Neuvième lettre

Marcus à Tullia !


Lorsque très affaibli, je recouvrai la santé, la joie m’avait abandonné. Force me fut de penser que cette maladie, qui m’avait mené aux frontières de la mort, était un avertissement pour m’empêcher de fouiller dans des secrets qui ne me concernaient point. Je demeurai dans ma chambre sans chercher à me mêler aux autres clients attirés par la fameuse cité balnéaire de Tibériade, gens fortunés pour la plupart, de toutes races et de tous pays, qui soignaient ici les infirmités inhérentes à la richesse et à la vie oisive, mais également officiers romains, qui tentaient de se guérir des maux gagnés au cours de leur vie de camp.

Je me fis donner des massages et mandai un barbier afin qu’il coiffât ma chevelure à la manière grecque ; je le laissai même tailler ma barbe et épiler mon corps, car alors tout m’était devenu indifférent. Peut-être cette attitude était-elle celle d’un enfant blessé, mais j’avais été sincère et ne croyais en rien mériter un tel châtiment. Mes pensées allaient vers toi également, ô Tullia, mais d’une autre façon qu’à Jérusalem et, dans mon malheur, j’eus le mal de toi. J’étais las de la stupide Marie qui, depuis qu’elle s’était fidèlement occupée de moi et avait obtenu ma guérison, me considérait avec satisfaction comme sa propriété.

Il se fit soudain une grande agitation et Marie s’empressa de m’expliquer que l’épouse de Ponce Pilate venait de Césarée pour prendre les eaux. Je vis de la terrasse sa litière et son escorte : outre les légionnaires, des chevaliers aux manteaux rouges du prince Hérode l’avaient accompagnée de la frontière de Galilée jusqu’à la cité ; on avait mis à sa disposition un palais d’été dans le jardin duquel il y avait une piscine particulière.

Je savais la santé de Claudia Procula délicate et comme ses nerfs étaient fragiles, ainsi qu’il arrive à nombre de femmes à l’orée de la vieillesse même si elles ne se l’avouent point. Nul doute qu’elle n’eût besoin de bains et le climat de la mer de Galilée, en cette époque de l’année, est certainement le plus frais et le plus agréable de tout le Levant. Des baigneurs de Damas et même d’Antioche accourent à Tibériade, séduits par les agents du prince. Néanmoins, je ne sais pourquoi, le voyage inattendu de Claudia Procula me parut avoir d’autres motifs.

Je ne pus contenir ma curiosité plus de deux jours et lui adressai un message sur une double tablette de cire, lui demandant la permission de lui rendre visite. Le serviteur revint peu après disant que Claudia Procula, agréablement surprise de mon message, me souhaitait la bienvenue et m’invitait à la rejoindre sur-le-champ.

Comme mon talon était encore loin d’être guéri, je me fis porter en litière à travers les jardins pour me rendre auprès d’elle. Une fois arrivé au portique, je sautai à terre et boitai, appuyé sur une canne, jusqu’au palais d’été. La faveur qui m’avait été accordée attira considérablement l’attention et de nombreux étrangers en villégiature sortirent pour me voir, car l’épouse du proconsul avait fait savoir à tous qu’elle ne désirait recevoir ni visites ni hommages eu égard à son état de santé.

Les domestiques me conduisirent directement dans une pièce fraîche et ensoleillée où Claudia Procula, le visage très pâle et les yeux pleins de langueur, était étendue sur des coussins de pourpre ; près d’elle était assise une femme juive vêtue fort luxueusement et à peu près du même âge dans une attitude pleine de respect.

Claudia me tendit ses mains diaphanes, en poussant des exclamations de joie.

— Ô Marcus ! Quel bonheur de voir une personne amie et compréhensive ! Qu’est-il arrivé à ton pied ? Je suis moi-même si malade ! Je ne puis trouver le sommeil, j’ai des douleurs d’entrailles et mon foie ne va pas bien !

Puis, se tournant vers sa compagne, elle expliqua :

— Voici le jeune homme dont je t’ai parlé, mon ami d’enfance Marcus Mézentius Manilianus. Son père était le plus fameux astronome de Rome ; il fait également partie de la famille de Mécène par lequel il descend des Étrusques qui luttèrent jadis contre Énée en personne pour la conquête du pouvoir. La dernière fois que je l’ai vu, c’était à Jérusalem durant les fêtes de la Pâques et je ne m’attendais guère à le rencontrer ici !

