Chapitre II

Le prince Malko Linge leva son verre de Dom Pérignon, imité aussitôt par les deux convives qui se trouvaient à sa table. Le maître d’hôtel du restaurant Schwartzenberg leur en avait donné une à l’écart, directement sur le jardin de l’ancien palais, et les avait même séparés du reste de la salle par un paravent de toile représentant une scène d’amour à la cour d’Autriche, un siècle plus tôt.

— À l’aboutissement heureux de notre affaire, lança Malko.

Le bruit clair du cristal lui répondit. Andrez Pecs, courtier en armes hongrois, engoncé dans un costume légèrement trop serré, congestionné comme à son habitude, n’arborait aucune expression sur son visage un peu bouffi. Avec un bureau d’achat à Varsovie, un à Miami et un à Beyrouth, le siège de sa société se trouvant à Vienne, lui-même demeurant à Budapest, il prospérait tous les jours un peu plus.

Miroslav Benkovac, le troisième homme, beaucoup plus jeune, avec un collier de barbe rejoignant sa moustache fournie, avait les traits tourmentés d’un héros romantique. La lueur presque mystique qui brillait dans ses yeux noirs accentuait ce côté passionné. Il savoura lentement son Dom Pérignon. Là d’où il venait, c’était une denrée à peu près inconnue.

Sa flûte vide, il regarda l’heure à sa montre dont le cadran représentait le blason croate, un damier rouge et blanc.

— Je ne vais pas pouvoir rester longtemps avec vous, dit-il d’une voix où perçait un léger zézaiement. Quand nous revoyons-nous ?

Andrez Pecs tourna vers Malko un regard parfaitement sincère.

— Quand pourrez-vous avoir réuni cette petite commande, mein lieber Kurt ?

En réalité la commande fournie par Pecs se trouvait déjà dans un camion plombé à Vienne. Malko fit semblant de réfléchir.

— Disons une semaine, pour être tranquille.

— Tout y sera ? interrogea anxieusement le jeune barbu. J’aimerais récapituler avec vous.

— Avec plaisir, accepta Malko.

Il tira une feuille de papier de sa poche et la déplia sur la table. Elle ne comportait qu’une vingtaine de lignes dactylographiées. Miroslav Benkovac en fit l’énumération à mi-voix.

— Les M. 16[7] ? Vingt caisses de six ?

— C’est exact, confirma Malko. Ce sont des modèles A. 2 à 500 dollars pièce.

— Et les munitions ? interrogea Benkovac.

— Calibre 5,56. Cent dollars les mille coups. On vous a prévu cent mille coups. Avec six chargeurs par arme.

— On pourra en avoir d’autres ? interrogea anxieusement Miroslav Benkovac.

— Pas de problème, affirma Malko. C’est du calibre OTAN.

— Et les lance-grenades ?

— Nous en avons prévu douze. Des M. 79 qui sont fixés directement sur les M. 16. Ce qui en fait une arme redoutable. Trois cents dollars pièce. Quatorze dollars par grenade.

Le barbu hocha la tête, suivant la ligne de l’index.

— OK. Mais je ne sais pas si douze cents coups suffiront. J’aimerais que vous en rajoutiez 50 % de plus.

— Je vais voir, dit prudemment Malko, mais cela peut demander un délai supplémentaire.

— Bon, bon, laissez tomber, corrigea aussitôt Miroslav Benkovac, je ne peux pas attendre. D’ailleurs, je vous passerai bientôt une seconde commande.

Andrez Pecs se frotta les mains, heureux comme un porcelet repu.

Kein problem, mein lieber Miroslav. Nous sommes des gens organisés et sérieux. Tant qu’il n’y a pas d’incidents de paiement, vous aurez ce que vous voulez. N’est-ce pas, Kurt ?

— Absolument, confirma Malko, avec un sourire angélique.

Dans sa longue carrière de barbouze à la Central Intelligence Agency, c’était la première fois qu’il incarnait un marchand de mort subite avec un véritable acheteur. Dieu merci, il s’y connaissait assez en armes pour ne pas se faire piéger grossièrement. Quand une question un peu trop technique surgissait, Andrez Pecs volait à son secours. Lui c’était vraiment son gagne-pain. Malko, à son tour, consulta discrètement sa montre. Il était venu à Vienne avec Alexandra, sa pulpeuse fiancée, qui avait profité de son déjeuner d’affaires pour aller chez le coiffeur. En ce moment, elle devait être lancée dans une débauche de shopping qui risquait de lui coûter plus cher que ce que son petit rôle de composition risquait de lui rapporter, si la conversation se prolongeait outre mesure…

— Bon, les mitrailleuses M. 60, ça va, marmonna Miroslav Benkovac, penché sur la feuille. Là aussi, il faudra bientôt recommander des munitions…

— A cinq mille dollars pièce, elles ne sont pas chères, souligna Andrez Pecs. Et pour les munitions 7,62, cent vingt dollars les mille…

« Mais, mein lieber Miroslav, si vous devez vraiment dépenser beaucoup de munitions, il faudra nous prévenir un peu à l’avance : nous ne les fabriquons pas…

Il se renversa en arrière, éclatant d’un gros rire heureux. Discret, le maître d’hôtel était déjà en train de reverser du Dom Pérignon, s’efforçant de ne pas regarder la feuille étalée sur la table… Ils attendirent qu’il soit parti pour continuer. Miroslav Benkovac, le pouce posé sur la dernière ligne, le fixait avec dégoût.

