Deuxième lettre

Marcus à Tullia, salut !


C’est aujourd’hui la Pâques et je t’écris du fort Antonia qui se trouve à l’intérieur de Jérusalem, la Ville sainte. Quelque chose m’est arrivé, quelque chose dont je n’aurais pu avoir l’idée et que je ne peux encore définir exactement. Je suis désorienté, ô Tullia, et j’écris dans l’espoir de m’expliquer à moi-même ce qui m’est survenu.

Je n’éprouve plus aucun mépris pour les augures, peut-être d’ailleurs n’en ai-je jamais véritablement éprouvé même si j’en ai quelque peu manifesté dans mes dires ou mes écrits. Je suis absolument persuadé à présent que ce n’est pas moi qui ai choisi d’entreprendre ce voyage et que, même si je l’avais voulu, je n’aurais pu l’empêcher. Mais j’ignore à quelles forces j’ai obéi ! Je vais tout reprendre depuis le commencement.

Nous en étions restés à mon projet de louer un âne au marché de Joppé, projet que je mis à exécution malgré toutes les offres plus à même de faciliter mon voyage. Je quittai donc la côte sans plus tarder, me joignant aux derniers pèlerins en route pour Jérusalem. Mon âne, animal bien dressé, doux et docile, ne me fit aucune difficulté durant le trajet ; il donnait l’impression d’avoir parcouru le chemin de Joppé à Jérusalem et de Jérusalem à Joppé tant et tant de fois qu’il en connaissait chaque puits et chaque halte, chaque village et chaque auberge. Je n’avais point besoin de meilleur guide et je crois même que cet animal nourrissait quelque affection pour ma personne car je ne le montai guère, pas même dans les descentes, me contentant de marcher à pied à son côté.

Il n’y a guère plus de deux étapes de légion de Joppé à Jérusalem, mais naturellement la marche en terrain montagneux fatigue davantage le voyageur qu’en terrain plat. Peu importe cependant, car la Judée est une fort belle région, pleine de vergers que l’on prend grand plaisir à traverser. Dans les vallées, les amandiers déjà avaient perdu leurs fleurs mais la garrigue offrait les siennes le long du chemin, petites fleurs aux douces fragrances pénétrantes. J’étais reposé, comme rajeuni, et j’éprouvais autant de bonheur à cheminer ainsi qu’au temps de mes jeunes années lorsque je m’adonnais à quelque discipline sportive.

Aussi bien grâce à mon éducation qu’à la prudence que j’ai acquise au cours des tribulations de ma vie, j’attache peu de prix aux formes extérieures. Je préfère ne me détacher de la masse ni par ma conduite ni par mon habillement. Je ne ressens nul besoin de serviteurs ou de messagers pour annoncer mon arrivée, et, sur la route, lorsque passaient au galop les seigneurs, houspillant leurs montures et leurs esclaves, je me mettais humblement sur le bas-côté avec mon âne. J’aimais mieux contempler les mouvements si pleins d’intelligence des oreilles de ce dernier quand il me regardait que parler avec les personnes distinguées qui s’arrêtaient parfois pour me saluer et me prier de les accompagner.

Les Juifs cousent des franges aux bords de leurs manteaux, c’est à cela d’ailleurs qu’on les reconnaît de par le monde car pour le reste, ils sont vêtus comme les autres mortels. Mais ce chemin, que Rome a transformé en une excellente route militaire, est si ancien et a vu passer tant de gens de tant de pays, que personne ne me remarqua malgré l’absence de franges à mon vêtement. À l’étape, on me donna comme à tout-un-chacun de l’eau pour que boive mon âne et que je me lave les mains et les pieds. Les serviteurs n’avaient guère le temps, au milieu de l’agitation générale, de faire des distinctions entre Juifs et étrangers ! Il régnait une atmosphère de fête comme si, à l’instar des Juifs, tous les hommes s’étaient mis en chemin pour célébrer leur délivrance de l’esclavage du pays d’Égypte.

J’aurais pu arriver à Jérusalem dès la seconde nuit du voyage à condition de me presser. Mais étant étranger, je ne me sentais point concerné par la hâte que témoignaient les pèlerins. Je me délectais à respirer l’air pur des montagnes de Judée et ne me lassais pas de contempler leurs flancs couverts de fleurs de toutes les couleurs. Après la joyeuse vie que j’avais menée à Alexandrie, mon esprit était comme libéré et je jouissais pleinement de chacun de ces instants ; le pain me paraissait plus savoureux que toutes les gourmandises d’Égypte, et pour garder toute l’acuité de mes perceptions, je n’ajoutai pas une seule goutte de vin à l’eau tout au long du voyage : l’eau pure était pour moi le meilleur des nectars.

J’allais par le chemin au gré de mon humeur. Ainsi la mélodie du chalumeau des bergers, lorsqu’ils rassemblent leurs troupeaux au crépuscule, me surprit assez loin de Jérusalem. J’aurais pu, après un moment de repos, poursuivre ma route au clair de lune pour atteindre mon but, mais l’on m’avait tant vanté le spectacle merveilleux qu’offre Jérusalem au voyageur qui arrive de l’autre côté de la vallée, avec son temple scintillant de tout son or dominant la colline et la blancheur de ses marbres resplendissant au soleil, que c’est ainsi que je voulais voir pour la première fois la ville sacrée des Hébreux.

C’est pourquoi, à la grande surprise de mon âne, je quittai le chemin pour échanger quelques mots avec un berger qui, dans le couchant, conduisait son troupeau de moutons à l’abri d’une grotte à flanc de montagne. Il s’exprimait dans un patois local, mais il comprit mon araméen et m’assura qu’il n’y avait point de loups dans la région. Il n’avait pas de chien pour protéger ses brebis des bêtes sauvages, se contentant de dormir lui-même à l’entrée de la grotte pour en éloigner les chacals. Sa besace contenait seulement du pain d’orge noir et une grosse boule de fromage de chèvre ; il parut fort satisfait lorsque je partageai avec lui mon pain de blé, ma guimauve, mes figues sèches ; mais, quand il se rendit compte que je n’étais pas de la même religion que lui, il refusa la viande que je lui offrais. Il ne s’éloigna point de moi cependant.

Nous soupâmes près de l’entrée de la grotte et mon âne se mit à brouter alentour. Le monde se teinta du violet intense des anémones de montagne, puis la nuit tomba et les étoiles scintillèrent dans le ciel. L’obscurité amena avec elle un peu de fraîcheur et de l’abri me parvenait la chaleur dégagée par les brebis. L’odeur de laine s’accentua mais ce n’était pas du tout désagréable, bien plutôt accueillant comme un parfum d’enfance et de foyer. Et mes yeux se remplirent de larmes, mais je ne pleurais pas sur toi, ô Tullia ! Je crus alors que je pleurais à cause de la fatigue du voyage qui avait épuisé les forces de mon corps affaibli ; mais sans doute versai-je ces larmes sur moi-même, sur toute ma vie passée, tout ce que j’avais perdu et tout ce qui était encore à venir. À ce moment précis, je me serais penché sans la moindre crainte pour boire à la fontaine de l’oubli.

Je dormis à la belle étoile devant la grotte, le firmament en guise de toit comme le plus humble des pèlerins. Mon sommeil fut si profond que le berger avait déjà gagné la montagne avec son troupeau lorsque j’ouvris les yeux. Je ne me souviens pas avoir rêvé d’aucun présage, mais au réveil, tout, l’air et la terre, me parut différent. Le flanc de la montagne exposé à l’Occident était encore dans l’ombre tandis que le soleil illuminait déjà les pentes des collines d’en face. J’avais l’impression que l’on m’avait roué de coups et ressentais une très grande lassitude qui m’ôtait toute envie de bouger. L’âne remuait la tête paresseusement. Je ne parvenais pas à comprendre ce qui m’arrivait : mon épuisement était-il donc si grand qu’une randonnée de deux jours suivis d’une nuit à la dure pussent m’abattre à ce point ? Puis je pensais que le temps sans doute allait changer, car j’ai toujours été sensible à ses variations comme aux songes et aux augures.

Ma peine était si lourde que je fus incapable de manger. Je bus à la gourde deux gorgées de vin qui ne me firent nul effet. J’en vins à craindre d’avoir bu une eau frelatée ou contracté quelque maladie.

Au loin, sur le sentier, des voyageurs gravissaient le versant de la montagne. Je mis un temps assez long à vaincre mon inertie. À grande peine, je me résolus enfin à charger l’âne et regagnai la route. Il me fallut faire un grand effort pour grimper la côte mais, une fois parvenu au sommet, je compris enfin la raison de mon état. Un vent sec et brûlant me frappa le visage. C’était le vent du désert. Ce vent qui se lève pour souffler sans trêve ni repos, apportant aux humains la maladie et la migraine, ce vent qui siffle sans relâche sous les portes, par toutes les failles et tous les orifices des maisons. Quand le souffle du désert passe sur les humains, la nuit, les volets claquent et les femmes sont prises de nausée.

En un instant, le visage et la gorge me brûlèrent. Le soleil, déjà haut dans le ciel, n’était plus qu’une boule incandescente. Enfin je vis surgir de l’autre côté de la vallée la ville sainte des Hébreux, ceinturée de murailles. Les yeux enflammés et la saveur salée du vent dans ma bouche, je découvris les tours du palais d’Hérode, les maisons agglutinées tout au long des collines entourant la capitale, le théâtre, le cirque, puis, dominant l’ensemble, le temple avec ses remparts, ses bâtiments, ses portiques, brillant de blancheur et d’or.

Mais l’aveuglante lumière du soleil m’empêcha de contempler le temple dans toute sa splendeur : le marbre n’éblouissait pas plus que l’or ne scintillait. Certes, c’était majestueux, imposant, une incomparable merveille de l’architecture moderne, qui ne soulevait point en moi le même enthousiasme que chez les Juifs : je le regardais avec attention mais également avec indifférence. Je le regardais parce que je ne pouvais faire moins après un si long voyage, mais je n’étais plus aussi jeune que lorsque j’admirai pour la première fois le temple d’Éphèse. Et je ne pus ressentir le même désir ardent de beauté et de pureté avec ce vent salin dont la poussière me brûlait les yeux.

L’âne me considéra d’une manière étrange et je dus le pousser afin qu’il se dépêchât. En effet, lorsque nous avions atteint le sommet de la montagne, il s’était arrêté de lui-même à l’endroit le plus adéquat pour observer le paysage et sans doute s’attendait-il à ce que je proférasse des exclamations d’admiration et de félicité, des hymnes de gloire et des prières. Je m’adressai d’amers reproches d’être ainsi esclave de mon propre corps au point de me trouver dans l’incapacité d’apprécier un spectacle sacré pour une multitude de gens, à cause d’une malheureuse fatigue physique et d’un vent incommodant.

