croates ou aux étrangers de franchir les limites de leur village. Us vous tirent dessus et vous rançonnent. Il y a déjà eu plusieurs incidents graves. Ce qui est ennuyeux, c’est que ces villages avec Knin au centre contrôlent la route de la Dalmatie où vont tous les touristes. Aujourd’hui, il n’y a plus personne et c’est la ruine.

— Ils sont armés ?

— Il y a des Tchekniks, des extrémistes serbes. Ils se sont livrés déjà à pas mal d’atrocités.

— Mais que fait le gouvernement croate ?

— Rien, avoua le policier. Nous n’avons pas de moyens militaires suffisants, à part la Garde nationale, et l’armée yougoslave veille sur ces villages. Ils nous interdisent de rétablir l’ordre. Les officiers sont serbes pour la plupart et ont pris le parti des Krahinais… Rien qu’en Croatie, il y a encore 50 000 hommes de l’armée avec des T. 55 et des T. 72. Nous n’avons rien à leur opposer…

Malko réfléchissait. Ce n’étaient pas les quelques dizaines de M. 16 qui allaient retourner la situation. Le policier continua.

— Surtout, le gouvernement de Franjo Tudman ne veut pas faire le jeu des extrémistes. La police et la Milicja ont reçu pour consigne de ne pas répondre aux provocations. Sinon, les Serbes brandiraient à nouveau le spectre des Oustachis et ce serait très mauvais pour notre image de marque.

On y était. Le complot anti-croate prenait forme. La CIA avait raison : des éléments pro-communistes tentaient d’étouffer la sécession croate. Sous couleur d’ultra-nationalisme…


* * *

Mladen Lazorov allumait une cigarette à l’autre. Malko avait pris place dans sa BMW après avoir déposé sa voiture devant L’Esplanade. À l’arrière, se trouvait une carabine Kalach, chargeur engagé, même pas dissimulée. Tous les miliciens savaient que ce type de BMW grise appartenait au Service. Ils étaient arrivés là où Malko avait déposé la mystérieuse blonde. En compagnie du policier, ils commencèrent un fastidieux porte-à-porte.


* * *

Malko finissait même par comprendre le serbo-croate ! À force d’entendre les mêmes phrases, indéfiniment répétées. Ils avaient passé au peigne fin tous les immeubles de cet ilot en pleins champs. Résultat nul. Personne ne semblait connaître la blonde. Découragé, Mladen Lazorov se tourna vers Malko.

— Elle vous a amené ici uniquement pour l’attentat. Elle habite ailleurs.

— Vous n’avez personne qui y ressemble dans vos fichiers ?

— Il n’y a pas de vrai fichier, avoua laconiquement le Croate. Nous sommes une douzaine de gens sûrs et on travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les types de l’UDBA sont partis avec leurs fichiers. Revenons à Zagreb, il faut tout reprendre à zéro.

— L’homme que vous avez abattu ? demanda Malko tandis qu’ils roulaient sur l’autoroute de Ljubljana. On n’a rien trouvé sur lui ?

— Babic ? Il était fiché comme extrémiste de droite. Il faisait même partie du mouvement pour la Grande Croatie, mais c’est tout. Nous avons perquisitionné chez lui, sans succès. Pas un numéro de téléphone, rien.

— Son appartement est surveillé ?

— Il y a les scellés dessus, mais nous n’avons pas assez de gens pour cela. De toute façon, il habitait dans une tour de Novi Zagreb, il ne connaissait même pas ses voisins.

Ils étaient arrivés à l’entrée de Zagreb. Le Croate prit la direction de L’Esplanade et s’arrêta sur la rampe.

Malko éprouvait un sentiment de frustration épouvantable. Cela semblait impossible que dans une ville aussi petite que Zagreb on ne puisse trouver la piste de ses adversaires.

Mladen Lazorov qui semblait découragé lui aussi demanda brusquement :

— Il y avait autre chose que des armes dans le Volvo ?

— Des magnétoscopes et des téléviseurs Akai et Samsung. Et quelques caisses de Johnnie Walker. Pourquoi ?

— Tout a été volé. Cela va réapparaître. Si on pouvait avoir des éléments précis sur ce chargement, cela serait utile.

— Je vais m’en occuper, promit Malko.

Le hall rococo de L’Esplanade était désert, à part une créature en pantalon flottant de soie orange. La clef n’était pas là, donc Swesda Damicilovic ne s’était pas sauvée. Quand il poussa la porte de la chambre, il la trouva en effet. Vautrée sur le canapé, la jupe retroussée jusqu’aux hanches, en face d’un homme rondelet assis sur une chaise. Une bonne tête avec des dents écartées, les cheveux gris et une cravate. Il se leva devant Malko et lui tendit la main, ayant visiblement beaucoup de mal à détacher les yeux des cuisses de Swesda généreusement exposées.

— Jozo Kozari, annonça-t-il d’une voix douce. Mr. Bruce m’a demandé de vous contacter.

