Chapitre IV

Le chef de station de la CIA s’effaça pour laisser entrer la personne qui attendait dans l’antichambre. Une jeune femme brune à la peau mate, aussi vulgaire que provocante. Une grosse bouche trop maquillée, des yeux noirs aux pupilles immenses, un pull un peu trop serré moulant de gros seins ronds et une mini qui semblait avoir rétréci au lavage. Malko fut frappé par le contraste entre sa poitrine opulente et les hanches étroites. Des hanches de fillette. L’air effaré, la nouvelle venue inspectait le bureau de Jack Ferguson comme si elle s’attendait à y trouver un vampire.

— Je vous présente Miss Swesda Damicilovic qui est serbe, annonça l’Américain. Elle a bien voulu se mettre en congé de son travail d’hôtesse d’accueil à l’hôtel Fontainebleau de Miami pour collaborer avec la justice de notre pays. Miss Damicilovic, je vous présente Malko Linge.

Hi ! lança la Yougoslave en tendant la main à Malko.

Elle avait déjà pris l’accent et les manies américaines.

Sous son apparente timidité, on flairait une salope bon teint. Elle ressemblait d’ailleurs à une hôtesse comme sœur Teresa à une strip-teaseuse.

Invitée à s’installer, elle prit place sur le canapé en face de Malko, croisant les jambes dans un geste banalement provocant. Son physique ne devait pas être étranger à sa relative mais rapide ascension sociale, du fond de la Serbie au Fontainebleau…

Malko fulminait intérieurement. Qu’allait-il faire de cette créature ? Jack Ferguson répondit à sa question informulée avec sa délicieuse politesse oxfordienne.

— Miss Damicilovic a été témoin du meurtre de Boris Miletic, expliqua-t-il. Elle a vu l’assassin et peut le reconnaître. Lui, par contre, ignore jusqu’à son existence. C’est un avantage certain, non ?

Malko se permit un mince sourire.

— En effet à condition que leurs chemins se croisent… Je crois que ce meurtre a eu lieu à Miami… Nous sommes en Autriche.

L’Américain ne se laissa pas démonter.

— Exact. Mais il est fort probable que cet homme va regagner la Yougoslavie. Où vous êtes appelé à vous rendre bientôt. Miss Damicilovic vous accompagnera. Il n’est pas impossible qu’elle y reconnaisse ce criminel. Dans ce cas, il n’y aura plus qu’à le livrer à la police yougoslave… Et à renvoyer Miss Damicilovic reprendre son job.

Swesda Damicilovic gigota sur le canapé, mal à l’aise.

— C’est vachement dangereux ce que vous me demandez, objecta-t-elle. Si ce type se doute de quelque chose, il va m’égorger comme ce… Boris.

Sourire rassurant du chef de station.

— Vous ne risquez absolument rien. Mr. Linge est notre meilleur « Spécial Agent ». Il vous assurera une protection totale.

Le regard sombre de la Yougoslave s’éclaira fugitivement, avant de se poser sur Malko avec un intérêt nouveau. Une langue aiguë apparut fugitivement entre ses grosses lèvres.

— Vous êtes un mec du FBI, comme à la télé ?

— C’est ça, coupa Jack Ferguson, ne laissant pas à Malko le temps de parler. Vous voyez que vous êtes en bonnes mains.

Mais Swesda Damicilovic ne s’en laissait pas conter.

— Vous avez un flingue ? insista-t-elle, avec son accent américain. Un gros truc comme ils ont toujours ?

— Mr. Linge n’est pas encore en mission, corrigea vivement Jack Ferguson, mais je peux vous assurer qu’il portera une arme. En accord bien entendu avec les autorités locales. Maintenant, puis-je vous demander de nous attendre à côté, nous avons quelques problèmes techniques à débattre. Ensuite, Mr. Linge vous raccompagnera à votre hôtel, afin que vous fassiez connaissance…

Docilement, la Yougoslave se leva, balançant ses hanches minces. Sa jupe était si serrée qu’on voyait se dessiner dessous un slip minuscule. À peine fut-elle partie que Malko explosa :

— Jack, vous êtes fou ! Elle va compliquer ma tâche et elle ignore la vérité…

L’Américain le calma d’un geste qui se voulait apaisant.