Je la laissai parler, bien que son discours ne fût point l’expression de l’exacte vérité ! Elle exagérait un tantinet mais si, pour une raison ou pour une autre, elle éprouvait le besoin de tout présenter sous son meilleur jour et de rehausser mon importance aux yeux de sa dame de compagnie, pourquoi m’y opposer ?

— Cette excellente personne est Jeanne, l’épouse du questeur du prince Hérode Antipas, me dit-elle en me présentant sa compagne. Je l’ai connue à Jérusalem et elle a promis d’être ma dame de compagnie durant mon séjour ici. J’ai une entière confiance en elle.

La femme sourit et me lança un regard scrutateur. Dans sa face ronde et molle, ses yeux n’étaient point d’une femme stupide et l’on pouvait y lire une profonde connaissance de la vie.

— Je te salue, ô Marcus Mézentius ! dit-elle. Mais comment se fait-il qu’étant romain, tu portes une barbe et des vêtements à la manière des Hébreux.

— Chaque contrée a ses modes ! répondis-je avec détachement. Je suis un philosophe qui étudie les us et coutumes des différents pays. Mais, à vrai dire, j’éprouve un profond respect à l’égard du dieu d’Israël et de sa loi, dans la mesure où il ne m’interdit point de vénérer le génie de l’empereur.

Claudia qui ne s’était point encore arrêtée sur les détails de ma toilette s’exclama :

— En vérité, comme tu as changé ! Je ne sais si mon époux apprécierait cette manière de te vêtir !

Bavardant avec animation, Claudia Procula me parla de l’état de santé de Ponce Pilate et de ses difficultés, tout en faisant servir un vin glacé accompagné de fruits et de pâtisseries. Puis elle ordonna à ses serviteurs de se retirer.

— Jeanne, demanda-t-elle à sa dame de compagnie, assure-toi que nul ne peut nous entendre, je ne supporte pas les espions.

Jeanne démontra une grande habileté dans l’accomplissement de cette tâche ; du seuil de la porte, elle jeta un coup d’œil dans le vestibule d’un air indifférent, puis fit le tour de la pièce, palpant les tapisseries des cloisons et se penchant aux fenêtres.

Claudia Procula m’invita à m’asseoir à ses côtés.

— Te souviens-tu encore de Jésus le Nazaréen qui fut crucifié à Jérusalem ? me demanda-t-elle à voix basse.

J’hésitai en lançant un regard à Jeanne.

— Je m’en souviens parfaitement, admis-je. Je n’ai pu l’éloigner de mon esprit. J’aurais aimé entendre parler davantage de lui, mais ses disciples sont des hommes pleins de méfiance qui n’apprécient guère les étrangers.

Claudia répondit :

— Ils sont revenus en Galilée et chacun a repris son ancien métier. La plupart pêchent dans ce lac.

— En effet, approuvai-je, le bruit courait lorsque je quittai Jérusalem qu’ils avaient abandonné la cité. On dit que d’autres les ont suivis également. Ne sont-ils point l’objet de poursuites en ces lieux ?

Jeanne s’empressa de donner quelques explications.

— C’est fini maintenant. Les conseillers modérés d’Hérode Antipas sont parvenus à le convaincre qu’il ne retirerait aucun avantage de leur persécution. Dans le fond il les craint, tout en essayant de faire croire qu’il ignore tout à leur sujet. Il a commis une erreur politique en faisant exécuter Jean le Baptiste il y a quelque temps, et il ne veut à présent plus entendre parler de prophètes.

— Tu te souviendras que j’ai fait tout ce que j’ai pu, intervint Claudia Procula, pour que mon époux ne fît aucun mal au saint homme.

— Pourquoi te préoccuper d’une histoire passée ? dis-je en affectant l’indifférence. On a condamné de tous temps des innocents, ainsi va le monde et nous ne pouvons le modifier. Oublie donc et occupe-toi de ta santé ; n’est-ce point pour cela que tu es ici ?

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, répondit Claudia avec irritation. Le monde n’est plus comme avant. Jésus de Nazareth a ressuscité même si tu en as douté tout d’abord, il est apparu aux siens, et, que tu le crois ou non, il se trouve ici en ce moment !

Jeanne, effrayée, lui fit un bâillon de sa main.

— Tu ne sais ce que tu dis, ô maîtresse !

Je la regardai avec attention et il me revint en mémoire que Suzanne avait mentionné son nom.

— Je connais ton visage, dis-je tout à trac. Tu suivais Jésus le Nazaréen lorsqu’il était en vie, tu ne peux nier.

