Première lettre

Marcus Mezentius te salue, ô Tullia !


Dans ma lettre précédente, ô Tullia, je t’écrivais le récit de mes voyages au long du fleuve d’Égypte. J’ai pris mes quartiers d’hiver à Alexandrie, après y avoir vainement attendu ton arrivée jusqu’aux orages de l’automne. Comme l’amour me rendait puéril ! Le plus riche marchand, le plus curieux des citoyens ne visitaient pas le port avec plus de diligence que moi pour guetter l’arrivée des vaisseaux d’Ostie et de Brundisium. J’y ai passé chaque journée jusqu’à la fin de la saison navigable, au point de devenir une peste redoutée des gardes, des inspecteurs de la douane et des officiers du port que je harcelais sans relâche de mes questions.

Il est vrai que mon savoir s’en trouva accru et que j’appris bien des choses curieuses concernant les pays lointains ; mais à force de contempler les flots en direction du large, on sent ses yeux s’emplir de larmes amères et, quand le dernier des vaisseaux fut arrivé, force me fut de constater que tu m’avais abandonné. Voilà maintenant un an que nous nous sommes rencontrés, ô Tullia, et que tu m’as persuadé de quitter Rome par des vœux et des promesses dont je vois aujourd’hui toute la fausseté.

Mon cœur débordait d’amertume lorsque je t’ai écrit cette première lettre pour te dire adieu à jamais, jurant de m’embarquer pour les Indes et de n’en plus revenir. Des rois grecs y règnent encore sur des cités inconnues, descendants des compagnons d’Alexandre. Pourtant je puis bien aujourd’hui reconnaître que je n’écrivais pas sincèrement, incapable de supporter l’idée de ne te revoir jamais, ô Tullia.

Quand un homme a passé la trentaine, il ne devrait plus être l’esclave de son amour. J’ai recouvré le calme, oui vraiment, et les plus hautes flammes de ma passion se sont éteintes. À Alexandrie, cette passion m’a conduit à rechercher de fort douteuses compagnies et à m’y épuiser. De cela je n’éprouve nul regret, car il n’appartient à personne de modifier le cours de ses actes passés ni de rien changer à ce qu’il a fait. Mais j’y ai mesuré la profondeur de l’amour que tu m’inspires car rien n’a pu me satisfaire. C’est pourquoi je dois te rappeler, ô ma bien-aimée, qu’un jour aussi la fleur de ta jeunesse devra faner, ta peau éclatante se fripera de rides, tes yeux terniront, ta chevelure grisonnera et les dents tomberont de ta bouche vermeille. Alors peut-être regretteras-tu d’avoir ainsi sacrifié ton amour à la poursuite de tes ambitions politiques. Car tu m’aimais, j’en demeure persuadé ; je ne puis douter des serments que tu as prononcés. S’il en allait autrement, rien au monde n’aurait plus de sens à mes yeux. Ainsi, tu m’as aimé, mais si tu m’aimes encore, voilà ce que je ne puis dire.

Aux heures d’espoir, je songe que ce fut réellement pour mon bien seul, pour me faire échapper au danger – à la perte de mon domaine et peut-être de ma vie – que tu me poussas à quitter Rome par des promesses fallacieuses. Jamais je ne fusse parti si tu n’avais fait vœu de me rejoindre à Alexandrie, où nous devions passer la saison d’hiver ensemble. Plus d’une dame distinguée a fait avant toi ce voyage en Égypte sans y emmener son époux et la coutume n’est pas près de se perdre si les femmes de Rome me sont connues. Maintenant que la saison navigable est revenue, tu pourrais être de retour chez toi et nous eussions passé quelques mois ensemble, ô ma Tullia.

Au lieu de quoi je me suis épuisé le corps et l’âme. J’ai d’abord voyagé, mais je me suis lassé de graver ton nom et le symbole de mon amour sur les monuments et les colonnes des vieux temples. Dans mon tourment, j’ai consenti à me faire initier aux mystères d’Isis ; mais comme je devais être plus vieux et plus endurci qu’en cette nuit inoubliable où toi et moi nous sommes voués à Dionysos, dans son temple de Baiae, je n’ai point retrouvé mon extase d’alors. Je ne puis me résoudre à croire ces prêtres au crâne rasé. Après la cérémonie, j’ai seulement songé que j’avais payé trop cher quelques connaissances sans grande signification.

Mais ne va pas croire que je me suis complu dans la seule compagnie des prêtres d’Isis et des femmes de leur temple. J’ai lié connaissance aussi avec des acteurs et des chanteurs, et même avec des athlètes qui combattent les taureaux dans le cirque. J’ai assisté à quelques représentations d’anciennes pièces grecques que l’on pourrait fort bien traduire en latin pour les faire représenter à Rome. Mais je ne recherche point ce genre de réputation flatteuse. Si je te dis tout cela, c’est pour te montrer que le temps passe vite à Alexandrie, capitale plus raffinée, plus dissolue et plus dévorante que Rome même.

C’est toutefois au Mouseion, la bibliothèque voisine du port, que je passe le plus clair de mon temps. Il s’agit en fait d’un ensemble de plusieurs bibliothèques : un groupe d’édifices qui constitue un quartier entier de la cité. Les vieillards dont j’y ai fait la connaissance déplorent l’état de délabrement des collections, car ils vivent dans le passé. Ils affirment que ce monument ne retrouvera jamais son ancienne gloire par la faute de Jules César qui, assiégé dans la ville, mit le feu à la flotte égyptienne dans le port. Plusieurs bâtiments furent incendiés par la même occasion et le feu détruisit une centaine de milliers de rouleaux irremplaçables, œuvres des Anciens.