— Je sais qu’elle n’a pas la classe de vos conquêtes habituelles… Mais je ne vous demande pas de la mettre dans votre lit. J’ai négocié un deal avec elle. Swesda Damicilovic croit être prise en main par le FBI et le Justice Department. Durant l’enquête, on a découvert qu’elle n’avait pas sa « green card »[13]. Autrement dit, qu’elle pouvait être expulsée dans les cinq minutes des États-Unis. Ça a beaucoup aidé à la convaincre…

— C’est-à-dire ?

— Elle a quitté son job et collabore avec nous pour 3 000 dollars par mois. Le temps qu’il faudra. Ensuite, la Company lui obtiendra sa « green card », hors quota, et elle retournera à Miami. À mon avis, avec son physique, elle ne restera pas longtemps hôtesse…

— Pourquoi voulez-vous qu’elle m’accompagne en Yougoslavie ? Vous savez bien que la dernière chose que je ferai, si elle identifie l’assassin de ce Boris Miletic, c’est de le livrer à la police. Ou alors, j’abandonne tout espoir de pénétrer ce groupe.

Jack Ferguson se fendit d’un large sourire.

— Évidemment ! Mais elle croit collaborer avec le FBI, pas la Company… Si ce tueur croise votre route, ce n’est pas inutile de l’identifier. Ensuite, vous mettrez Miss Damicilovic dans le premier avion et vous continuerez votre job.

« Même si vous ne rencontrez pas ce gus, elle peut vous être fichtrement utile, grâce à sa connaissance de la langue. Vous ne parlez pas serbo-croate, m’avez-vous dit.

— À vrai dire, non, dit Malko, et je n’ai pas l’intention de l’apprendre. Mais avec le russe, on doit se débrouiller. Je vous fais remarquer que vous mêlez à une opération clandestine de la Company une étrangère. C’est contre toutes les règles.

— Dans notre métier, il n’y a pas de règles, seulement des impératifs, trancha Jack Ferguson, buté. Je continue à croire que Miss Damicilovic peut faciliter grandement votre mission. En plus, ajouta-t-il, avec un sourire entendu, je doute qu’elle résiste longtemps à votre charme.

— Laissez-moi encore le choix de savoir qui je mets dans mon lit, fit Malko avec une certaine sécheresse. Je comptais emmener Alexandra.

— Je ne peux pas vous conseiller de partir avec les deux, reconnut Jack Ferguson. Mais vous aurez d’autres occasions de lune de miel avec votre fiancée. Venez, nous allons retrouver votre nouvelle collaboratrice.

Swesda Damicilovic abandonna la lecture de son horoscope en les voyant et se leva, tirant machinalement sur sa jupe trop courte.

— Faites connaissance, conseilla Jack Ferguson. Malko, vous pourriez montrer les beautés de Vienne à Miss Damicilovic. C’est la première fois qu’elle y vient.

Malko marmonna une vague réponse et s’effaça devant sa « partenaire » pour la laisser entrer dans l’ascenseur.

En traversant le hall de l’ambassade, il eut un choc au cœur : sa Rolls était garée devant l’entrée, Krisantem au volant, et il pouvait apercevoir les cheveux blonds d’Alexandra à l’arrière !

— Où m’emmenez-vous ? demanda Swesda Damicilovic avec son accent faubourien. Ça a l’air super cette ville.

Malko se tourna vers elle avec un sourire un peu forcé.

— Je ne vous emmène nulle part, pour le moment. Nous ne travaillons pas encore ensemble. Dès que j’aurai besoin de vous, je le ferai savoir à Mr. Jack Ferguson ..

Il s’inclina légèrement et fonça vers la porte, la laissant sur place. Médusée, Swesda Damicilovic regarda Malko traverser et monter dans la Rolls qui démarra aussitôt.