Les oreilles agitées de colère, l’âne se mit à descendre le sentier escarpé. Je marchais près de lui, que j’agrippai par le licol. Au fur et à mesure que nous descendions, le vent devenait plus supportable et, en bas de la vallée, c’était à peine si l’on sentait un léger souffle. Enfin, vers le milieu du jour, nous atteignîmes la voie romaine où le chemin de Joppé s’unit à celui de Césarée, large route parcourue par une foule de gens qui se dirigeaient vers la ville. Je remarquai que des groupes stationnaient près de la porte, le regard tourné vers une des proches collines, cependant que la plupart se voilaient la face en pressant le pas. Alors mon âne fit un écart, et, en levant les yeux, je vis au sommet de la hauteur couverte d’aubépines, trois croix et je parvins à distinguer les corps des suppliciés qui se tordaient de douleur. Sur le flanc de la colline menant à la porte, une grande multitude s’était assemblée, contemplant les croix.

La foule gênait également le passage sur le chemin de sorte que, même si j’avais désiré poursuivre ma route, je ne l’aurais pu. J’ai souvent eu l’occasion, au cours de ma vie, de voir des malfaiteurs crucifiés et je me suis toujours arrêté devant leur agonie afin d’endurcir mon âme et d’être capable de contempler la souffrance humaine d’un regard dépourvu d’émotion. J’ai vu dans le cirque mourir des hommes de mille façons différentes plus cruelles encore, mais dans ces spectacles du moins éprouve-t-on de l’angoisse, ce qui n’est pas le cas dans celui de la crucifixion qui n’est qu’une manière infamante et lente de donner la mort en châtiment d’un quelconque délit. Je me réjouis d’être citoyen romain – et quand ce ne serait que pour cette raison, je continuerais à m’en réjouir ! – car je suis assuré de périr rapidement par l’épée si j’en viens à commettre une faute passible de la peine de mort.

Si j’avais été dans un autre état d’esprit, sans doute me serais-je détourné de ce mauvais présage et aurais-je poursuivi mon chemin coûte que coûte. Mais, inexplicablement, la vue de ces trois potences augmenta l’angoisse qui m’étreignait par la faute du temps bien que je n’eusse, à l’évidence, rien à voir avec la destinée des condamnés. J’ignore pourquoi, mais je sais que cela devait se passer ainsi : prenant donc l’âne par son licol, je m’écartai du chemin et sans mot dire, me frayant un passage parmi la foule, je portai mes pas vers le lieu du supplice.

Près des croix, quelques soldats originaires de Syrie et appartenant à la douzième légion jouaient aux dés, allongés sur le sol, tout en buvant de leur vin aigre. Il ne pouvait s’agir d’esclaves ou de vulgaires malfaiteurs car, outre les soldats, un centurion faisait partie de la garde.

Je jetai tout d’abord un regard indifférent sur ces crucifiés dans les corps étaient tendus par la douleur. Puis mon attention fut attirée par un écriteau placé sur la croix du milieu, juste au-dessus de la tête du supplicié et portant ces mots écrits en grec, en latin et dans la langue du pays : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs ». Au premier abord, le sens de cette inscription m’échappa et je ne sus qu’en penser. Je remarquai ensuite, sur la tête inclinée du mourant, une couronne d’épines posée comme une couronne royale. Des gouttes de sang sourdaient de chaque blessure faite par les pointes acérées.

À peu près au même moment, l’écriteau ainsi que le visage du condamné se dérobèrent à ma vue, le soleil se cacha et, en plein jour, les ténèbres se firent si denses que c’est à peine si l’on pouvait distinguer les personnes les plus proches. De même qu’au cours d’une éclipse de soleil, les oiseaux se turent, les hommes devinrent muets, et l’on entendait seulement le choc des dés contre le bouclier et la respiration haletante des suppliciés.

Comme je te l’avais écrit à moitié sérieusement dans ma lettre précédente, Tullia, j’avais quitté Alexandrie pour me mettre à la recherche du roi des Juifs, et voici que je le trouvais devant la porte de Jérusalem, crucifié sur une colline, respirant encore. Je compris alors le sens des mots que j’avais lus et, en voyant la couronne d’épines sur sa tête, il n’y eut en moi plus aucun doute que j’eusse bien trouvé celui que j’avais cherché, l’homme dont la naissance avait été annoncée par la conjonction de Saturne et de Jupiter dans le signe du Poisson, le roi des Juifs, qui selon l’écriture devait venir pour gouverner le monde. Il m’est impossible d’expliquer pourquoi et comment je le compris si clairement, mais il se pourrait bien que l’angoisse que j’avais éprouvée dès les premières heures du jour m’eût préparé à une apparition si remplie de tourment.

L’obscurcissement du ciel fut pour moi un soulagement car, de la sorte, je ne pouvais voir son agonie dans toute son horreur. J’avais eu le temps, cependant, de remarquer qu’on l’avait fouetté à la manière romaine. Pour cette raison, sans doute, était-il en plus mauvais état que ses compagnons de supplice, deux hommes robustes, apparemment gens de sac et de cordes.

La nature et les hommes firent silence pendant un moment lorsque le ciel devint sombre. Puis on commença à entendre des cris pleins de terreur et d’inquiétude. Je notai également que le centurion levait son regard vers le ciel d’un air éperdu. Alors, mes yeux s’accoutumant à l’obscurité, je pus distinguer de nouveau les contours du paysage et les traits de ceux qui se trouvaient autour de moi. Comme la panique gagnait la foule, quelques notables s’en détachèrent, membres du gouvernement reconnaissables à leur coiffure, ainsi que des scribes dont le manteau était orné de franges somptueuses. Ils se mirent à hurler des insultes au crucifié dans le but manifeste d’exciter la foule. Ils lui demandaient de prouver qu’il fût roi, de descendre de la croix, ils criaient tant et plus des choses iniques en se référant, à ce qu’il me parut, à ce que le crucifié lui-même avait promis auparavant aux foules.

Ainsi tentèrent-ils de mettre le peuple de leur côté et certains vociférèrent à leur tour des insultes à l’encontre du malheureux. Mais nombreux furent ceux qui gardèrent un silence obstiné, comme s’ils avaient voulu dissimuler leurs véritables sentiments. À en juger par leurs traits et leur habillement, les spectateurs étaient en général de condition modeste, et parmi eux se trouvaient de nombreux paysans venus à Jérusalem en l’honneur de la fête de la Pâques. J’eus l’impression qu’ils cachaient au plus profond de leur cœur une extrême compassion à l’égard de leur roi crucifié, bien qu’ils n’osassent point la manifester par crainte des légionnaires et de leurs propres autorités. De nombreuses femmes étaient présentes et plusieurs d’entre elles pleuraient, la tête voilée.

En entendant les cris, le crucifié souleva sa tête chancelante et se redressa, prenant appui sur le madrier auquel ses pieds étaient cloués. On l’avait mis en croix avec les genoux pliés afin qu’il ne mourût pas trop rapidement d’asphyxie. Haletant, il aspira une goulée d’air, tandis que des crampes faisaient tressaillir son corps couvert de sang. Puis il ouvrit ses yeux éteints et regarda autour de lui comme s’il cherchait quelque chose. Mais il ne répondit point aux paroles injurieuses ; il avait besoin de toute sa force pour supporter les souffrances de son propre corps.

Les deux autres condamnés se portaient encore assez bien. Celui de gauche profita de l’agitation pour faire des grimaces aux gens, puis, tournant la tête vers celui que l’on appelait roi, il joignit ses railleries à celles qui venaient d’en bas.

— N’es-tu pas le fils de Dieu ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi !

Mais celui de droite le reprenant, défendit le roi en disant :

— Nous, nous souffrons et c’est justice, nous payons nos actes, mais lui n’a rien fait de mal !

Puis d’une humble voix emplie de tristesse, il s’adressa au roi :

— Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton royaume !

Si près de la mort et dans une telle situation, il parlait encore du royaume ! Si j’avais été le même qu’autrefois, sans doute eussé-je ri de bon cœur d’une fidélité de cette sorte ; mais je n’eus guère envie de me réjouir. Le dialogue était trop lugubre. Et plus grande encore fut ma surprise lorsque le roi des Juifs tourna sa tête douloureuse vers son compagnon, le consolant d’une voix étouffée.

— En vérité, je te le dis, dès aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis.

Le sens de ces paroles m’échappa. À ce moment, un scribe passa près de moi, qui inspectait la foule d’un air soupçonneux. Je me plaçai en travers de sa route pour l’interroger.

— Que veut dire votre roi en parlant de paradis ? Pourquoi l’a-t-on crucifié s’il n’a rien fait de mal ?

Le docteur de la loi laissa échapper un rire moqueur.

— On voit que tu n’es pas de Jérusalem ! me répondit-il. Tu ne vas pas donner plus de créance au témoignage d’un bandit qu’à celui des anciens du peuple et du gouverneur de Rome qui l’a condamné ? Il a prétendu être le roi des Juifs et il a blasphémé ! Même sur la croix il insulte Dieu en parlant du paradis !

Et il s’enveloppa plus étroitement dans son manteau afin qu’aucune de ses franges ne frôlât mes vêtements. Je me sentis insulté par ce geste.

— Je vais me renseigner sur cette affaire, m’écriai-je.

Il me lança alors un regard chargé de menaces.

— Occupe-toi de tes propres affaires ! m’avertit-il. Tu n’as pas l’air d’appartenir à son groupe. Il a perverti un grand nombre de gens, mais maintenant il ne pervertira plus personne. N’aie pas pitié de lui, c’était un agitateur et un fomenteur de troubles, bien pire encore que les malfaiteurs qui l’entourent.

Ma compassion se transforma en colère, je bousculai le scribe et, oubliant mon âne et mon apparence, m’approchai du centurion auquel j’adressai la parole en latin afin de donner plus de poids à mon discours.

— Je suis citoyen romain et ce Juif me menace !

Le centurion jeta les yeux sur moi, soupira d’un air excédé, puis se mit à faire les cent pas d’une allure martiale devant la foule l’obligeant à reculer un peu, laissant ainsi plus d’espace vide au pied des croix. Ensuite, il me salua en latin pour me prouver sa culture mais poursuivit aussitôt en grec.

— Du calme, frère ! Si tu es vraiment citoyen romain, il ne sied guère à ta dignité de chercher querelle aux Juifs, surtout une veille de samedi.

Puis, se tournant vers la foule, il cria :

— Allez ! Allez ! Tout le monde chez soi ! Assez de bavardages, les miracles, c’est fini pour aujourd’hui ! Rentrez sagement chez vous manger votre agneau grillé et puisse un os vous rester en travers du gosier !

J’en déduisis que, parmi la foule, il devait y avoir des gens qui s’attendaient sérieusement à un miracle, peut-être que leur roi descendît seul de sa croix ? Mais ils restaient silencieux à l’écart des autres, craignant leurs prêtres et leurs scribes. Un certain nombre de personnes obéirent au centurion et se dirigèrent vers la cité dont le chemin s’était quelque peu dégagé.

