Onzième lettre

Marcus Mezentius Manilianus au Marcus d’autrefois, salut !


J’ai laissé ma lettre précédente inachevée et n’ai point l’intention de la reprendre, car cela n’aurait aucun sens de m’adresser encore à Tullia. J’ai d’ailleurs toujours eu ancré au plus profond de mon cœur le sentiment que je n’enverrais aucun de mes rouleaux à Tullia : son seul nom me fait frémir et abhorrer ma vie passée.

En outre, par égard pour Myrina, je ne veux pas adresser cette lettre à Tullia.

C’est pourquoi je me borne à saluer mon ancien moi, afin d’être en mesure plus tard d’évoquer parfois tout ce qui m’est advenu ; avec le temps et la distance, les faits s’effacent, la mémoire perd de sa sûreté et l’homme, en dépit de sa bonne volonté, a du mal à rassembler ses souvenirs. Je me sens torturé, au moment même où j’écris, à l’idée que je pourrais faire des erreurs, exagérer ou ajouter des détails de mon cru. Je le fais en tout cas bien malgré moi et comme les témoins de bonne foi qui au cours d’un procès racontent d’une manière différente ce qu’ils ont vu et vécu.

Écrire est pour moi désormais d’une nécessité vitale puisque l’on m’a interdit de parler. Que pourrais-je dire pourtant de son royaume, sinon qu’après avoir assisté à sa mort je l’ai vu ressuscité ? Et cela, jamais je ne pourrai le démentir ni le mettre en doute ! Pourtant, on m’a interdit de le raconter parce que je ne suis ni Juif ni circoncis.

Lorsqu’un autre, plus initié que moi au secret du royaume, viendra relater l’événement d’une manière différente, je m’inclinerai, admettant qu’il a raison parce qu’il en sait plus que moi. Mon récit n’a donc de valeur que pour moi seul ; quand je serai vieux, si tant est que j’arrive jusque-là, tout surgira dans ma mémoire aussi clairement qu’en ce moment même ; c’est pourquoi j’ai repris tant de choses inutiles et dépourvues d’intérêt pour tout autre que moi : au fil des ans, les mots reprendront forme et, si j’ai pu raconter par le menu des détails aussi superflus et insignifiants, nul doute que ce qui compte vraiment ne m’a pas échappé non plus.

Je ne veux rien laisser dans l’ombre ; en plongeant au fond de moi-même, je me rends compte que je suis un être frivole, dépourvu de fermeté, séduit par tout ce qui est nouveau ; vaniteux, égoïste et esclave de mon corps, je n’ai rien en moi dont je puisse m’enorgueillir comme le dit Myrina. Et je vois là une raison supplémentaire de ne rien omettre afin de me souvenir si l’orgueil m’entraînait quelques fois.

On m’a donc défendu de parler. Je m’incline et reconnais que cela est juste. Je n’ai pas en moi la fermeté nécessaire, car je suis comme l’eau que l’on verse d’un récipient dans un autre et qui chaque fois épouse la forme du nouveau vase. Si je pouvais au moins rester aussi pur que l’eau claire ! Mais, hélas, l’eau se trouble et se putréfie avec le temps ! Ainsi, lorsqu’au long des années je deviendrai une eau stagnante, je reprendrai tous mes rouleaux et me souviendrai qu’un jour, j’ai entrevu le royaume.

Pourquoi justement moi ? Pourquoi moi, un étranger, ai-je été témoin de sa résurrection pour ensuite pressentir son royaume ? Je ne saurais dire, mais je persiste à croire que ce n’est point par seul hasard. Cependant tel que je me connais, j’imagine que le temps ébranlera cette croyance. Si bas alors que m’entraînera ma faiblesse en cette époque de désespoir et de doute vouée aux plaisirs, je trouverai du réconfort dans la prophétie du pêcheur inconnu sur les rives du lac, même si je ne comprends pas comment elle peut s’accomplir. Ce n’est certes qu’une vague espérance, mais quel homme peut vivre sans espérance ? Les autres me paraissent si nantis à côté de moi qui me sens si démuni ! J’ai Myrina toutefois, qui elle possède la fermeté qui me manque ; peut-être me l’a-t-on donnée en gage d’espérance ! Elle pense que l’on m’a confié à elle afin qu’elle me serve de guide, à défaut d’un meilleur pasteur et bien que cette tâche exige d’elle une infinie patience.

Je me trouve en ce moment à Jérusalem où elle m’a conduit, mais comme je vais parler d’elle, je dois encore une fois retourner aux thermes de Tibériade.

Je suis incapable d’expliquer d’où est née notre querelle car nous débordions d’allégresse peu de temps auparavant. La faute en est peut-être à Claudia Procula, c’est du moins en sa présence que Myrina, perdant son sang-froid, me gifla et me traîna hors de la pièce en me tirant par la main.

Si je me souviens bien, quand nous nous retrouvâmes chez nous, elle déclara que plus elle avait l’occasion de rencontrer des femmes du monde plus elle se sentait sûre d’elle, car elle était ce qu’elle était sans chercher à paraître différente. Elle rassembla ses effets, paraissant disposée à me quitter sur-le-champ ; je ne fis aucun mouvement pour la retenir tant je m’estimais offensé. Elle me lança de si cuisantes paroles que seule Tullia dans ses pires moments eût pu rivaliser avec elle.

Elle foula aux pieds ma vanité, m’accusant même d’avoir trahi le Nazaréen devant Claudia Procula parce que je m’étais montré complaisant en écoutant son vain bavardage ; elle ne croyait pas un mot du rêve de la Romaine. Bref, soudain je ne comprenais plus rien à cette jeune fille jusqu’alors si docile et réservée. J’en vins à penser qu’elle me révélait ainsi son véritable caractère et que je m’étais bien trompé à son sujet !

Elle fit preuve d’une telle finesse et d’une telle acuité a découvrir la totalité de mes défauts, que je crus même qu’un esprit malin s’était emparé d’elle : sinon, comment aurait-elle été en mesure de parler de moi avec tant de clairvoyance et comment surtout aurait-elle pu faire allusion à des choses qu’en aucun cas elle ne pouvait connaître ? Elle fouilla consciencieusement mon âme pour me laisser finalement nu comme un ver de terre, et tous ses propos contenaient une part suffisante de vérité pour m’obliger à tendre l’oreille, même si je décidai en mon for intérieur de ne plus jamais lui adresser la parole.

Enfin reprenant son calme, elle se laissa tomber sur un siège et, les yeux dans le vague, dit, la tête appuyée sur les mains :

— Voilà ce que tu es ! J’étais résolue à partir et ce serait bien fait pour toi si je t’abandonnais à ton sort. Mais je ne le puis à cause de Jésus de Nazareth qui m’a chargée de prendre soin de toi. Tu es en vérité comme un agneau au milieu des loups, incapable de te défendre et l’on pourrait en un clin d’œil te détourner du chemin. Je ne puis supporter de te voir baver d’envie au souvenir de cette Tullia et de tes impudiques aventures d’un temps révolu. Remets immédiatement ton anneau d’or dans ta bourse !

Puis elle se leva pour venir me renifler.

— On dirait un des garçons des maisons de plaisirs d’Alexandrie, ajouta-t-elle. J’aimerais mieux te voir les cheveux en broussailles qu’avec ces boucles ! Tu peux croire que je te laisserais tout de suite si je ne t’avais vu marcher par les sentiers de la Galilée, avalant la poussière et séchant ta sueur sans te plaindre du mal aux pieds !

Elle n’arrêta de parler que lorsqu’elle se trouva à court d’arguments.

Je ne m’abaissai point à lui répondre et ne la regardai pas en face tant elle m’asséna de vérités. Je n’ai pas non plus l’intention de te les rapporter, car je pense que mes faiblesses se manifesteront tout au long de mes écrits bien que ce ne fût point mon but lorsque je m’attelai à cette tâche.

— Plonge en toi-même et demande-toi si j’ai raison ou si j’exagère, conclut-elle. Je ne partagerai plus la chambre avec toi !

Elle sortit en claquant si fort la porte que toute l’hôtellerie en trembla. Peu après, un serviteur vint avec quelque hésitation chercher ses effets, mais je n’y pris garde sachant en outre que l’hôtelier ne ferait aucune difficulté pour lui donner une autre chambre du moment que Claudia Procula l’avait reçue.

Je me sentis en proie à une profonde dépression en me remémorant tout ce que Myrina m’avait dit et je commençai à relater par écrit ce qui m’était arrivé, prenant soin d’écrire sur elle le plus lentement possible en essayant de ne point déverser mon amertume dans le cours du récit. Je demeurai de nombreux jours ainsi absorbé, enfermé dans la chambre aux rideaux tirés, m’y faisant même servir les repas afin de n’avoir point à sortir. Myrina entra une fois pour dire qu’elle allait à Tibériade commander une pierre tombale de style grec pour le sépulcre de son frère. Elle revint une autre fois m’annoncer que Nâtan me cherchait avec mes ânes. Je me bornai à lui répondre que mon seul désir était qu’on me laissât travailler en paix.