Il m’a pourtant fallu des semaines pour apprendre à me servir des catalogues afin de retrouver les ouvrages que je désirais lire. Il existe des dizaines de milliers de rouleaux de commentaires sur la seule Iliade, pour ne rien dire des travaux consacrés à Platon et Aristote, logés dans des bâtiments distincts. Outre tout cela, on trouve d’innombrables rouleaux qui ne figurent sur aucun catalogue et qui n’ont sans doute jamais été lus depuis qu’ils ont été adjoints aux collections.

Pour des raisons politiques que je puis comprendre, les autorités ne tenaient guère à me voir exhumer les prédictions des Anciens ni à m’aider dans mes recherches. J’ai dû trouver mon chemin comme à tâtons, par des questions indirectes, gagnant leur confiance par des présents et des festins. Les bibliothécaires sont mal rétribués et ne possèdent pas de fortune personnelle, comme c’est souvent le cas des plus sages d’entre les érudits et toujours celui des hommes qui aiment les livres plus que leur propre vie, plus que la prunelle de leurs yeux.

De cette manière, j’ai réussi à dénicher une longue série de prédictions célèbres ou obscures aux quatre coins de la bibliothèque. Il m’apparaît qu’au long des âges et chez tous les peuples, les prophéties ont toujours revêtu une forme semblable : elles sont obscures et ambiguës comme les plus irritants oracles. À vrai dire, je me suis plus d’une fois surpris à laisser de côté tout ce fatras amphigourique pour me plonger dans le récit d’aventure et de voyage de quelque auteur grec convenablement menteur. Alors j’étais parfois saisi du désir de mettre de côté toutes ces prophéties contradictoires pour me consacrer moi-même à la rédaction de quelque récit façonné à la manière de ces contes grecs. Mais, malgré ma naissance, je suis encore trop romain pour me laisser aller à écrire au gré de ma seule imagination.

On trouve également, dans cette bibliothèque, des contes érotiques qui auraient fait paraître naïf notre pauvre Ovide. Les uns sont d’origine grecque, d’autres des traductions en grec d’anciens écrits d’Égypte. Et franchement, je ne saurais dire lesquels sont les meilleurs. Mais après la lecture de quelques-uns, on finit par ne plus éprouver que dégoût. Depuis Auguste, les rouleaux de cette collection ont été rangés dans des départements secrets et il n’est permis à personne de les copier. Seuls les chercheurs sont autorisés à les consulter.

Pour en revenir aux prophéties, il y en a d’anciennes et de modernes. Les premières concernaient déjà Alexandre, pour ne pas parler d’Octave Auguste qui étendit sa paix sur le monde entier. Ce dont je me suis rendu compte, c’est que celui qui cherche à approfondir le sens d’une prédiction est grandement tenté d’interpréter selon les critères de son temps et de sa propre fantaisie.

Il y a cependant une chose dont je suis absolument convaincu, et cette conviction est confirmée tant par les événements de notre époque que par les astres : le monde s’achemine vers une ère nouvelle qui aura ses caractéristiques propres. C’est si clair et si évident que tous les astrologues, ceux d’Alexandrie et ceux de Chaldée, de même que ceux de Rhodes et de Rome, ont été unanimes à le prédire. C’est d’une évidence relevant de la logique que la naissance du nouveau souverain universel se place sous le signe du Poisson.

L’empereur Auguste a peut-être été ce souverain du monde, lui qui, dès son vivant, fut dans les provinces adoré tel un dieu. Je t’ai déjà raconté à Rome que mon père adoptif, Marcus Manilius(1), signala dans son ouvrage sur l’astronomie la conjonction de Saturne et de Jupiter dans la constellation du Poisson. Naturellement, il a dû pour des raisons politiques supprimer cette partie, mais il n’en demeure pas moins que les astrologues d’ici se souviennent parfaitement de cette conjonction. Si le futur roi a réellement vu le jour à ce moment-là, il devrait aujourd’hui être âgé de trente-sept ans ; on aurait, à mon avis, déjà entendu parler de lui.

Tu seras sans doute surprise que je parle si ouvertement dans une lettre de ce qu’un matin, parmi les roses de Baiae, je t’avais confié en grand secret, si forte était ma conviction d’alors que nul au monde ne me comprenait mieux que toi, ô Tullia. J’ai acquis maintenant de l’expérience et la maturité donne à l’homme le courage de regarder les prophéties en face. Un vieil homme presque aveugle m’a dit un jour au Mouseion que les prédictions étaient l’affaire des jeunes ; il est vrai qu’après avoir lu mille livres, l’homme commence à pressentir l’amère vérité. Et dix mille le désespèrent à jamais.

Mes propos sont clairs parce que je pense également que, de nos jours, personne ne peut prétendre garder un secret pour lui seul. On écoute et répète la conversation la plus confidentielle et il n’y a pas une lettre qui ne soit lue et copiée si besoin est. Nous vivons une époque de méfiance et de suspicion. Et je suis arrivé à la conclusion qu’il est préférable de parler et d’écrire sans aucun artifice.

Grâce à l’héritage dont je t’ai parlé, j’ai suffisamment de biens pour satisfaire mes goûts de luxe, pas assez néanmoins pour susciter des envies dangereuses de m’en priver. Ma naissance ne me permet pas de prétendre à des fonctions publiques qui ne me tentent nullement d’ailleurs – il ne me serait pourtant point difficile de les obtenir, mais je n’ai jamais eu d’ambition à ce sujet.

Les étoiles indiquent le chemin de l’Orient. Tu m’as fait quitter Rome pour te débarrasser de moi, Tullia, ô ma parjure bien-aimée. Sans doute ma présence commençait-elle à t’ennuyer. Par bravade, je jurai alors de partir à la recherche du roi de la terre dont les temps étaient arrivés. Je fis serment d’être un des premiers à me trouver à ses côtés, de lui offrir mes services et d’en recevoir le juste prix afin d’être en mesure un jour de devenir ton quatrième ou ton cinquième époux.