Avec un coup de coude point trop respectueux, le centurion m’invita à le suivre :

— Viens donc te désaltérer en ma compagnie ! Je suis de service ici, mais cette histoire ne nous regarde pas. Les Juifs ont toujours tué leurs prophètes ! S’ils veulent crucifier leur roi avec l’aide des Romains, nous n’avons pas à le leur interdire.

Je le suivis de l’autre côté des potences. Sur le sol étaient entassés les vêtements des condamnés, répartis en petits paquets par les soldats. Le centurion ramassa leur gourde et me la tendit. Pour ne pas l’offenser, je bus une gorgée de ce vin aigre distribué dans les légions. Il but à son tour, rota et dit :

— Buvons, c’est ce que nous avons de mieux à faire ! Heureusement que mon service se termine à la tombée de la nuit ! C’est la veille du sabbat et les Juifs n’ont pas l’habitude de laisser les cadavres sur la croix durant la nuit. Tout Jérusalem n’est qu’un nœud de vipères sifflantes, poursuivit-il. Plus je connais les gens de ce pays, plus je suis convaincu que les meilleurs d’entre eux sont ceux qui sont morts. Pour cette raison, il n’est pas si mal qu’ils puissent voir la veille de leur fête des épouvantails cloués sur des planches au bord du chemin. Ils apprennent ainsi qu’il est dangereux de faire du désordre ou de tuer sans réfléchir des étrangers confiants. Mais celui-ci est innocent, c’est un prophète !

Le ciel était toujours sombre. Il s’éclairait parfois, prenant une couleur rougeâtre, pour bientôt s’obscurcir à nouveau. L’air étouffant rendait la respiration malaisée.

— On dirait que le vent du désert a soulevé un nuage de sable vers l’est, dit le centurion en levant la tête. Mais je n’avais jamais vu un nuage aussi sombre ! Si j’étais Juif, je penserais que le soleil s’est voilé la face et que le ciel pleure la mort du fils de Dieu, puisque Jésus disait être fils de Dieu et que, pour cette raison, il doit souffrir une mort si terrible.

Il ne me traitait pas avec un respect démesuré et, profitant du fait que nous étions si peu éclairés, il inspectait d’un œil scrutateur mon visage et ma présentation, essayant de se faire une opinion à mon sujet. Il voulut rire, mais le rire se figea sur ses lèvres et il leva les yeux au ciel une nouvelle fois.

— Les animaux eux-mêmes sont pleins d’inquiétude, dit-il. Les chiens et les renards, pris de démence, fuient vers les hauteurs et les chameaux ont piétiné tout le jour devant la porte, refusant avec obstination de pénétrer dans la cité. C’est un mauvais jour pour la ville.

— Un mauvais jour pour le monde entier, ajoutai-je, le cœur étreint par un angoissant pressentiment.

Le centurion sursauta en entendant ces mots qu’il balaya d’un geste, disant comme pour se défendre :

— Vraiment, c’est une affaire purement juive, elle ne concerne nullement les Romains. Le gouverneur s’est refusé à la juger, il l’aurait mis en liberté mais la populace a crié d’une seule voix : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! » Le Sanhédrin a menacé d’en appeler à l’empereur lui-même, accusant le gouverneur de protéger un agitateur. Alors, ce dernier s’est lavé les mains afin de se purifier du sang innocent, tandis que les Juifs hurlaient, jurant qu’ils répondraient eux-mêmes du sang du prophète.

— À propos, qui est l’actuel proconsul de Rome ? demandai-je. Je devrais le savoir, mais je suis étranger en Judée. Je viens d’Alexandrie où j’ai passé l’hiver pour étudier.

— Ponce Pilate, répondit le centurion en me jetant un regard méprisant.

Sans doute me prenait-il pour un philosophe coureur de chemins. La nouvelle cependant me surprit.

— Je le connais, m’exclamai-je. Ou du moins j’ai connu son épouse à Rome ! Son nom n’est-il pas Claudia ? N’est-elle pas de la famille des Procula ?

J’avais été autrefois invité chez les Procula, dans leur résidence romaine et j’avais assisté à la lecture d’une pièce fort ennuyeuse toute à la gloire de ce que la famille avait accompli pour Rome en Asie. Mais le vin et les autres rafraîchissements y étaient d’excellente qualité et j’avais eu une fort spirituelle conversation avec Claudia Procula bien qu’elle fût sensiblement plus âgée que moi. C’était une femme remarquablement cultivée et douée d’une grande sensibilité ; nous nous étions promis à plusieurs reprises de nous revoir et ce n’était point simple mondanité. Mais, pour une raison ou pour une autre, nous n’avions jamais eu l’occasion de nous rencontrer. Je me souvenais vaguement qu’elle était tombée malade, puis qu’elle avait quitté Rome. Tu es si jeune encore, ô Tullia, qu’à peine tu dois t’en souvenir. Elle fréquentait également la cour de Tibère avant qu’il n’allât à Capri.

La nouvelle était pour moi si inattendue que, durant un moment, j’oubliai ce qui se passait alentour pour me souvenir de ma jeunesse et de mes premières désillusions et déceptions. Le centurion me rappela à la réalité en reprenant ses explications.

— Si tu es un ami du proconsul, citoyen romain et étranger dans la ville, je te conseille vivement de chercher la compagnie des Romains pendant les fêtes. Tu ne peux imaginer le fanatisme des Juifs durant leurs fêtes religieuses. C’est pour cela que le proconsul s’est déplacé de Césarée à Jérusalem, afin d’être à même d’étouffer dans l’œuf la moindre agitation. Peut-être la populace se tiendra-t-elle tranquille après avoir assisté au supplice du saint homme, mais on ne peut jamais être sûr de rien. Ses adeptes, pour le moins, ont disparu et ne pourront plus occasionner de troubles du fait que cet homme n’est pas descendu de sa croix.

Le centurion se planta au pied des mâts, examina attentivement le roi couronné d’épines et les deux criminels, puis dit en homme fort de son expérience :

— Il ne va pas tarder à mourir. Les Juifs l’ont maltraité la nuit passée lorsqu’ils se sont saisis de lui et l’ont amené devant le Sanhédrin. Le proconsul de son côté l’a fait fouetter à la manière romaine croyant ainsi émouvoir la plèbe ou, pour le moins, avancer l’heure de sa mort. Tu n’ignores point qu’une bonne flagellation précédant la mise en croix est une véritable œuvre de miséricorde. En revanche, on devra briser les jambes des deux autres pour qu’ils pendent sans prendre appui sur leurs pieds ; ainsi mourront-ils d’asphyxie avant la nuit.

À cet instant précis, une terrible plainte d’animal, une plainte inouïe emplit l’air. Une lumière rouge, vacillante et ténébreuse à la fois, chassa l’obscurité et la foule apeurée commença à s’agiter. Mon âne, épouvanté, s’enfuit vers la ville avec tout son chargement. Des voyageurs l’arrêtèrent à dure peine ; la tête haut levée, l’âne lança une nouvelle fois un horrible braiment comme s’il exprimait toute l’angoisse de la nature. Je me hâtai de le rejoindre.

Maintenant il ne piétinait plus, mais tout son corps baigné de sueur était secoué de violents tremblements. Je fis mine de le caresser pour l’apaiser et cet animal jusqu’alors si tranquille, relevant la tête, essaya de me mordre. Un de ceux qui l’avaient arrêté dans sa course folle fit remarquer que tous les animaux aujourd’hui semblaient possédés du démon et que cela arrivait seulement lorsque soufflait le vent du désert.

Le chef des palefreniers accourut de la porte de la cité, examina le licol et le signe que l’âne avait dans une oreille.

— Cet âne est à nous, dit-il avec excitation. Que lui as-tu fait ? S’il tombe malade et que nous soyons contraints de l’achever, c’est toi qui en paieras les frais sans compter les dommages.

J’eus de la peine pour le pauvre âne, mais vraiment je n’avais jamais vu un animal trembler de cette façon.

— On dirait que vous êtes tous devenus fous à Jérusalem, protestai-je en commençant à le décharger. Je n’ai fait aucun mal à cet âne. Il a peur de l’odeur du sang et de la mort parce que vous avez crucifié votre roi.

Mais la dispute tourna court et les paquets glissèrent de mes mains lorsqu’une voix étrange emplit le monde et que la terre frémit sous mes pieds. Une fois déjà j’avais eu l’occasion d’éprouver une sensation semblable et je crus comprendre alors la cause de l’obscurcissement du soleil, du comportement des bêtes et de ma propre émotion haletante. Quoique j’eusse préféré m’étendre sur une couche, enfoncer ma tête sous les couvertures et tout oublier, je jugeai que ce n’était pas le moment d’entrer dans la ville pour me réfugier sous un toit.

— Ne discutons pas lorsque la terre tremble de douleur, dis-je au garçon d’écurie en lui donnant un denier d’argent. Prends soin de mes affaires. Je les récupérerai à la porte.

Il tenta de faire avancer l’animal, mais eut beau tirer en lui donnant force coups de pieds, la bête refusa de faire le moindre mouvement. L’ânier se résigna à lui entraver les pattes et, ajustant mes paquets sur son épaule, regagna la porte pour y reprendre sa faction.

Je ne sais si ce fut la crainte d’un tremblement de terre qui m’empêcha de franchir la porte de la cité ou si une force irrésistible me poussa à rebrousser chemin en direction des crucifiés de la colline, bien que le spectacle fût vraiment déplaisant. Du fond du cœur, j’élevais une prière à tous les dieux, connus et inconnus, et même à mes dieux lares : « J’ai étudié les prophéties de ma propre volonté, mais vos augures m’ont fait quitter Alexandrie pour conduire mes pas dans ce lieu et à ce moment précis. J’étais parti à la recherche du futur roi afin de me placer à ses côtés et d’en recevoir une récompense. Donnez-moi le courage nécessaire pour l’honorer jusqu’à sa mort, même si je n’en dois recevoir aucun prix. » Je gravis lentement la colline et me joignis aux groupes. À l’arrière-plan, des femmes pleuraient mais je ne pus distinguer leurs traits car elles portaient un voile sur la tête. Seul un jeune homme au beau visage déformé par la douleur et la peur se tenait auprès d’elles les protégeant et les consolant. Je demandai qui il était et le serviteur d’un scribe me répondit que les femmes avaient suivi Jésus depuis la Galilée où il avait perverti le peuple et désobéi à la loi.

— Quant au jeune homme, il fait partie de ses adeptes, mais il est interdit de le poursuivre car sa famille est amie du grand prêtre ; lui-même n’est qu’un jeune fou ! affirma-t-il, puis, me désignant d’un air goguenard la femme que soutenait le jeune homme, il ajouta : « Je crois que celle-là, c’est la mère du crucifié ! »

Je n’eus pas le courage de m’approcher pour leur adresser la parole, malgré le désir que j’avais d’entendre parler du condamné par ses propres adeptes. Mais mon cœur fut envahi de tristesse en pensant que la mère était présente à la mort infamante de son fils. Même les ennemis du roi semblaient respecter sa douleur et nul ne vint déranger le groupe des femmes éplorées.