Alors, elle ne vint plus me demander la permission de sortir de la station. J’appris plus tard qu’elle s’était rendue à Magdala chez Marie ainsi qu’à Capharnaüm en compagnie de Nâtan.

Je ne savais plus depuis quand j’écrivais, j’avais perdu toute notion du temps, travaillant même la nuit car je n’arrivais plus à trouver le sommeil. Peu à peu cependant ma colère allait s’apaisant et, quand je m’endormais ou que je me réveillais, je pensais maintenant à la jeune fille et à ce qu’elle m’avait dit. J’en vins même à admettre l’idée qu’il était peut-être temps que quelqu’un me parlât en ces termes. Je pouvais certes me montrer parfois doux et humble de cœur, mais mon orgueil bientôt reprenait le dessus, m’insufflant de nouveau le sentiment de ma pureté et de ma supériorité sur tous les autres.

Un matin, alors que je dormais encore, j’entendis Myrina pénétrer dans la chambre ; je sentis qu’elle me regardait, puis qu’elle me caressait doucement les cheveux ; le simple frôlement de sa main me rendit toute ma joie et j’eus honte d’avoir montré un cœur inflexible pendant si longtemps. Voulant voir ce qu’elle allait faire, je me retournai sur ma couche, feignant de me réveiller lentement. Elle s’écarta vivement en me voyant ouvrir les yeux.

— Tu as bien raison d’avoir décidé de te taire, dit-elle sur un ton brusque, et quoi que ce soit que tu racontes sur tes rouleaux, cela t’évitera de dire des bêtises ou de porter préjudice aux autres ! Mais il faut que tu te lèves à présent. Les quarante jours sont écoulés depuis un certain temps déjà et nous devons gagner Jérusalem le plus vite possible. Nâtan est en bas avec les ânes. Rassemble donc ton bagage, règle ta note et suis-moi ! Tu pourras garder ta mauvaise humeur pendant le trajet aussi bien qu’ici dans cette pièce aux rideaux fermés !

— Ô Myrina, murmurai-je, pardonne-moi d’être ce que je suis, et pardonne-moi aussi tout le mal que j’ai pensé de toi pendant que je gardais le silence. Mais qu’ai-je à faire à Jérusalem ? Je ne sais si je dois te permettre de disposer à ta fantaisie de mes allées et venues.

— Nous en parlerons également au cours du voyage, répliqua-t-elle. La fête des Juifs approche et nombreux déjà sont ceux qui se rendent à la Ville sainte. Presse-toi donc !

Son projet ne me surprenait pas outre mesure. J’avais moi-même caressé l’idée, tout en écrivant, de voir s’accomplir le destin des disciples de Jésus qui étaient à Jérusalem. En outre, une promenade imprévue n’était point pour me déplaire car j’étais las d’écrire et de garder le silence.

Regardant Myrina, je ne pus contenir ma joie plus longtemps et la prenant dans mes bras, la serrai contre moi et la baisai sur les joues.

— Tu peux me parler aussi rudement que tu le voudras, m’exclamai-je, car il me semble que tu désires mon bien avant tout. J’ai été submergé de joie lorsque, il y a un instant, tu m’as caressé les cheveux croyant que je dormais encore.

Myrina tenta tout d’abord de me faire croire que j’avais rêvé, mais elle s’attendrit et me rendit mon baiser.

— J’ai été cruelle avec toi ce jour-là, mais il fallait que je te parle une fois pour toutes, reconnut-elle. Tu me plais tel que tu es, mais tu dois savoir toi-même qui tu es et ne point t’imaginer supérieur. Je ne voudrais pas que tu changes et je ne t’aurais jamais parlé si crûment si je ne t’aimais pas autant. Quant à tes allées et venues, tu peux en décider toi-même à condition de partir avec moi immédiatement pour Jérusalem.

— Je brûle du désir de m’y rendre ! m’empressai-je d’affirmer. Je me doute que tout n’est pas encore fini ! Où donc pourrais-je aller ? Je n’ai point de foyer et suis devenu si étranger sur cette terre que tous les pays me sont indifférents.

Myrina me toucha légèrement le front et la poitrine de sa main.

— Moi aussi je me sens étrangère sur la terre, dit-elle. Son royaume est mon unique foyer en dépit du peu que j’en connais. Parce que Jésus t’a confié à moi, je veux être la force dans ta faiblesse, ton amie, ta sœur et tout ce que tu voudras ainsi que ton foyer pour le meilleur et pour le pire.

À mon tour, j’effleurai son front et sa poitrine puis lui donnai un autre baiser. Elle m’aida ensuite à faire rapidement mes paquets et je m’habillai pour le voyage. Au moment de régler ma note, je fus très surpris de la somme considérable exigée par l’hôtelier ; tout l’argent en ma possession n’aurait point suffi à m’acquitter si Myrina, venant à mon secours, ne m’eût signalé ses erreurs. Je me réjouis en trouvant Nâtan dans la cour accompagné de nos ânes familiers et, sans perdre de temps en compliments inutiles, nous nous mîmes en route.

Je ne m’attarderai point sur le voyage, nous traversâmes la Samarie afin d’éviter la chaleur de la vallée du Jourdain et les pèlerins galiléens qui se rendaient en grand nombre à la fête des pains. Nous atteignîmes la ville du côté de Sichée deux jours avant la Pentecôte. En revoyant la ville et son temple, et la colline du supplice, je fus pris d’un tremblement si violent que je faillis tomber de mon âne. Je sautai à terre sans pour autant cesser de trembler au point que je crus avoir attrapé les fièvres. Le monde me parut s’emplir de ténèbres, je me mis à claquer des dents, ne pouvant parler sans bégayer, et il me sembla qu’un énorme nuage chargé d’éclairs pesait au-dessus de ma tête, alors qu’en réalité le ciel était absolument serein.

Cet accès se dissipa rapidement et Myrina, me posant la main sur le front, déclara que je n’avais rien. Mais je n’osai plus monter sur mon âne et continuai le chemin à pied. Nous entrâmes dans la cité par la nauséabonde porte des Poissons ; les légionnaires nous laissèrent passer sans encombre quand ils virent l’épée accrochée à mon côté et qu’on leur eut dit que j’étais citoyen romain ; de véritables torrents humains déferlaient vers la cité et ils ne pouvaient soumettre tout le monde à leur contrôle.

Le marchand syrien Carantès manifesta une grande joie en me saluant et je ressentis moi-même un véritable plaisir à retrouver sa face rougeaude et ses yeux pleins de malice. Devant Myrina, il ouvrit et ferma ses paupières à plusieurs reprises avant de dire :

— Franchement, les rigueurs du voyage t’ont fait considérablement maigrir, ô Marie de Beerot ! Tu as changé la couleur de tes cheveux et de tes yeux et ton nez s’est aplati. En vérité, la Galilée est le pays des sorciers et je vais finir par croire tout ce que l’on en dit !

Je pense qu’il lança cette plaisanterie pour se moquer de moi, mais Myrina n’apprécia guère son humour.

Le moment était venu de nous séparer de Nâtan qui devait poursuivre son chemin. Tout en se grattant la tête, il se mit en devoir de régler ses comptes avec moi : il avait fait travailler les ânes durant ma maladie à Tibériade et me versait à présent tous ses gains, ne gardant pour lui que son salaire. J’acceptai pour lui faire plaisir tous ses arrangements.

— Tu m’as bien et loyalement servi, dis-je, et je ne veux point te blesser en te rendant cet argent. Mais je te prie de garder au moins les quatre ânes en souvenir de moi.

Il jeta un regard de convoitise sur les bêtes mais repoussa mon offre en disant :

— Je ne dois pas posséder plus que ce dont j’ai besoin pour vivre. Je suis heureux de pouvoir distribuer aux déshérités ce qui leur revient de l’argent gagné à ton service ; j’accumule ainsi un trésor dans le ciel. Mais quatre ânes constituent une véritable fortune pour un homme comme moi ! Je n’aurais plus d’autres préoccupations en tête, j’aurais peur qu’un voleur ne me les enlève ou que l’un d’eux tombe malade et mon esprit se détournant de ce qui est important ne se soucierait plus que de futilités : plus je m’attacherais à mes ânes, plus je me perdrais !

Mon cœur fut ému par ces paroles.

— Prends-les tout de même, ô Nâtan, car ils nous ont servi humblement au cours du bon voyage et je ne puis me faire à l’idée de les voir partir en des mains étrangères, insistai-je. De nombreux Galiléens sont venus à l’occasion de la fête des pains et il y a beaucoup de malades et de femmes parmi eux. Offre donc les ânes aux messagers de Jésus de Nazareth, ces justes sauront utiliser ce présent pour le bien des faibles et l’accepteront sans discuter.