Elle me jeta un regard effaré, mais cependant avoua sans nulle réticence :

— Je n’ai jamais eu l’intention de le nier ! J’ai délaissé pour lui mon foyer et marché sur ses pas jusqu’à ce que les obligations de la charge de mon époux me contraignissent à regagner ma maison. Mais comment sais-tu cela, ô étranger ?

Je me sentais si faible et si triste que je fus incapable de feindre plus longtemps :

— Je sais et je crois qu’il a ressuscité d’entre les morts et je reconnais par là même qu’il est le fils de Dieu ! confessai-je avec conviction. Mais je ne saisis point le sens de tout cela car nul n’avait jamais rien vu de semblable jusqu’ici. Je me proposais de chercher son royaume, mais les siens ne m’ont ni reçu ni accepté. J’ai appris toutefois qu’il les avait devancés en Galilée et je les ai suivis dans l’espoir de le rencontrer ici. Hélas ! poursuivis-je, le cœur plein d’angoisse, depuis mon arrivée j’ai souffert d’une infection au pied qui m’a longtemps empêché de me mettre en chemin. Peut-être dois-je voir là un signe qu’il ne me reconnaît pas. Mais toi, ô Claudia Procula, sois sincère et avoue que tu es venue en Galilée pour sa cause également.

Les deux femmes, profondément surprises, échangèrent un regard, puis m’ayant dévisagé s’exclamèrent à l’unisson.

— En vérité, toi un Romain et un philosophe, tu crois qu’il a ressuscité et qu’il est venu en Galilée ?

— Je le crois parce que je ne puis faire autrement, déclarai-je sans me départir de mon amertume.

Et poussé par un profond besoin de soulager mon cœur, je leur contai ma visite dans la maison de Lazare où j’avais rencontré Marie de Magdala, puis le refus de Jean et de Thomas, les disciples de Jésus ; je racontai aussi ce qui s’était passé chez Simon de Cyrènes et que Matthieu était venu chez moi en compagnie de Zachée pour m’interdire avec menaces à l’appui d’invoquer le nom du Nazaréen.

Jeanne affirma :

— Ils ont mal agi en procédant de la sorte, je me souviens qu’une fois, le maître guérit un homme qu’il ne connaissait pas du tout ; les disciples voulaient l’en empêcher, mais il se fâcha et dit qu’au moins cet homme-là ne médirait point de lui. Je ne vois pas pourquoi tu n’as pas le droit de prononcer son nom alors que tu crois en lui.

J’ajoutai que j’avais également amené Suzanne.

— Connais-tu cette vieille femme ? demandai-je à Jeanne.

Elle fit un visible effort pour dissimuler son mépris.

— Naturellement que je connais cette vieille bavarde et querelleuse, convint-elle. C’est une campagnarde sans instruction qui ne connaît même pas la loi. Mais Jésus lui a permis, à elle aussi, de le suivre.

Claudia Procula, émerveillée quoique méfiante encore, s’exclama :

— Ô Marcus, comme tu as changé depuis le temps de Rome ! Apparemment, tu as même oublié Tullia pour le Nazaréen ! Imaginais-tu que je n’en étais point informée ? Les nouvelles de Rome parviennent même à Césarée ! Mais je n’arrive pas à comprendre ce que tu recherches en Jésus.

— Et toi que recherches-tu ? interrogeai-je à mon tour.

Elle haussa ses épaules à présent décharnées.

— Je suis une femme et il est permis de rêver, dit-elle. Je suis convaincue qu’il me guérirait de mon insomnie et de tous mes maux si je le rencontrais. Mais j’éprouve avant tout, naturellement, de la curiosité à voir un prophète crucifié qui a ressuscité des morts.

— En moi se sont éteintes les envies de rêver et la curiosité, répliquai-je, et je ne cherche que son royaume tant qu’il demeure encore sur la terre. On m’a dit qu’il possède les paroles de la vie éternelle. Mais qu’importent mes idées ? Je préfère apprendre de ta bouche s’il se trouve vraiment en Galilée et s’il est apparu aux siens.

Jeanne hésita puis, la mine sombre, commenta :

— Je ne saurais dire avec certitude. Il a révélé le secret de son royaume à ses disciplines tandis qu’il ne parlait aux autres et aux femmes que par paraboles ; peut-être avons-nous tout vu sans rien entendre ! Les disciples restent unis mais se taisent devant les femmes, et c’est la raison pour laquelle Marie de Magdala s’est séparée d’eux et s’en est retournée pleine de colère, chez elle à Magdala. Je sais seulement que sept d’entre eux, qui s’en furent il y a peu de jours pêcher de bon matin, ramenèrent leurs filets pleins à craquer. Et l’on aurait dit qu’une lumière était sur eux, et tous se montraient pleins d’allégresse. Mais ils ne voulurent point expliquer ce qui était avenu.

