Septième lettre

Marcus à Tullia !


Je t’écris encore, ô Tullia, et te salue. J’ai appris de mon maître de Rhodes comme la mémoire de l’homme est trompeuse et comme l’esprit a tôt fait de confondre et d’embrouiller des faits, modifiant à loisir l’ordre dans lequel ils se sont présentés ; plusieurs témoins d’un même événement en gardent un souvenir différent, chacun mettant l’accent sur ce qui l’a frappé. J’écris donc à présent pour me souvenir comment et dans quel ordre tout est arrivé.

J’ai commencé la vigile au sabbat lorsque les portes du temple se fermèrent, si violemment que le bruit en fut répercuté dans toute la cité, portant son écho jusque dans les vallées les plus reculées. Je suis resté toute la journée du samedi dans ma chambre, occupé à écrire, car les Juifs exigent que les étrangers respectent aussi leurs fêtes et ne flânent point par les rues. De leur côté, ils affluent à la synagogue, vêtus de leurs plus beaux habits, afin de prier et d’écouter la lecture des livres saints ; même le nombre de pas qu’il leur est permis de faire ce jour-là est compté ! En revanche, dans le temple, les prêtres offrent deux fois plus de sacrifices, d’après ce que l’on m’a raconté, mais cela n’est pas considéré comme une infraction à la loi.

Ce samedi donc, le centurion Adénabar se présenta chez moi avant le coucher du soleil. Ayant laissé son casque à la forteresse, il était enveloppé dans un manteau syrien afin de ne point attirer l’attention sur lui.

Après être entré, il dit dans un bâillement :

— Comment vas-tu ? Es-tu toujours en vie et en bonne santé ? Il y a bien longtemps que je n’ai eu de tes nouvelles ! Le jour du sabbat est le plus ennuyeux que je connaisse et nous n’avons même pas la possibilité de défiler et de faire l’exercice au cirque de peur de déranger les fidèles avec le bruit de nos pas. Offre-moi donc une gorgée de vin car on le met sous clef à Antonia pour éviter que les légionnaires inoccupés n’en viennent aux mains ou encore n’aillent par la ville pris de boisson se moquer des Juifs en leur montrant des oreilles de cochons.

Mon propriétaire avait bien fait les choses : afin que je garde mon calme et ma bonne humeur, il avait monté dans ma chambre une amphore de ce vin de Galilée qu’il prise entre tous parce que, d’après lui, il ne monte pas trop à la tête, ne donne guère de douleurs à l’estomac et ne contient pas de résine pour sa conservation ; il faut seulement le boire dans des délais assez courts pour qu’il ne s’aigrisse pas.

Adénabar le dégusta avec délectation, s’essuya ensuite la bouche et me considéra attentivement.

— Ton allure a tellement changé qu’il est à présent impossible de te distinguer d’un Juif hellénisé : tu as laissé pousser ta barbe et tes doigts sont pleins de taches d’encre, mais je vois au fond de tes yeux une expression qui ne me plaît guère. Que t’arrive-t-il ? Souhaitons que le dieu sans images des Juifs n’ait pas troublé ta raison, ce qui advient fréquemment aux voyageurs étrangers en visite ici pour contempler le temple ; ils se mettent bientôt à ruminer certaines pensées, des pensées auxquelles la tête d’une personne normale ne peut résister. Seul un fils d’Israël est capable de supporter de telles idées, car dès son enfance il entend parler de son dieu et, lorsqu’il atteint l’âge de douze ans, il en est tellement imprégné qu’il n’a même plus besoin de l’aide de ses parents pour bénir le pain et réciter les prières.

— Adénabar, mon ami, nous avons ensemble vécu et vu certaines choses et si j’admets que mon esprit en est quelque peu troublé, je n’éprouve nulle honte à le confesser.

— Je préfère que tu m’appelles par mon nom romain, coupa-t-il avec vivacité. Je me sens maintenant plus romain que jamais et en tant que tel, je m’appelle Pétrone. C’est ainsi que je signe mes reçus de solde pour le questeur, et je reçois à ce nom également les ordres quand il prend à quelqu’un la fantaisie de les écrire sur les tablettes de cire. Écoute-moi, j’ai l’espoir d’obtenir le commandement d’une cohorte en Gaule, en Espagne ou peut-être même à Rome. Voilà pourquoi j’essaye actuellement de parfaire mon latin et de m’habituer à mon nom romain.

De nouveau, il me dévisagea, comme pour vérifier l’ampleur de mon trouble et jusqu’à quel point il pouvait me faire confiance.

— Pour moi, tu es toujours Adénabar, répliquai-je. Je n’ai aucun mépris pour toi du fait de ton origine syrienne et je ne me sens pas non plus différent des Juifs, au contraire, je me suis même lancé dans l’étude de leur religion et de leurs traditions. Toutefois, je trouve surprenant que l’on ne t’ait point muté dans un poste situé dans le désert ou que l’on ne t’ait pas expédié pour servir de cible aux flèches scythes ; tu serais là-bas tué plus promptement, et dès lors, ce que tu sais ne gênerait plus personne.

— De quoi parles-tu ? Es-tu complètement fou ou est-ce que dès la première heure de la matinée tu as commencé à boire ? dit Adénabar sur le ton du reproche amical. Tu as raison cependant, car je me sens à présent un homme beaucoup plus important qu’autrefois. Mais ne parlons pas du désert, il rend aveugle et donne des hallucinations à l’homme le plus solide ; monter à dos de chameaux soulève le cœur et là-bas, des hommes vêtus de peaux de chèvres terrorisent les soldats en jetant sous leurs pas des bâtons qui se transforment en serpents. Si l’on m’y envoyait pour commander un poste de garde, je crois que j’agiterais bientôt dans mon esprit des histoires qui n’ont aucun intérêt pour moi tant que je suis parmi des gens civilisés.

Adénabar se tut un instant, puis, me regardant avec méfiance, ajouta, un sourire malicieux aux lèvres :

— J’imagine que tu auras entendu dire que Jérusalem est devenue malsaine pour les personnes douées de raison. Tu n’as sans doute point oublié le tremblement de terre que nous avons subi l’autre matin ; on raconte que de nombreux sépulcres de saints s’ouvrirent alors, que des morts sont sortis et sont apparus à maintes personnes.

— Moi, j’en connais seulement un seul qui a ressuscité des morts, répondis-je, et tu le connais toi aussi. Avec cette histoire d’avancement et de mutation dans d’autres contrées, on cherche à te suborner afin que tu ne parles pas de lui et certes, il n’est pas aussi simple de fermer la bouche d’un centurion que celle d’un vulgaire légionnaire !

— Je ne vois vraiment pas ce que tu veux dire, répliqua Adénabar, le regard plein de frayeur mal dissimulée. Mais je crois que tu te souviendras du légionnaire Longinus. Eh bien, sa lance se comporte bizarrement entre ses mains et il n’arrive plus à la manier convenablement au cours de l’exercice ; elle l’a blessé à un pied et lui a échappé alors qu’il visait un sac de foin, manquant me blesser moi qui étais placé derrière lui. Cependant son javelot n’est pas défectueux par lui-même, c’est Longinus qui ne va pas. Pour le prouver, j’ai jeté cette lance moi-même et mis dans le mille à quarante pas ; quant à Longinus, il peut se servir de n’importe quel javelot, sauf du sien.