Ma proposition eut l’heur de plaire à Nâtan.

— Il est bon que ces ânes gris soient au service des doux, dit-il en souriant. J’en suis heureux.

Puis il hésita avant d’ajouter :

— Veux-tu que je vienne t’avertir s’il se passe quelque chose ?

— Non Nâtan ! répondis-je en secouant la tête. Non, car l’on m’a mis à l’écart de tout et je ne veux plus espionner ni faire de questions. S’il est écrit que je doive encore entendre parler d’eux, j’entendrai sans faire d’effort. N’aie pas de souci pour moi, ô Nâtan, et que seul ton trésor dans le royaume des cieux te préoccupe désormais.

Et sur ces mots, il s’éloigna de nous. La lumière du crépuscule vira au violet et un sentiment d’oppression s’empara de moi malgré la présence de Myrina à mes côtés. Je ne réussis même pas à lever les yeux vers le temple et, au fur et à mesure que les ténèbres tombaient sur la ville, la sensation d’irréalité qui m’avait saisi avant mon départ pour Tibériade me saisit de nouveau. La grande cité regorgeait de monde venu non seulement de la Judée et de la Galilée mais encore de tous les pays où sont éparpillés les fils d’Israël.

Pourtant, une impression d’infinie solitude étreignait mon cœur dans la chambre d’hôtes du syrien Carantès. Il me semblait qu’une immense force vibrait au-dessus de la ville et m’avait entraîné dans son tourbillon, me faisant disparaître comme une étincelle dans le vent. Submergé par la terreur, je serrai la main de Myrina de toutes mes forces ; la jeune fille attendit un moment puis, me prenant par le cou, me fit asseoir près d’elle dans la chambre envahie peu à peu par l’obscurité de la nuit. À présent, je n’étais plus seul et ne désirais plus jamais l’être.

Un peu plus tard, Carantès apporta une lampe ; lorsqu’il nous vit ainsi côte à côte, il baissa la voix et, marchant sur la pointe des pieds, n’entama point son habituel bavardage. Il demanda simplement si nous désirions manger, mais nous secouâmes la tête. J’avais en effet l’impression, vu l’état d’esprit dans lequel je me trouvais, que je n’aurais pu avaler une seule bouchée.

S’accroupissant devant nous, Carantès nous examina à la lumière de la lampe ; il n’y avait nulle moquerie dans ses yeux brillants, mais plutôt de la peur et du respect.

— Que t’arrive-t-il, ô Marcus ? demanda-t-il timidement. Que se passe-t-il et qu’avez-vous tous les deux ? J’ai l’impression que l’on me pique par tout le corps lorsque je vous regarde ! On dirait que l’orage va éclater et pourtant le ciel est plein d’étoiles ! Quand je suis entré dans la chambre, j’ai vu briller vos visages dans l’obscurité.

Mais je fus incapable de lui répondre et Myrina n’ouvrit pas la bouche. Après un instant, le Syrien se leva et se retira, a tête basse et sans faire de bruit.

Nous partageâmes cette nuit-là la même couche ; je me réveillai à plusieurs reprises et, la sentant près de moi, n’éprouvai aucune frayeur ; à travers le voile léger du sommeil, je sentis que parfois elle me touchait le visage et compris qu’elle aussi, grâce à ma présence, se sentait rassurée.

Le lendemain était le jour du sabbat pour les fils d’Israël. Nous vîmes la foule affluer vers le temple mais ne bougeâmes point de notre chambre. Rien cependant ne nous empêchait de sortir pour tout observer, car la loi judaïque sur le chemin du sabbat ne nous concernait pas, mais ni l’un ni l’autre n’avions envie d’aller dehors. Nous parlions parfois pour entendre notre voix. Myrina me raconta son enfance, nous nous appelions, et mon nom me plaisait infiniment prononcé par la jeune fille qui se réjouissait d’entendre le sien lorsque je le disais à haute voix.

C’est ainsi qu’à Jérusalem, par un jour baigné de silence, nous nous sommes métamorphosés lentement en un seul être afin de vivre ensemble le reste de nos jours. Grâce suprême pour un homme comme moi ! Je ne suis point encore parvenu à mesurer l’ampleur du présent que me fit ce pêcheur inconnu en me mandant auprès de Myrina dans le théâtre de Tibériade.

Nulle parole discordante ne franchit nos lèvres ce jour-là, le soir nous prîmes ensemble quelque nourriture puis dormîmes dans les bras l’un de l’autre jusqu’à l’aube de la fête de la Pentecôte.

Je me sentis en ouvrant les yeux en proie à une grande inquiétude et me mis à marcher de long en large dans la chambre ; les membres tremblants, j’avais froid, bien que la journée s’annonçât très chaude et Myrina en me touchant le front et en caressant mes joues ne m’apporta nul soulagement.

— Pourquoi sommes-nous venus à Jérusalem, lui dis-je sur un ton accusateur. Qu’avons-nous perdu en ces lieux ? Ce n’est point notre ville mais la sienne et cette fête ne nous concerne pas mais le concerne lui !

— Comme tu manques de patience ! s’écria Myrina avec un air de reproche. Tu es étranger et tu as été appelé pour rendre témoignage de sa résurrection. N’as-tu donc point en toi suffisamment de patience pour attendre l’accomplissement de la promesse ? Les disciples sont prêts à demeurer ici douze ans si c’est nécessaire, et toi un seul jour t’a déjà lassé !

— J’ignore ce qu’on leur a promis et n’ai rien à y voir ! rétorquai-je avec aigreur. Je rends grâce pour tout ce que j’ai reçu et qui me suffit pour la vie entière. Pourquoi demander davantage quand j’ai déjà vécu des événements que les princes et les rois eux-mêmes pourraient m’envier !

— Il a été crucifié, a souffert, est mort et a ressuscité dans cette cité, cette cité est assez bonne pour moi, même si je devais attendre douze ans ! insista Myrina.

Mais mon inquiétude qui ne cessait de croître ne me laissait point de répit. Mon esprit en pleine confusion s’interrogeait pour savoir si je devais me rendre au fort Antonia afin de voir le centurion Adénabar ou bien auprès de Simon de Cyrènes ou bien encore du sage Nicomède.

— Quittons cette chambre au moins ! proposai-je. Je dois aller chez mon banquier Aristhènes voir l’état de mon compte ; je le trouverai certainement chez lui car il fait ses meilleures affaires les jours de fête.

Myrina ne s’y opposant pas, nous sortîmes de la maison, mais à peine avions-nous laissé derrière nous l’impasse des merciers que mon angoisse redoubla d’intensité et je crus vraiment que mon cœur allait éclater dans ma poitrine ; accroché à la main de Myrina, je m’arrêtai, haletant avec violence. Je levai les yeux vers le ciel : il était serein et voilé d’un léger crêpe de fumée qui donnait au soleil une teinte rougeâtre ; pas le plus petit signe avant-coureur d’un orage et la journée n’était pas une journée particulièrement chaude pour la saison qui suit la moisson. Je ne comprenais point d’où me venait mon épuisement ni l’angoisse qui m’étreignait le cœur.

M’efforçant de me dominer, et pour faire plaisir à Myrina, je l’amenai visiter le temple, la cour des païens et le portique où le commerce et le change battaient déjà leur plein malgré l’heure très matinale. Nous marchions main dans la main et nous dirigeâmes vers le côté oriental du temple où je voulais lui montrer la grande porte corinthienne en cuivre que les fils d’Israël considèrent comme une des merveilles du monde. Mais les abords de la muraille étaient envahis par la puanteur des cloaques de la vallée du Cédron que les pluies d’hiver avaient nettoyés lors de ma première visite après la Pâques. Nous fîmes promptement demi-tour et prîmes la direction de la maison de mon banquier.

Nous étions parvenus à la hauteur du forum lorsque nous perçûmes une sorte de rumeur semblable au souffle d’un vent violent. Le bruit était si fort que maintes personnes tournèrent la tête vers les hauteurs de la ville. Pas un seul nuage ni un tourbillon ! Certaines pourtant, montrant du doigt la ville haute affirmèrent avoir vu tomber la foudre là-bas, bien que l’on n’eût point entendu de coup de tonnerre. Cette étrange rumeur avait quelque chose de surnaturel, et je me souvins brusquement de la maison dans la salle supérieure de laquelle j’avais été reçu une fois. Obligeant Myrina à me suivre, je pris ma course par les ruelles qui y mènent et nous n’étions point seuls à nous hâter dans cette direction, car la rumeur avait envahi la cité tout entière.