— Je suis très étonné que ces pêcheurs sans aucune éducation aient pu traiter de la sorte la Magdaléenne après qu’elle eût sacrifié une partie de ses biens à sa cause. De même, on aurait pu attendre d’eux qu’au moins par reconnaissance ils te tiennent au courant de tout, toi qui occupes une haute position. Je suppose que c’est grâce à ton intervention que l’on a cessé de les poursuivre.

— Ce sont des hommes pleins d’ingratitude, approuva Jeanne qui se reprit aussitôt pour leur rendre justice : « Peut-être sont-ils obligés de conserver les mystères qui leur ont été confiés. Mais pour quelle raison Jésus a-t-il choisi justement ces hommes-là ? »

Claudia Procula s’empressa de souligner :

— Ma position d’épouse du procurateur de la Judée est une position si élevée que ces pêcheurs incultes devront s’incliner et faire part à leur maître de mon désir de le rencontrer ; force leur sera de considérer comme une grâce le fait que je leur envoie un messager ; sans compter qu’il pourrait se révéler fort avantageux pour eux-mêmes de jouir de mon secret appui.

Je ne pus me contenir plus longtemps.

— Je crois, ô Claudia, que tu ne comprends guère son royaume, intervins-je. Jésus de Nazareth n’est ni un ange ni un guérisseur ! Peux-tu concevoir qu’il est le fils de Dieu ?

— Oublies-tu toi-même que je suis de la famille de l’empereur, et qu’il m’a reçu maintes fois à sa table du temps que je résidais à Rome ? rétorqua Claudia Procula d’un air offensé.

Jeanne m’adressa un signe plein d’humilité comme pour me donner un avertissement.

— Je ne suis qu’une femme et les femmes sont dépourvues d’âme suivant le dieu d’Israël, dit-elle, alors que Jésus leur permettait de cheminer avec lui. Je te dirai ce que je pressens en mon cœur et ce que me dicte ma raison : ses disciples ne cessent de discuter pour savoir où et quand sera construit le royaume d’Israël, Israël qui a abandonné Jésus en clamant que son sang retombât sur tous ses fils ! Alors je me demande s’il est possible qu’Israël demeure toujours la nation élue de Dieu.

Mais cette discussion stérile finissait par me lasser.

— Quoi qu’il en soit, dis-je avec impatience, que pouvons-nous faire pour le rencontrer ?

— Je ne sais, attendre ! répondit Jeanne. Mais j’ai attendu et attendu et rien n’est advenu ! Peut-être a-t-il oublié les femmes à présent ! Le fait également que dès ton arrivée tu aies souffert d’une maladie qui t’empêche de partir à sa recherche, ne laisse point de m’inquiéter.

— Mais je suis presque rétabli maintenant, et avec une barque ou une litière je peux me déplacer à mon gré ! me récriai-je. Cependant quelque chose me retient car je ne veux rien tenter par force – nul ne pourrait d’ailleurs forcer Jésus ! Il n’apparaît qu’à ceux qu’il aime, et s’il en est ainsi, je reconnais que je ne suis point digne de le voir devant moi.

— Ton manque d’initiative me dépasse ! ironisa Claudia Procula. Moi, je brûle d’impatience de le rencontrer car je doute fort que les bains puissent me guérir de l’insomnie ! Ah ! Si j’étais un homme, j’agirais ! Mais je me dois à mon rang que je ne puis oublier !

— Pourquoi n’irais-tu point à Magdala pour voir Marie ? suggéra Jeanne après réflexion. La position de mon époux m’interdit de lui rendre visite ; tu sais qu’elle a une mauvaise réputation, à tort ou à raison, et que même nous ne pouvons la faire venir en secret rencontrer Claudia ici. En revanche, rien ne t’empêche toi d’aller la voir pour lui demander conseil. Qu’elle sache bien au moins que sa compagnie ne m’inspire pas plus de honte à présent que lorsque nous allions ensemble par les chemins, mais dis-lui qu’en l’état actuel des choses, je dois tenir compte de la position de mon époux à la cour. Ce sont là des subtilités que peut-être tu ne comprends point parce que tu es un homme, mais une femme les saisira parfaitement.