Shit ! Le salaud ! explosa-t-elle.

Elle pivota et, d’un pas décidé, se dirigea vers l’ascenseur, bien décidée à passer sa fureur sur le responsable du FBI.


* * *

— Nous allons chez Saint-Laurent, annonça Alexandra qui semblait avoir retrouvé toute sa bonne humeur, en même temps que la Rolls et Elko Krisantem…

Dieu merci, elle n’avait pas aperçu la « créature ».

Détentue, elle se laissa aller sur le siège et croisa les jambes si haut qu’elle découvrit une jarretière. Malko, instinctivement, posa la main sur sa cuisse gainée de nylon. Il la trouvait toujours aussi somptueuse avec son visage slave, ses grands yeux verts et cette bouche à damner un saint.

L’échancrure de sa ‘veste laissait apercevoir sa poitrine pleine et sa jupe de soie ne dissimulait vraiment que le haut de ses cuisses.

Malko la caressa doucement, poussant la jupe vers le haut. Le glissement de la soie sur le nylon des bas était totalement aphrodisiaque. Il remonta jusqu’à sentir le serpent plus dur des jarretelles.

D’un geste naturel, Alexandra décroisa les jambes avec un crissement qui fit venir l’eau à la bouche de Malko.

Cette fois, il remonta sous la jupe, le long des cuisses fuselées qu’il ne se lassait pas d’ouvrir. Jusqu’au sexe moulé par une dentelle arachnéenne qui le protégeait à peine. Il le sentait palpiter contre lui. Alexandra tourna vers lui un regard brutalement noyé de trouble et glissa une main sous sa chemise, agaçant sa poitrine de ses longs ongles. Il eut l’impression de recevoir un électrochoc.

— Caresse-moi ! dit-elle à voix basse.

Accoutumé à leurs écarts, Elko Krisantem demeurait l’œil rivé sur la circulation.

Malko obéit au vœu de sa fiancée, déclenchant les ondulations des hanches en amphore. Continuant de plus belle, il lança à Elko Krisantem :

— Nous retournons au Sacher, Elko. ‘

— Bien, Votre Altesse.

Les yeux clos, Alexandra ne protesta pas. Les jambes légèrement disjointes, une main étreignant la virilité de Malko, elle respirait de plus en plus vite. Lorsqu’il glissa la main dans l’échancrure de la veste, se faufilant vers le soutien-gorge de dentelle blanche pour agacer les pointes des seins dressées, Alexandra poussa une suite de petits cris, comme une chatte qui réclame ses petits. Elle avait toujours été hypersensible à cette caresse. En arrivant devant le Sacher, elle fut brutalement secouée par un orgasme violent qui la fit trembler de tous ses muscles, les cuisses resserrées autour de la main qui lui avait procuré son plaisir…

En sortant de la Rolls, elle s’accrocha au bras de Malko, les jambes coupées.

Une employée était en train de faire leur chambre. Alexandra lui jeta d’une voix mourante :

Bitte, komme wieder im dreizig minuten[14].

À peine dans la chambre, elle s’accota à une lourde commode et attira Malko vers elle.

— Tu vas te servir de moi comme d’une putain, dit-elle. C’est ce que tu aimes, nicht war ?

Elle jeta par terre la veste de son tailleur et Malko fit légèrement glisser son soutien-gorge pour dégager les seins. Déjà, elle déboutonnait sa chemise et s’attaquait à sa poitrine. Ce qu’il préférait. Jouant des deux mamelons à la fois, elle l’amena en quelques minutes à un état d’excitation prodigieux. Pendant ce temps, il fourrageait sous la soie de la jupe, pétrissant sa croupe somptueuse, s’enfonçant dans son sexe inondé, caressant les cuisses pleines, revenant aux seins tendus, aux pointes raidies et hypersensibles. Lorsqu’il jouait trop fort avec, Alexandra gémissait, à la limite de la douleur. En même temps, sa langue aiguë cherchait la sienne, mutine et habile, émergeant de ses lèvres bien dessinées comme un reptile érotique. Un crissement imperceptible. Alexandra venait de se débarrasser de la jupe trop serrée, ne gardant que ses dessous. Quand Malko voulut arracher le slip minuscule, elle le retint et murmura :

— Ce n’est pas la peine !