La foule se pressait en si grand nombre que l’on n’arrivait plus à franchir la porte de la vieille muraille ; les hommes, en proie à l’excitation, jouaient des coudes pour passer plus vite et, s’interrogeant en des langues étrangères, cherchaient à s’informer sur l’origine du bruit : les uns disaient qu’une maison s’était écroulée dans la ville haute, tandis que d’autres prétendaient qu’il y avait eu un tremblement de terre.

Mais la grande maison était debout, ses murs toujours dressés et cachant son secret ; une multitude qui ne cessait de grossir était déjà amassée devant sa porte ouverte ; je vis les disciples du Nazaréen qui sortaient d’un pas mal assuré, les yeux lançant des flammes et le visage écarlate d’hommes sous l’empire de la boisson ou d’un état extatique. Ils s’égaillèrent parmi la foule qui, saisie de frayeur à leur vue, leur ouvrit un chemin. Ils vociféraient dans des idiomes différents, suscitant un tel mouvement de curiosité que ceux qui étaient près d’eux hurlaient aux autres de se taire et, durant un certain temps, seules s’élevèrent dans le silence les voix des disciples parlant diverses langues.

L’un deux parvint près de l’endroit où Myrina et moi nous étions arrêtés. Je remarquai l’agitation qui contractait sa face et sentis la force qui émanait de sa personne ; il me sembla voir une flamme briller au-dessus de sa tête. Me regardant en face, il m’adressa la parole en latin bien qu’il ne me vît point, ses yeux étant fixés dans le royaume et non point en ce monde. Il s’exprimait en un latin très clair, mais à une si grande vitesse d’élocution que je ne pouvais saisir ni les mots ni le sens de son discours ; il s’adressa ensuite à Myrina en délaissant le latin pour le grec sans aucun effort, les mots paraissant jaillir de sa bouche comme un torrent irrésistible, si mêlés qu’il était impossible de les comprendre. Je n’arrivais point à imaginer comment ce paysan à l’imposante carrure et au visage recuit par le soleil, se montrait à même de parler grec ou latin à une si grande vélocité.

Puis il reprit sa marche à pas pressés, nous écartant de sa route comme des feuilles mortes emportées par le vent. Il se fraya un passage au milieu des gens attroupés, s’arrêta soudain, interpellant d’autres personnes dans des langages que je n’avais jamais entendus jusqu’alors. Les autres disciples, agissant de même, marchaient à travers la foule que l’on eût dit la proie de tourbillons. Elamites, Mèdes, Arabes, Crétois, Juifs des autres nations, tous levèrent les bras en signe d’étonnement, se demandant comment des Galiléens sans culture pouvaient s’adresser à chacun d’eux dans sa langue maternelle. Ils ne saisissaient guère cependant le sens de ce que les disciples voulaient leur dire car les mots déferlaient à une effroyable rapidité.

— Ce n’est pas eux qui parlent mais l’Esprit qui s’exprime à travers eux, dis-je à Myrina.

La foule n’avait cessé d’augmenter et les nouveaux arrivants discutaient pleins d’enthousiasme, se demandant les uns aux autres le sens de ce qu’ils voyaient. Des blasphémateurs, riant aux éclats, déclarèrent que les Galiléens étaient pleins de vin doux, mais laissèrent passer les disciples possesseurs du don des langues sans pouvoir s’expliquer la force qui les écarta du chemin.

Tandis que les disciples parlaient et parlaient sans relâche toujours soutenus par la même force, une impression de faiblesse envahit mon être, la terre trembla sous mes pieds et je dus m’agripper à Myrina pour ne point tomber. Voyant la pâleur de mon visage et mon front couvert de sueur, elle me conduisit avec détermination jusqu’à l’ombre de la maison, en franchit le seuil et me fit pénétrer dans la cour intérieure, nul ne nous en barra la route et nous nous trouvâmes là en compagnie de femmes et de serviteurs interdits, encore plongés dans la stupéfaction où les avait laissés ce qui venait de se passer. Myrina m’enjoignit de m’étendre à l’ombre d’un arbre et lorsque je repris conscience, j’étais incapable de dire où j’étais ni combien de temps j’étais resté évanoui. Mais l’accablement avait libéré mon esprit, cédant la place à une impression de paix qui le délivrait de toutes ses fatigues.

La tête appuyée sur les genoux de Myrina, je jetai un regard autour de nous et reconnus tout près, au milieu de femmes accroupies sur le sol, Marie la sœur de Lazare, Marie de Magdala et Marie, la mère de Jésus ; leurs visages irradiaient une telle lumière que je fus tout d’abord pénétré du sentiment de voir non de simples mortelles mais des anges revêtus d’une forme féminine.

Tournant ensuite les yeux vers la porte d’entrée, je prêtai l’oreille au murmure de la foule ébahie et aperçus Simon Pierre entouré de ses compagnons haranguant le peuple d’une voix forte et persuasive. Il s’exprimait à présent dans le dialecte de la Galilée et citait les prophètes ; il parlait sans crainte de Jésus de Nazareth et de sa résurrection lorsque Dieu l’avait réveillé d’entre les morts, de la promesse de l’Esprit saint qu’il avait reçue de son père et qui s’était répandue sur les disciples devant nous tous, car c’était là ce que nous voyions et entendions afin de pouvoir tous en rendre témoignage. Mais Pierre parlait en tant que fils d’Israël à d’autres fils d’Israël et, plein de déception, je cessai de l’écouter reportant mon regard suppliant vers le groupe des femmes.

Marie de Magdala, touchée par mon appel, se leva pour venir me saluer, démontrant ainsi qu’elle au moins ne m’abandonnait pas. Je l’interrogeai d’une voix éteinte sur ce qui était advenu ; s’asseyant alors près de moi, elle prit ma main entre les siennes et raconta :

— Les Onze et Matthias qu’ils ont élu pour faire le douzième étaient une fois encore réunis dans la salle haute quand, tout à coup, vint du ciel un bruit tel que celui d’un violent coup de vent qui remplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître des langues qu’on eût dites de feu et il s’en posa une sur chacun d’eux. Tous furent alors remplis de l’Esprit saint et commencèrent à parler d’autres langues comme tu as pu entendre.

— Est-ce là ce que Jésus de Nazareth leur avait promis ? demandai-je. Est-ce enfin la promesse dont ils attendaient l’accomplissement ?

La Magdaléenne remua la tête disant :

— Tu te rends compte que sans plus se cacher Pierre accompagné des Onze déclare ouvertement devant le peuple assemblé qu’il est le successeur du Christ ? Qui d’autre que l’Esprit saint eût pu lui donner une telle assurance ?

— Mais il ne s’adresse toujours qu’au seul peuple hébreu ! me lamentai-je tel un enfant auquel on vient d’arracher son jouet.

Et, comme pour mieux m’en convaincre, Pierre proclama en ce même instant :

— Que toute la maison d’Israël le sache donc avec certitude : Dieu l’a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous, vous avez crucifié !

Oubliant ma propre personne, je me dressai sur les coudes et criai, saisi de frayeur pour eux :

— Le peuple va se jeter sur eux et les lapider !

Mais au contraire, la foule demeura silencieuse et immobile comme si l’accusation de Pierre lui eût transpercé le cœur. Des voix timides s’élevèrent peu après qui demandaient aux apôtres :

— Frères, que devons-nous faire ?

Alors Pierre répondit d’une voix si forte que l’on dut l’ouïr dans tout Jérusalem :

— Repentez-vous et que chacun de vous se fasse baptiser au nom de Jésus-Christ pour la rémission de ses péchés, et vous recevrez alors le don du Saint-Esprit. Car c’est pour vous qu’est la promesse ainsi que pour vos enfants et pour tous ceux qui sont au loin, en aussi grand nombre que le Seigneur notre Dieu les appellera.

Ainsi proclamait-il à grands cris le secret du royaume tandis que, baissant la tête, je comprenais que même mû par la force de l’Esprit saint, il n’appelait à lui pour leur faire don de la promesse que les fils d’Israël et les circoncis qui respectent la loi et adorent leur dieu éparpillés dans le monde. Mon dernier espoir s’évanouit à ce discours, si tant est que j’eusse conservé au fond de moi celui de faire partie un jour de leur communauté. Pierre, en tout cas, jamais ne pourrait faire que je ne connaisse point Jésus et sa résurrection.

— C’est un homme lent et obstiné, mais sa foi est aussi inébranlable qu’une montagne, me consola Marie en voyant ma tristesse. Sois assuré qu’il grandira à la mesure de sa tâche. Il vient de parler de la fin du monde en citant le prophète Joël mais je ne crois point que nous en soyons proches. Jésus, en les quittant au mont des Oliviers, leur a dit qu’il ne leur appartenait pas de connaître les temps et moments que le Père a fixés de sa seule autorité. Pendant quarante jours, il leur est apparu et les a entretenus du royaume mais ils ont compris si peu de choses qu’ils insistaient encore juste avant que la nuée le fît disparaître, demandant : « Seigneur, est-ce en ce temps-ci que tu vas restaurer la royauté en Israël ? » Ainsi, ô Marcus, tu ne dois pas perdre tout espoir !