Puis, me voyant hésiter, elle ajouta en souriant avec malice :

— Tu es un Romain jeune et plein d’ardents désirs de vivre. Tu peux lui faire une visite sans le moindre scrupule, nul ne s’en étonnera ! Elle était jadis possédée de sept démons et en Galilée on en parle encore, même si elle a changé sa façon de vivre. Je te donne là mon opinion personnelle.

Persuadé de n’avoir rien à gagner à entrer dans leurs querelles féminines, je promis de réfléchir à ce sujet. Nous nous mimes à bavarder à bâtons rompus et Claudia Procula me proposa de l’accompagner à la ville, lorsqu’elle se sentirait mieux, pour assister aux courses. D’une part, Hérode Antipas était fier de la cité, de l’hippodrome et du théâtre qu’il avait fait construire et, d’autre part, Claudia estimait qu’elle devait dans une certaine mesure s’acquitter des obligations imposées par son rang, ne fût-ce que par courtoisie vis-à-vis de ses hôtes. Puis elle m’autorisa à me retirer, après que nous nous fussions juré de nous avertir immédiatement si nous avions des nouvelles de Jésus. Elle me promit en outre de me faire tenir une invitation à dîner.

Regagnant mon auberge, j’avisai un marchand originaire de Sidon assis à l’ombre des portiques devant ses étoffes étalées. Je m’arrêtai et choisis un foulard de soie brodé de fils d’or que je mandai sur-le-champ à Claudia Procula en guise de présent.

Marie de Beerot, qui m’attendait avec impatience, m’avait sans doute aperçu conversant avec le Sidonien à la barbe bouclée. Peut-être crut-elle que je lui avais acheté quelque babiole car, après un petit moment, elle se mit à me harceler.

— Je constate que tu peux te tenir debout lorsque tu en as envie. En revanche, moi, tu me laisses ici, derrière les rideaux d’une chambre fermée comme si tu avais honte de ma compagnie bien que nul ne connaisse rien à mon sujet, sinon l’abnégation avec laquelle je me suis occupée de toi lorsque tu étais à l’article de la mort. Moi aussi, j’aimerais bien voir du monde et bavarder avec des amies dans ces beaux jardins, écouter de la musique et me promener sous un parasol le long des rives du lac. Mais toi, tu ne songes qu’à ton propre bien-être !

Je me sentis profondément accablé en songeant à l’enthousiasme qui avait présidé à notre départ de Jérusalem et à la manière dont notre espoir allait s’évanouissant peu à peu. Claudia Procula elle-même avait parlé de Jésus bien différemment qu’en ces jours lourds de culpabilité où la terre avait tremblé ; et sa compagne Jeanne ne devait plus être la Jeanne qui avait suivi le maître sans souci de son foyer ni du rang élevé de son époux, l’intendant d’Hérode Antipas. Ici, sous les portiques de marbre et les rosiers en fleurs, dans le suave murmure des flûtes entre les myrtes, baignant dans l’atmosphère soufrée des thermes, tout avait repris sa forme accoutumée et au milieu de ce luxe et de cette facilité, il n’y avait nulle place pour le surnaturel.

— Marie de Beerot, as-tu oublié les raisons de notre voyage ?

— Je m’en souviens mieux que toi et attends avec impatience des nouvelles de Nâtan et de Suzanne. Je ne pense qu’à eux. Mais pourquoi, durant cette attente, ne pourrais-je jouir de tout ce qui est ici nouveau pour moi ?

— Tout ce qui est ici appartient à ce monde, répliquai-je. On se lasse promptement de ce genre de compagnie et je donnerais tout cela pour pouvoir contempler de loin le ressuscité !

— Naturellement et moi de même ! s’écria Marie joyeusement. Mais pourquoi ne peut-on se divertir en attendant ? Je suis comme une pauvre paysanne visitant la ville pour la première fois et qui entre dans la boutique de jouets d’un marchand syrien ; je ne m’attends pas à voir ces jouets devenir miens, je ne suis pas aussi naïve, mais pourquoi ne puis-je les regarder et les toucher ?

Je ne la comprenais décidément pas et me lassai bientôt de son obstination.

— Tu auras ce que tu désires, promis-je avec irritation dans l’unique espoir de me débarrasser d’elle. Demain, je louerai une barque qui nous conduira à Magdala. On m’a dit que l’éleveuse de colombes s’est séparée de ses compagnons pour retourner chez elle. Nous irons lui rendre visite.

Mais Marie de Beerot ne parut guère enchantée par ce projet.