— Fais-tu allusion à celui dont il perça le côté du fils de Dieu ? demandai-je.

— Pour rien au monde il ne faut dire que cet homme était fils de Dieu ! supplia-t-il. J’ai ce mot en horreur ! Autre chose cependant, le bourreau de la légion a les bras paralysés et n’a même plus la force de lever son fouet, c’est à peine s’il peut porter la nourriture à sa bouche en s’aidant de ses deux mains. Le chirurgien du fort Antonia n’a décelé aucune maladie et le soupçonne d’être un simulateur qui veut obtenir la concession de son terrain pour jouir avant le temps d’une tranquille petite vie dans la cité des vétérans ; il lui manque juste deux ans pour terminer ses vingt ans de service. L’expérience de la médecine dans les armées ayant prouvé que le fouet guérit de nombreuses maladies qui échappent à la vue, on l’a fouetté mais il a enduré les coups, serrant entre ses dents un morceau de cuir comme un vieux légionnaire. Toutefois, et comme il n’a point recouvré l’usage de ses bras, il est probable que l’on mettra sa paralysie sur le compte des rhumatismes, mal légalement admis dans la légion. Les officiers en effet en souffrent plus que les soldats, car ils doivent de temps en temps abandonner le tranquille train-train de la vie de garnison pour aller dormir à la belle étoile à même le sol, exposés au froid et aux intempéries. Mais, poursuivit Adénabar en rêvant, je n’ai pas souvenance que le Nazaréen eût maudit nul d’entre nous, au contraire, du haut de sa croix, il demanda à son père qu’il nous pardonnât car nous ne savions pas ce que nous faisions. À l’époque je crus qu’il était en proie au délire car son père n’était point parmi les spectateurs.

— Que vient faire tout cela avec Longinus et le bourreau de la légion ? me récriai-je avec colère.

— Il faut avouer que nous avons éprouvé une terrible frayeur à cause du Nazaréen, argumenta Adénabar. Ce n’était pas un homme ordinaire et lorsque ceux qui ont assisté à sa mise en croix, apprirent qu’il était ressuscité, ils en conçurent une terreur plus grande encore : un soldat qui mène une vie monotone est prêt à croire toutes les rumeurs et plus elles sont dénuées de sens, plus facilement il les avale. À présent, il suffit que tombe un bouclier dans l’obscurité de la nuit ou qu’une vieille amphore remplie d’huile se fende d’elle-même répandant sur le sol tout son contenu, pour que la garnison tout entière soit sur pied à invoquer les dieux ! Mais on dit que les Juifs ne vont guère mieux dans la cité, poursuivit-il. Les petits enfants se réveillent au milieu de la nuit prétendant qu’un étranger s’est penché sur leur lit et les a frôlés avec sa main. D’autres disent que la chute de gouttes brûlantes sur leur visage les a sortis au sommeil ; mais une fois la lampe allumée, ils ne voient jamais rien. J’ai entendu dire également que les membres du Sanhédrin se lavent les mains sans relâche et s’adonnent à de nombreuses cérémonies de purification selon les plus sévères prescriptions de leur roi ; les Saducéens eux-mêmes, qui pourtant ne sont point d’ordinaire excessivement scrupuleux, s’y soumettent. Personnellement, il ne m’est rien arrivé de désagréable, je n’ai pas eu un seul cauchemar ! Et toi ?

— Moi ? repris-je sans penser à ce que je disais. Moi, je cherche le chemin.

Adénabar me regarda avec étonnement. Il avait déjà bu plus de la moitié de l’amphore sans prendre la peine de mélanger l’eau au vin bon marché, mais ne manifestait cependant aucun signe d’ébriété.

— J’ai ouï dire, expliqua-t-il, que nombreux étaient les chemins et qu’en maints d’entre eux on pouvait s’égarer. Comment peux-tu espérer, toi un Romain, trouver le chemin quand les Juifs eux-mêmes, n’en sont point sûrs ? J’ai bien peur qu’ils ne te ferment la porte au nez et que tu ne réussisses qu’à te blesser en te cognant contre elle !

— Est-il possible, m’exclamai-je avec surprise, est-il possible que toi, un centurion, tu connaisses les doutes et sois également à la recherche du chemin ?

Adénabar éclata d’un rire bruyant et cria en se tapant les mains sur ses genoux :

— Tu es tombé dans le piège ! Tu n’imagines tout de même pas que j’ignore tes manigances de ces jours derniers. Moi aussi, j’ai des amis à Jérusalem et bien plus que toi, étranger !

Puis, cessant de rire, il expliqua :

— Je crois que c’est une grave erreur de la part des Romains de maintenir ici la même légion durant des années ce qui, en revanche, est fort possible en d’autres contrées : ainsi la légion se familiarise avec le pays où elle a le devoir de faire régner l’ordre et les habitants deviennent amis des soldats et leur apprennent leurs us et coutumes ; et, quand après vingt ans de service, le légionnaire reçoit un bout de terre, il épouse une femme du pays même et enseigne à son entourage les usages romains. Mais cela se passe différemment en Judée ou à Jérusalem : lorsque un étranger demeure longtemps ici, ou bien il est pénétré de la crainte du dieu des Juifs, ou bien il finit par les détester. Tu vas peut-être t’étonner, mais parmi les officiers romains, surtout dans les petites garnisons, on en trouve quelques-uns qui se sont convertis à la religion hébraïque en secret et qui ont accepté de se circoncire. Mais tu peux me croire, ce n’est point mon cas ! C’est par simple curiosité que j’ai acquis des connaissances sur les divers chemins des fils d’Israël, non pas pour les espionner mais pour mieux les comprendre, ne point finir sous la coupe de leur terrible divinité.

— Tu as reconnu toi-même au pied de la croix qu’il était fils de Dieu, lui rappelai-je. Toi-même tu m’as accompagné dans le sépulcre et tu as vu de tes propres yeux le linceul intact après qu’il ait ressuscité.

— Exactement ! approuva Adénabar.

Brusquement, il projeta contre le sol sa coupe en terre qui éclata en mille morceaux et il se leva d’un bond.

— Maudit soit le roi des Juifs ! s’écria-t-il, le visage contracté par la colère. Maudite cette cité ensorcelée et maudit le temple où il n’y a même pas une image de son dieu pour que l’on puisse la mettre en pièces ! Quelle chose étrange de ne point arriver à ôter sa vie à un homme ! D’autres innocents, pourtant, ont été mis en croix auparavant, mais ils n’ont jamais ressuscité. Le Nazaréen a transgressé la discipline des armées !

Déjà avaient résonné les trompettes du temple et déjà les fidèles avaient accompli leurs oraisons nocturnes. Nous entendîmes la fermeture des portes du temple à travers les minces cloisons de ma chambre : le sabbat était terminé. Machinalement, nous poussâmes en chœur un soupir de soulagement. Adénabar me pria de lui pardonner l’accès de colère au cours duquel il avait cassé sa coupe de vin.