J’ignorais tout de ce qu’elle racontait et je m’empressai de l’interroger encore avec curiosité :

— Ne cachent-ils plus aux femmes ce qui arrive ? De quelle nuée parlais-tu ?

— Ils ne gardent plus aucun secret, confirma-t-elle avec satisfaction. Ils ont révélé sur la montagne le mystère de l’incarnation dans le pain et le vin ; maintenant les fidèles sont au nombre de cent vingt ! Le quarantième jour, Jésus les accompagna au mont des Oliviers, près de Béthanie, et leur enjoignit de ne pas quitter Jérusalem mais d’y attendre l’accomplissement de la promesse qu’il leur avait faite. « Jean, lui, a baptisé avec de l’eau » dit-il, « mais vous, c’est dans l’Esprit saint que vous serez baptisés sous peu de jours. » Et ce baptême, nul doute qu’ils ne viennent de le recevoir aujourd’hui car la force est en eux.

« Je ne sais rien de la nuée sinon que sur le mont des Oliviers, ils virent Jésus s’élever dans les airs jusqu’à ce qu’une nuée vînt le soustraire à leurs regards, leur faisant comprendre que dès lors Jésus ne leur apparaîtrait plus.

« Il n’est point dans mon intention de discuter avec eux, mais je me réserve le droit de sourire quand je vois leurs lentes tentatives maladroites pour exprimer ce que déjà mon cœur reconnaissait comme une vérité du temps où le maître était avec nous !

Tandis qu’elle parlait, je contemplai les arbres de la cour, brillants de leurs feuilles argentées, l’escalier menant à la salle haute et la lourde porte de bois afin de les graver à tout jamais dans ma mémoire. Du fond de mon abattement, je me sentais redevenir doux et humble de cœur, et songeai qu’il me suffisait d’être admis à contempler ce lieu où le royaume s’était fait réalité.

Mes genoux se dérobèrent sous moi lorsque je voulus me redresser.

— Il faut que je quitte ces lieux ! Je n’ai nul désir de provoquer des discussions ni de déranger les justes. La force m’a jeté à terre, ils y verraient la preuve que l’on m’a repoussé des portes du royaume.

J’aurais aimé donner ma bénédiction à la Magdaléenne et la remercier de sa bonté, mais je me sentis bien trop insignifiant pour me risquer à bénir qui que ce soit ! Elle dut lire mon désarroi sur mon visage, car, me touchant le front, elle dit :

— N’oublie jamais que tu as aidé une des femmes perdues d’Israël à rentrer dans son sein ! Marie de Beerot a célébré ses noces dans l’allégresse et déjà rejoint son nouveau foyer. Nul d’entre eux n’en eût fait autant pour elle ! Il y a également chez les femmes, Suzanne qui chaque jour bénit ton amitié, souviens-toi, où que tu sois, que certains parmi nous prient pour toi en secret bien que tu sois étranger.

— Non, non ! Tout ce que j’ai fait était égoïste et impur ! Aucune de mes actions n’a réellement été méritoire ! Il n’y a rien de bon en moi si ce n’est de savoir que Jésus est le Christ et le fils de Dieu, mais je ne puis guère en tirer gloire car je l’ai vu de mes propres yeux.

— Marcus n’a d’autre mérite que sa faiblesse, intervint Myrina. Peut-être, lorsque le royaume s’étendra jusqu’au bout de la terre, deviendra-t-elle sa force ! En attendant, je veux être sa consolation et il ne souffrira jamais de la soif en cette vie : j’ai en moi une source d’eau vive d’où jaillit assez d’eau pour qu’il s’y puisse désaltérer aussi.

Je voyais à présent Myrina d’un œil neuf. L’état d’abattement physique dans lequel je me trouvais me faisait voir les êtres d’une manière trompeuse : ainsi je la voyais entourée d’une lumineuse splendeur, telle un ange, de telle sorte que je ne la considérai plus comme une mortelle mais comme un ange tutélaire revêtu d’une enveloppe charnelle et envoyé vers moi pour me maintenir dans le chemin. Pensée étrange puisque je connaissais parfaitement son passé, l’ayant rencontrée sur le bateau de Joppé !

Myrina, me prenant par le bras, me fit sortir de la maison, parmi la foule dont la voix inquiète emplissait l’espace. Ils étaient à chaque instant plus nombreux ceux qui demandaient avec angoisse ce qu’ils devaient faire ; certains avaient gratté leurs vêtements dans l’espoir que leurs fautes leurs fussent pardonnées. Prenant la tête de ses compagnons, Pierre se mit à dévaler les ruelles de la cité et sortit suivi de la multitude innombrable. Il s’arrêta près de l’étang où il commença avec les Onze à baptiser au nom de Jésus-Christ tous ceux qui voulaient faire pénitence et obtenir la rémission de leurs péchés. Myrina, préoccupée à cause de moi, accepta toutefois de marcher derrière la foule pour voir la suite des événements.

Ainsi donc, hors des murailles de Jérusalem, je pus contempler les Douze : ils baptisaient dans l’étang tous les fils d’Israël qui venaient à eux et, leur imposant les mains sur la tête, leur remettaient leurs fautes. On eût dit que plus nombreux ils recevaient le baptême, plus la foule éclatait d’allégresse et se pressait autour des apôtres ; maintes femmes furent également baptisées ; de toutes parts s’élevaient des psaumes joyeux d’Israël et les hommes s’embrassaient ; certains parlaient des langues étrangères, d’autres frappaient leurs pieds en cadence sur le sol, le visage resplendissant et les yeux extatiques. Cela dura jusqu’au coucher du soleil. Plus tard j’appris que les apôtres avaient baptisé ce jour-là trois mille personnes.

Ils acceptaient tous les Juifs sans marquer de différence, riches, pauvres, boiteux, mendiants et même esclaves : leur force inépuisable se déployait sur tous ! La tristesse alors envahit mon cœur et je regagnai la maison avant la nuit, pensant comme il était facile pour les fils d’Israël de voir leurs fautes pardonnées, même pour ceux qui avaient crié devant Ponce Pilate : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! » car ils étaient nombreux ceux-là qui, pleins de terreur, se repentaient à présent.

Peut-être qu’en ce jour d’excitation, il m’eût été possible de me glisser parmi eux afin de recevoir le baptême ; mais je ne voulais point tromper les messagers et un baptême reçu dans ces conditions n’eût revêtu aucune valeur à mes propres yeux, même si par inadvertance, ils m’eussent imposé les mains. Qui sait si l’Esprit saint, reconnaissant en moi un Romain, ne m’eût point repoussé ? Je ne puis répondre à cette question, n’ayant point essayé de tromper les disciples.

Le lendemain, j’étais encore plongé dans la même incertitude tandis que Myrina brillait comme un ange en vaquant à ses occupations dans notre chambre chez le Syrien. Elle m’examina, s’apercevant que quelque chose en moi avait changé pendant que je gisais sans connaissance dans la cour de la maison. J’étais plus dépouillé, plus détaché de la vanité des choses.

Quelques jours plus tard, le propriétaire Carantès monta dans la chambre.

— Tu ne m’as toujours rien raconté sur ton voyage en Galilée ? dit-il après m’avoir jeté un regard aigu. Qu’est-ce qui te rend si taciturne ? Tu sais déjà, je suppose, que des miracles ont lieu ici aussi de nouveau à cause du Nazaréen crucifié auquel tu t’étais intéressé. Ses disciples sont revenus et prétendent que leur rabbin leur a légué une force magique ; ils pervertissent les gens et l’on voit des pères abandonner leurs enfants et des fils se séparer de leurs pères pour se joindre à eux ! Maintes personnes même se défont de leurs biens ce qui prouve bien qu’il s’agit là de pratiques dangereuses ! Ils blasphèment chaque jour dans le portique du temple sans souci du Sanhédrin ; ils mettent tout en commun et se réunissent dans des maisons où ils célèbrent des cérémonies secrètes de caractère fort suspect. Il y a même des fils d’Israël, tout à fait honorables et dont on n’eût jamais attendu chose pareille, qui se sont laissé contaminer par le Nazaréen et le reconnaissent pour roi des Juifs !

Que pouvais-je dire et qui étais-je pour m’instaurer son maître ? Rien ne l’empêchait d’aller écouter les Douze ! Ni Myrina, ni moi nous n’ouvrîmes la bouche.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il en secouant la tête avec tristesse. À quoi veux-tu en venir en restant jour après jour ainsi immobile dans ta chambre et les yeux grands ouverts ?

Je réfléchis à cette question et un sourire plein de mélancolie me monta aux lèvres.