D’elle-même, elle repoussa le nylon sur son aine, dégageant ce qu’il était censé abriter. En même temps, elle faisait glisser le zip du pantalon d’alpaga, libérant Malko. Il avait la sensation merveilleuse de n’avoir jamais été aussi important. Alexandra le caressa quelques instants, puis se laissa glisser à genoux devant lui. Avant de l’enfoncer dans sa bouche, elle souligna d’une voix câline :

— Je t’ai dit : « comme une putain ».

Effectivement, elle en aurait remontré aux meilleures professionnelles… Agenouillée, elle lui administrait une fellation royale, à tel point que Malko dut l’arrêter. Elle se redressa et lui fit face, encore essoufflée.

— Qu’est-ce que tu veux maintenant ?

Sans répondre, Malko la poussa vers le lit en la faisant pivoter. Docilement, Alexandra s’agenouilla au bord du lit, tandis que Malko debout, s’approchait d’elle par-derrière, contemplant avec le même désir toujours renouvelé, cette croupe inouïe, pleine, cambrée et offerte. Alexandra, les reins dressés comme une chatte prête à se faire saillir, les épaules collées au lit, les bras en croix, attendait. Une putain docile.

Il se propulsa en avant et, sans même la débarrasser de son slip réduit à sa plus simple expression, s’enfonça dans son ventre d’une seule poussée horizontale, lui arrachant un feulement rauque et un cri.

— Arrête, tu vas trop loin !

Ensuite, debout au bord du lit, les mains crispées sur sa croupe, comme pour l’ouvrir davantage, il la besogna lentement, se retenant le plus longtemps possible. Chaque fois qu’il heurtait les parois élastiques, tout au fond de son ventre, Alexandra poussait un cri étouffé. Lui se ruait en elle de plus en plus fort. Jusqu’à ce qu’il sente la sève monter de ses reins. D’une ultime poussée, il la transperça et jaillit avec un long cri de plaisir. Il eut du mal à se retirer, encore raide, tandis qu’elle se retournait, le regard noyé.

— Tu as aimé ? demanda-t-elle.

— C’est toujours aussi extraordinaire, dit-il. Je crois que je vais t’emmener en voyage de noces.

Alexandra sourit :

— Moi, je t’ai fait une surprise. Quand tu m’as plantée pour aller avec ton « spook », j’ai été faire les vitrines. Je suis tombée sur l’exposition Claude Dalle et j’ai acheté un superbe lit de repos Louis XV en bois cérusé recouvert de soie ivoire. J’ai hâte qu’on l’essaie.

De toute évidence, ce n’était pas pour se reposer.

Elle ramassa sa jupe et sa veste, puis fila vers la salle de bains.

— Je vais me remaquiller et nous allons chez Saint-Laurent.

Encore sous le coup du plaisir, Malko se jura qu’il partirait en Yougoslavie avec Alexandra et non avec la « créature » que voulait lui imposer le chef de station de la CIA pour son plan fumeux.


* * *

Said Mustala faisait les cent pas devant le bâtiment blanc et rond, avec de toutes petites ouvertures, qui se dressait au milieu de la place Zrtava Fasizma[15]. Perplexe. Son regard allait sans cesse du dôme rond du toit à la banderole qui surmontait l’entrée : Musée de la révolution des peuples de Croatie. Cette inscription l’intriguait. Arrivé à Zagreb le matin même, il avait appelé comme convenu l’homme supposé le récupérer qui lui avait donné rendez-vous à six heures en face de la mosquée de Zagreb.