— La Magdaléenne est une femme irascible, dit-elle mécontente. Certes, je reconnais que c’est la seule personne qui m’ait traitée avec gentillesse et parlé comme à un être humain ; c’est elle qui m’a donné la foi en la royauté de Jésus le Nazaréen, mais elle me fait peur.

— Pourquoi ? m’étonnai-je. N’est-ce point elle encore qui te plaça sur mon chemin près de la porte de la vieille muraille après t’avoir soufflé les mots d’alors ?

— Elle peut exiger de moi quelque chose que je refuserai de faire à présent que tu m’as prise sous ta protection, expliqua Marie. Sa volonté est plus forte que la mienne, je ne sais plus ce que je veux si elle me donne un ordre.

— Que penses-tu qu’elle pourrait t’ordonner ?

— Elle s’habille tout de noir maintenant, peut-être exigera-t-elle que j’ôte ces vêtements si jolis que tu m’as offerts pour me couvrir de sacs ; ou peut-être voudra-t-elle que je me sépare de toi à présent que tu m’as amenée en Galilée, et c’est là ce que je redoute le plus.

— Marie de Beerot, m’écriai-je plein de courroux, que souhaites-tu en vérité et qu’attends-tu de moi ?

— Je ne souhaite rien et je n’attends rien ! rétorqua-t-elle également rageuse, puis faisant un geste rempli d’orgueil, elle ajouta : « Qu’est-ce que tu imagines ? Je ne demande qu’à vivre un jour après l’autre à tes côtés. Tout était très simple lorsqu’il n’y a guère tu gisais brûlant de fièvre sur ta couche et que j’humectais tes lèvres desséchées : tu me suppliais alors pour que je pose ma main sur ton front et tu exigeais pour dormir que je garde ta main dans la mienne tout au long de la nuit. Mais même ainsi je ne désire rien ; ces jours ont été les meilleurs jours de ma vie et j’aurais voulu qu’ils ne s’achèvent pas si vite ! Mais naturellement nous ferons ce que bon te semble et en aucun cas ce que je désire. »

Je compris que le moment de notre séparation était proche, et que plus elle demeurerait près de moi, plus elle me lierait à elle. Je risquai de m’accoutumer à sa compagnie. De même un homme qui achète sans réfléchir un esclave ou un chien se lie à eux et finit par dépendre entièrement de l’esclave ou du chien.

En conséquence, je louai dès le lendemain une barque avec deux rameurs et nous mîmes le cap vers Magdala sur les vagues étincelantes de la mer de Galilée. La vaniteuse Marie tenta de protéger son visage de l’éclat du soleil ; en effet tandis qu’elle demeurait derrière les rideaux tirés de la chambre, elle s’était évertuée, à l’instar des autres femmes de l’auberge, à se passer du jus de concombre sur la peau afin d’en effacer la couleur brune, ce dont elle ne s’était guère souciée sur la route de Jérusalem.

J’entamai la conversation avec les rameurs pour m’habituer au dialecte du pays. Ces hommes rudes montrèrent quelque hargne dans leurs réponses et, tant que nous longeâmes la côte de Tibériade, ils ne parurent guère à leur aise, sans doute intimidés par la beauté grecque de cette cité nouvelle que le prince Hérode Antipas a construite à grands frais il n’y a guère plus de vingt ans. Pour gagner le large plus rapidement, ils hissèrent une voile, mais le vent peu favorable changeant capricieusement de direction, force leur fut de reprendre les rames.

Il me revint à l’esprit que Jésus de Nazareth avait marché quelque part sur ces eaux-là, mais à présent, sous l’étincelante lumière du soleil, face aux montagnes gris-bleu de l’autre rive, forcé par des flots moutonnant au souffle frais de l’air, cette histoire me parut incroyable. J’eus la pénible sensation de poursuivre un mirage, un rêve, un conte à l’usage de pêcheurs superstitieux. Il me semblait qu’un temps démesuré s’était écoulé depuis les jours de Jérusalem, comme si le Nazaréen n’eût jamais vécu sur la terre. Désireux de reprendre pied dans la vivante réalité, j’interrogeai les rameurs :

— Vous est-il arrivé de voir Jésus de Nazareth lorsqu’il s’adressait aux foules sur les rives de ce lac ?

Les pêcheurs échangèrent un regard puis levèrent leurs rames.

— Pourquoi demandes-tu cela, ô étranger ? dirent-ils visiblement effrayés.

— Je me trouvais à Jérusalem lorsqu’il fut crucifié, répondis-je, et je ne crois point qu’il méritât une mort aussi infamante.