— Peut-être vais-je suivre ton conseil, répondis-je. Je bâtirai une maison et planterai des arbres. C’est un moyen aussi bon qu’un autre pour attendre dans la paix ! Et j’ajoutai avec un soupir : « Du moment que je veille à ce que mon cœur ne s’attache exagérément à rien de ce monde et que je reste prêt à tout quitter sans regret le moment venu ! »

— Chacun d’entre nous devra tout quitter le moment venu ! soupira Carantès plein de sagesse. Mais que ce moment soit encore bien loin de nous ! Puis, après réflexion, il demanda timidement : « On dit que ces sorciers de Galiléens ont en leur possession la potion de l’immortalité ? »

Je ne me risquai point à lui répondre sur ce sujet non plus, pensant qu’il était en mesure de se renseigner directement auprès des adeptes de Jésus.

— Tu as changé, ô Marcus le Romain, tu n’es plus le même que lorsque tu t’en fus en Galilée, soupira-t-il en se redressant. J’ignore si tu es meilleur ou pire qu’avant, mais en tout cas tu me fais soupirer moi aussi ! Tout ce que je sais, c’est que Myrina que tu as ramenée de là-bas est une fille silencieuse auprès de laquelle on se sent bien ; depuis son arrivée sous mon toit, mes affaires marchent et ma femme ne me frappe plus avec sa sandale plusieurs fois le jour ! Elle ne serait pas laide, si elle grossissait un petit peu !

Je ris malgré moi.

— Ne te mêle pas de la grosseur ou de la maigreur de Myrina ! rétorquai-je. Pour moi elle est belle telle qu’elle est, et je crois que même lorsque ses cheveux seront devenus blancs et qu’elle n’aura plus de dents, elle demeurera belle, en admettant que nous vivions jusque-là !

Carantès prit alors congé, satisfait d’avoir réussi à me faire rire. En y songeant, je me rendis compte que Myrina en effet me paraissait plus belle de jour en jour. Ayant quitté sa vie nomade de comédienne et mangé tous les jours à sa faim, elle avait un peu grossi et ses joues moins hâves lui seyaient mieux. Une vague de tendresse me submergea en y réfléchissant : voilà qui démontrait qu’elle n’était point un ange mais bien une femme parmi les autres êtres humains.

Elle était allée au temple : dans la cour, en effet, deux ou trois apôtres venaient y prêcher chaque jour les baptisés et les curieux, annonçant la résurrection et rendant témoignage que Jésus était le Christ.

Plein d’entrain, je m’habillai et me coiffai pour me rendre chez Aristhènes mon banquier dans le but de préparer mon départ de Jérusalem. Il me reçut d’une manière fort courtoise et se lança dès mon arrivée dans un discours animé.

— Ah ! Je vois que les bains de Tibériade t’ont convenu à merveille ! dit-il. Tu n’es plus dans l’état de surexcitation d’autrefois et tu ressembles de nouveau à un Romain ! Je m’en réjouis et je vais maintenant te révéler une chose, si par hasard tu ne le sais déjà : les Galiléens sont revenus ici et provoquent de grands désordres. Ils proclament ouvertement la résurrection de Jésus de Nazareth, mais l’on sait parfaitement à quoi s’en tenir dans les milieux bien informés ; en interprétant les Écritures à leur fantaisie, ils affirment que ce Jésus est le Messie et prétendent qu’il leur a conféré le pouvoir de pardonner les péchés. Personnellement je respecte les textes sacrés mais, étant saducéen, je n’accepte ni la tradition orale ni l’interprétation tout à fait insupportable qu’en donnent les Pharisiens, et les discussions sans fin au sujet de la résurrection que ces derniers arrivent à admettre sont à mes yeux dénuées de sens.

« Quand je pense que l’on accuse les Juifs d’intolérance ! Je vois au contraire une preuve évidente de tolérance dans le fait que nous acceptons que s’expriment les différentes sectes ! Jamais le Nazaréen n’aurait été crucifié s’il n’avait pas blasphémé ! Le blasphème est la seule chose que nous ne tolérions pas ! Hélas une dissension semble se faire jour parmi nous et à son sujet ! Le temps dira si nous pouvons laisser ce schisme prendre de l’ampleur ou si nous devons le combattre.

« Ils baptisent leurs adeptes, mais cela n’est pas une nouveauté et nous n’avons jamais considéré le baptême comme un délit ; ils prétendent guérir les malades, ce que faisait également leur maître sans que nul ne songe à le poursuivre ! La seule restriction à ce sujet fut émise par les Pharisiens qui jugeaient illégal l’accomplissement de miracles le jour du sabbat. Ce qui me paraît être le point le plus dangereux de leur doctrine est cette pratique de la communauté des biens : des hommes, jusqu’à ce jour réputés pour leur bon sens, vendent leurs champs pour aller déposer leur argent aux pieds des disciples ! Et qu’en font ces derniers ? Ils le distribuent à chacun selon ses besoins si bien qu’il n’existe plus ni pauvres ni riches parmi eux ! Les membres du gouvernement se trouvent à l’heure actuelle pris de court, car nous avions tous cru que les choses se calmeraient d’elles-mêmes une fois le Nazaréen crucifié ; nous n’avons nulle intention de poursuivre qui que ce soit, mais néanmoins le courage de ces Galiléens ne laisse pas de nous étonner ; à moins qu’ils ne sachent que Ponce Pilate interdit de les toucher, c’est ce que pense le Grand Conseil. Encore l’insupportable politique de Rome ! Ne prends point ombrage de ma sincérité, tu connais à présent nos coutumes et nous sommes entre amis ! C’est maintenant que le procurateur pourra vraiment se laver les mains en se moquant de nous : « Vous le constatez vous-mêmes, la dernière imposture est pire que la première ! » Le peuple, crédule, va se mettre de son côté et, si l’on commet l’imprudence de le persécuter, redoublera de foi à l’égard des pêcheurs de la Galilée !

Il avait parlé tout d’une traite sans reprendre haleine.

— Je remarque que tu te montres plus excité que moi quand il s’agit du Nazaréen, ne pus-je m’empêcher de constater. Calme-toi, ô Aristhènes et souviens-toi des textes sacrés : si l’œuvre des Galiléens procède des hommes, elle tombera d’elle-même sans que tu aies à t’en soucier. Mais si elle procède de Dieu, alors ni toi ni le Conseil Suprême ni aucun pouvoir en ce monde ne pourra la détruire.

Le souffle court, il médita sur ce que je venais de dire, puis, en éclatant soudain de rire, me fit un signe d’apaisement.

— Aurais-tu la prétention, toi un Romain, de m’enseigner les textes sacrés ? Non ! L’œuvre de ces rustres pêcheurs de la Galilée ne peut venir de Dieu ! C’est impossible, la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue et le temple pourrait s’écrouler sur ses fondations ! Leur œuvre disparaîtra, n’en doute point ! Bien avant eux déjà, d’autres se sont présentés qui prétendaient beaucoup mais qui tous ont fini par mourir ! Les ignorants sont incapables de prophétiser durant une longue période sans se prendre au piège de leurs propres discours !

Puis après ces considérations rassurantes, il me demanda le motif de ma visite et intima l’ordre à son scribe de rechercher mon compte et d’effectuer les calculs concernant les divers changes monétaires. Je lui adressai les plus vifs compliments sur son homologue de Tibériade tandis que lui, tout en approuvant de la tête, ne cessait de donner de légers coups sur sa table avec un mince rouleau, sans doute une lettre, qu’il tenait dans sa main.

— J’ai failli oublier ! s’exclama-t-il soudain en me tendant le papyrus. C’est ton banquier d’Alexandrie qui me l’a fait parvenir, mais je ne te l’ai pas envoyé à Tibériade de peur qu’il ne se perde car j’ignorais la durée de ton séjour là-bas.

Une vague de peur panique me submergea lorsque, du premier coup d’œil, je reconnus l’écriture nerveuse de Tullia après avoir rompu le sceau et déroulé le petit rouleau.

« Tullia au traître Marcus Mezentius, salut ! »

« Ainsi il n’y a pas un seul homme en lequel on puisse se fier et la fidélité est une vaine promesse ? Ne m’avais-tu fait le serment que tu m’attendrais à Alexandrie tout le temps qui me serait nécessaire pour régler mes affaires à Rome, afin que je puisse être enfin tout entière à toi ? La Ville n’était plus la Ville toi parti, mais j’ai déployé toute mon habileté pour affermir ma position et j’ai réussi ! Et lorsque je débarque tout amaigrie et malade après une terrible traversée sur une mer déchaînée, que m’annonce-t-on ? Que manquant à ta parole, tu es parti pour la Jérusalem des Juifs !

« Reviens dès réception de cette lettre ! Je suis à l’auberge de Daphné qui jouxte le port. Je veux te revoir, mais ne t’attendrai pas éternellement ! J’ai des amis à Alexandrie !