N’aie aucune crainte ! Il ne viendrait à l’idée de personne de me poursuivre pour de tels projets. Nul n’a eu vent du moindre signe annonciateur de la naissance du souverain universel. On le saurait à Alexandrie puisque c’est ici le centre du monde, le point de convergence de toutes les rumeurs, de toutes les philosophies et de toutes les roueries. D’ailleurs, il y a déjà plus de trente ans que Tibère lui-même a entendu parler de cette conjonction de Saturne et de Jupiter et l’homme dont on ne doit point tracer le nom dans une lettre n’en ignore rien. Mais je crois sincèrement, ô Tullia, que nul souverain du monde ne nous viendra de l’Orient.

Et je sais bien, ô mon amour, que l’étude des prédictions n’a été pour moi qu’un palliatif, qu’un essai d’évasion pour penser à autre chose qui ne fut pas toi. Quand je me réveille le matin, vers toi va ma première pensée, et la nuit, lorsque je m’endors, tu es la dernière à quitter mon esprit agité. J’ai rêvé de toi et j’ai veillé des nuits entières en pensant à toi. Un rouleau de parchemin ne pourra jamais remplacer la femme aimée.

Après les prophéties, je me suis mis à l’étude des textes sacrés des Hébreux. Il y a à Alexandrie un philosophe juif du nom de Philon qui enseigne ces textes d’un point de vue allégorique, un peu comme les Grecs et les Romains ont expliqué Homère. Il croit que, par l’intermédiaire de la philosophie grecque, il rendra la religion de son peuple plus accessible.

Tu connais les Juifs et leur religion. Même à Rome ils ont réussi à se créer une vie à part et ne sacrifient pas aux dieux locaux ; bien des gens d’ailleurs les craignent pour cette raison et nombreuses sont les familles qui ont déjà fait du septième jour un jour de repos comme le prescrit la coutume juive. Mais la plupart des gens les méprisent, car ils ont un seul dieu, dont apparemment ils ne possèdent même pas l’image.

Dans leurs écrits sacrés, en tout cas, ils conservent précieusement depuis les temps les plus anciens, la prophétie concernant le futur souverain du monde ; c’est la prophétie à laquelle leurs saints font allusion sans relâche et qu’ils vénèrent entre toutes ; le roi annoncé sera leur messie et ils prétendent qu’ils gouverneront l’univers lorsque son règne sera venu. Telle est l’impudence de la vaine chimère forgée par un peuple abreuvé de souffrances et d’ignominies : depuis l’esclavage en pays d’Égypte et de Babylone jusqu’à la délivrance par les Perses, en passant par maintes destructions de leur temple, la dernière datant de Pompée qui y mit le feu involontairement. En outre, ce peuple diffère des autres peuples en ceci qu’il ne possède qu’un seul temple, construit dans le sein de sa cité de Jérusalem, les synagogues, éparpillées sur le reste de la terre, n’étant en effet que des lieux de réunion consacrés aux chants et aux commentaires de leurs écritures.

Cette prophétie, annonçant la naissance d’un roi grâce auquel les fils d’Israël domineront le monde, est à l’origine d’une haine très répandue à leur égard bien qu’ils ne la proclament point, se contentant de la conserver et de vivre à l’écart des autres nations. Cependant, ils ne la cachent pas non plus et leurs érudits, lorsqu’ils rencontrent un étranger attentif, s’offrent avec plaisir à lui expliquer leurs textes saints. Du moins, procèdent-ils de la sorte à Alexandrie.

Certains savants, dont Philon, interprètent ce qui concerne le Messie d’une manière métaphorique, mais ils m’ont assuré qu’il était également nécessaire de l’analyser selon l’esprit de la lettre. Je suis personnellement convaincu qu’il faut avoir baigné dès son enfance dans cette religion pour prendre au sérieux des écrits dont l’interprétation me paraît fort ambiguë. Je dois certes reconnaître qu’en comparaison d’obscures prédictions dénichées dans les bibliothèques, celle des fils d’Israël est de loin la plus claire !

Les érudits d’Alexandrie sont dépourvus de préjugés et l’on peut trouver parmi eux de véritables philosophes qui ne répugnent point à partager un repas avec des étrangers. L’un d’eux fut mon ami et nous avons ensemble dégusté le vin sans mélange. Ainsi va la vie à Alexandrie ! Cet homme, sous l’empire du vin, s’épancha en parlant du futur Messie et de l’hégémonie universelle de son peuple.

Il me raconta, dans le dessein de me démontrer à quel point on prend chez lui cette prophétie au pied de la lettre, que leur grand roi Hérode, au déclin de sa vie, fit tuer les enfants mâles d’une ville entière car des sages, venus de Chaldée derrière une étoile, affirmaient naïvement que le nouveau roi avait vu le jour en Judée et le vieux souverain voulait préserver sa succession ! À en juger par cette fable, il était aussi suspicieux que ce roi de l’antiquité qui se retira sur une île pour y achever sa vie.

Tu comprendras, ô Tullia, que cette histoire m’ait enthousiasmé ! Connaissant la date de la mort d’Hérode, je n’ai guère eu de mal à calculer que la date du massacre avait coïncidé avec la conjonction de Saturne et de Jupiter. Ce conte démontre que la rencontre de ces astres a donc préoccupé de la même manière les sages juifs et orientaux et ceux de Rhodes et de Rome.

— Tu crois donc que le futur Messie fut assassiné au berceau ? demandai-je.

La barbe dégoulinante de vin, mon jeune commensal juif se mit à rire.

— Qui aurait pu tuer le Messie ? répondit-il. Hérode était malade et n’avait pas toute sa tête. Puis, effrayé de ce qu’il venait de dire, il ajouta en regardant autour de lui : Il ne faut pas croire que le Messie fût né à cette époque-là. Le temps n’a pas été annoncé. Nous avions naturellement déjà entendu parler de lui. En outre, chaque génération voit naître un faux messie qui vient troubler la paix des gens simples de Jérusalem.