Le franciscain agent de la CIA !

Il se rassit avec un sourire patelin, se replongeant dans la contemplation des jambes de Swesda Damicilovic, ses mains grassouillettes croisées sur son ventre, plongé dans une méditation intérieure qui ne devait pas être complètement éthérée.

Malko prit place en face de lui, furieux d’avoir à parler en présence de Swesda, mais la jeune femme ne manifestait aucun désir de quitter la pièce. Apparemment fascinée par le franciscain. Celui-ci leva sur Malko un regard faussement endormi où flottait une lueur aiguë.

— Mr. Bruce m’a dit que vous vous intéressiez à nos amis de la Grande Croatie. Ce sont des gens très sympathiques, très motivés, soutenus par l’Histoire, n’est-ce pas ? Au douzième siècle, la Croatie était un état puissant et riche. Elle pourrait le redevenir.

Suffoqué par cette analyse sommaire, Malko ne put s’empêcher de demander :

— Vous y croyez, vous ? Il faudrait demander leur avis aux Serbes, aux Bosniens, aux Macédoniens.

Le franciscain eut un geste onctueux signifiant que tout cela n’était que détail.

— Un référendum, peut-être, suggéra-t-il de sa voix douce.

Avec la peine de mort pour ceux qui diraient « non »…

Laissant le contact de la CIA à ses utopies, Malko entra dans le vif du sujet. Essayant de ne pas en dire trop. Swesda ignorait encore la mort probable de Gunther, le chauffeur du Volvo, et l’attaque dont Malko avait fait l’objet.

— Parmi ces Croates nationalistes, demanda-t-il, avez-vous entendu parler d’un certain Benkovac ?

Jozo Kozari prit l’air concentré avant de laisser tomber :

— Benkovac… Oui, Miroslav Benkovac. Je le connais, je l’ai confessé à plusieurs reprises. Un très gentil garçon, très pieux. Pourquoi me parlez-vous de lui ?

— Nous pensons qu’il est assez représentatif de ce groupe, plaida Malko. Est-il possible de le rencontrer ?

Le franciscain frotta l’une contre l’autre les paumes de ses petites mains.

— Je ne suis pas certain qu’il soit toujours à Zagreb. Mais je confesse régulièrement quelqu’un qui le connaît très bien. Une jeune femme à qui il est arrivé une histoire terrible. Attirée dans un guet-apens par des Tchekniks, elle a été traitée d’une façon abominable…

Il s’arrêta et Swesda sauta à pieds joints dans la conversation.

— Qu’est-ce que c’est « une façon abominable » ? interrogea-t-elle, gourmande.

Le franciscain lui expédia un regard qui manquait nettement de sainteté.

— Je n’ose même pas vous détailler ce que ces hommes lui ont fait, tellement c’est horrible. Toujours est-il que le frère de Miroslav a réussi à la sauver, mais a été lui-même massacré. Miroslav, me semble-t-il, est tombé très amoureux de cette jeune personne. Je me demande s’il n’a pas l’intention de l’épouser. Elle s’appelle Sonia.

Quelque chose fit tilt dans la tête de Malko.

— À quoi ressemble-t-elle ? demanda-t-il.

Jozo Kozari eut un sourire onctueux.

— Elle fait honneur à notre race. Blonde, les yeux verts et, ma foi, appétissante.

La fille de la bicyclette… Malko dissimula son excitation sous une question sans passion.

— Pouvez-vous essayer de me la faire rencontrer ? Par elle, il sera possible de retrouver Miroslav Benkovac. S’il se trouve à Zagreb. Vous savez où elle habite ?

— Non, hélas, avoua le franciscain, mais je peux lui transmettre un message. Elle est toujours heureuse de bavarder avec moi, je suis un peu son guide spirituel, car elle a quitté sa famille qui vit toujours en Slavonie.

— Comment ?

Je laisse un message à la permanence du HSP, le Parti de la Grande Croatie.

— Pouvons-nous y aller maintenant ?

Le franciscain consulta sa montre.

— Il est un peu tard, je dois regagner mon couvent qui se trouve tout à l’est de la ville, assez loin. Demain, peut-être ?

Malko allait insister quand Swesda intervint de nouveau dans la conversation, minaudante.

— Allez, faites un effort. On vous raccompagnera.

Le regard du franciscain se reporta sur la jeune femme et il sembla soudain entrer dans une espèce de béatitude qui ne devait rien à la méditation transcendantale… De toute évidence, Swesda le fascinait comme une Sainte Icône. Il l’enveloppa d’un regard doux où flottait pourtant une flamme sulfureuse.

— Vous êtes croate, vous-même, mademoiselle ?

— Non, serbe, corrigea Swesda.

— Ah, soupira-t-il, si je pouvais vous convertir !

— Bon, ne perdons pas de temps, dit Malko qui trépignait avec, enfin, un fil à tirer.

Il avait hâte de se retrouver en face de l’angélique blonde qui l’avait envoyé à la mort.

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