— Cela n’a pourtant rien d’étonnant, il était Galiléen et ceux de Jérusalem nous méprisent. C’est de sa faute, car il s’est livré aux prêtres pleins d’avarice et aux hypocrites Pharisiens.

— L’avez-vous vu ? demandai-je une nouvelle fois.

Ils hésitèrent en échangeant un nouveau regard, mais leur orgueil national l’emporta enfin.

— Bien sûr que nous l’avons vu, et plusieurs fois ! affirmèrent-ils. Un jour que nous étions cinq mille à l’écouter prêcher, il nous donna à manger à satiété avec cinq pains d’orge et deux poissons ; on ramassa même douze couffins pleins de restes. Voilà comment il était !

— Que disait-il ? Vous souvenez-vous de ses enseignements ? m’enquis-je avec avidité.

Mais ils étaient en proie à la frayeur et ils répliquèrent :

— Nous, les gens simples, ne devons point répéter ce qu’il a dit si nous ne voulons pas nous attirer la colère des autorités.

— Dites-moi au moins une chose telle que vous vous la rappelez ! insistai-je. Je ne suis qu’un voyageur, un étranger en villégiature et je ne répéterai point ce que vous me communiquerez.

— N’oublie pas que cela ne vient pas de nous mais de lui, répondirent-ils. Puis ils poursuivirent en chœur : « Heureux les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux est à eux. Heureux les doux et les humbles, car ils recevront la terre en héritage. Heureux les persécutés pour la justice car le royaume des cieux est à eux… Soyez dans la joie et l’allégresse car votre récompense sera grande dans les cieux… Nul ne peut servir deux maîtres… Ne vous affligez point… Il est plus facile à un chameau de passer par le trou de l’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. »

Ils donnaient tous deux l’impression d’avoir maintes fois médité les paroles du Nazaréen, pour les adapter à ce qui les intéressait ou préoccupait personnellement. C’était là tout ce dont ils se souvenaient ou peut-être se refusèrent-ils à en dire davantage. Je lus dans leurs yeux, tandis qu’ils contemplaient mes luxueux vêtements et le coussin de la barque, une certaine joie face au mal de l’étranger.

— Qu’avez-vous encore à raconter sur lui ? demandai-je, rompant le silence qui avait suivi.

— C’était un très bon pêcheur, assurèrent-ils. Capable de repérer un banc de poissons même lorsque les autres avaient pêché en vain toute la nuit. Une fois, ils sont revenus à terre leurs barques près de couler tant leur pêche avait été abondante, alors que les autres rentraient bredouilles. Il savait aussi calmer la tempête et apaiser des flots tumultueux en un rien de temps. On a dit également qu’il a guéri des malades, mais nous ne nous y sommes guère intéressés car nous avons toujours été en bonne santé. Ce que j’admirais le plus en lui, c’est que bien qu’étant de l’intérieur, de Nazareth, il connaissait les eaux, les vents et les mouvements des bancs de poissons à la perfection.

Je ne pus rien en apprendre de plus malgré mon insistance à les interroger ; ils finirent même par devenir méfiants.

— À Jérusalem, on racontait qu’il était ressuscité et de retour en Galilée, dis-je pour conclure. En avez-vous entendu parler ?

À ces mots, ils se mirent à ramer de plus belle comme pour accélérer le voyage.

— Radotages de vieilles femmes ! grommelèrent-ils après un silence. Un homme mort ne ressuscite point et c’était un homme comme nous, à la différence qu’il prêchait et faisait des miracles. Tu ne nous feras pas tomber dans ton piège aussi beau parleur sois-tu !

Ils n’étaient guère disposés à poursuivre.

— Ce sont des racontars des gens de Capharnaüm. Nous, nous sommes des pêcheurs de Tibériade.

Magdala est un important village de pêcheurs de plusieurs milliers d’habitants. Nous perçûmes de loin, flottant sur les eaux, l’odeur des conserveries de poissons salés. Lorsque les rameurs sautèrent à l’eau et poussèrent la barque jusqu’au rivage, je les payai et leur enjoignis de regagner leur demeure. Ce n’est qu’après avoir traversé le village appuyé sur ma canne et avec l’aide de Marie, que j’autorisai la jeune fille à demander où vivait Marie la Magdaléenne ; comme elle est très connue dans le pays l’on nous indiqua aussitôt un groupe important d’édifices dans les environs du village, en direction de la vallée des colombes. Me voyant boiter, un maraîcher en route vers la campagne m’offrit courtoisement son âne. Il sourit d’un air entendu lorsque je mentionnai le nom de Marie.