Mais l’idée trottait dans sa tête et lorsqu’il eut bu davantage, il me dit d’un air entendu :

— À l’époque d’Hérode, nombreuses furent les familles qui s’enfuirent de Jérusalem et des autres villes vers l’Égypte. Les unes y sont restées, tandis que d’autres sont retournées dans leur village d’origine dès la mort du roi.

— Veux-tu dire, interrogeai-je, qu’elles auraient emmené avec elles le Messie qui venait de naître pour le sauver de la persécution ?

— Sache que je suis saducéen, répliqua-t-il.

Ainsi parla-t-il pour établir qu’il connaissait le monde et n’était pas attaché outre mesure aux traditions judaïques.

— Voilà pourquoi j’ai des doutes, poursuivit-il. Je ne crois pas, comme les Pharisiens, à l’immortalité de l’âme. Lorsqu’un homme meurt, il est étendu et tout est fini. Voilà ce que disent les Écritures. Et puisqu’on ne vit qu’une fois et dans ce bas-monde, il est raisonnable de chercher ici ses plaisirs. Nos grands rois ne s’en privaient point, bien que l’excès de jouissances terrestres ait attristé le sage Salomon. Même l’homme le plus savant garde cependant, dans un recoin de son âme, un peu de la foi de son enfance ; et précisément, lorsqu’il boit du vin sans le mêler d’eau, ce qui en soi est déjà un péché, il peut croire ce qu’avec l’esprit clair il refuserait d’admettre. Ainsi vais-je te conter une histoire que l’on me narra lorsque j’eus atteint ma majorité à l’âge de douze ans. Il faut que tu saches que le jour du repos, tout travail manuel est absolument interdit.

« À l’époque d’Hérode donc, un artisan d’un certain âge s’enfuit de Bethléem en Judée avec sa jeune femme et un petit enfant nouveau-né. Arrivés en Égypte, ils s’établirent dans les champs de balsamines. L’homme gagnait sa vie en travaillant de ses mains et nul n’aurait pu dire quoi que ce soit à leur sujet. Or, un samedi, les Juifs du village surprirent le petit enfant, qui avait alors trois ans, en train de fabriquer des hirondelles d’argile. Ils allèrent chercher la mère, puisque son fils avait fait une chose défendue un jour de repos. Mais le petit enfant souffla sur les oiseaux en terre qui s’envolèrent tels des oiseaux doués de vie. Peu après, la famille disparut du village.

— Tu veux dire, demandai-je, l’esprit troublé, car je savais que mon ami était un homme dépourvu de préjugés, tu veux dire que je dois croire ce conte à dormir debout ?

Il secoua la tête et se mit à fixer un point vague de ses yeux globuleux. C’était un homme affable et fier comme on en rencontre souvent chez les descendants des vieilles familles de sa race.

— Non, ce n’est pas ce que je veux dire, affirma-t-il. Je pense qu’une histoire aussi simple que celle que je viens de te conter témoigne seulement d’une chose : au temps d’Hérode, une famille, poussée par la peur émigra en Égypte où, bien qu’elle fût d’apparence modeste, elle attira l’attention des gens, pour sa piété, peut-être, ou tout autre motif. Peut-être la mère défendit-elle le petit enfant qui avait violé la loi du sabbat en citant les Écritures si sagement qu’elle ferma la bouche de ses accusateurs ; ou peut-être encore l’explication de ce conte était-elle si compliquée que je l’ai oubliée. On peut, de toute façon, démontrer n’importe quoi avec nos Écritures. Lorsque la famille disparut aussi mystérieusement qu’elle était apparue, les gens imaginèrent une explication compréhensible pour des esprits enfantins. Si l’on pouvait conserver l’esprit d’enfance, conclut-il, et croire avec la même foi dans les Écritures ! Cela vaudrait mieux que d’osciller perpétuellement entre deux mondes ! Jamais je ne serai un Grec et, au fond de mon cœur, je ne suis plus un fils d’Abraham.

Le jour suivant, j’avais mal à la tête et me sentais désemparé. Ce n’était pas la première fois que ce sentiment m’envahissait dans cette ville. Je passai la journée aux thermes : l’eau, le massage, la gymnastique et un bon repas me plongèrent dans un monde dénué de toute réalité, comme si le monde réel se fût éloigné de moi et que mon corps lui-même fût devenu une ombre. J’avais déjà éprouvé cette sensation, elle me vient de mon origine. Ce n’est pas pour rien que mon deuxième nom est Mezentius ! Lorsqu’il se trouve dans cet état, l’homme est plus sensible aux augures mêmes s’il lui est plus difficile de distinguer les vrais des faux.

Lorsque je quittai la fraîche température du porche des thermes, la chaleur de la rue me suffoqua et je fus aveuglé par le soleil alors dans toute sa force. Je me sentais toujours dans le même état. Je me mis à errer par les rues, sans but, comme un aveugle. Et tandis que je cheminais de la sorte, comme absent de moi-même, abruti et écrasé de soleil, un guide qui pensait avoir affaire à un étranger, s’accrocha à mes vêtements et me proposa avec force gestes une visite dans les bas-quartiers de Canoppe, au phare ou au temple du bœuf Apis. C’était un homme entêté que ce guide, et je ne pus me défaire de lui jusqu’à ce que la voix de quelqu’un qui criait l’interrompît dans son discours. Il me montra de son doigt sale celui qui criait et dit en éclatant de rire :

— Regarde ce Juif !

Au coin du marché aux légumes, se tenait un homme vêtu de peaux de bêtes. Sa barbe et sa chevelure étaient hirsutes, son visage émacié par le jeûne et ses pieds pleins de crevasses. Il hurlait sans cesse un message monotone en araméen.

— Peut-être ne comprends-tu pas ce qu’il dit ? demanda le guide.

Mais, tu le sais, j’ai passé mes jeunes années à Antioche, je parle et comprends donc l’araméen. Il y eut même un temps où j’envisageai sérieusement la carrière de secrétaire de proconsul en Orient, mais lorsque j’entrai à l’école de Rhodes, je commençai à comprendre ce que je voulais faire de ma vie.