« Si tu as envie de poursuivre tes recherches sur la philosophie des Hébreux, comme on le dit à Alexandrie, envoie-moi un message tout de suite et je viendrai te rejoindre à Jérusalem. Alors, crois-moi, toutes tes préoccupations hébraïques s’envoleront en fumée !

« Hâte-toi donc de venir ! Je ne suis plus qu’impatience et me consume en vain en t’attendant. »

Je me sentis vibrer de tout mon être à chacun de ces mots et dus relire toute la lettre avant d’arriver à dominer mon émotion.

— Depuis quand as-tu reçu ce rouleau ? articulai-je enfin d’une voix tremblante.

Aristhènes compta sur ses doigts avant de répondre.

— Environ deux semaines ! Pardonne-moi car je ne pensais pas que tu prolongerais ton séjour à Tibériade si longtemps !

J’enroulai le papyrus que je mis dans ma tunique tout près de mon cœur.

— Laissons les comptes, dis-je troublé. Je ne me sens pas en état de les vérifier pour l’instant.

Je quittai la banque en proie à une véritable panique et courus vers la maison de Carantès, mon refuge, sans jeter un seul regard autour de moi, tel un homme en faute. La lettre de Tullia avait frappé en plein dans ma faiblesse au moment même où j’avais l’illusion d’avoir recouvré ma tranquillité d’esprit, au moment où je pensais être devenu humble de cœur !

Myrina, heureusement, n’était point encore rentrée. J’eus, le temps d’un éclair, la terrible tentation de confier ma bourse à Carantès pour la lui remettre et de m’enfuir à toutes jambes vers Alexandrie afin de serrer Tullia dans mes bras. Je caressai sa lettre du bout des doigts et la retrouvais dans chacun des mots écrits à grands traits pressés et nerveux et mon corps s’embrasait tout entier à sa seule pensée.

Mais, en même temps, je la jugeai en toute lucidité. C’était bien de Tullia de commencer en attaquant ! Je l’avais attendue une année entière sans recevoir le moindre signe de sa part ! Que voulait-elle dire en écrivant qu’elle avait réussi à affermir sa position ? Qu’elle avait un nouvel époux après une nouvelle séparation ? On ne pouvait se fier à rien de ce qu’elle disait ! « … tout amaigrie et malade après une terrible traversée…, des amis à Alexandrie… » Dans quels bras la retrouverais-je si je décidais d’aller la rejoindre ? Tullia, elle, choisit ! Moi, je ne suis qu’un de ses caprices. Ce dont je pouvais être sûr en tout cas, c’est qu’elle n’était pas venue pour moi seul ! D’autres raisons l’avaient amenée à Alexandrie !

Cette femme représentait pour moi l’incarnation de ma vie d’autrefois, faite de plaisir et de vide. Libre à moi de choisir ! Si je me prononçais en faveur de Tullia, j’abandonnerais à tout jamais la recherche du royaume car je savais aussi sûrement qu’elle, que si je retournais à ma vie de plaisirs, je ne tarderais guère à oublier toutes les autres préoccupations. Et je me haïssais et haïssais ma faiblesse plus amèrement que jamais à cette seule idée ! Cette faiblesse, qui ne résidait pas dans mon désir ardent pour elle mais dans mon hésitation, car j’en étais à me demander si j’allais me précipiter dans ses bras pour y souffrir à nouveau mille tortures ! Quelle humiliation ! Si j’avais possédé la plus infime fermeté, je n’aurais pas hésité un seul instant ! Après tout ce que je venais de vivre et de voir de mes propres yeux, mon choix aurait dû être évident et immédiat ! Loin de Tullia et loin du passé ! Mais j’étais si faible et si sensible à la tentation, que le feu dévorant des souvenirs me faisait douter.

Le front couvert de sueur, je me battais contre la tentation et n’éprouvais que mépris pour ma propre personne. J’avais tellement honte de moi que je ne voulais à aucun prix que Jésus de Nazareth fût témoin de mon infamie. Alors, me voilant la face, je priai :

— « Et ne me laisse pas tomber dans la tentation mais délivre-moi du mal. Au nom de ton royaume ! »

C’était tout ce que je pouvais faire !

Aussitôt, l’escalier se mit à craquer et je reconnus le pas de Myrina. Elle ouvrit la porte et pénétra rapidement dans la pièce, les mains levées, comme si elle apportait une grande nouvelle.

— Pierre et Jean ! s’écria-t-elle. Pierre et Jean…

Mais en voyant mon expression elle laissa tomber ses mains. Son visage perdit son éclat et elle me parut laide tout à coup.

— Ne me parle plus de ces hommes, dis-je avec colère. Je ne veux rien savoir à leur sujet !

Myrina, surprise, fit un pas vers moi mais n’osa pas me toucher. Je me reculai et m’appuyai contre la cloison pour éviter qu’elle s’approchât davantage de moi.

— Ils viennent de guérir un pauvre impotent de naissance près de la porte corinthienne du temple, balbutia Myrina, mais les paroles s’éteignirent sur ses lèvres et elle leva vers moi un regard désolé.

— Et quoi ? hurlai-je. Je ne doute pas de leur pouvoir ! Mais en quoi cela me regarde-t-il ? J’ai vu assez de miracles, ils ne m’étonnent plus !

— Pierre l’a pris par la main et l’a relevé, raconta Myrina en bégayant. À l’instant, ses pieds et ses chevilles s’affermirent ; tout le peuple courut plein d’excitation au portique de Salomon, où cet homme guéri sautait en chantant les louanges de Dieu ; les gens lui touchaient les pieds pour bien se convaincre, tandis que Pierre prêchait la rémission des péchés.

— Quel spectacle réjouissant pour les Juifs !

La jeune fille, hors d’elle, me saisit les bras avec ses deux mains et se mit à me secouer violemment.

— Qu’as-tu, ô Marcus ? Qu’est-il arrivé ? me demanda-t-elle, les yeux pleins de larmes.

— Oh ! Tu peux pleurer, Myrina ! dis-je, le cœur endurci. Et ce ne seront pas les seules larmes que tu verseras sur moi, j’en suis certain !

Elle me lâcha, essuya ses yeux d’un geste vif et redressa la tête. La colère empourpra ses joues et elle frappa du pied en m’ordonnant :

— Parle clairement ! Que s’est-il passé ?

Froidement, je contemplais avec ironie les traits qui ce matin encore m’avaient paru si chers, en essayant de comprendre ce que j’avais cru voir en cette fille. À travers elle, je revis les yeux brillants de Tullia et ses joues dévorées de plaisirs.

— J’ai reçu une lettre de Tullia, dis-je en lui montrant le rouleau. Elle m’attend à Alexandrie !

Myrina me regarda longuement. On aurait dit que son visage se rétrécissait et que ses joues se creusaient encore davantage ; puis elle s’agenouilla par terre et enfouit sa tête dans ses mains ; je crois qu’elle priait mais je ne vis pas le mouvement de ses lèvres. Je me sentais comme meurtri, incapable de penser quoi que ce fût ; les yeux posés sur ses cheveux dorés, il me vint soudain à l’esprit qu’il suffirait d’un coup d’épée pour faire tomber la tête de cette fille et m’en délivrer à jamais. Mais cette idée me parut si absurde que j’éclatai de rire.

Enfin Myrina se leva et, sans me regarder, se mit en devoir de rassembler ce qui m’appartenait et de préparer mes effets. Surpris puis effrayé, je ne pus m’empêcher de l’interroger.

— Que fais-tu ? Pourquoi ramasses-tu mes vêtements ?

La jeune fille compta sur ses doigts en murmurant, comme pour rafraîchir sa mémoire :

— Il faut encore laver ta tunique et ton manteau de voyage !

Puis elle ajouta :

— À ce que je vois, tu as l’intention de partir en voyage ! Tu penses rejoindre ta Tullia ! Je m’occuperai donc de tes bagages, laisse-moi faire !

— Qui t’a dit que je voulais partir ? m’exclamai-je en proie à l’inquiétude. Puis, la saisissant par les poignets je l’obligeai à abandonner sa tâche : « Je n’ai rien dit de semblable ! Je t’ai parlé pour que nous décidions entre nous de ce qu’il convient de faire ! »

Mais Myrina secoua la tête.

— Non ! Non, répondit-elle, tu as déjà pris ta résolution au fond de ton cœur et si j’y mettais un obstacle, je ne ferais qu’irriter ta rancœur contre moi. Il est vrai que tu es un être faible et que peut-être, en invoquant le royaume, je pourrais te faire rester mais tu ne me le pardonnerais jamais ! Tu te consumerais à l’idée que tu aurais sacrifié pour moi ton irremplaçable Tullia ! C’est pourquoi, il vaut mieux que tu la rejoignes : tu ne peux la laisser toute seule si elle t’attend !

Je n’en croyais pas mes oreilles ! J’avais l’impression que la jeune fille se défaisait de moi et que je perdais la seule personne au monde capable de me protéger.