— Je suis furieux parce qu’étant centurion, je devrais me montrer plus raisonnable que mes subordonnés, dit-il. Mais peut-être ne suis-je qu’un homme inculte plein de superstition, car la lance de Longinus et les bras du bourreau me tourmentent sans relâche, et moi aussi je suis réveillé en pleine nuit par des pas invisibles. Donne-moi un conseil, toi qui as choisi secrètement ta voie : que dois-je faire pour échapper à ces maléfices juifs ?

— Peut-être, Adénabar, te sens-tu pécheur ? me bornai-je à dire.

— De quel péché veux-tu parler ? demanda-t-il en me regardant d’un air surpris. J’ai toujours satisfait aux exigences de la discipline militaire et toujours obéi aux règlements et aux ordres du mieux que j’ai pu. Tout le monde évidemment a quelques fautes sur la conscience ; mais je ne pense pas être pire militaire ou pire officier qu’un autre et, lorsque l’on m’a parlé d’un probable avancement, j’ai considéré que c’était la juste récompense de mes états de service.

— À ta guise ! répondis-je. S’il en est ainsi, Jésus de Nazareth n’aura pas grand chose à te dire, car il n’est point venu chercher les justes mais les pécheurs. Tu pourrais toutefois échapper à son jugement en disant : « Fils de Dieu, aie pitié de moi parce que j’ai péché. »

— Il m’est plus facile de croire dans les cérémonies de purification, objecta Adénabar. Quelle différence s’il suffisait de se laver et de brûler des fils de couleurs ou je ne sais quoi encore de ce genre ! Je pense que tu es dans l’erreur en ce qui concerne le Nazaréen : il n’est pas venu, que je sache, chercher une autre nation que celle des fils d’Abraham, l’élue de Dieu, comme ils se nomment. Tu as constaté toi-même ce qui lui est advenu. Personnellement, je n’ai fait qu’obéir à un ordre et de ce fait ne suis nullement responsable de sa mort. Le chaos triompherait et il ne pourrait même pas y avoir de guerres dans le monde si un militaire se mettait à se poser des questions au sujet des ordres reçus. N’y eut-il pas un capitaine romain, j’ai oublié son nom, qui fit exécuter son propre fils parce que ce dernier, en dépit des instructions, avait lancé une attaque avec ses troupes et remporté une brillante victoire, mais en contrevenant à la discipline militaire ? C’est du moins ce que j’ai appris à l’école d’officiers.

— J’ai l’impression que le Nazaréen a voulu, pour une raison que nous sommes incapables de comprendre, que tout se déroulât comme cela s’est déroulé ; mais la lumière se fera promptement puisque son royaume est encore sur la terre. C’est la raison pour laquelle les boucliers se décrochent à Antonia et que des pas mystérieux te tirent la nuit de ton sommeil. Cela indique qu’il attend également quelque chose de nous, les Romains. Mais tu n’as rien à craindre de lui qui prêcha que l’on ne doit pas répondre au mal par le mal : « Si quelqu’un te donne un soufflet sur la joue droite, tends-lui l’autre. » Et il dit encore de nombreuses paroles en complète contradiction avec tout ce que nous sommes accoutumés à considérer comme raisonnable.

Adénabar ne parut nullement étonné de ce que je disais.

— On m’a parlé de sa doctrine, admit-il. C’est pourquoi je pense qu’il est inoffensif même si, à vrai dire, je serais fort embarrassé de me trouver nez à nez avec lui s’il est avéré qu’il se promène en secret par la ville ; j’aurais peut-être les cheveux qui se dresseraient sur la tête s’il m’apparaissait à l’improviste et m’adressait la parole. De toute façon, d’après ce que l’on m’a assuré, il ne se manifeste pas devant un incirconcis, mais seulement à quelques-uns de ses disciples et aux femmes qui vinrent avec lui de Galilée.

Ces propos me touchèrent au fond de moi, si bien qu’oubliant toute prudence, je lui racontai que j’avais vu l’homme à l’allure étrange chez Simon de Cyrènes et que je croyais avoir reconnu le ressuscité dans un jardinier le jour-même de sa résurrection.

— Quelle vie dépourvue de sens as-tu donc menée à Alexandrie ? s’écria-t-il en secouant la tête. Sans doute as-tu lu plus que ton compte ! Ce climat ne te convient pas du tout et le plus raisonnable pour toi serait de t’éloigner d’ici au plus vite. Tu as de la chance que je sois ton ami car je ne te dénoncerai point, mais à la condition que tu recouvres le calme et la paix de l’esprit.

— On m’a déjà suffisamment soupçonné d’être un espion à la solde des Romains pour que je ne me mette pas à mon tour à soupçonner les autres, sinon je pourrais croire que l’on t’a envoyé à moi dans l’intention de m’avertir de cesser de me mêler des affaires des Juifs.

Adénabar évita mon regard et parut troublé.

— Pour être franc, confessa-t-il en se frottant les mains sur les genoux, je t’avouerai que le commandant de la garnison m’a suggéré de venir m’enquérir de ta santé, car il n’a nulle envie qu’un ami du proconsul ait des démêlés avec les Hébreux. Une grande inquiétude règne dans la forteresse et j’ai l’impression qu’il aimerait savoir ce que tu as pu apprendre au sujet du nouveau complot tramé par les Juifs contre la paix et l’ordre. Mais il ne peut pas te faire espionner puisque, d’une part, tu es citoyen romain et que, d’autre part tu es apparemment en possession d’une lettre de recommandation émanant d’une autorité si élevée que je n’ose même pas la nommer. Je n’ai pas l’intention de répéter quoi que ce soit de tes confidences ; je me bornerai à dire que tu montres une certaine irritation à l’égard de la plupart des gens ces jours-ci, mais je ne soufflerai mot de visions et autres apparitions extraordinaires. C’est un homme sérieux qui ne croit rien de ces choses-là, il me tournerait en ridicule et je mettrais en péril mon avancement à vouloir discuter sur de tels sujets.

Il s’essuya le visage, regarda le plafond et dit :

— Il doit y avoir une gouttière dans le toit, car je viens de recevoir une goutte sur le visage. Ce petit vin de Galilée est sans doute plus fort qu’il ne le paraît. Concluons un marché : obtiens pour moi l’indulgence du Nazaréen si tu le rencontres et qu’il consente à t’écouter. Comme tu comprendras, ma dignité d’officier m’interdit de courir derrière lui, et j’ai néanmoins besoin de faire la paix avec lui.

Il se mit alors à se gratter avec acharnement, jeta un regard autour de lui et dit étonné :

— C’est étonnant, il y a des bêtes dans cette chambre et je ne te l’aurais guère recommandée si j’avais su qu’à peine assis on était couvert de parasites.

En le voyant se gratter si fort, je me mis moi-même à éprouver une démangeaison sur tout le corps, j’eus l’impression que les cheveux se dressaient sur ma tête et je frissonnai.

— Il n’y a pas de bêtes ici, c’est une chambre très propre, dis-je dans un murmure. Je crois que quelqu’un va arriver.