Bien sûr, il avait quitté la ville depuis quarante-cinq ans, mais il reconnaissait bien la place et le bâtiment. Simplement, les minarets avaient disparu. En 1942, le Poglovnik Ante Pavelic avait fait construire cette mosquée pour témoigner sa reconnaissance envers ses fidèles Oustachis musulmans, ce qui avait encore augmenté leur dévouement. Said Mustala, lui-même, avait été y prier. Maintenant, visiblement, ce n’était plus une mosquée… Il n’osait pas demander aux passants, de peur de se faire remarquer, et décida d’attendre encore un peu. Zagreb, la petite ville provinciale endormie qu’il avait connue, était devenue une métropole bruyante. Said Mustala était étourdi par le grondement de la circulation débridée. Les voitures débouchaient sur la place à toute vitesse, comme dans une course, pétaradant à qui mieux mieux, filant dans toutes les directions. Des Zastava, des Jugo, des japonaises, des allemandes, des françaises, mais pas de soviétiques.

En débarquant de l’aéroport, le vieil Oustachi avait découvert avec ahurissement les rangées de clapiers en béton à mourir de tristesse qui s’alignaient au sud de la Sava, la rivière coulant d’est en ouest qui marquait jadis la limite sud de la ville. Les champs avaient été rongés par ces hideuses cités dortoirs, fleurons de l’architecture communiste. Heureusement, le centre de la ville avait peu changé avec ses vieux immeubles noirâtres de l’empire austro-hongrois, construits au début du siècle, bordant des avenues et des rues se coupant à angle droit, dont pratiquement tous les noms étaient inconnus à Said Mustala. Leur crépi s’en allait par plaques, comme la peinture des vieux tramways bleus qui sillonnaient la ville.

Un seul motif de joie pour Said Mustala : les oriflammes et les drapeaux aux couleurs croates qui pendaient un peu partout. Victoire posthume du Poglovnik Ante Pavelic. Ainsi, la Croatie était vraiment indépendante ! Said Mustala n’arrivait pas à croire qu’il n’y ait plus de communistes dans son pays bien-aimé.

Mais il s’inquiétait. Qu’allait-il faire si son correspondant ne venait pas ? Il n’avait aucune adresse. Juste ce numéro de téléphone.

Un jeune homme en jeans et polo s’approcha de lui, avec un air de conspirateur.

Said Mustala, rasséréné, l’interrogea du regard.

— Dobroslav ?

L’inconnu secoua la tête négativement, mais lui glissa à voix basse :

— Tu veux changer des marks ?

Le vieil Oustachi le regarda d’abord sans comprendre. Il n’avait pas pensé à cela. L’autre insista aussitôt.

— Je te donne 1 500 dinars au lieu de 1 200 à la banque.

Se disant que cela passerait au moins quelques minutes, Said Mustala se laissa tenter et tira de sa poche cinq billets de cent marks. Le jeune homme les mit rapidement dans sa poche et sortit une liasse de billets orange de grande taille. Il les compta rapidement, les mit dans la main de Said Mustala et s’éloigna après lui avoir jeté :

— Il y a le compte…

Les billets fourrés dans sa poche, Said Mustala reprit son attente. De plus en plus inquiet. Zagreb ressemblait à une ville italienne avec des dizaines de terrasses en plein air, abritées par d’innombrables parasols aux couleurs de Coca-Cola. Il faisait une chaleur de bête, avec un ciel de plomb. Said Mustala, étourdi par le bruit de la circulation, s’essuya le front. Il mourait de soif et il fallait absolument qu’il téléphone. Il se dirigea vers le premier café et s’accouda au comptoir.

Pivo ![16]

Pendant qu’on le servait, il alla téléphoner. Toujours rien. La sonnerie retentissait dans le vide. Il vida sa bière d’un coup et tendit un des billets que lui avait donnés le changeur. Un gros : 10 000 dinars.

— Vous pouvez me faire la monnaie ? demanda-t-il timidement.

Le garçon éclata de rire.

— Hé, tu plaisantes ! Tu n’as pas de quoi payer ta bière avec ça. C’est soixante-dix dinars.