Voilà pourquoi je compris ce que disait le Juif. Il venait d’arriver du désert et criait sans relâche d’une voix cassée et virulente à la fois :

— Que celui qui a des oreilles entende ! Le royaume approche. Préparez le chemin !

— Il annonce la venue du roi des Juifs, commenta le guide. Ces déments venus du désert envahissent la ville tels des essaims de guêpes et il y en a tellement que la police ne peut tous les fouetter comme ils le méritent. De toute façon, ce n’est pas de mauvaise politique de les laisser se battre entre eux ! Pendant qu’ils se tâtonnent, nous autres du gymnasium nous sommes bien tranquilles. Je ne connais pas de peuple plus sanguinaire qu’eux. Heureusement qu’ils se détestent plus entre eux qu’ils ne nous détestent nous, qu’ils traitent de païens.

Pendant qu’il parlait ainsi, la voix éraillée et fatiguée continuait de répéter les mêmes mots, si bien qu’ils se gravèrent dans mon esprit. Ils annonçaient la venue prochaine du royaume, et, dans l’état mental qui était le mien à ce moment-là, j’interprétai ce message comme un présage qui m’intéressait personnellement. C’était comme si subitement toutes les prophéties que j’avais étudiées durant l’hiver, se fussent dépouillées de leur obscurité pour se traduire par ces quelques mots fulgurants de clarté : « Le royaume est proche ! »

Le guide ne tarissait pas d’explications, fermement agrippé au pan de ma tunique.

— Ce sera bientôt la fête juive de la Pâque. Les dernières caravanes et les derniers bateaux qui amènent les pèlerins à Jérusalem s’apprêtent à partir. On va voir ce qui va encore se passer cette année, là-bas !

— J’aimerais bien visiter la ville sainte des Juifs, ne pus-je m’empêcher de dire.

Dès lors, le guide se montra débordant d’enthousiasme.

— Tu as bien raison, vociféra-t-il. Le temple d’Hérode est une des merveilles du monde. Qui ne l’a pas visité n’a rien vu au cours de ses voyages. Et tu n’as pas à craindre de troubles ! Je plaisantais tout à l’heure ! Les routes de Judée sont très sûres et la discipline romaine règne à Jérusalem où une légion demeure en permanence pour maintenir l’ordre. Suis-moi seulement quelques pas et je suis certain que grâce à mes bonnes relations je pourrai obtenir pour toi une place dans un vaisseau de passagers en partance pour Joppé ou Césarée. Naturellement, ils vont tous pousser les hauts cris et dire qu’il n’y a plus une seule place en raison de la Pâque ! Mais je parlerai pour toi ; ce serait vraiment une honte qu’un noble Romain tel que toi ne trouve pas un billet sur ce bateau.

Il tira sur le bord de ma tunique avec une telle obstination que c’est presque malgré moi que je le suivis jusqu’au bureau d’un armateur syrien, à quelques pas du marché aux légumes. Là, on nous apprit que je n’étais pas le seul étranger qui désirât se joindre aux pèlerins de la Pâques à Jérusalem. Outre les Juifs, venus de tous les coins du monde, il y avait d’autres voyageurs désireux de voir du pays.

Ce ne fut que bien plus tard, lorsque le guide eût marchandé comme seuls savent le faire les Grecs et les Syriens, que je me rendis compte que j’avais en ma possession un billet me donnant droit à une couchette dans un vaisseau de passagers qui s’apprêtait à appareiller vers la côte de Judée. On m’assura que c’était le seul et ultime bateau qui allait quitter Alexandrie ; et s’il avait quelque retard, c’était parce qu’il était neuf et que l’on devait encore effectuer des travaux de finition avant de lever l’ancre, demain matin, pour son premier voyage. Ainsi pouvais-je partir rassuré et ne craindre ni la crasse ni les parasites qui rendent habituellement si pénibles les voyages vers ces côtes-là !

Le guide, pour ses services, exigea cinq drachmes que je me laissai voler presque avec plaisir : il avait eu une idée et su prendre une décision. Il se montra fort satisfait et tenta même d’obtenir une commission du représentant de l’armateur. Avant la tombée de la nuit, je me rendis chez mon banquier qui me signa un billet à ordre payable à Jérusalem. J’ai suffisamment d’expérience pour ne jamais porter sur moi une quantité excessive de monnaie lorsque je pars en voyage.

Je réglai mes comptes à l’auberge où j’avais élu domicile, liquidai les quelques dettes que je pouvais avoir, et le soir, fis mes adieux aux rares amis auxquels je devais cette attention. À vrai dire, je n’osai guère leur avouer le but de mon périple de peur qu’ils ne se moquassent de moi ; je leur signalai seulement mon départ et les assurai que la saison d’automne me ramènerait parmi eux.

Cette nuit-là, je ne pus fermer l’œil avant une heure fort avancée et je me rendais compte plus vivement que jamais combien l’hiver brûlant d’Alexandrie m’avait épuisé le corps et l’âme. Il est évident que cette ville monumentale est une des merveilles du monde. Mais le moment était venu pour moi de l’abandonner, sinon je me serais perdu dans le tourbillon de cette cité assoiffée de plaisirs et saturée de philosophie grecque. Un homme dépourvu de volonté tel que moi, s’il demeurait trop de temps à Alexandrie, pourrait parvenir à un tel degré de laisser-aller qu’il n’en pourrait plus jamais repartir.

Aussi étais-je d’avis qu’une traversée en mer et une randonnée de quelques jours par les routes romaines de Judée ne pouvaient que m’être bénéfiques tant au point de vue physique que moral. Mais, ainsi qu’il arrive toujours, on me réveilla très tôt le matin pour embarquer ; ayant si peu dormi, je me sentis tout étourdi à l’idée de devoir quitter le confort de la vie civilisée pour me diriger vers le pays inconnu et hostile des Juifs, à la poursuite d’une illusion créée de toutes pièces dans ma tête par d’obscures prophéties.