Adénabar se leva rapidement et déclara en s’enveloppant dans son manteau :

— Je ne veux pas te déranger plus longtemps. Nous avons dit tout ce que nous avions à nous dire et de toute façon le vin est presque fini. Je m’en vais.

Mais il n’eut pas le temps de fuir car nous entendîmes en bas la voix du Syrien et aussitôt les craquements de l’escalier.

Adénabar se réfugia, les doigts levés en signe de protection, contre le mur. Je vis apparaître Zachée, traînant derrière lui un homme drapé dans son manteau de telle sorte qu’il me fut impossible au premier abord de discerner son visage.

— La paix soit avec toi, ô Zachée, dis-je, je n’ai pas bougé d’ici tant j’étais impatient de recevoir un message de toi.

— La paix soit avec toi également, Romain ! répondit Zachée apparemment de fort mauvaise humeur.

J’eus le sentiment qu’il avait déjà oublié m’avoir serré dans ses bras et donné un baiser lorsqu’il était sous l’empire du vin dans la maison de Simon de Cyrènes. De son côté, l’homme qui l’accompagnait tressaillit en voyant Adénabar.

— Qui est celui-là ? demanda-t-il.

Le Syrien, qui les avait conduits courtoisement jusqu’à mon seuil, protesta :

— Mais c’est un centurion du fort Antonia, tout simplement, et un bon ami malgré sa position ! Il comprend les fils d’Abraham et de toute façon, sa présence ne peut vous charger de plus d’impuretés que ma propre personne ou la demeure où vous vous trouvez.

L’inconnu donna un soufflet à Zachée en criant :

— Traître ! Ainsi tu m’as entraîné dans un piège, homme pire que Judas Iscariote !

Et il fit demi-tour pour s’échapper, mais je passai devant lui et le retins, en empoignant fermement son bras. La manière dont il avait traité le nain Zachée me paraissait contraire à la justice.

Ce dernier se frotta la joue en jetant des regards terrifiés sur Adénabar et sur moi.

— Si je l’avais su, afferma-t-il, jamais je ne t’aurais amené ici. Le Romain est plus malin que ce que je croyais. Frappe-moi aussi l’autre joue car je l’ai mérité.

Adénabar dévisagea à son tour Zachée et son compagnon.

— Voici sans doute deux disciples du Nazaréen, constata-t-il.

— Non ! Tu fais complètement erreur, seigneur centurion ! s’écria Zachée. Il est douanier et collecteur d’impôts comme moi ! Nous sommes tous les deux de grands amis des Romains à l’instar de tous les fils d’Israël amoureux de l’ordre et de la paix.

— Ne charge point ta conscience de péchés supplémentaires, Zachée ! Nous ne sommes ni l’un ni l’autre amis des Romains. Il est vrai que je suis un ancien douanier, mais je m’en suis repenti et ce péché aussi m’a été pardonné.

Je lâchai son bras promptement comme s’il m’eût brûlé.

— La paix soit avec toi, m’exclamai-je. Je crois savoir qui tu es. Que le centurion ne t’inspire nulle crainte, il ne te veut aucun mal, au contraire, il brûle de désir de faire la paix avec ton seigneur si cela se peut.

L’inconnu alors se redressa, me regarda en face puis regarda de même Adénabar.

— Je n’ai point honte du nom de mon seigneur, dit-il enfin, car quiconque le renie, à son tour il le reniera dans son royaume. Je suis Matthieu, l’un des Douze qu’il a élus, et la mort elle-même n’a aucun pouvoir sur moi car il me donne la vie éternelle en son royaume. Quant à vous, Romains, il vous précipitera dans les ténèbres, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.

Cela était nouveau pour moi et me remplit d’étonnement.

— J’ignorais qu’il eût proféré de si terribles paroles ! Mais la paix soit avec toi et bénie soit cette chambre puisque le messager du roi daigne la fouler de ses pieds. Prends un siège, et toi aussi Zachée, et parle-nous de ton seigneur ; je suis sur des charbons ardents d’en apprendre davantage sur lui.

Matthieu consentit finalement à s’asseoir malgré sa défiance et Zachée, toujours effrayé, se plaça tout à côté de lui. Le disciple regarda Adénabar d’un air entendu.

— Je suppose que tes légionnaires ont encerclé cette maison, accusa-t-il. En vérité je n’aurais pas cru les Romains capables de nous tendre un piège aussi perfide !

— Matthieu ! protesta Adénabar blessé. N’accuse point les Romains de tout le mal. Le proconsul ne voulait pas condamner ton maître, ce sont les Juifs qui lui ont forcé la main. Moi je n’ai rien contre toi ni contre ton maître, tu peux courir où bon te semble si tu parviens à échapper à la garde de la cité ; le Sanhédrin s’y opposera peut-être, mais certainement pas nous les Romains.

Il me semble que Matthieu ressentit en cet instant quelque honte de la peur qu’il avait éprouvée tout d’abord ; après qu’il eût compris qu’il se trouvait en sécurité parmi nous et que nous n’avions point projeté sa mort, il adopta une attitude pleine d’orgueil.

— Je ne serais point venu te voir, Romain, dit-il, si l’on ne m’avait rebattu les oreilles à ton sujet. Sans connaître ni la loi ni les prophètes, toi un incirconcis, tu pars à notre recherche, tu parles à des femmes ignorantes et tu épies nos secrets. Je ne vois d’autre alternative que celle-ci : ou bien tu es possédé d’un démon, ou bien tu es un sorcier puisque tu as été capable d’obtenir que Jean réponde à tes questions. Je suis donc venu pour te dire ceci : éloigne-toi de nous, ne te mêle pas d’affaires auxquelles tu ne peux rien entendre et cesse d’importuner des femmes en plein désarroi.

Il dit, et une douleur pleine d’amertume s’empara de mon âme tandis qu’une haine profonde à son égard me donnait des envies de frapper ; mais il me fallait voir son visage avant toute chose et dans ses traits, ses yeux et les rides de son front, je retrouvai la même expression indéchiffrable qui en faisait un être à part ; alors sa raison devint bien plus claire pour moi que ce que je pouvais comprendre. C’est pourquoi je lui répondis avec la voix de l’humilité :

— Je n’ai rien à t’opposer. Mais je croyais son chemin ouvert à tous ceux qui le cherchent avec un cœur doux et humble ; j’ai cru que la porte s’ouvrirait devant moi si je frappais avec ferveur. Dis-moi au moins pourquoi il m’est apparu dans la maison de Simon de Cyrènes.

Zachée jeta un regard implorant à Matthieu, mais ce dernier, plus endurci encore, répondit :

— Notre Seigneur est venu chercher les égarés d’Israël ; c’est la raison pour laquelle il m’appela alors que j’étais assis à ma table de douanier à Capharnaüm ; je me levai sur-le-champ et le suivis, abandonnant pour sa cause mon foyer, mes biens et même ma famille. Zachée aussi était un des égarés d’Israël et Simon de Cyrènes, membre de la synagogue grecque, a porté la croix. Nous admettrions qu’il fût apparu à ces deux-là mais nous ne croirons jamais qu’il ait apparu à un Romain incirconcis. Nous avons donc débattu de cette question entre nous : nous ne pouvons accorder plus de confiance à un Romain qu’à des visions de femmes désemparées. Peut-être es-tu un magicien ou un sorcier qui désire, pour une raison cachée, apprendre tout ce que nous connaissons.