Je demeurai donc auprès des autres tandis que le temps s’écoulait lentement. Une nouvelle fois, les ténèbres envahirent le ciel et l’on avait du mal à respirer l’air sec et brûlant. Des mouches et des taons s’agglutinaient dans les yeux et les blessures des suppliciés dont les corps étaient secoués de tremblements spasmodiques. Le roi Jésus se dressa une nouvelle fois sur sa croix, ouvrit ses yeux sans lumière et remua la tête avec violence.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! cria-t-il d’une voix forte, pourquoi m’as-tu abandonné ?

Sa voix était si oppressée que l’on eut du mal à saisir les paroles. Ceux qui étaient présents s’agitèrent, s’interrogeant les uns et les autres. Les uns croyaient qu’il avait dit que Dieu l’avait abandonné, tandis que d’autres assuraient qu’il avait appelé Élie – Élie, selon ce que je crus comprendre, est un des prophètes juifs monté au ciel sur un char de feu – et c’est pourquoi les plus cruels renouvelèrent leurs insultes l’invitant à monter, lui aussi, dans les cieux. Mais les curieux et ceux qui espéraient un miracle murmurèrent tout bas, faisant des vœux pour que le prophète Élie descendît réellement à son secours. Nombreux également furent ceux qui, en proie à la terreur, s’écartèrent des croix, prêts à se voiler la face.

Le roi parla encore du haut de sa croix. Les plus proches dirent qu’il se plaignait de la soif. L’un deux, pris de pitié, accourut au pied du mât, versa sur une éponge du vin aigre de la gourde des soldats puis, la fixant au bout d’une perche, l’éleva jusqu’au lèvres au malheureux. Ni les soldats ni le centurion ne firent le moindre geste pour s’y opposer. Je ne sais si Jésus était encore capable de boire, l’obscurité était si dense que nul ne pouvait voir son visage. Mais sans doute ses lèvres furent-elles suffisamment humectées car, malgré l’épouvantable agonie qu’il endurait, sa voix se fit plus claire et plus assurée lorsque, peu de temps après, il se dressa une dernière fois et hurla :

— Tout est accompli !

Cette exclamation du mourant donna lieu encore à diverses interprétations. Puis, dans les ténèbres, je perçus une sorte de craquement lorsque le corps s’affaissa suspendu par les mains, la tête tombée sur la poitrine. Terrible fut le bruit dans l’obscurité ! Je compris alors qu’il était entré en agonie et ne lèverait plus la tête désormais. Mon cœur en éprouva du soulagement pour lui car, si graves qu’eussent été ses fautes au regard des lois du pays, il les avait amplement payées.

Sous mes pieds, un frémissement du sol m’annonça que l’homme n’était plus. Ce fut un grondement souterrain, caverneux, plus sourd et en même temps plus effrayant que le fracas de la tempête. Le tumulte des voix se brisa net, les pierres roulèrent à grand bruit et je me jetai au sol à l’instar des autres spectateurs. Le tremblement fut de courte durée mais il nous emplit tous de terreur !

Il se fit alors un silence total, puis soudain nous parvint le claquement des sabots des chevaux qui avaient brisé leurs longes et s’enfuyaient au loin. Le ciel s’éclaira lentement, les ténèbres s’évanouirent et les hommes se relevèrent en secouant leurs vêtements. Les croix étaient toujours dressées mais Jésus de Nazareth, le roi des Juifs, pendait suspendu par les bras et ne respirait plus. Les soldats se relevèrent à leur tour et se groupèrent, remplis d’étonnement, pour le contempler tout en échangeant à voix basse des mots empreints d’effroi.

Je crois que le centurion exprima leur sentiment commun lorsqu’il dit :

— En vérité, cet homme était un juste !

Puis, regardant la multitude apeurée, il cria d’une voix pleine de courroux :

— Vraiment, cet homme était le fils de Dieu !

Je me souvins des prophéties que j’avais étudiées durant l’hiver et je me sentis envahi par le découragement. « La paix soit avec toi, ô souverain du monde, ô roi des Juifs ! murmurai-je pour moi-même, mais nous n’avons point vu ton royaume ! »

Je pris la résolution de m’informer sur ce qui s’était passé, sur les œuvres de cet homme et les raisons de sa condamnation contre laquelle nul ne s’était élevé ; peut-être avait-il prôné une politique trop rudimentaire ou n’avait-il trouvé d’appui auprès d’aucun personnage influent, ce qui ne m’étonnait guère car quel homme sensé prendrait le parti des Juifs dans l’espoir de conquérir le monde ?

Le soleil refit son apparition, mais sa lumière étrange donnait aux visages des hommes un horrible reflet cadavérique. Il faut maintenant que je t’avoue une chose, ô Tullia : je suis tout à fait incapable de te décrire le roi des Juifs. Je l’ai vu, de mes yeux vu, et je devrais donc pouvoir dessiner au moins un détail de ses traits bien qu’il fût dans un état épouvantable à cause de ses souffrances. Mais, malgré toute ma bonne volonté, je ne puis rien te dire, sinon que son visage était couvert de meurtrissures violacées et que le sang coulait des blessures de la couronne d’épines. On devait cependant déceler en lui quelque marque divine car, après avoir lu l’écriteau, je n’avais point douté un seul instant qu’il fût le roi des Juifs.

À présent que tout est terminé, j’aimerais pouvoir écrire qu’il était plein de dignité, mais j’ai bien peur que de telles paroles ne soient que le fruit de mon imagination. Mon esprit garde le souvenir d’une humble soumission, comme s’il acceptait sa destinée avec résignation. Mais comment un roi qui sait qu’il est né pour gouverner le monde peut-il se montrer si humblement soumis lorsqu’il meurt d’une mort infamante ? Et qu’a-t-il voulu dire par ces mots : « Tout est accompli ! » ? Voulait-il seulement signifier sa fin toute proche ?

Je n’ai donc pas regardé son visage en observateur attentif ; j’étais moi-même troublé et confus, comme si le respect m’eût empêché de le trop contempler durant tout le temps qu’il souffrait. En outre, tu dois te rappeler que tout advint dans une obscurité parfois si profonde que c’est à peine si l’on pouvait distinguer les silhouettes des crucifiés. Et lorsque le soleil reparut dans le ciel, il était déjà mort et je n’osai, eu égard au respect qu’il m’inspirait, l’offenser en contemplant impunément ses traits immobiles.

Après la mort du roi, la foule s’éloigna ; un grand espace demeura vide autour des croix. Les scribes et les grands prêtres se hâtèrent également de partir afin de préparer la fête du samedi, laissant sur place quelques hommes à eux pour observer la suite des événements. Un des malfaiteurs crucifiés commença à se plaindre misérablement de ses terribles tortures. Deux femmes apitoyées allèrent implorer le centurion d’accorder aux suppliciés le droit de boire du vin enivrant. Elles se servirent de la même éponge et de la même perche et tendirent à boire aux deux suppliciés.

D’après la positon du soleil, la troisième heure était déjà passée. Le centurion commença à battre la semelle d’un air inquiet ; sa tâche principale étant terminée, il voulait en finir le plus vite possible avec les autres condamnés. Le bourreau, accompagné d’un soldat, arriva juste à ce moment du fort Antonia, muni des instruments propres à sa charge. Il examina Jésus d’un œil expert, s’aperçut qu’il était mort, puis, froidement, se mit à rompre les jambes des autres. Terrifiant fut le bruit des os qu’il brisait ainsi, et abominables les hurlements de douleur qui suivirent ! Mais le bourreau expliqua aux deux hommes, comme pour les consoler, que ce travail-là était en fait un acte de charité. Le soldat qui l’escortait s’appelait Longinus. La déclaration du bourreau ne le satisfaisant pas, il perça le côté du roi des Juifs avec sa lance et lui ouvrit le cœur. Lorsqu’il ôta la lance de la blessure, on vit jaillir de celle-ci de l’eau mêlée à du sang.

Les soldats rassemblèrent leurs affaires ainsi que les vêtements des condamnés, tout en plaisantant, enfin détendus car leur désagréable corvée touchait à sa fin. Lorsque cependant cessèrent tout à fait les gémissements, quelques trublions, cachés au milieu de la foule, profitèrent de l’occasion pour lancer des cris véhéments contre les Romains. Alors les soldats, sans trop d’empressement, s’approchèrent des groupes et se mirent à bousculer les gens avec leurs boucliers. Dans la confusion qui s’ensuivit, un de ceux qui criaient eut la mâchoire brisée, ce qui cloua le bec de ses amis qui prirent le large, non sans menacer de tuer tous les Romains le jour où on leur donnerait des armes. Ce n’étaient pas des adeptes de Jésus mais des compagnons des autres condamnés, d’après ce que me dit le centurion.

Ce dernier jugea opportun d’adopter une attitude pleine de courtoisie à mon égard : il s’approcha et me pria d’excuser le tumulte, pensant sans nul doute que je n’avais pas manqué de me rendre compte de la facilité avec laquelle il en était venu à bout. Le proconsul a interdit de tuer les Juifs, sauf en cas de nécessité absolue, et l’on ne doit pas non plus arrêter les agitateurs ordinaires car ils sont toujours entourés de tout un menu peuple qui campe devant la porte du fort Antonia, prêt à vociférer et créer des troubles. Bref, il faut éviter à tout prix les affrontements et ce, surtout durant les fêtes religieuses. Ponce Pilate a adopté cette nouvelle politique après avoir, au début de son gouvernement, appliqué une méthode plus violente qui ne lui avait rapporté que déboires et même démêlés avec l’empereur.

— Mon nom est Adénabar, me dit pour conclure le centurion. Quand j’aurai terminé mon service, je t’accompagnerai au fort avec plaisir et te présenterai au proconsul au moment de mon rapport. Il vaut mieux que tu ne te promènes pas seul par la cité. Ces canailles nous ont vus ensemble et savent que tu n’es pas un des leurs. Nous serions bien avancés s’ils molestaient ou tuaient un citoyen romain ! Nous devrions faire une enquête, les châtier et dans cette maudite ville, ils ont au moins cent mille cachettes !

Puis en riant il ajouta :

— Nous allons donc nous éviter des complications inutiles ! J’éprouve de la sympathie pour toi, crois-moi, car j’ai de l’estime pour ceux qui étudient ; moi-même je sais lire et écrire, bien que je ne sois pas très fort en latin. Nous parviendrons, j’espère, à te loger dignement, bien que la forteresse soit à cet égard fort exiguë !

Puis il poursuivit disant que le proconsul, un homme aux goûts simples, a pour habitude, lorsqu’il vient à Jérusalem, de s’installer au fort sous la protection de la garnison ; certes, il trouverait dans le palais construit par Hérode un logement incomparablement plus luxueux mais la garnison est si réduite qu’il ne veut pas, ayant déjà été échaudé, la répartir en deux endroits différents. Antonia est une forteresse inexpugnable qui domine toute la zone du temple ; or tous les troubles prennent toujours naissance dans la cour du temple.