Comme Said Mustala tenait toujours sa liasse à la main, il s’en empara et s’en appropria une bonne partie ! Le vieil Oustachi le contemplait, les sourcils froncés. L’autre réalisa soudain que son client était de bonne foi.

— Tu ne vis pas ici ? demanda-t-il.

— Non, admit Said.

— Tu ne sais pas qu’il y a eu un échange de billets il y a un an ? La valeur des vieux billets comme ceux-ci a été divisée par mille. Tu vois, ça fait dix dinars nouveaux[17].

Said Mustala sentait le sang battre à ses tempes. Avec ce que lui avait donné l’inconnu, il avait juste de quoi se payer quelques bières. Pour 500 marks allemands ! Personne ne lui avait dit que le dinar depuis quelque temps flottait à peu près aussi bien que le Titanic… Il enfouit le reste des billets dans sa poche. Ivre de fureur. Il s’était fait avoir… Il sortit du café, prêt à traverser la place pour regagner le lieu de son rendez-vous lorsqu’il aperçut, presque au même endroit, le jeune homme qui l’avait escroqué ! En train d’aborder un autre pigeon.

Le sang du vieil Oustachi ne fit qu’un tour ! Traversant le rond-point au risque de se faire écraser, il fonça sur le jeune voyou et se planta devant lui.

— Rends-moi mon argent ! lança-t-il. Voleur !

Le jeune homme regarda ce vieil homme au visage ridé qui paraissait bien inoffensif : un paysan endimanché. Il haussa les épaules, méprisant.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je t’ai donné un bon taux. Tire-toi.

D’une bourrade, il envoya valdinguer Said Mustala, réalisant trop tard la dureté des muscles de son adversaire.

Said Mustala alla s’aplatir contre le mur de la mosquée. Voyant rouge ! D’un réflexe automatique, il plongea la main entre sa ceinture et sa peau, arrachant de sa gaine le long poignard qui lui avait servi à régler tant de comptes. Le voyou n’eut pas le temps de s’enfuir. La pointe s’enfonçait déjà dans son ventre et il sentit son sang se liquéfier devant le regard fou du vieil homme ...

— Mon argent !

Cette fois, c’était sérieux. Il hésita quelques secondes, mais comprit que l’autre allait le tuer. La sauvagerie dans ses yeux ne trompait pas. Avec précaution, il tira de sa poche une liasse de marks et compta cinq billets. Au moment où il allait l’y remettre, Said Mustala lança froidement :

— Tu m’en donnes deux de plus.

Ce n’était que justice.

Le voyou se tortilla, fou de frustration. Machinalement, il voulut refermer la main sur le poignard pour l’écarter et poussa un cri de douleur, ôtant sa main entaillée jusqu’à l’os.

— Eh, le vieux, tu es fou ! bredouilla-t-il.

Said Mustala ne l’écoutait pas. Délicatement, il prit deux billets dans la liasse, remit tous les billets dans sa poche, abaissa son poignard et lança :

— Sauve-toi, voleur.

Le garçon ne se le fit pas dire deux fois, s’enfuyant à toutes jambes vers la rue Ratocka.

Cent mètres plus loin, il tomba sur une voiture bleu et blanc de la Milicja arrêtée au coin de la place. Le conducteur lui adressa un signe amical. Tous les policiers du coin connaissaient le changeur clandestin. Celui-ci s’approcha de la voiture et le conducteur aperçut sa main ensanglantée.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Un fou ! explosa le jeune homme. Un vieux fou avec un grand couteau ! Il m’a attaqué sur la place Zrtava Fasizma. Sûrement un fasciste Oustachi.

Les deux policiers se regardèrent. Un Oustachi dans les rues de Zagreb, en 1991… S’il n’y avait pas eu la sale blessure, ils n’auraient prêté aucune attention aux propos du jeune homme. Mais on ne sait jamais…

— Allez, monte, dit le chauffeur, on va aller voir.

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