« Ou peut-être es-tu celui qui, selon les témoignages d’un pauvre aveugle, transforma une pierre en fromage en invoquant d’une manière abusive le nom de notre Seigneur. Tu as troublé de la même façon Simon de Cyrènes et Zachée. Et si tout ce qui advint en ta présence dans la maison de Simon paraît procéder de la sorcellerie, cela n’a rien à voir avec le royaume.

Zachée hocha vigoureusement du chef :

— C’est vrai, et je me suis rendu à leurs discours. Il a jeté un sort sur Simon de telle sorte qu’il a vu l’ombre de son esclave Éléasar quand ce dernier était encore en chemin ; puis il a obtenu que l’on nous offrît du vin fort, si bien que nous avons tous fini par être hors de nous-mêmes. J’ai plus de confiance en toi, ô Matthieu, que je connais, qu’en un Romain que je ne connais point.

Puis, s’adressant directement à moi, il dit :

— Simon de Cyrènes a réfléchi également et ne veut plus jamais entendre parler de toi qui n’es point un égaré d’Israël. Toutefois, bien que tu lui aies occasionné une perte considérable avec tes tours de magie, il ne te souhaite aucun mal ; il vaut mieux, cependant, que tu ne recherches plus sa compagnie car tu as tenté d’abuser trop de gens déjà.

Je crois que Matthieu se rendit compte combien je fus accablé et il respecta mon humilité lorsque, sans dire un mot, je détournai la tête pour cacher mes larmes.

— Tu dois nous comprendre, Romain ! reprit-il avec tendresse. Mon propos n’est point de découvrir en toi des raisons mensongères, mais de trouver la meilleure interprétation des faits. Peut-être n’es-tu point un jeteur de sorts et, dans ce cas, un démon tout-puissant s’est emparé de toi qui t’a poussé à abuser du nom de notre maître crucifié alors que tu ne le connais point et que tu ignores tout du secret du royaume. Et cela je te l’interdis absolument car nous, qui avons été élus par lui, avons seuls reçu le pouvoir et la force de guérir des malades et de chasser des démons. Je reconnais que nous avons failli et que la faiblesse de notre foi nous a dépossédés de la force, mais nous savons qu’elle nous reviendra en temps voulu ; et jusqu’à ce temps, nous ne pouvons qu’attendre son royaume en veillant et en priant.

Puis, une expression de reproche dans le regard, il leva sa main vers moi. Et je ressentis la force qui, en dépit de ses dires, émanait toujours de lui : il était assis loin de moi et sa main ne m’effleura même pas, et ce fut pourtant comme s’il m’eût touché avec vigueur.

— En te repoussant et en m’élevant ainsi contre le scandale, poursuivit-il, je ne peux que répéter ses propres paroles. Il a dit à plusieurs reprises : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré. » Il n’est point venu pour abolir la doctrine de la loi et des prophètes mais pour l’accomplir. Il nous a défendu d’aller dans les villes des païens et même à Samarie. Comment pourrions-nous donc te révéler, à toi qui es Romain, son chemin et sa vérité ?

Je ne fus point offensé, bien qu’il m’eût traité de chien selon la grossière tradition des fils d’Israël. Mon accablement était si profond que je dis :

— Je croyais qu’il avait prêché de façon bien différente, mais je dois te croire et croire également qu’il t’a élu comme un de ses messagers. Très bien ! À tes yeux donc, je suis un chien ! Mais un chien est admis dans la maison du maître auquel il appartient. Je connais mieux vos écritures sacrées que ce que tu imagines et permets-moi de citer le roi d’Israël qui a dit qu’un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. Ne m’accordes-tu même pas le poste du chien vivant devant la porte du royaume ?

N’en croyant pas ses oreilles Adénabar, qui jusqu’alors avait gardé le silence, se leva d’un bond.

— Ô Romain ! s’écria-t-il, les doigts en cornes posés au-dessus de sa tête. As-tu donc perdu l’esprit pour solliciter le poste du chien vivant devant la porte du roi des Juifs ? Je finirai par croire que l’on t’a jeté un sort et que la mystérieuse doctrine du crucifié est plus dangereuse que ce que je pensais.

Zachée se serra contre Matthieu, mais le centurion ne se risqua point à les toucher. Au contraire, lorsqu’il eut recouvré son calme, il leva la main en un geste de supplication.

— Moi, je suis un soldat, un centurion, s’écria-t-il, et je n’ai point péché sciemment contre ton seigneur lorsque, obéissant à un ordre militaire, j’ai monté la garde au pied de la croix. Gagne-moi son indulgence et je suis disposé à me laver les mains à la manière des fils d’Israël, à détruire mes vieux habits ou à tout ce que tu exigeras pour ma purification. Je n’ai nul désir de me quereller avec ton seigneur et ne prétends pas non plus entrer dans son royaume ; je préfère suivre ma propre voie.

Matthieu se réjouit fort, me sembla-t-il, en s’apercevant que ni lui ni les autres disciples n’avaient à craindre des Romains, tout au moins d’Adénabar.

— On m’a rapporté que, du haut de la croix, dit Matthieu, il a pardonné aux Romains parce qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Je n’étais point présent pour l’entendre mais, en ce qui me concerne, tu peux aller en paix.

— Oh oui ! C’est cela ! assura Adénabar. Je ne savais pas ce que je faisais ! Mais, même si je l’avais su je n’aurais pu, étant soldat, agir différemment. C’est pour cette raison que tes paroles me sont un véritable soulagement et, à ce que je crois, ton seigneur ne désire pas plus que moi une querelle.

De nouveau Matthieu se tourna vers moi et tout en se frottant les yeux dit d’une voix fatiguée :

— À ton sujet, je ne sais que penser. Ton humilité plaide en ta faveur et ton langage n’est point celui d’un possédé.

Puis, levant violemment son bras, il murmura :

— Mais il est évident que je ne peux te reconnaître comme un frère puisque tu es païen et que tu manges ce qui est impur. Si au moins tu étais prosélyte ! Mais il ne suffit pas de coudre des franges à ton manteau pour faire de toi un fils d’Israël.

Zachée frappa alors sa maigre poitrine.

— Non ! renchérit-il. Non, ce Romain ne fait point partie des égarés d’Israël comme moi. Jésus lui-même m’a reconnu pour un fils d’Abraham, mais cet homme n’est pas circoncis, comment pourrait-il entrer dans le sein d’Abraham ?

— Ton langage était tout autre hier, lui rappelai-je, et tu me pris même dans tes bras pour m’accoler comme un frère.

Je parlais ainsi, mais je me rendais compte que ces deux Juifs s’appuyaient sur leur alliance avec le dieu d’Israël et laissaient en dehors tous les autres. Zachée me paraissait à présent extraordinairement laid et déplaisant.