— Mais… balbutiai-je, mais…

Et plus un mot ne put franchir mes lèvres.

Myrina finit par me prendre en pitié et murmura :

— Je ne peux rien pour toi dans cette affaire. Tu dois faire toi-même ton choix et en répondre tout seul.

Puis elle me regarda avec un triste sourire avant d’ajouter :

— Je vais t’aider cependant à prendre une décision : tu peux aller retrouver ta Tullia pour qu’elle t’embrase, te pique avec des aiguilles de feu et te détruise. Tu m’en as assez dit sur elle pour que je puisse imaginer comme elle est ! De mon côté, je te suivrai et, le moment venu, recueillerai ce qui restera de toi lorsqu’elle t’aura abandonné. Ne crains pas de me perdre, Jésus de Nazareth t’a confié à mes soins ! Va-t’en, si la tentation est si forte que tu ne puisses y résister. Il te pardonnera comme je te pardonne au plus profond de mon cœur qui te connaît si bien !

Tandis qu’elle parlait avec tant de douceur, l’idée de me retrouver près de Tullia me devenait de plus en plus insupportable et toutes les humiliations, toutes les souffrances dont elle m’abreuverait pour pimenter son plaisir assaillaient ma mémoire.

— Tais-toi, ô folle Myrina ! coupai-je. Veux-tu faire de moi la victime d’une femme cruelle et assoiffée de jouissances ? En vérité, ce n’est pas ce que j’attendais de toi ! Ne devrais-tu pas plutôt me réconforter et m’aider à résister à ma faiblesse ? Je ne te reconnais pas ! Comment peux-tu me traiter ainsi ?

Et je poursuivis, en proie à l’irritation :

— Malgré ce que tu dis, je n’avais pas du tout décidé en mon cœur de partir la rejoindre et j’attendais un conseil de ta part ! Et je n’ai pas non plus l’intention de me rendre à Alexandrie ! L’unique chose qui me préoccupe, c’est comment le lui faire savoir ! Peut-être me faudrait-il lui écrire un mot ? Sinon elle va croire que je me suis perdu au cours de mon voyage !

— Quelle peine ! murmura Myrina. À moins qu’il ne soit nécessaire, pour satisfaire ta virilité, de l’humilier en lui écrivant que tout est fini entre vous ?

— Tullia m’a bien humilié plus de mille fois ! répliquai-je avec aigreur.

— Et tu rendrais le mal pour le mal ? interrogea-t-elle.

Il vaut mieux qu’elle croie que tu t’es perdu sans laisser de trace, car ainsi tu n’offenseras point la femme en elle. Elle a sans doute d’autres amis pour la consoler bientôt !

Je me sentis blessé tant elle avait raison ! Mais ma douleur à présent n’était plus que celle que l’on ressent lorsque l’on passe sa langue à l’endroit où l’on vient d’arracher une dent malade. Une soudaine sensation de liberté s’empara de mon être comme si je relevais enfin d’une longue maladie.

— Ô Myrina, je viens, grâce à toi, de me rendre compte à quel point la seule idée de te perdre m’est insupportable ! Tu n’es pour moi qu’une sœur, mais j’ai bien peur, ô Myrina, de t’aimer comme un homme aime une femme !

Le visage de la jeune fille s’illumina de nouveau comme celui d’un ange. Elle resplendissait en disant :

— Marcus et Myrina ! Tu sais bien au fond de toi que je serai pour toi ce que tu voudras et nous devons décider à présent de ce que nous ferons de nos deux vies.

Elle me prit gentiment par la main et me fit asseoir à côté d’elle. Puis elle se mit à parler comme si déjà elle avait mûrement réfléchi à cette question.

— Je caresse le rêve que ses disciples me donnent le baptême et me posent leurs mains sur la tête au nom de Jésus-Christ. Peut-être qu’ainsi je recevrai la force de sa force qui m’aidera à supporter cette vie et que j’aurai ma part du royaume et de l’Esprit saint descendu sur eux sous la forme de langues de feu. Hélas ! Ni toi ni moi ne sommes fils d’Israël ! Toutefois, ils acceptent de baptiser des prosélytes étrangers qui se font circoncire et vivent dans le respect de la loi. Mais on m’a dit qu’il existe d’autres prosélytes, qui eux ne sont pas circoncis ; ils craignent Dieu et doivent abandonner leurs idoles, leurs blasphèmes et leurs sacrifices humains ; l’inceste, le vol et la nourriture impure leur sont interdits et ils doivent mener une vie pleine de piété. Peut-être les apôtres consentiraient-ils à nous baptiser nous aussi si nous le leur demandions avec ferveur.

— Je sais tout cela et j’y ai pensé plus d’une fois, répondis-je en secouant la tête. Je n’ai plus d’autres dieux depuis que j’ai rencontré Jésus de Nazareth, le fils de Dieu ! Je n’aurais nulle difficulté à obéir à leurs ordres ! Qu’est-ce qui m’empêcherait de manger de la viande sacrifiée suivant la coutume juive ? Quelle différence avec une autre viande ? Mais je ne parviens pas à comprendre en quoi cela changerait quelque chose. En revanche, je ne puis m’engager à mener une vie toute de piété, car je ne suis pas religieux même si j’aspire au bien. Voilà un point dont je suis sûr ! En outre, tu fais erreur si tu crois qu’ils baptisent ceux que l’on appelle les prosélytes de la Porte, même si ces derniers frappent très fort ! Ils sont bien plus impitoyables que leur maître !

Myrina approuvait en hochant la tête et se saisit de ma main qu’elle serra fortement dans les siennes.

— Mon rêve n’est peut-être que le caprice d’un enfant ! admit-elle d’une voix résignée. Je ne crois pas que je puisse lui appartenir davantage, même s’ils me baptisaient et imposaient leurs mains sur ma tête. Laissons donc cette idée et suivons son chemin comme il nous l’enseigne. Prions pour que sa volonté s’accomplisse et que son règne arrive jusqu’à nous. Il est la vérité et la miséricorde, et cela doit nous suffire à nous qui l’avons vu de nos propres yeux !

— Son royaume ! Il ne nous reste plus qu’à attendre ! Mais nous sommes deux, et à deux il nous sera plus facile de suivre le chemin ! Voilà donc envers nous où réside sa miséricorde !

Nous ne quittâmes point Jérusalem aussitôt, car je tins à écrire auparavant tout ce qui venait de se passer, même si les récents événements n’avaient pas le caractère miraculeux des précédents. Je veux en tout cas me souvenir avec précision que l’Esprit saint est descendu du ciel tel un vent impétueux et apparu sous la forme de langues de feu qui se posèrent sur la tête des douze apôtres de Jésus le Nazaréen afin que nul désormais ne doutât de ces hommes.

À cette époque, ceux qui gouvernaient les Juifs se saisirent de Pierre et de Jean, mais durent les relâcher dès le jour suivant sous la pression populaire. Et les disciples, sans peur des menaces, continuent avec courage leurs prédications. Depuis qu’ils ont guéri un impotent près de la porte du temple appelée la Belle, je crois que plus de deux mille personnes se sont jointes à eux. Voici que maintenant tous ceux-là, dans leurs maisons, rompent le pain et bénissent le vin au nom de Jésus-Christ pour gagner l’immortalité, et il n’y a plus de pauvres parmi eux car les riches vendent leurs terres et leurs demeures afin que chacun reçoive ce dont il a besoin. Je pense que s’ils agissent ainsi, c’est parce que pour l’instant tout est clair comme un miroir pour eux et qu’ils sont persuadés que le royaume est tout proche, mais je ne sache point que Simon de Cyrènes ait déjà vendu ses biens.

Lorsque j’eus mis fin à mon récit, je reçus l’ordre du proconsul Ponce Pilate de quitter sans retard les territoires soumis à sa juridiction, à savoir Jérusalem et la Judée, et les légionnaires de la forteresse Antonia avaient la mission de me conduire devant lui à Césarée dans le cas où je refuserais de partir. Je ne saurais dire les raisons qui ont poussé Pilate à prendre une telle mesure à mon endroit : sans doute considère-t-il mon séjour prolongé à Jérusalem comme une atteinte aux intérêts de Rome ! Et comme je n’ai pas la moindre envie de le rencontrer, j’ai décidé de me rendre à Damas avec Myrina. Un rêve de la jeune fille est à l’origine de ce choix, et puis Damas a au moins l’avantage de se trouver à l’opposé d’Alexandrie.

En compagnie de Myrina, je suis retourné une dernière fois sur la colline où j’avais vu, à mon arrivée à Jérusalem, Jésus de Nazareth crucifié entre deux brigands. Puis je lui ai montré le jardin et le tombeau où l’on avait enseveli son corps et d’où il est sorti ressuscité pendant que la terre tremblait.

Mais déjà son royaume n’était plus en ces lieux !

Загрузка...