Adénabar me montra du doigt le cadavre sur la croix et se mit à rire.

— Une des choses les plus amusantes que fit ce prophète Jésus, dit-il, ce fut lorsqu’il chassa du portique du temple à coups de fouet les vendeurs de colombes et qu’il jeta par terre les tables des changeurs. Cette fois-là, les grands prêtres ne se risquèrent pas à lui tenir tête car il était suivi par de nombreux adeptes. Lorsqu’il entra à Jérusalem, monté sur un âne, le peuple en délire étendit son manteau sur le chemin en agitant des palmes. « Gloire au fils de David ! » criait-on partout. Les gens n’osaient pas manifester d’une autre façon qu’ils le considéraient vraiment comme leur roi. D’après ce que je sais, en tout cas, il était réellement de la maison et de la famille de David, à la fois du côté de sa mère et de son père.

Il me montra d’un discret mouvement de tête le groupe des femmes toujours sur le flanc de la colline.

— Sa mère est là-bas, dit-il dans un murmure.

Quand la foule se fut éloignée, les femmes se jetèrent par terre, comme épuisées par une douleur au-dessus de leurs forces et elles ne dissimulaient plus leurs visages qu’elles levèrent vers la croix. Il n’était point difficile de deviner laquelle de ces femmes était la mère. Encore relativement jeune, son visage me parut le plus beau qu’il m’ait été donné de voir jusqu’à ce jour. Même ainsi pétrifié dans sa douleur, il reflétait une suprême sérénité en même temps qu’il paraissait comme inaccessible. Tout dans son allure témoignait de son royal lignage et, bien que ses vêtements ne fussent pas différents de ceux des autres paysannes, son visage en était une preuve éclatante.

J’eus envie de la consoler, de lui dire que son fils était mort et qu’il avait désormais fini de souffrir. Mais son visage était si noble et si refermé sur sa souffrance que je n’eus point le courage de m’approcher d’elle. À côté, une autre femme, dont la face passionnée ne cessait de frémir, tenait son regard fixé sur la croix comme si elle ne parvenait pas encore à réaliser ce qui s’était passé. La troisième était plus âgée. On lisait plus de haine que de peine ou de désespoir dans ses traits sévères de femme d’Israël, comme si elle avait attendu un miracle jusqu’au dernier moment et qu’elle ne pardonnât point qu’il n’y en eût pas eu. Les autres regardaient de loin.

Je tournai de nouveau mes regards vers la mère de Jésus et restai les yeux fixés sur elle, comme ensorcelé, sans plus prêter attention au bavardage d’Adénabar. Je me réveillai de cette espèce de fascination lorsque, effleurant mon bras, le centurion me dit :

— Ma mission est maintenant terminée et je ne resterai pas un seul instant de plus dans ce sinistre endroit. Les Juifs n’auront qu’à s’occuper eux-mêmes de récupérer les cadavres s’ils ne veulent pas qu’ils demeurent sur la croix le samedi. Ceci n’est pas de mon ressort.

Il laissa cependant quelques hommes de garde au pied des croix. En fait, je pense qu’il abandonna ainsi le poste pour raccompagner le bourreau qui ne voulait pas rejoindre le fort avec pour seule escorte deux soldats ; les amis et les complices des bandits pouvaient fort bien lui avoir tendu une embuscade sur le chemin du retour. Mais la route était déserte et il n’y avait personne près de la porte. Une odeur de viande grillée s’échappait des maisons de la cité, parvenant jusqu’à nous, mais, à vrai dire, je n’éprouvais nulle envie de manger.

— Ce n’est pas encore le coucher du soleil, dit Adénabar après avoir scruté le ciel. Le samedi commence pour les Juifs lorsque trois étoiles brillent au firmament. Ce soir, ils mangeront leur agneau pascal ; une secte cependant l’a déjà mangé hier. Leur temple, ces jours-ci est un magnifique abattoir : en deux jours, ils ont répandu le sang de plusieurs milliers d’agneaux et, selon leur tradition, de chaque animal sacrifié les prêtres reçoivent une épaule tandis que leur dieu en reçoit la graisse.

Adénabar ordonna d’un ton sec au palefrenier qui gardait mes bagages près de la porte de les charger sur son dos et de nous accompagner jusqu’au fort. L’homme n’osa point élever de protestation et c’est donc dans cet équipage que nous partîmes, escortés par le martèlement des brodequins cloutés des soldats piétinant sur le pavé. Ces hommes étaient admirablement entraînés : je n’en ai vu aucun qui fût essoufflé en arrivant au fort tandis que moi, lorsque nous nous arrêtâmes devant la porte après avoir gravi le chemin escarpé, j’étais complètement hors d’haleine ! L’ânier laissa tomber mon baluchon sous l’arcade, signifiant par ce geste son refus de pénétrer à l’intérieur des bâtiments. En dépit d’Adénabar qui m’assurait que c’était inutile, je lui donnai deux oboles de récompense ce qui ne l’empêcha nullement, une fois qu’il se sentit hors de notre atteinte, de nous montrer le poing en vouant tous les Romains à la malédiction ! Mais lorsque la sentinelle leva sa lance d’un air plein de menaces, il prit ses jambes à son cou, poursuivi par les éclats de rire des légionnaires.

Dès que nous eûmes franchi le seuil, Adénabar s’arrêta, comme en proie à l’hésitation, me jetant sans cesse des coups d’œil pénétrants. Je compris sur-le-champ que ma tenue n’était point convenable pour être reçu par le proconsul, même si le centurion et moi nous étions parfaitement entendus sur la colline du supplice. Tout ici, en effet, respirait le rigorisme de l’ordre romain et je reconnus, non sans plaisir, cette odeur particulière aux casernes, mélange de métal, de cuir, de produits d’entretien et de fumée, qui incite le visiteur à jeter immédiatement un regard sur ses pieds pleins de poussière et à rectifier le pli de ses vêtements ; au milieu de la cour, se dressait l’autel de la légion devant lequel je fis le salut, mais je ne vis point le portrait de l’empereur.

« Le fort connaissait quelque difficulté pour l’approvisionnement en eau que l’on devait donc économiser », me dit Adénabar ; mais il me conduisit dans la salle des officiers où, néanmoins, il intima l’ordre aux esclaves de me porter le nécessaire afin que je pusse me laver et me changer. Il irait pendant ce temps présenter son rapport au proconsul et lui annoncer par la même occasion mon arrivée à Antonia.

Je me déshabillai et me lavai, puis j’oignis et rinçai ma chevelure, revêtis une tunique propre et fis brosser mon manteau. Il me parut opportun de mettre également mon anneau d’or au pouce, bien qu’en général j’évite de le porter en public afin de ne point attirer l’attention sur moi. Je me hâtai de regagner la cour où j’arrivai juste au moment où le proconsul Ponce Pilate descendait l’escalier de la terrasse, l’air excédé. Un Juif influent avait sollicité une entrevue mais refusait de franchir la cour une veille de sabbat.

Il s’agissait sans doute d’un personnage très important et vivant en bonne intelligence avec les Romains, pour que le gouverneur eût accepté de le recevoir à la tombée de la nuit. Je me mêlai au groupe des soldats qui étaient là et appris que cette rencontre avait un rapport avec les événements de la journée. Avec dignité, le vieux notable sollicita d’une voix sereine la permission de descendre de la croix le cadavre de Jésus de Nazareth afin de lui donner une sépulture dans son jardin près du lieu du supplice, avant le début du sabbat.

Ponce Pilate, après qu’il se fût assuré une fois encore auprès de ceux qui l’entouraient de la mort du roi des Juifs, répondit :

— Il m’a déjà causé assez d’ennuis ! L’inquiétude et l’agitation ont atteint un tel degré que ma femme en est tombée malade. Prends-le et mets-le au tombeau pour qu’enfin je n’aie plus à me préoccuper de cette désagréable histoire !

Le vieil homme remit son présent au secrétaire du gouverneur et s’éloigna aussi dignement qu’il était venu. Pilate, intrigué, se tourna vers ceux qui l’accompagnaient.

— Ce Joseph d’Ariméthie n’appartient-il pas au Sanhédrin qui a condamné le Nazaréen ? interrogea-t-il. S’il avait de si nobles protecteurs, ils auraient pu utiliser leur influence au bon moment ! Ainsi aurions-nous échappé à une affaire dont nous ne tirons nulle gloire.

Adénabar m’adressa un signe. Je m’avançai donc et saluai courtoisement le proconsul auquel je rappelai mon nom. Il répondit à mon salut avec indifférence.

— Oui ! Naturellement, je sais qui tu es, dit-il pour prouver sa bonne mémoire. Ton père était l’astrologue Manilius et tu es également de la famille du célèbre Mécène. Il est dommage que tu sois arrivé à Jérusalem aujourd’hui ! Heureusement que le tremblement de terre n’a guère fait de dégâts dans la cité. Alors, toi aussi, tu as vu mourir ce Nazaréen ? Mais peu importe maintenant cette histoire ! Dans un an, plus personne ne se souviendra de tout cela.

Il ne daigna pas écouter ma réponse et poursuivit :

— Ma femme sera ravie de te voir. Elle ne se sent pas très bien, mais je suis certain qu’elle se lèvera avec plaisir pour dîner avec nous. Moi non plus, d’ailleurs, je ne me sens pas bien. Je souffre toujours d’un rhumatisme et comme tu peux le constater, les obligations de ma charge à Jérusalem consistent essentiellement à monter et descendre ces pénibles escaliers.

Il ne manquait point cependant d’agilité et paraissait se déplacer sans aucune gêne ; manifestement en proie à une préoccupation, il ne restait pas un instant à la même place. Il n’est pas très robuste et commence à devenir chauve, bien qu’il cherche à le dissimuler en ramenant tous les cheveux de sa nuque sur son front. Son regard est d’une froide perspicacité. Je savais que sa carrière officielle n’avait pas été des plus brillantes et que c’est par sa femme qu’il avait obtenu ce poste de proconsul qui dépend du légat impérial de la grande province de Syrie. Mais on ne peut dire qu’il soit antipathique : il sait sourire et se moquer de lui-même ! Je crois qu’il est très conscient de ce que sa qualité de Romain exige, mais qu’il a la fort difficile tâche de rendre la justice dans un pays d’étrangers turbulents. C’est la raison pour laquelle, sans doute, l’affaire de Jésus de Nazareth lui a donné un si grand tourment.

— Si je me décide à monter dans mes appartements, soupira-t-il avec amertume, je suis persuadé que les Juifs vont me contraindre aussitôt à redescendre en toute hâte pour un quelconque de leurs caprices se référant à leur fête. Il est aisé, depuis Rome, d’ordonner de respecter les coutumes du pays ! En fait, cela fait de moi leur domestique et non leur gouverneur !