— Le voyage m’avait fatigué, ajouta-t-il pour couronner le tout, et ce que j’avais entendu au sujet des événements de Jérusalem m’avait mis hors de moi ; en outre, tu m’as fait boire du vin fort et je ne savais pas ce que tu me faisais. Mais tout est clair pour moi désormais.

Adénabar me dit sur le ton de l’ironie :

— Moi, à ta place, il y a longtemps que j’aurais abandonné ! Ils t’ont frappé sur l’une et l’autre joue, et plus tu te creuseras la tête, plus ils te frapperont. Laisse là ta folie et reconnais une fois pour toutes que ce n’est point pour toi que leur roi a ressuscité d’entre les morts.

— Ma tête m’appartient et je suis libre d’en faire ce que je veux, m’obstinai-je bien qu’ayant perdu tout espoir. L’empereur seul a le pouvoir de la faire trancher par l’épée. Va en paix, Adénabar, tu n’as plus rien à craindre.

— Je ne voudrais pas t’abandonner sans défense en compagnie de ces deux hommes, insista-t-il.

— C’est nous qui allons partir, dit Zachée en tirant Matthieu par la main. Restez seuls, Romains, votre chemin n’est pas notre chemin !

Mais je m’opposai à leur départ. J’accompagnai le centurion à la porte puis revins au milieu de la pièce et, ne tenant nul compte de ses avertissements, m’humiliai au point de me jeter aux pieds de l’impitoyable publicain.

— Aie pitié de moi, implorai-je, toi qu’il a choisi comme disciple ! Qu’a donc ta doctrine d’extraordinaire si tu n’aimes que ton frère ? Les Romains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Je croyais son enseignement plein de pitié, mais ton cœur est une pierre puisque tu me repousses ainsi. Le riche jette aux chiens les restes de sa table abondamment servie, même s’il les méprise. Enseigne-moi donc !

Le départ d’Adénabar avait tranquillisé Matthieu qui reprit un siège. Il semblait qu’il se fût un peu adouci et il cacha son visage dans ses mains. Je compris alors que son trouble devait être plus grand que le mien.

— Comprends-moi, dit-il, la voix changée, et ne m’accuse point d’être sans pitié. Tout cela remplit mon cœur d’angoisse, mon cœur déjà angoissé ! Nous sommes comme des agneaux dispersés par une bande de loups et, bien que dans la douleur nous cherchions du secours les uns auprès des autres, chacun de nous est au fond de son âme un égaré depuis que nous avons perdu notre Seigneur. Nous devons défendre avec fermeté ce qui nous reste. Nous discutons entre nous et nous nous critiquons cruellement, Pierre dit ceci et Jean cela, mais nul d’entre nous n’arrive à croire ni à comprendre sa résurrection. Et voici que tu viens à nous, une peau d’agneau te couvrant ! Comment pouvons-nous savoir si en dedans tu n’es point un loup ? Cueille-t-on des raisins sur les épines ? Que pouvons-nous attendre de bon d’un Romain ?

Sans cesser de se tordre les mains, il parlait toujours, libérant son cœur.

— Certes, il nous ordonna d’aimer nos ennemis et de prier pour nos persécuteurs, mais comment un homme peut-il y parvenir ? Il a même dit : « Si ton œil droit est pour toi une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi. » Tant qu’il était avec nous, nous avions foi en lui, mais lorsqu’il s’en fut, le pouvoir nous a abandonnés et nous nous sommes sentis perdus. Comment distinguer un amateur sincère et juste d’un homme injuste lorsque tout encore reste obscur pour nous-mêmes ?

Zachée toucha l’épaule du disciple.

— Ainsi, avertit-il, il apprend des secrets dont je ne suis pas moi-même informé. C’est un homme plein d’astuce en dépit de son air innocent. Moi aussi il m’a fait boire afin que je lui révèle les secrets que le Messie m’avait confiés chez moi.

Mais Matthieu ne se mit point en colère. Il paraissait au contraire maître de lui, réfléchissant à ce que j’avais dit.

— Tu as raison, étranger, dit-il après une pause. Il nous enseigna en effet à prier d’une manière juste et il consolida son alliance avec nous, mais je ne puis te parler de celle qu’il nous révéla à nous seuls.

Il semblait réconcilié avec moi et son visage rayonnait d’une grande bonté. Souriant à la manière d’un enfant, il joignit les paumes de ses mains.

— Il savait parfaitement pour quelle raison il nous choisissait. Sans doute étions-nous en possession de quelque chose de nécessaire à la construction de son royaume, même si ses raisons nous échappèrent alors. Lorsque nous le suivions, nous éprouvions de l’envie les uns à l’égard des autres, et nous mettions en question ses enseignements, nous tournant sans cesse vers lui afin qu’il nous expliquât davantage ce qu’il disait. Je me demande encore pourquoi c’est justement Pierre, Jacques et le jeune Jean qui étaient ses favoris qu’il menait toujours avec lui dans la montagne, leur laissant voir des choses que les autres n’ont point vues ; et pourquoi choisit-il Judas Iscariote et lui confia-t-il notre bourse ? Il avait certainement ses raisons mais je n’ai pas compris.

Il pressa plus fortement ses paumes l’une contre l’autre et, son regard d’enfant fixant le vide, il poursuivit :

— Étant douanier, je sais lire et écrire même le grec, effectuer des comptes compliqués et utiliser divers poids et mesures. Aussi, dois-je mesurer et apprécier avec le plus grand soin tous les discours et toutes les actions. Comme je ne dispose point de mesures nouvelles, je suis contraint d’employer l’ancienne, celle de Moïse, des prophètes et des Écritures sacrées ; et avec cette mesure, on ne peut mesurer un païen, ce serait impossible même si j’essayais ! Toutefois, je pressens quelque chose, car il m’a élu précisément à cause de ma spécialité et je dus apprendre ceci : « De la mesure dont vous mesurez, on usera pour vous. » J’ai l’impression qu’il nous a fait don d’une mesure nouvelle. Mais j’ignore ce qu’elle sera et c’est pourquoi je dois encore recourir à l’ancienne que j’ai apprise au temps de mon enfance.

Ainsi parla-t-il, et mon cœur fut touché qui se souvint que mon bon professeur de Rhodes m’avait enseigné que l’homme est la mesure de tout ; ainsi l’imperfection, le doute et l’inachevé ont toujours formé l’unique mesure dont je me sois servi à ce jour pour apprécier la vie et ce qui se passe dans le monde. Ce système m’a rendu tolérant à l’égard des faiblesses d’autrui et à l’égard des miennes également, de telle sorte qu’il m’est impossible de porter un jugement trop sévère sur quiconque. Certes l’homme a la capacité d’aspirer au bien, mais il est incapable de l’atteindre dans sa totalité, de même qu’il ne peut atteindre la beauté parfaite puisqu’il n’est qu’un homme. Si cette connaissance m’a empli d’une tristesse profonde, elle m’a également aidé à me supporter moi-même si bien qu’après m’être rendu compte que l’excessive sévérité des hommes du Portique dans la recherche de la vertu était aussi insupportable que l’excessive soif de plaisirs, j’ai fini par me contenter de suivre le chemin intermédiaire à la lisière des deux systèmes ; je ne suis à vrai dire jamais parvenu à le suivre, oscillant sans relâche d’un extrême à l’autre.