— Qu’est-ce que vous avez mis là ? Des RPG7 ! J’avais demandé des TOW ![8]

— Il n’y a pas de TOW en ce moment, trancha Malko, préalablement briefé. Pas avant plusieurs mois. Toute la production a été absorbée par la guerre du Golfe. Mais le RPG7 est une arme anti-char tout aussi performante…

— Et beaucoup moins chère, ajouta vivement le marchand d’armes hongrois. Un TOW, le missile PGM 719 T coûte plus de douze mille dollars. Un RGP7 seulement deux mille cinq cent… Vous faites une sacrée économie.

Il oubliait de préciser que pour utiliser un RPG7 contre un char, il fallait vraiment être un héros… Tandis qu’avec le TOW, on pouvait agir de beaucoup plus loin. En plus, la roquette du RPG7, matériel déjà ancien de fabrication soviétique, avait tendance à rebondir sur le blindage des derniers chars soviétiques comme le T. 72.

Miroslav Benkovac secoua la tête, réprobateur.

— Je vous ai dit que nous ne voulions pas d’armes soviétiques ! À aucun prix.

Cette fois, l’étonnement de ses deux interlocuteurs n’était pas feint. Andrez Pecs secoua la tête, réprobateur.

— Elles sont souvent excellentes ! Meilleures que les armes américaines, et toujours moins chères.

— Je n’en veux pas, répéta Miroslav Benkovac, buté.

Nous luttons contre le communisme depuis des années, et je ne veux pas utiliser leur équipement…

Andrez Pecs sourit devant cette naïveté. Depuis quand le sentimentalisme se mêlait-il à la guerre ? D’un ton caustique, il demanda :

— Et que ferez-vous si vous vous heurtez à des blindés ?

Miroslav Benkovac demeura muet, tiraillant les poils de sa barbe. Finalement, il laissa tomber de mauvaise grâce :

— Bon, laissez les RPG7 dans la commande. Mais je veux des TOW dès que vous pourrez vous en procurer.

Kein problem, affirma Andrez Pecs. Pour nous, c’est plus intéressant. Ils sont beaucoup plus chers.

Le silence retomba. Miroslav Benkovac avait tiré une calculatrice de sa poche, et additionnait. Lorsqu’il eut terminé, il releva la tête et dit :

— Bien, comme convenu, je vais vous verser cinquante pour cent du montant de la commande. À qui dois-je remettre cette somme ?

Andrez Pecs désigna Malko d’un geste large et sortit un énorme cigare de sa poche.

— L’argent va à mon ami Kurt ! Je ne suis qu’un modeste intermédiaire.

Miroslav Benkovac ramassa l’attaché-case posé à côté de lui et le posa sur la table. Une brusque lueur d’inquiétude passa dans son regard sombre.

— Vous me garantissez que ces armes sont en bon état de fonctionnement ?

Le visage gélatineux d’Andrez Pecs se raidit en une sorte de noble protestation et son triple menton en trembla d’indignation.

— Nous sommes des gens sérieux et nous vendons du matériel sérieux, lança-t-il sèchement. S’il y a un problème, il faudra vous adresser aux arsenaux américains. Jamais nous n’avons eu la moindre plainte de nos clients.

Évidemment, les Libériens à qui Andrez Pecs avait livré un lot de vieux Mannlicher-Carcano sans percuteur, à un prix défiant toute concurrence, n’avaient jamais eu l’occasion de faire de réclamation.

— Très bien, admit Miroslav Benkovac, rassuré par cette double profession de foi.

Il se préparait à ouvrir le couvercle de l’attaché-case lorsqu’Andrez Pecs posa brutalement sa grosse patte dessus.

Nicht hier ![9]

Il se retourna, héla le maître d’hôtel qui accourut ventre à terre.

— Pourrions-nous utiliser un de vos salons pour quelques instants ?

Sofori[10] ! Suivez-moi.

Miroslav et Malko se levèrent, laissant Andrez Pecs tirer sur son cigare. Le salon particulier n’avait pas encore été débarrassé et Miroslav Benkovac dut repousser des assiettes sales pour poser son attaché-case. Malko aperçut des liasses de billets de cent dollars tout neufs.