Il se mit à arpenter la cour, m’invitant d’un geste de la main à demeurer auprès de lui.

— As-tu déjà visité leur temple ? me demanda-t-il. Nous, les païens, nous avons seulement le droit de pénétrer dans le premier parvis ; les incirconcis ne peuvent entrer dans la cour intérieure sous peine de mort. Exactement comme si nous ne vivions pas dans l’Empire romain ! Ils ne nous permettent même pas d’exposer une seule image de l’empereur ! Et ne crois pas que cette menace de mort soit une plaisanterie, nous en avons eu des expériences désastreuses. Il arrive parfois qu’un voyageur totalement inconscient se mette en tête, par simple curiosité, de s’habiller à la mode du pays pour visiter l’intérieur du temple, où il n’y a rien de spécial à voir d’ailleurs. S’il est découvert, il est lapidé sans pitié. C’est leur droit, mais je puis t’assurer que ce n’est guère une manière agréable de mourir ! J’espère bien qu’il ne te viendra pas une idée de ce genre !

Puis il tâta le terrain, avec prudence, pour s’informer au sujet de Rome et fut visiblement soulagé d’apprendre que j’avais passé la saison hivernale à Alexandrie, me consacrant à l’étude de la philosophie. Comprenant que je suis politiquement inoffensif, et tout prêt dès lors à me manifester sa bienveillance, il me conduisit, malgré son rhumatisme, dans la cour intérieure et m’accompagna en haut de l’imposante tour de la forteresse d’où l’on domine le quartier du temple. Baigné dans la lumière du crépuscule, ce monument se révélait être une somptueuse création architecturale, avec ses nombreux parvis et ses portiques. Ponce Pilate me montra du doigt la cour des commerçants et des étrangers, la cour des femmes, celle des hommes, puis le bâtiment central de la partie sacrée où se trouve le tabernacle. Le grand prêtre lui-même ne peut pénétrer dans cette enceinte qu’une fois l’an !

Je lui demandai si ce que l’on disait était vrai, à savoir que les Juifs vénèrent dans leur tabernacle la tête en or massif d’un âne sauvage ; c’est ce que l’on raconte dans tous les pays du monde. Le proconsul me répondit que cette assertion était dénuée de tout fondement.

— À l’intérieur, il n’y a absolument rien ! m’assura-t-il. C’est complètement vide. Pompée, accompagné de quelques officiers, est entré une fois et n’a rien vu de l’autre côté du voile. C’est cela, l’exacte vérité.

On l’envoya chercher une nouvelle fois et nous redescendîmes dans la cour où l’attendait le représentant du pontife, suivi des gardiens du temple. Celui-ci rappela d’une voix geignarde l’obligation dans laquelle il se trouvait de retirer les corps des crucifiés avant la nuit. Ponce Pilate lui rétorqua qu’il l’autorisait à prendre ceux qui restaient encore cloués. Alors, par pur formalisme, ils se mirent à palabrer pour déterminer à qui ce travail incombait, aux Romains ou aux Juifs, bien qu’à l’évidence l’envoyé fût venu tout à fait disposé à exécuter cette tâche puisqu’il était accompagné des gardiens. Il avait l’intention de porter les cadavres à la décharge publique afin de les jeter dans le feu entretenu nuit et jour pour brûler les immondices.

Le proconsul lui signifia de ne point toucher le corps de Jésus de Nazareth s’il était encore sur la croix, parce qu’il avait déjà autorisé une autre personne à l’ensevelir. Cette nouvelle déplut fort à l’émissaire du grand prêtre, mais il ne put entamer une nouvelle discussion, n’ayant reçu qu’un ordre général d’ôter les corps avant le début du sabbat. Il essaya cependant de se renseigner sur la personne qui avait sollicité le cadavre de Jésus et sur les raisons de ce geste. Mais le proconsul, excédé, le congédia brusquement.

— Ce qui est dit, est dit !

Et il tourna les talons de façon à bien montrer que pour lui l’entrevue était terminée. Il ne restait donc au Juif qu’à se résigner et à se retirer, toujours suivi de ses gardiens.

— Même mort, ce roi des Juifs te donne du souci, dis-je alors.

— Tu l’as dit, me répondit Ponce Pilate. Je crois avoir suffisamment d’expérience et n’ai pas l’habitude de me casser la tête pour des choses inutiles. Mais une sentence injuste me trouble plus que l’on ne pourrait imaginer. Lui-même m’a avoué ce matin qu’il était le roi des Juifs, mais il a précisé que son royaume n’était pas de ce monde ; dès lors qu’il m’est apparu qu’il ne représentait nulle menace politique, j’ai refusé de le condamner. Mais les Juifs m’y ont contraint !

Il se frappa la paume de la main avec son poing fermé.

— J’ai été le jouet d’une véritable conspiration due à l’agitation juive ! s’écria-t-il fort en colère. Ils l’ont capturé par traîtrise en pleine nuit, à grand peine ils sont parvenus à réunir les membres indispensables du Sanhédrin pour le juger ; ils auraient très bien pu le lapider pour insulte à leur Dieu ! Bien qu’ils n’aient aucun droit de condamner à mort, ce n’aurait pas été la première fois et ils ont toujours allégué pour leur défense dans ces cas-là l’incontrôlable déchaînement de la colère populaire. Quoique, dans cette histoire, je crois que s’ils se montrèrent lâches, c’est justement à cause du peuple et ils ont donc cherché à mêler les Romains à l’affaire. J’ai même envoyé Jésus au gouverneur indigène de Galilée afin qu’il s’en chargeât puisque le Nazaréen avait grandi et fait ses premiers prêches dans sa région ; mais ce renard astucieux d’Hérode Antipas s’est limité à se moquer de lui et me l’a renvoyé ensuite afin que sur moi, qui le jugeais, retombât le poids de toute la faute.

— Mais que voulait-il dire en prétendant que son royaume n’est pas de ce monde ? osai-je avancer. Je ne suis pas superstitieux, mais la terre a frémi lorsqu’il est mort ; et le ciel s’est pieusement voilé afin que nul ne puisse contempler ses souffrances.

Le proconsul me jeta un regard courroucé.

— Nul besoin qu’un étranger comme toi vienne mettre l’accent à son tour sur ce que ma femme ne cesse de répéter depuis ce matin ! dit-il en manifestant une vive irritation. Je ferai arrêter le centurion Adénabar s’il continue à se répandre au sujet du prétendu fils de Dieu ! La superstition des Syriens est insupportable ! Souviens-toi que tu es un Romain !

Je me félicitai de n’avoir point fait allusion, dans la tour, aux prophéties qui m’avaient incité à entreprendre le voyage à Jérusalem ! La colère de Ponce Pilate cependant me fit décider de m’informer à fond sur cette affaire. Il n’est pas dans les habitudes d’un procurateur romain de se laisser troubler par la crucifixion d’un agitateur juif ! Le roi en question avait dû être un homme exceptionnel.

Ponce Pilate commença alors à gravir les marches qui mènent à son appartement en me lançant toutefois une invitation à dîner. Pour ma part, je regagnai la salle des officiers où le vin coulait à flots après la fin du service. Ils m’apprirent que la Judée est un pays de bons vins ce dont je ne doute pas après avoir goûté au leur : mélangé à l’eau son agréable saveur est rafraîchissante et point trop sucrée.

J’engageai la conversation avec tous les officiers présents et j’appris que c’était Ponce Pilate qui avait condamné à mort le roi des Juifs. Naturellement, eux l’avaient fouetté et s’étaient moqués de lui dans la cour, mais plutôt par habitude et pour se divertir un peu : ils l’auraient laissé partir ensuite. Ils donnaient tous l’impression d’être la proie du trouble ; c’était comme s’ils se sentaient obligés de se défendre et de rejeter la faute sur les Juifs ! Le tremblement de terre les avait fortement émus et, sous l’empire de la boisson, certains se mirent à raconter les miracles que ce Jésus, suivant la rumeur publique, avait accomplis : il avait guéri des malades, exorcisé des démons et même, peu de temps auparavant, réveillé un homme mort et enseveli depuis déjà plusieurs jours aux environs de Jérusalem.

Cette dernière histoire me parut être un exemple de la rapidité avec laquelle des rumeurs se propagent à la suite d’un événement hors du commun. J’eus du mal à dissimuler mon sourire devant ces hommes relativement instruits qui gobaient des contes dénués de toute vraisemblance. L’un d’eux prétendit même connaître le nom du ressuscité ! Ils affirmèrent avec le plus grand sérieux que la nouvelle de cette résurrection, aussitôt connue et répandue par toute la ville, avait porté à son comble le courroux des grands prêtres, les décidant à tuer l’auteur de tels miracles !

Le chef d’une unité de chameaux cantonnée aux confins du désert et détachée dans la cité sacrée à l’occasion de la fête de la Pâques, rapporta, pour illustrer l’intolérance des fils d’Israël, que le roi Hérode de Galilée avait fait mettre à mort, quelques années auparavant, un prophète venu du désert : ce dernier attirait de grandes foules qu’il baptisait dans les eaux du Jourdain afin de leur ouvrir les portes du nouveau royaume. Le chef l’avait vu de ses propres yeux : il était couvert d’une peau de chameau et ne mangeait jamais de viande !

Ils contèrent également que sur les rives de la mer Morte, au milieu d’un désert très difficile d’accès, une communauté s’était établie dans le but d’étudier les textes sacrés et d’attendre la venue du nouveau souverain. Ceux qui vivent dans cette communauté utilisent un calendrier différent de celui des autres et respectent entre eux une certaine hiérarchie.

Ils allumèrent les lampes lorsque tomba la nuit et je pris congé pour me rendre chez le proconsul, ce qui donna lieu à quelques plaisanteries de la part des officiers qui finirent par m’avouer avoir réussi, malgré les ordres, à introduire dans leur salle un couple de danseuses accompagnées de musiciens syriens ; ils m’invitèrent cordialement à me joindre à leur petite fête lorsque le proconsul se retirerait ; apparemment, ils estimaient mériter sans conteste une diversion après le travail extraordinaire que cette Pâques leur avait imposé.

On avait tenté d’adoucir la sévère austérité des appartements situés dans la tour de la forteresse en recouvrant le sol et les murs de somptueux tapis et de fort belles tentures ; des coussins d’étoffes précieuses s’entassaient sur les divans. On servait dans une vaisselle syrienne et le vin fut dégusté dans de splendides coupes en cristal. Le commandant de la garnison, un homme silencieux pour ne pas dire muet, était également invité ; je ne doute point de ses qualités de stratège, mais la présence de Claudia Procula et de sa dame de compagnie le troublait au point qu’il ne parvint pas une seule fois à ouvrir la bouche. Il y avait aussi Adénabar et le secrétaire du proconsul. Des essences odoriférantes brûlaient dans les lampes et l’on aurait dit que les deux femmes rivalisaient de parfums avec elles.