Lorsqu’une fois sur le port, je m’aperçus à quel point j’avais été floué, mon état d’esprit ne s’en trouva guère soulagé. Tout au contraire. J’eus beaucoup de mal à trouver mon bateau : tout d’abord, en effet, je n’arrivais pas à admettre que le rafiot pourri et répugnant amarré devant mes yeux pût être le navire flambant neuf, prêt à lever l’ancre pour sa première traversée dont m’avait parlé le Syrien. Certes, il était vrai que des travaux de finition restaient à faire, car il ne pourrait se maintenir à flot si l’on n’apportait le plus grand soin à en aveugler toutes les voies d’eau et à bien calfater sa coque. L’armateur avait fait brûler un encens de mauvaise qualité sur le pont afin d’en chasser les autres odeurs ; et les bouffées qui s’en exhalaient me rappelèrent les maisons de plaisir de Canoppe. Les flancs vermoulus étaient couverts d’étoffes multicolores et on avait ramené du marché tout proche des brassées de fleurs fanées afin de donner un air de fête au départ.

Bref, cette carcasse décrépite, rafistolée à grand peine pour qu’elle n’allât pas à pic, me faisait penser à une de ces vieilles prostituées habituées des ports, qui n’osent se montrer à la lumière du jour sans s’affubler de toilettes aux couleurs criardes, sans dissimuler sous d’épaisses couches de fards les rides de leurs joues et sans s’asperger de la tête aux pieds d’un parfum bon marché qui empeste à cent milles à la ronde. Il me sembla remarquer une expression de ruse totalement dépourvue d’aménité dans le regard que me jeta l’officier de bord en me recevant. Il jura ses grands dieux que ce vaisseau me conviendrait parfaitement, tout en m’indiquant ma couchette au milieu d’une confusion assourdissante de cris, de pleurs, de bagarres et de bruyants adieux.

Quel parti pouvais-je donc prendre, sinon celui d’éclater de rire en laissant là ma colère ? À vrai dire, j’avais été moi-même l’artisan de cette déconvenue et celui qui tremble devant chaque danger se rend la vie insupportable. Je ne crois point que l’homme, quoi qu’il fasse, soit à même de prolonger d’une seule coudée le temps que les dieux lui ont accordé ; et l’enseignement des nombreux philosophes que j’ai eu l’occasion de suivre n’a fait que me confirmer dans cette conviction.

Il existe pourtant de par le monde des hommes fortunés, remplis d’égoïsme et de superstition, qui, malgré la loi romaine, font en leur nom sacrifier à la déesse aux trois têtes un jeune esclave, espérant que les années de vie volées au malheureux prolongeront les leurs. Dans n’importe quelle ville d’Orient, on peut dénicher un sorcier ou un prêtre renégat capable de prononcer les paroles magiques et disposé, contre une bonne récompense, à accomplir ce sacrifice. Mais je pense que l’homme, en agissant ainsi, n’obtient que de se leurrer lui-même et n’est que la victime de ses cruels délires. Certes, la capacité de l’humaine nature à se tromper et à croire en la réalité de ses désirs ou de ses rêves est sans limites. Mais je doute que, même lorsque je serai vieux, si jamais je le deviens, la mort m’inspire une telle frayeur qu’elle m’entraîne à des superstitions pareilles.

Conscient du ridicule de la situation, je trouvai une consolation à penser que le vaisseau naviguerait le long des côtes et que j’étais bon nageur. Je me laissai envahir par un détachement plein de bonne humeur et n’éprouvai plus la moindre colère au sujet de l’escroquerie dont j’avais été victime. Je décidai de tout supporter dans les meilleures conditions possibles et de profiter de la traversée afin d’en retirer pour plus tard quelque plaisant récit, en exagérant les souffrances et les désagréments que j’aurais endurés.

On leva l’ancre, les rames entrèrent en action dans le désordre le plus total, la poupe se détacha du quai et le capitaine versa une coupe par-dessus bord en invoquant le nom de la déesse de la chance. Il n’aurait pu mieux choisir la destinataire de ses libations ! Il n’ignorait point, j’en suis sûr, que seule Fortune pouvait nous conduire à bon port. Les pèlerins juifs élevèrent leurs bras vers le ciel, en implorant dans leur langue sacrée l’aide de leur dieu pour affronter les périls de la mer.

À la proue du navire, une jeune fille couronnée de fleurs commença à jouer de la lyre, accompagnée par la flûte de son jeune compagnon et le son des instruments amena à nos oreilles la mélodie de la dernière chanson en vogue d’Alexandrie. Les Juifs s’aperçurent alors avec horreur que le navire donnait asile à une troupe de comédiens ambulants, mais il était trop tard pour se lamenter. Et pour mettre un comble à leur malheur, la plupart des voyageurs étaient d’une autre race et par conséquent immondes à leurs yeux. Ils ne purent faire moins que se résigner et nous accepter, se contentant de laver leurs plats sans relâche.

La solitude est un luxe rare de nos jours. Pour l’apprécier à sa juste valeur, je n’ai jamais pu subir autour de moi la présence d’esclaves à l’affût du moindre de mes gestes et je plains sincèrement ceux que leur position ou leur goût du confort obligent à passer leur vie entourés d’esclaves à toute heure du jour et de la nuit ! Durant la traversée, hélas ! j’ai bien été contraint de me passer de ce luxe car j’eus à partager ma cabine avec des gens de tout poil et tout acabit. Les pèlerins eurent droit à une cabine particulière où on leur permit d’allumer un feu dans une caisse remplie de sable, afin de préparer leur propre nourriture. Faute de quoi, ils auraient touché le rivage de Judée si contaminés par nos immondes personnes, qu’ils n’auraient peut-être pas osé poursuivre leur voyage jusqu’à leur ville sacrée ! Leurs lois et disciplines de purification sont d’une extrême rigueur.