Et voici que soudain je comprenais les paroles de Matthieu : sans doute Jésus était-il venu apporter au monde une mesure nouvelle. Fils de dieu et homme à la fois, il avait vécu sur la terre et ressuscité des morts pour rendre témoignage de son origine divine. Une mesure nouvelle donnée par un homme serait seulement une mesure de plus parmi toutes les autres, sujette à discussions et exposée aux critiques des hommes ; en revanche, une mesure apportée par lui, inconcevable et indiscutable, serait la seule mesure véritable, celle capable de sauver l’homme s’il la faisait sienne.

Mais quelle était-elle ? Comment le savoir si le messager qu’il avait lui-même élu ne faisait que la pressentir ? En outre, elle était destinée aux seuls Juifs, qui se considèrent comme la nation élue de Dieu, se détachant ainsi de tous les autres. Et les Juifs eux-mêmes avaient abandonné leur roi.

Comme s’il eût suivi le cours de mes pensées, Matthieu dit soudain :

— Nous cherchons dans les ténèbres entre ce qui est d’avant et ce qui est nouveau, nous ne saisissons point encore son royaume. Nous avons le sentiment qu’il a choisi les Douze afin que nous régnions sur les douze tribus d’Israël. Ainsi, à travers le Messie, Israël étendra son pouvoir sur la terre entière. Nous ne pouvons laisser de côté les prophètes ni les Écritures ; la contradiction est si terrible qu’elle est hors de notre portée. Lorsqu’il purifia le temple, ne le nomma-t-il point la maison de son père ? Comment, dès lors, abandonnerions-nous l’alliance que Dieu fit avec Abraham et Moïse ? Tout Israël éclaterait en mille morceaux ! Voilà pourquoi nous ne pouvons ouvrir son chemin aux étrangers ni aux païens. Ce serait comme manger des mets impurs. Éloigne-toi de nous, tentateur !

— J’ai servi durant un certain temps chez les Romains, ajouta Zachée, et j’ai appris à les connaître. De ce fait, ma libération me paraît pleine d’agréments. C’est une grande merveille que de retourner dans le sein de ses pères après s’être égaré. Ne me tente point davantage, notre fardeau est déjà lourd !

Le spectacle de sa difformité et de son orgueil me firent rentrer en moi-même.

— Faites ce qui vous plaira. Je me suis abaissé devant vous comme un chien et je vois à présent que vous souffrez tous deux de l’avarice propre aux vôtres : vous voulez tout garder pour vous, en excluant tous les autres, même lorsque vous ignorez l’explication de ce qui est advenu. Je ne comprends pas plus que vous, mais je sais que si un dieu se fait homme, souffre et meurt d’une mort d’homme pour ressusciter ensuite, cela concerne l’humanité tout entière et non les seuls Juifs. Aussi ai-je l’intention de continuer à m’informer sur son mystère et à le chercher tout seul si je ne peux le faire en votre compagnie. Allez en paix !

Ils se levèrent tous deux et Zachée, sur les talons de Matthieu, me jeta un regard méfiant et chargé de haine. Matthieu, pour sa part, avait pris le masque de l’impassibilité.

— Ton idée est trop absurde et je ne la comprends point. Ni d’ailleurs comment le dieu d’Israël pourrait étendre son pouvoir sur toutes les nations de telle sorte qu’il n’y ait plus de haine entre elles. C’est impossible, il a dit lui-même qu’il y aurait beaucoup d’appelés et peu d’élus.

Il se mit tout à coup à se frotter le corps et le visage comme pour se débarrasser de toiles d’araignées.

— Cela n’a pas de sens, c’est œuvre du démon. Il nous a avertis que tous ceux qui l’appellent Seigneur ne méritent pas d’entrer dans le royaume. Je me souviens exactement de ses paroles : « Beaucoup me diront en ce jour-là : “Seigneur, Seigneur n’est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé ? en ton nom que nous avons chassé les démons ? en ton nom que nous avons fait bien des miracles ?” Alors je leur dirai en face : Jamais je ne vous ai connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité. » Cela te condamne même si tu réussis des tours de magie en invoquant son nom. C’est à toi que tu porteras préjudice, non à nous qu’il a connus et connaît.

Je me mis à trembler de peur, me souvenant de quelle manière j’avais fait l’expérience de son pouvoir lors de ma rencontre avec l’aveugle sur le chemin, quand la pierre s’était métamorphosée en fromage dans sa main. Mes intentions n’étaient point mauvaises alors et j’espérais obtenir le pardon du Nazaréen sinon celui de ses disciples. J’admis cependant n’avoir pas le droit d’abuser du pouvoir de son nom puisque je ne le connaissais pas comme ses disciples.

— J’avoue ne pas le connaître suffisamment et n’avoir nul droit d’utiliser son nom, admis-je avec humilité. Mais tu m’as donné à réfléchir car Jésus de Nazareth n’est apparemment pas aussi pacifique ni aussi miséricordieux que je me l’étais imaginé, s’il exige que je m’arrache un œil ou me coupe un bras pour le suivre. Êtes-vous sûrs de l’avoir bien compris lorsqu’il proféra ces paroles ?

Matthieu ne répondit pas directement à cette question.

— Je ne pense point que mon Seigneur exige quoi que ce soit d’un étranger tel que toi qui seras damné. Je ne pense pas non plus qu’il y ait une place pour toi dans son royaume si tu ne reconnais pas en premier lieu le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ainsi que sa loi, pour chercher ensuite son chemin.

Je réfléchis. Pendant ce temps, Matthieu se trouvait sur le pas de la porte, Zachée collé à lui.

— Ah si je pouvais te croire ! m’exclamai-je désespéré. Il est arrivé qu’à Rome un citoyen acceptât la circoncision pour l’amour de la fille d’un Juif fortuné et se soumît à votre joug. Je pense que le chemin de Jésus de Nazareth vaut plus que la plus belle femme et la plus riche dot ! Pour trouver son royaume je serais prêt à faire n’importe quoi, mais quelque chose au fond de moi s’y oppose et ne peut te croire. Tu avoues toi-même te référer à l’ancienne mesure pour pallier ton incompréhension de la nouvelle.

Matthieu s’enveloppa dans son manteau, se couvrit la tête et s’enfonça dans les ténèbres de l’escalier, entraînant Zachée à sa suite. Aucun des deux ne me souhaita la paix. Lorsqu’ils furent partis, je m’écroulai sur mon lit si profondément accablé que j’eusse voulu être mort. Je serrai ma tête à deux mains, me demandant qui j’étais et comment j’avais pu en arriver là. Je pensai que le mieux serait de fuir cette fantasmagorique cité dominée par un dieu sans images et où rien ne se déroulait comme ailleurs : ici, nul n’a confiance en moi et tous me laissent à part parce que je suis Romain. Le royaume inconcevable de Jésus de Nazareth n’est point pour moi. Et si je m’en allais à Césarée, la ville romaine ? Je pourrais là-bas me distraire en fréquentant le théâtre et le cirque ou en jouant aux courses. Là-bas, je trouverais la joie en abondance.