Je fus très heureux de rencontrer Claudia Procula, bien qu’à dire la vérité, je ne l’eus point reconnue si je l’avais croisée dans un lieu public. Elle était pâle et d’une extrême langueur ; en outre, pour dissimuler ses premiers cheveux blancs, elle avait teint sa chevelure en rouge. Mais ses yeux n’avaient pas changé et je reconnus en eux la même frémissante sensibilité qui m’avait fasciné une fois à Rome, dans la maison des Procula, du temps de mes jeunes années.

Claudia me tendit ses deux mains fines et soignées en plongeant un regard plein d’intensité dans le mien. À ma grande gêne, elle me prit dans ses bras, se jeta sur ma poitrine puis, après m’avoir donné un baiser sur chaque joue, se répandit en bruyants sanglots.

— Marcus ! Ô Marcus ! hoqueta-t-elle. C’est si aimable à toi de venir me consoler en cette sinistre nuit !

Le commandant détourna le regard, honteux pour notre amphitryon et pour moi-même.

— Allons, Claudia ! Essaie de te dominer, intervint Ponce Pilate. Nous savons tous que tu souffres.

Claudia détacha ses bras de mon cou. Les larmes avaient maculé de fard ses joues fanées, mais elle frappa du pied avec colère.

— Est-ce ma faute si des cauchemars troublent mon repos, reprocha-t-elle. Je t’avais prévenu de ne pas toucher au saint homme !

En remarquant l’air de dignité offensée du proconsul, je devinai que le poste obtenu grâce aux parents de son épouse devait lui coûter fort cher. Un autre homme, sans doute, aurait entraîné sa femme dans une pièce voisine en attendant qu’elle eût recouvré son calme ; mais Ponce Pilate se contenta de lui caresser les épaules tout en l’exhortant à la sérénité. La dame de compagnie, femme d’une très grande beauté, s’était empressée de prendre un air de circonstance.

Le proconsul enleva des mains de l’esclave la jarre de vin qu’il versa lui-même dans les coupes de cristal ; pour une raison ou une autre, il semblait très fier de ces coupes. Il me servit en premier, avant même le commandant de la forteresse.

Par ce geste révélateur, je compris qu’il avait ordonné la fouille de mes effets personnels. J’avais en effet laissé délibérément traîner une courte lettre de recommandation que j’avais reçue en même temps que le conseil d’abandonner Rome pour mon plus grand bien. Sur cette lettre figure un nom que je ne désire point mentionner, mais dont je me suis aperçu qu’il est d’un homme plein d’influence en Orient. Je te rends grâce une fois de plus, ô Tullia, de m’avoir obtenu ce bouclier lorsque tu m’obligeas à quitter Rome.

Tandis que nous buvions, Ponce Pilate fit un effort pour sourire d’un air détaché et dit sur un ton badin qu’il commençait à comprendre pourquoi les Juifs avaient l’habitude d’interdire aux femmes de prendre leurs repas avec les hommes. Mais Claudia Procula, à présent calmée, m’appela et me fit asseoir auprès d’elle sur le divan pour ainsi pouvoir caresser mes cheveux.

— Il n’y a aucun mal à cela, se disculpa-t-elle. Je pourrais être ta mère ! Pauvre petit orphelin qui n’a jamais connu sa mère !

— Certes, tout est possible ! répliquai-je. Mais il aurait fallu que tu eusses donné le jour à un enfant dès l’âge de cinq ans !

Le compliment était assez osé car nous avions au moins quinze ans de différence, mais les femmes aiment à entendre ce genre de phrases. Claudia me tira les cheveux en riant et en me traitant d’hypocrite, puis elle prévint sa dame de compagnie de ne point se fier à mes paroles car j’étais le plus fieffé séducteur de tous les jeunes Romains et qu’à quatorze ans je connaissais déjà tout Ovide par cœur. Par chance, elle s’abstint de parler du testament qui m’avait rendu riche.

Le proconsul ne parut guère s’émouvoir de ces familiarités… bien au contraire ! J’eus la nette impression que tout ce qui avait le pouvoir de maintenir son épouse de bonne humeur lui plaisait plutôt ! Il me recommanda de garder mon sang-froid et de ne point oublier que l’épouse d’un proconsul était inviolable. Puis il poursuivit en m’assurant que Claudia, à force de vivre entourée de Juifs, avait abandonné les frivoles coutumes de la société romaine pour devenir une personne sérieuse.

Nous commençâmes à manger en bavardant négligemment. J’ai eu l’occasion, au cours de ma vie, de faire des repas très supérieurs à celui-ci, mais je ne puis dire qu’il y manquât quoi que ce fût en dépit des habitudes de frugalité de notre hôte. Au moins, tous les plats servis étaient-ils frais et de bonne qualité, ce que l’on peut considérer comme la base de tout l’art culinaire. Le plus divertissant eut lieu lorsque Ponce Pilate chassa de la pièce les esclaves qui venaient de poser sur la table un grand plat de terre cuite encore fermé. Il en ôta lui-même le couvercle et le délicieux fumet d’une viande grillée au romarin qui s’en dégagea tira une exclamation de joie du commandant et d’Adénabar.

— Voilà qui te montrera à quel point nous sommes esclaves des fils d’Israël, m’expliqua le maître de maison avec un sourire. Le gouverneur est obligé d’aller quérir sur l’autre rive du Jourdain la viande de porc et de l’introduire en contrebande, comme un criminel, dans la forteresse Antonia !

On m’apprit alors qu’à l’est du lac de Tibériade on élevait des troupeaux de porcs destinés au ravitaillement des garnisons romaines, mais qu’il était absolument interdit de faire entrer de cette viande à Jérusalem sous peine d’encourir la fureur populaire. Les préposés aux douanes sont contraints de respecter cette interdiction, même si leur amitié est toute acquise aux Romains. C’est pourquoi la viande de porc arrive à Antonia par courrier diplomatique et sous le sceau de l’empire.

— Ceci me fait penser, dit Adénabar qui brûlait d’envie de se mêler à la conversation, que le seul événement regrettable dont se soit rendu coupable le roi des Juifs eut lieu à Gérasa, à l’est du Jourdain. Ce Jésus n’était pas superstitieux et transgressait volontiers la loi judaïque même les jours de sabbat. Mais il devait tout de même éprouver la répugnance propre à ceux de sa race lorsqu’il s’agissait de porc, car il y a un peu plus d’un an, se promenant avec ses compagnons du côté de Gérasa, il fit tant qu’un troupeau de mille cochons se précipita des pentes escarpées dans la mer où ils périrent noyés ; ce fut une perte considérable pour le propriétaire qui n’eut pourtant aucun recours contre les auteurs du forfait qui s’enfuirent en Galilée de l’autre côté de la frontière ; un procès n’aurait guère servi car nul d’entre eux ne possédait de richesses, vivant des dons de leurs adeptes et ne travaillant qu’épisodiquement. Force fut donc au propriétaire d’accepter son infortune ; d’ailleurs, on peut se demander s’il aurait trouvé des témoins, car la réputation du Nazaréen avait franchi le fleuve et ses miracles lui donnaient une grande emprise sur le peuple.

Adénabar avait mis beaucoup d’enthousiasme dans son récit, il s’était soulevé au bord de son siège pour finir dans un grand rire sonore. Ce fut alors qu’il se rendit compte que son histoire, loin de séduire quiconque, avait jeté un froid, remettant sur le tapis un sujet que nous avions réussi à oublier un moment en parlant de choses et d’autres. À vrai dire, je ne sais si nous l’avions réellement oublié.

Le centurion hésita un instant, puis son rire s’arrêta net.

— Nous avons assez entendu parler de cet homme, grommela Ponce Pilate.

Son épouse fut prise d’un tremblement.

— C’était un saint, s’exclama-t-elle sur un ton impatienté, il guérissait les gens, accomplissait des miracles. Il n’eut jamais son pareil dans le monde. Si tu étais un homme et un vrai Romain, tu ne l’aurais pas condamné ; en vain, tu t’es lavé les mains, tu n’échapperas pas à ta faute ! Toi-même tu avais avoué ne rien trouver de mal en lui. Qui est le gouverneur de Jérusalem ? Toi ou les Juifs ?

La colère fit pâlir le proconsul et peu s’en fallut qu’il ne jetât la coupe de vin qu’il avait à la main, mais il comprit l’inutilité de casser un objet aussi coûteux. Il parvint, non sans effort, à se maîtriser et nous regarda tour à tour.

— Moi je ne crois que ce que je vois, dit-il en s’efforçant au calme. Et je n’ai vu aucun miracle, pas plus qu’Hérode d’ailleurs qui pourtant lui ordonna de démontrer son pouvoir. Toute l’affaire a été transformée en une histoire politique et je n’ai pu faire autrement que de le condamner. Si l’on se place d’un strict point de vue juridique, ce n’est point moi qui l’ai envoyé à la mort, j’ai seulement permis aux Juifs d’agir à leur guise. La politique est la politique et ses décisions sont le fruit de l’opportunité plutôt que de l’exacte justice. En ce qui concerne les affaires dépourvues d’importance, il convient de laisser les indigènes faire ce que bon leur semble : ainsi peuvent-ils exalter leur orgueil national. Mais lorsqu’il s’agit d’affaires de grande portée, alors le pouvoir est entre mes mains.

— Et l’adduction d’eau à Jérusalem ? rétorqua Claudia perfidement. N’était-ce point ta grande idée ? L’objet de ta fierté ? Le premier monument de ton gouvernement ? Où est-elle ? Tu en as pourtant effectué les plans et les calculs de dénivellations.

— Je ne puis aller voler les fonds dans le trésor du temple ! s’écria le proconsul. S’ils ne veulent pas comprendre où est leur intérêt, c’est leur affaire, pas la mienne !

— Mon cher seigneur, poursuivit Claudia avec ironie, durant toutes ces années les Juifs t’ont contraint à t’incliner devant eux, chaque fois, que l’affaire fût grande ou petite ! Mais cette fois-ci, seulement cette fois-ci, tu avais l’occasion de prouver que tu es un homme et pour une cause juste. Mais tu ne m’as pas crue lorsque je t’ai fait dire de ne point condamner un innocent.

Adénabar, voulant sauver la situation, intervint sur le ton de la plaisanterie :

— Si le projet de l’aqueduc a échoué, c’est à cause des femmes de Jérusalem, de leur entêtement ! Aller chercher l’eau à la fontaine représente pour elles l’unique moment où elles peuvent se réunir et bavarder : plus le voyage est long et pénible, plus long le temps des cancans.