Si une douce brise n’eût pas gonflé la voile en poupe, je crois que jamais nous ne serions arrivés à destination, car l’état des rameurs n’était guère meilleur que celui du navire : vieux, haletants, asthmatiques, boiteux, infirmes, ils étaient en un mot de vrais débris humains. Et ce n’étaient même pas tous des esclaves ; ils faisaient partie de la racaille que l’on rencontre dans tous les ports et qui fournit une main-d’œuvre bon marché lorsque affamée, elle s’enrôle sur un bateau en partance pour obtenir le travail d’un esclave. Ils auraient tenu merveilleusement le rôle du chœur dans une comédie satirique. Je vis le garde-chiourme lui-même qui marquait la cadence du haut d’une plate-forme, se tordre de rire à voir les rames s’entrechoquer et les rameurs s’écrouler endormis sous les bancs. Je suis persuadé qu’il n’utilisait son fouet que pour ne pas perdre la main, sachant combien il était impossible de tirer quoi que ce soit de ces hommes.

Je n’ai pas grand-chose à raconter du voyage lui-même, sinon que le vaisseau n’était pas le lieu idéal pour susciter en moi quelque piété ou pour préparer mon esprit à une prochaine visite de la cité des saintes prophéties ! Il fallait toute la foi des pèlerins et le respect qu’ils portent à leur temple pour qu’ils prient ainsi les bras au ciel, matin et soir, et chantent au milieu du jour des psaumes pleins d’allégresse ou de mélancolie en l’honneur de leur dieu. Entre-temps, on pouvait entendre, venant de la proue, les chansons grecques que répétaient les artistes, et, lorsque les rameurs s’installaient, nous parvenaient, du fond de la cale, un chœur sans fin de rauques lamentations.

La jeune fille grecque qui, couronnée de fleurs, avait chanté au début du voyage en s’accompagnant de la lyre, s’appelait Myrina. Mince, le nez retroussé, elle avait des yeux verts au regard froid et pénétrant. Malgré son extrême jeunesse, elle savait, outre jouer de la lyre et chanter, exécuter des danses acrobatiques et c’était chaque jour un plaisir de la voir s’entraîner pour garder la souplesse de son corps gracile ; mais les Juifs confits en dévotion se voilaient la face, s’indignant devant pareil scandale.

Myrina est un nom d’amazone. C’est elle-même qui m’expliqua, sans la moindre gêne, qu’on lui avait donné ce nom en raison de sa minceur et parce qu’elle n’avait pas de poitrine. Elle avait déjà travaillé en Judée et sur l’autre rive du Jourdain, ainsi que dans quelques villes grecques de la Pérée. Elle me raconta qu’à Jérusalem Hérode a construit un théâtre, mais elle n’avait pas grand espoir d’obtenir un contrat pour un spectacle car le peuple était si pauvre que l’on n’y donnait guère de représentations. Les Juifs détestent le théâtre et tout ce qui émane de la civilisation grecque, y compris les aqueducs ; quant à l’aristocratie, elle ne forme pas une société assez importante pour remplir une salle de spectacles. C’est pourquoi elle et les siens joueraient dans la ville de garnison de la douzième légion, construite par les Romains sur l’autre rive du Jourdain. Le public, bien qu’un peu rude, y était toujours débordant d’enthousiasme. Ils espéraient également pouvoir travailler à Tibériade, bâtie au bord du lac, et passeraient peut-être tenter leur chance, au retour, à Césarée, la cité romaine de la côte de Judée.

Pendant la nuit qui suivit cette conversation tout amicale, Myrina se glissa très silencieusement à mes côtés en chuchotant à mes oreilles que je la rendrais très heureuse si je voulais bien lui donner quelque monnaie d’argent : ses amis et elle se trouvaient fort démunis et préoccupés par l’achat des costumes et chaussures de scène. Sans cette impérieuse nécessité, elle n’aurait jamais osé une telle prière, elle qui était une jeune fille tout à fait convenable.

Je fouillai à tâtons dans ma bourse et trouvai une lourde pièce de dix drachmes que je mis dans sa main. Myrina, enchantée, me serra dans ses bras et me donna des baisers en m’invitant à faire d’elle selon mon désir.

Et elle ne fut pas peu surprise en se rendant compte que je ne désirais rien : l’hiver passé à Alexandrie m’a pour tout de bon dégoûté des femmes. Elle me demanda alors d’une petite voix innocente si je préférais partager ma couche avec son frère, tout jeune garçon encore imberbe. Je n’ai jamais pu partager cette coutume chère aux Grecs même si j’ai connu à Rhodes, à l’époque de mes études, un admirateur platonique. Après que je lui eusse assuré que je ne désirais d’elle qu’une simple relation amicale, elle conclut que j’avais fait vœu de chasteté, ce que je confirmai pour clore le débat, et elle me laissa désormais en paix.

Puis dans l’obscurité de la cabine, et comme pour me remercier, elle se mit à me parler des Juifs, racontant que les plus évolués d’entre eux ne considèrent pas une faute le fait de commettre l’adultère avec une étrangère, du moment qu’elle ne fréquente pas les femmes de leur race ; et, pour me prouver sa bonne foi, elle me conta quelques anecdotes que j’eus bien du mal à croire : j’avais des notions de la mentalité des fils d’Israël grâce à la fréquentation de leurs érudits vivant à Alexandrie.

Lorsque, dans le lointain, se profilèrent les montagnes de la Judée, par-delà la mer qu’irisaient les premières lueurs de l’aube, Myrina en était à me confier ses rêves telle une jeune fille ouvrant son cœur à un ami plus âgé ; elle n’ignorait point que le succès d’une danseuse est éphémère et caressait le rêve d’économiser suffisamment d’argent pour ouvrir une boutique de parfums, doublée d’une paisible maison de plaisirs, dans une ville côtière réputée pour sa tolérance. Puis, me jetant un regard de ses yeux pleins d’innocence, elle me déclara qu’elle aurait moins à attendre si elle rencontrait un riche amant : du fond du cœur, je lui souhaitai cette chance.