— Il y a un peu plus, à cause du changement des TOW, remarqua Miroslav Benkovac. Ce sera cela de moins à donner à la réception de la commande. Voulez-vous compter ?

Malko s’acquitta de la tâche fastidieuse sous l’œil prudent de son acheteur, puis referma l’attaché-case.

— C’est parfait, affirma-t-il.

Miroslav Benkovac le fixait, quand même un peu inquiet.

— Il n’y aura pas de problème ?

— Vous connaissez Andrez Pecs, je crois, dit Malko. Il a déjà fait des affaires avec le nouveau gouvernement croate. Il est responsable de cette affaire.

— Bien. Dès que vous aurez reçu la marchandise, passez une petite annonce dans le Kurier, pour vendre une Rolls Corniche bleue 1974. Celui qui vous répondra en demandant s’il y a un hard-top sera mon messager.

— Vous prendrez possession de la marchandise ici à Vienne ? interrogea Malko.

— Non, il faudra la livrer dans notre pays.

— En Yougoslavie ?

Les épais sourcils de Miroslav Benkovac se froncèrent.

— Il n’y a plus de Yougoslavie. En Croatie.

— Mais la douane ?

— Vous passerez par Maribor[11], au jour et à l’heure qu’on vous indiquera. Il n’y aura pas de problème. Je sais que du côté autrichien, ils ne regardent rien.

Il lui tendit la main.

— Merci de vous intéresser à notre cause.

Pour des dollars, Andrez Pecs se serait penché sur la cause la plus indigne d’intérêt. Quant à Malko, il était en service commandé. Il se sentait un peu gêné de tromper ce jeune homme à la fois fanatique et naïf. Bien que l’armement commandé ne soit sûrement pas destiné à la chasse. Le passé de la Yougoslavie était suffisamment parsemé de massacres divers pour qu’on ne se fasse aucune illusion sur la destination de ces armes…

Ils regagnèrent le restaurant. Andrez Pecs somnolait, les yeux mi-clos, le cigare pendant sur ses mentons. Son œil vif réalisa quand même que c’était Malko qui tenait la mallette aux dollars. Il se leva et serra la main de Miroslav Benkovac.

— C’est un plaisir de faire du business avec vous ! Est-ce que je peux vous déposer quelque part ?

— Non, non, affirma le jeune Croate. Je vais commander un taxi pour Schwechat. J’espère que mon avion n’aura pas trop de retard. À la JAT[12], ils ont ramené tous les salaires à trois mille dinars, du pilote à la femme de ménage. Alors, il y a sans cesse des grèves.

Depuis les premiers craquements qui avaient ébranlé la Yougoslavie, causés par la volonté d’indépendance des deux provinces du nord – la Slovénie et la Croatie – anciennes possessions de l’empire austro-hongrois, l’économie yougoslave tournait au ralenti, en raison des troubles qui secouaient, le pays.

Sur les 22 millions de Yougoslaves, la Slovénie en comptait 1,8 et la Croatie 4,6 dont 600 000 Serbes. Le tourisme, principale source de devises, était pratiquement tombé à zéro. Le Club Med avait horreur des pogroms…

Les trois hommes sortirent ensemble du Schwartzen-ber g, en plein cœur de Vienne. La Bentley « Turbo » noire d’Andrez Pecs était garée en double file devant le restaurant, chauffeur au volant. Miroslav Benkovac demeura à la réception pour demander son taxi, tandis qu’Andrez Pecs et Malko s’installaient à l’arrière de la Bentley.

— Charmant garçon ! remarqua le Hongrois entre deux bouffées de cigare. Sincère, patriote, honnête…

Impossible de savoir s’il plaisantait ou non. Les Hongrois ont parfois un humour très particulier.

— Vous me déposez au Sacherl demanda Malko.

— Vous n’avez pas le temps de venir avec moi jusqu’à Kartner Strasse ? Je vais commander tout le mobilier de ma villa de Budapest chez Claude Dalle, le décorateur parisien. Il est venu spécialement de Paris dans son avion privé pour me conseiller. En Hongrie, on ne trouve pas encore cela. Il a créé pour moi une table en marbre incrustée de pierres précieuses qui est une vraie merveille…

Tout cela représentait pas mal de caisses de munitions. ‘Malko déclina poliment l’invitation. Il ne voulait surtout pas faire attendre Alexandra.

— Alors je vais vous déposer, dit le marchand d’armes hongrois. Ensuite, je prends la route de Budapest. Vous n’aurez plus besoin de moi ?

— Je ne pense pas, fit Malko.

Par contre, son rôle de composition continuait. Il se demandait où cette histoire allait le mener. Ceux qui achètent et vendent des armes sont rarement des citoyens de tout repos. Si ses « acheteurs » découvraient son appartenance à la Central Intelligence Agency, ils risquaient de dépenser leurs premières munitions sur lui.

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