— Les femmes de Jérusalem ne sont pas aussi stupides que vous le pensez, répliqua vivement Claudia. Si tout ne s’était pas déroulé d’une manière si rapide, par surprise et illégalement de surcroît ! et si son propre disciple ne l’avait pas vendu au Sanhédrin, il n’aurait jamais été condamné ! Si toi, tu avais eu le courage de reporter ta décision après la Pâque, tout aurait été différent. La plèbe était de son côté, de même ceux qui se disent les doux et qui espèrent son royaume. Ils sont plus nombreux que tu ne peux imaginer ; il y a même un membre du Conseil Suprême qui est venu te demander le corps afin de l’ensevelir dans son verger. Je sais beaucoup de choses dont tu n’as pas la moindre idée, j’en sais même certaines ignorées de ses adeptes plus modestes. Mais à présent, il est trop tard ! Tu l’as tué !

Ponce Pilate leva ses deux mains vers le ciel en signe de désespoir et appela à son aide les dieux de Rome et le génie de l’empereur.

— Si je ne l’avais pas fait crucifier, affirma-t-il, ils en auraient appelé à Rome disant que je n’étais pas ami de l’empereur ! Je t’ai déjà interdit, ô Claudia, d’aller voir ces femmes exaltées ! Leurs obsessions ne font qu’aggraver tes tourments ! Et vous, ô Romains, c’est à vous maintenant que je m’adresse ! Qu’auriez-vous fait à ma place ? Auriez-vous mis en péril votre position et votre charge pour un Juif qui semait le désordre à propos de religion ?

Le commandant de la garnison se décida enfin à parler.

— Un Juif n’est qu’un Juif ! dit-il. Et ils sont tous des espions ! Le fouet, la lance et la croix sont les seuls arguments politiques qui puissent les faire tenir tranquilles !

— La terre a tremblé quand il est mort, murmura Adénabar, et je suis convaincu qu’il est le fils de Dieu. Mais toi, en vérité, tu n’aurais pu agir autrement et à présent, il n’est plus et ne reviendra point.

— J’aimerais en savoir davantage sur son royaume, osai-je avancer.

Claudia fixa sur nous tous ses yeux aux pupilles dilatées.

— Et s’il revenait ? demanda-t-elle. Que feriez-vous ?

Elle dit, et sa voix vibrait d’une si intense conviction que j’en eus des frissons et dus faire un effort pour me rappeler que j’avais vu Jésus expirer sur la croix.

Ponce Pilate posa sur elle un regard compatissant et lui dit sur le ton que l’on emploie quand on parle à un dément :

— Il peut revenir, ma chérie, cela ne me dérange pas ! Nous en reparlerons à ce moment-là !

Un serviteur entra sans bruit et se retira en compagnie du secrétaire du proconsul.

— Nous aurons des nouvelles dans quelques instants, soupira Pilate avec soulagement. Ne parlons plus désormais de cette triste affaire !

Le repas prit fin dans une atmosphère tendue de sourde irritation. On desservit et nous bûmes le vin. Je fredonnai pour distraire les femmes les derniers refrains à la mode à Alexandrie, puis Adénabar chanta d’une voix très agréable un couplet léger composé par les soldats de la douzième légion. Sur ces entrefaites revint le secrétaire et Ponce Pilate lui permit, afin de nous témoigner sa confiance, de faire en notre présence son rapport sur tout ce qu’il venait d’apprendre. J’en conclus que les espions à la solde des Romains se rendaient au fort nuitamment pour donner leurs informations.

— Le tremblement de terre a réveillé une grande frayeur dans le temple dont le voile s’est déchiré de bas en haut, commença le secrétaire. L’homme qui a trahi le Nazaréen est revenu aujourd’hui jeter à la face des prêtres les trente monnaies d’argent qu’il avait reçues. Le grand prêtre est en proie à un énorme courroux car deux membres du Sanhédrin, Joseph et Nicomède, ont descendu le corps de Jésus et l’ont enseveli dans un tombeau creusé à même la roche près du lieu du supplice ; Nicomède a procuré, outre le linceul, cent livres d’un mélange de myrrhe et d’aloès pour l’ensevelissement.

En outre, le calme règne sur la cité qui célèbre la vigile de la Pâques suivant la tradition ; les adeptes de Jésus ont disparu comme par enchantement. Le Sanhédrin a réussi à calmer les esprits en lançant la phrase : « Mieux vaut qu’un seul homme périsse plutôt que tout le peuple ! » Nul en tout cas n’élève plus la voix au sujet du Nazaréen, on dirait que le respect superstitieux que les gens manifestaient à son égard a été anéanti par sa mort ignominieuse et sans miracle.

Le scribe nous regarda, toussota, esquissa un sourire puis enfin se décida à poursuivre :

— Il y a encore une chose que je préférerais passer sous silence, mais elle m’est parvenue de deux sources différentes : Jésus aurait menacé de ressusciter le troisième jour. J’ignore d’où vient cette nouvelle, mais le grand prêtre qui ne l’ignore pas cherche un moyen de prévenir semblable événement.

— Qu’avais-je dit ? s’exclama Claudia sur le ton de la victoire.

— Naturellement cela ne signifie pas, qu’il croit le moins du monde en cette résurrection, se hâta d’ajouter le scribe. Mais il se pourrait que les séides du Galiléen tentassent de voler le cadavre pour mystifier les petites gens. C’est la raison pour laquelle les prêtres et les membres du Sanhédrin sont fous de colère, le cadavre n’ayant pas brûlé dans la décharge avec ceux des autres condamnés.

— À cause de cet homme, dit Pilate amèrement, je ne peux même pas jouir de la paix nocturne !

Il était si troublé par cette naïve histoire qu’il appela Adénabar et moi-même dans un coin pour s’assurer une nouvelle fois de la mort du roi Jésus. L’avions-nous vu, de nos yeux vu, mourir, et avions-nous également vu comment le soldat lui avait percé le cœur ?

— Cet homme est mort sur la croix, jurâmes-nous en chœur, et n’a plus aucune chance de marcher.

Le vin que j’avais bu, tout ce dont j’avais été témoin et les sentiments que j’avais éprouvés, eurent pour conséquence qu’en dépit de ma fatigue, je dormis mal, en proie aux cauchemars ; je fus également importuné par les refrains d’ivrognes qui me parvenaient de la salle des officiers durant la nuit. Et en outre, la perçante sonnerie des trompettes du temple dont l’écho résonna par toute la ville me tira du sommeil à l’aube. J’eus aussitôt présent à l’esprit tout ce que j’avais vu et vécu la veille, et le souvenir du roi des Juifs et de son royaume recommença à me tourmenter.

Pour clarifier mes idées et ne rien oublier des événements qui s’étaient déroulés sous mes yeux, je m’installai pour les relater par écrit jusqu’au moment où Adénabar, les yeux gonflés et la tête lourde encore de vin, vint m’inviter à l’accompagner dans la cour d’entrée si je voulais me divertir quelque peu. Il y avait là, en effet, un groupe envoyé par le Sanhédrin et le grand prêtre, qui réclamait une entrevue avec le gouverneur bien que ce jour fût un samedi et qui plus est un samedi extraordinaire. Ponce Pilate tarda à descendre et lorsque enfin il arriva, il leur reprocha avec véhémence de troubler la quiétude de tous.

Les envoyés, manifestement en proie à une vive anxiété, affirmèrent que la dernière imposture serait pire que la première si les séides du Nazaréen parvenaient à dérober son corps et allaient raconter qu’il avait ressuscité le troisième jour ; c’est pourquoi ils priaient instamment le gouverneur afin que durant quelques jours une garde de légionnaires fût placée devant le tombeau, leurs propres gardiens n’étant point sûrs. Et pour plus de sécurité, ils demandèrent également que le tombeau fût scellé avec le sceau du gouverneur lui-même, nul Juif n’étant assez hardi pour le briser.

Pilate les traita de femelles imbéciles et se moqua d’eux.

— On dirait que le mort vous inspire une plus grande crainte encore que le vivant !

Ils lui promirent alors de lui envoyer de nombreux présents dès le lendemain – le samedi, en effet, leur religion leur interdit formellement de rien porter. Ponce Pilate finit par leur donner satisfaction : il envoya pour monter la garde devant le sépulcre, deux soldats accompagnés du scribe de la légion. Ce dernier avait pour mission de sceller le tombeau, non pas avec le sceau du proconsul, mais avec celui de la douzième légion. Il ordonna également que la garde soit renforcée pendant la nuit par quatre ou huit hommes selon ce que déciderait l’officier, car il savait du reste que deux légionnaires en faction la nuit de l’autre côté des murailles ne se sentiraient nullement rassurés.

Pensant qu’une promenade me ferait du bien, j’accompagnai le scribe. Sur le lieu du supplice se dressaient encore dans toute leur horreur les trois potences tachées de sang. Les piliers horizontaux avaient été démontés lorsque l’on avait descendu les corps. Non loin de là, dans un très beau verger, une tombe avait été creusée à même les rochers. Une grosse pierre en obstruait l’entrée et la force de deux hommes aurait tout juste suffi à la déplacer. Comme la chaleur était déjà forte, le scribe ne jugea pas nécessaire d’ouvrir le tombeau, les gardiens assurant que personne ne s’était approché depuis que Joseph et Nicomède, les traîtres du Sanhédrin, avaient placé la pierre avec l’aide de deux serviteurs.

Lorsque le scribe posa sur le seuil le sceau de la légion, je crus discerner une forte odeur de myrrhe qui s’exhalait de l’intérieur ; mais ce pouvait être aussi bien les fleurs du jardin qui me donnaient cette impression. Les deux soldats firent quelques grossières plaisanteries sur l’objet de leur mission, mais ils étaient à l’évidence fort satisfaits d’avoir à surveiller le sépulcre pendant le jour et que l’on dût les relever au crépuscule.

Je laissai le scribe sur le chemin du retour et portai mes pas vers le temple puisque l’on m’avait dit que je ne courrais aucun risque à pénétrer dans la première cour. Je traversai le pont qui conduisait à la montagne sacrée et franchis avec la foule la superbe porte du parvis des païens. Durant toute la matinée les citadins avaient afflué sans répit pour célébrer la fête ; mais la cour était encore assez dégagée, de sorte que je pus admirer les portiques à loisir. Bientôt, cependant, les chants monotones et les prières psalmodiées, l’odeur d’encens et de myrrhe, et l’intolérance ainsi que l’exaltation des gens qui m’entouraient me donnèrent la nausée ; je me souvins du corps du crucifié qui gisait dans le froid tombeau de pierre et toute ma sympathie se porta vers lui, vers ce peu qu’il y avait de lui.

Je regagnai la forteresse où j’écrivis jusqu’à une heure fort avancée de la nuit pour échapper à mes tristes pensées. Mais je n’en ai retiré aucun réconfort car en t’écrivant, ô Tullia, je ne t’ai pas sentie proche de moi comme cela est arrivé d’autres fois.

Pour moi, en tout cas, l’histoire du roi des Juifs n’est pas terminée ; je veux en savoir davantage sur son royaume et j’ai déjà mis sur pied quelques plans qui devraient me permettre d’entrer en contact avec ses adeptes afin d’entendre de leur propre bouche ce qu’il leur a enseigné.

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