Que ce soit grâce à la fermeté du capitaine, à un hasard bienheureux ou encore aux prières obstinées des pèlerins, la vérité est que nous finîmes par accoster, certes couverts de piqûres d’insectes, morts de faim et de soif et repoussants de crasse, mais sans autre mésaventure, au port de Joppé, trois jours avant la Pâques qui, tombant cette année un samedi, jour consacré au repos, était sacrée à double titre. Les passagers pèlerins avaient un si grand désir d’entreprendre leur voyage, qu’ils prirent à peine le temps de se purifier et de manger avec leurs coreligionnaires, avant de partir, cette même nuit, pour Jérusalem. La nuit était pleine de douceur, des myriades d’étoiles scintillaient au-dessus de l’onde et c’était un véritable délice de cheminer au clair de lune. Nombreux étaient les vaisseaux à l’ancre dans le port, qui venaient d’Italie, d’Espagne et d’Afrique. Je compris alors mieux que jamais le magnifique négoce que devait représenter pour les armateurs du monde entier l’amour que les Hébreux portent à leur temple.

Tu sais bien que je n’ai aucun orgueil en moi. Je me refusai cependant à partir dès le matin avec un groupe de comédiens grecs bien qu’ils eussent beaucoup insisté, voyant en moi sans doute un protecteur éventuel ; il n’y avait en effet parmi eux aucun citoyen romain. Mais je décidai de demeurer tranquillement à Joppé : je terminerais cette lettre commencée à bord pour tuer le temps et tenterais de mettre au clair pour moi-même la capricieuse raison de mon voyage.

Je me mis donc en quête d’une chambre dans une auberge, et c’est là que je trace les derniers mots avant de me reposer des rigueurs de la traversée. J’ai pris un bain, me suis arrosé de poudres contre les parasites et j’ai fait don aux pauvres des vêtements que je portais à bord ; j’avais soulevé un véritable tollé en annonçant mon intention de les brûler ! À présent que j’ai bouclé et parfumé ma chevelure, que j’ai revêtu les habits neufs que je viens d’acheter, je commence à me retrouver moi-même. Suivant mes habitudes de simplicité, je ne m’étais pas encombré de nombreux bagages : des papyrus et le matériel pour écrire ainsi que de menus souvenirs d’Alexandrie dont je ferai présent si l’occasion m’en est fournie.

Le plus fortuné des voyageurs comme le plus humble peut trouver au marché de Joppé le moyen le plus adéquat pour se déplacer : on lui proposera une litière avec escorte, un char à bœufs, ou encore un chameau conduit par un guide. Mais je t’ai déjà dit que la solitude est mon luxe préféré. J’ai donc l’intention de louer un âne, de le charger de mes maigres effets, d’une gourde de vin et d’un sac de vivres pour voyager à pied comme un bon pèlerin. L’exercice physique ne peut que me faire du bien après tant de jours d’inactivité à Alexandrie. Je sais par ailleurs qu’il n’y a pas lieu de craindre les bandits car les chemins sont pleins de monde en route pour Jérusalem et les patrouilles de la douzième légion romaine surveillent le trajet.

Je voudrais que tu saches, ô ma Tullia bien-aimée, que je ne t’ai point parlé de Myrina et des femmes d’Alexandrie pour t’offenser ou te rendre jalouse. Et cependant, si tu pouvais souffrir un peu ! Mais ma crainte est si forte que tu sois seulement satisfaite de t’être débarrassée de moi si astucieusement ! Il est si pénible d’ignorer tout de tes pensées ! Peut-être as-tu véritablement connu quelque empêchement pour me rejoindre ? L’automne prochain, je reviendrai t’attendre à Alexandrie jusqu’à la fin de la saison navigable. J’ai laissé là-bas toutes mes affaires, je n’ai même pas apporté un seul livre. Si je ne me trouvais pas sur le port, mon adresse sera au bureau de ma banque. Mais mon cœur a la profonde certitude que cet automne, à l’instar de l’automne passé, le port me verra une nouvelle fois attendre avec ferveur les navires en provenance d’Italie.

Je ne sais si tu auras la patience de lire ma lettre jusqu’à la fin. J’ai essayé de la rendre le plus vivante possible. À vrai dire, mon esprit est plus sérieux que ce que tu pourrais en déduire. Toute ma vie j’ai hésité entre Épicure et l’école du Portique(2), entre le plaisir et le renoncement. Dans la cité d’Alexandrie, je me suis consumé dans l’excès de plaisir et de volupté. Mais tu sais aussi bien que moi que le plaisir et l’amour sont deux choses distinctes. On peut s’entraîner au plaisir comme à l’athlétisme ou à la natation. En revanche, il est absolument extraordinaire, incroyable, de rencontrer un être pour lequel on sent que l’on est venu au monde. Je suis né pour toi, ô ma Tullia, et mon cœur insensé me répète encore et toujours que toi de même tu es née pour moi. Souviens-toi des nuits de Baiae parmi les roses…

Ne prends cependant pas trop au sérieux ce que je dis au sujet des prophéties. Mais peu m’importe que ta bouche orgueilleuse aise en souriant : « Marcus reste le même, toujours un rêveur incurable ! » parce que si je n’étais ainsi, tu ne m’aimerais pas. Si tant est que tu m’aimes encore, ce que j’ignore.

Joppé est un port très ancien, entièrement syrien. Quel bonheur de t’avoir écrit, ô Tullia ! Ne m’oublie pas !

Aucun bateau pour Brundisium ne quittera le pays avant la fin de la Pâques. J’enverrai donc cette lettre de Jérusalem.

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