J’eus alors une vision de moi-même tel que je serais une fois passées les années et je pouvais me contempler de l’extérieur : un homme au corps obèse, le visage gonflé, chauve et la bouche édentée, répétant avec entêtement la même sempiternelle histoire, portant une tunique souillée de vin et entouré de joueurs de flûte et de courtisanes tentant vainement de réveiller ses sens émoussés. Tel serait mon avenir si je retournais en arrière et suivais de nouveau le chemin intermédiaire. Puis, à la fin, les flammes du bûcher, la cendre et les ombres.

Je n’éprouvai nulle révolte contre cette vision bien qu’elle fût plus horrible et repoussante que ce que m’avait peint ma philosophie. Il était en mon pouvoir de m’y conformer, mais je n’osai le faire : une autre éventualité s’était à présent offerte à moi, celle qui m’avait poussé d’Alexandrie à Joppé, de Joppé sur la colline des crucifiés, devant Jérusalem, et plus tard dans un tombeau désert. Nul ne peut m’ôter cette vérité. Peu à peu, s’imposa de nouveau à mon esprit la conviction que tout cela n’était point advenu par hasard, mais pour rendre témoignage de ce qui jamais auparavant n’avait eu lieu en ce monde.

Depuis sa résurrection, son royaume demeure sur la terre. Dans ma solitude sans réconfort, perdu dans les ténèbres d’une cité ensorcelée, il me sembla que son royaume était tout proche de moi, à la portée d’un bras tendu, d’un pas, d’une poussée intérieure. J’éprouvai la tentation irrésistible d’appeler Jésus le Nazaréen, le fils de Dieu, mais je n’osai, étant étranger, recourir à la toute-puissance de son nom.

Une idée pourtant se fit jour en moi et me surprit à tel point qu’étourdi, je me dressai sur ma couche : si ses disciples, au lieu de se méfier de moi, m’admettaient à leurs côtés pour m’enseigner leur doctrine et tentaient de me faire croire aux miracles et à la résurrection de Jésus, alors l’esprit certainement en proie au doute, je ne cesserais de leur adresser des questions impertinentes, essayant de les pousser à se contredire.

En revanche, leur opposition pleine d’hostilité m’avait amené à croire avec plus d’obstination en la réalité du royaume et en la résurrection du Nazaréen, si bien qu’à présent mon esprit ne renferme pas le moindre doute au sujet de ces événements incroyables que je proclame et reconnais vrais. Quant aux disciples, ils ont trop reçu d’un seul coup pour être en mesure de tout assimiler tandis que moi, en comparaison, je n’ai reçu qu’un petit, un minuscule grain de sable. Mais, grâce à la vie que j’ai menée et à ma philosophie, je suis assez mûr pour recevoir la mesure nouvelle puisque, d’une part celle de l’homme ne me satisfait plus et que, d’autre part, je ne suis point attaché à l’ancienne par le joug des traditions et de la loi judaïque.

L’huile de la lampe s’étant consumée toute, la flamme vacilla, vira au bleu et s’éteignit, dégageant une odeur de brûlé. Je ne ressentis nulle peur de la nuit ou de la solitude comme cela se produit parfois lorsque s’éteint la lampe. Les ténèbres étaient en dehors de moi car, en fermant les yeux, j’aperçus une lumière en moi que je n’avais jamais vue, comme si une autre paire d’yeux, veillant à l’intérieur de moi-même, contemplait une brillante lumière, tandis que mes yeux extérieurs fermés par les paupières voyaient seulement l’obscurité.

Je me souvins alors du jardinier que j’avais rencontré et j’entendis sa voix murmurer à mon oreille : « Je connais les miens et les miens me connaissent. »

Humble et tremblant, les yeux fermés, je prononçai à haute voix :

— Je n’ose dire que je te connais mais, du fond de mon cœur, je désire te connaître et que tu ne m’abandonnes jamais.

Je dis cela et voici que le silence se fit en moi, j’eus l’impression que tout advenait comme cela devait advenir, et qu’il était inutile de montrer de l’impatience. Le temps s’arrêta dans mon esprit et l’on eût dit qu’en même temps s’était arrêté le monde.

Une main posée sur mon épaule me tira de cet état de douce accalmie. J’ouvris les yeux en sursautant : j’étais toujours assis sur le bord de ma couche et mon propriétaire, entré dans la pièce sans que je m’en fusse rendu compte, portait une lampe et me touchait l’épaule.

Il posa la lampe près de lui, s’assit par terre et, secouant la tête d’un air préoccupé, se tripota la barbe avant de me demander :

— Que t’arrive-t-il ? Es-tu souffrant ? Pourquoi parles-tu seul dans le noir ? C’est un très mauvais signe et j’ai bien peur que tes visiteurs juifs ne t’aient jeté un sort et que tu ne sois plus le même à présent.

Parlant ainsi, il me ramena à la réalité de ce qui m’entourait. Mais son apparition ne me causait aucune gêne.

— Au contraire ! Je me sens mieux que jamais, car j’ai enfin compris qu’une vie simple est préférable à une vie pleine de complications. Les pensées torturantes ne me tourmentent plus et mes visiteurs, qui ne veulent rien avoir affaire avec moi, m’ont laissé avec ma propre paix. Ne crains donc rien pour moi, je suis guéri de tous mes maux.

Ma joie manifeste calma Carantès qui se mit alors à se lamenter sur lui-même :

— Le plus petit a maudit mon seuil et apporté l’inquiétude dans ma demeure. À présent, mes enfants pleurent en dormant et lorsque je me suis couché, j’ai eu l’impression d’avoir reçu de la pluie sur moi. C’est pourquoi je suis venu te voir et t’ai apporté une autre lampe afin que tu n’aies point de frayeur dans l’obscurité.

Je lui assurai n’éprouver aucune crainte dans la nuit.

— Il me semble que je n’aurai plus jamais peur des ténèbres et que je ne me sentirai plus seul, même s’il n’y a personne avec moi. Ce monde est capricieux et je renonce à l’expliquer par mon raisonnement. Tandis qu’en proie à un terrible accablement, je me trouvais aussi éteint que cette lampe dont l’huile s’est consumée, la joie est née soudain au fond de moi et je me sens si débordant d’allégresse que j’ai envie de te tirer la barbe afin que tu joignes ton rire au mien.

— Dans ce cas, suggéra Carantès, construis une maison, plante des arbres, marie-toi, fais des enfants et ta joie sera complète car alors seulement tu sauras que tu existes.

— Chaque chose en son temps, répondis-je. Je ne crois pas qu’il soit maintenant opportun de faire ce que tu suggères.

Ne voulant point le peiner, je ne fis nulle allusion au Nazaréen. Je m’aperçus que j’éprouvais une grande faim parce qu’en écrivant je n’avais rien mangé, et cela réjouit Carantès plus que tout ce que j’aurais pu lui raconter. Nous descendîmes tous les deux l’escalier et, pendant que les siens dormaient, nous nous mîmes à la recherche de pain, d’olives et de salades que nous mangeâmes ; puis nous bûmes ensemble le vin nécessaire pour que Carantès commençât à sourire.

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