— C’est une femme sage et fort riche, murmura-t-il cependant. Plusieurs chasseurs travaillent à son service pour capturer les colombes qu’elle élève ensuite dans ses grands colombiers à l’intention du temple. Elle possède également un jardin et une participation dans les conserveries de poissons salés. Elle a l’habitude de voyager, mais on dit qu’elle est revenue chez elle depuis peu.

J’avais entrepris ce voyage sans guère entretenir d’espoir, mais en m’approchant de la maison de Marie de Magdala, monté sur un âne chargé de couffins de légumes vides, je me sentis envahi d’une nostalgie inattendue et d’un ardent désir de revoir son blanc visage. Je la revis telle qu’elle m’était apparue chez Lazare et jamais, ce me semble, nulle femme ne m’avait inspiré un tel regret. Le propriétaire de l’âne qui marchait à mes côtés fixa ses yeux sur moi.

— Il t’arrive la même chose qu’aux autres apparemment ! constata-t-il. Plus ils approchent de sa maison, plus ils montrent d’impatience à la rejoindre. Moi, je ne veux pas avancer plus près, et tu voudras bien me pardonner si je te laisse à ce croisement.

Il nous quitta, excitant son âne pour s’éloigner au plus vite tandis que Marie de Beerot poussait un soupir.

— Tout cela finira mal, avertit-elle. Retournons en arrière ! Le soleil blesse mes yeux même lorsque je me voile la face, je suis couverte de sueur et respire avec difficulté.

Mais j’entrai vaillamment en clopinant dans la cour de la maison, où j’aperçus une femme vêtue de noir donnant à manger aux colombes qui voletaient autour d’elle, se posant sur ses épaules et se balançant dans ses mains. En nous voyant, la femme éparpilla les graines à la volée, se leva, puis découvrit son visage pour venir à notre rencontre. Surprise et joyeuse à la fois, elle nous salua avec une exclamation de plaisir.

— Je sentais l’approche de quelqu’un mais je n’imaginai point que ce pût être Marcus le Romain avec Marie de Beerot.

— La paix soit avec toi, Marie de Magdala, dis-je.

Je contemplai sa blanche face sillonnée de rides avec une joie si grande, une telle impression de bonheur, que j’aurais été capable de me jeter à terre devant elle pour lui embrasser les genoux.

Elle frappa dans ses mains pour chasser les oiseaux qui voltigeaient autour d’elle et nous fit traverser la cour jusqu’au jardin où se trouvait un pavillon dans lequel elle nous invita à pénétrer. Elle alla, avant toute chose, chercher de l’eau elle-même et s’agenouilla pour me laver les pieds en dépit de mes protestations ; le contact de ses mains sur mon pied meurtri me produisit un doux soulagement. Elle lava également les pieds de Marie qui essayait de s’en défendre tout en étouffant son rire en se couvrant la bouche de la main. Après nous avoir offert de l’eau fraîche de la fontaine, elle éloigna Marie :

— Va visiter les colombiers, la maison et tout ce que tu veux, mais ne nous dérange pas, petite folle !

La jeune fille partit en courant, visiblement soulagée d’échapper à sa compagnie. Elle la suivit du regard en secouant la tête.

— Qu’as-tu fait à cette fille ? demanda-t-elle. Est-ce toi qui l’as revêtue de ces habits bariolés ? Il m’a semblé voir un démon se profiler dans son regard, alors qu’à Jérusalem elle se montrait pleine d’humilité et de repentir.

— Je n’avais nulle intention de lui faire du mal, et je ne l’ai même pas touchée si c’est cela que tu veux insinuer ! répondis-je. Elle s’est admirablement occupée de moi lorsque mon pied s’est infecté dans la cité des bains de Tibériade.

— Combien de fois les bonnes intentions d’un homme font plus de mal à une femme qu’il n’imagine ! Tu es incapable de te charger de l’éducation de cette fille, aussi vaut-il mieux t’en délivrer.

— Elle cherche Jésus de Nazareth tout comme moi ! rétorquai-je.

Et je soulageai mon cœur lourd auprès de la Magdaléenne, lui contant comment nous avions quitté Jérusalem, comment Suzanne et Nâtan nous avaient abandonnés et comment j’avais rencontré Jeanne dans un palais d’été de Tibériade en compagnie de Claudia Procula. Elle hocha la tête à plusieurs reprises durant mon monologue, un sourire froid sur les lèvres.

— Je connais l’avare Suzanne et l’orgueilleuse Jeanne, dit-elle. Il fallait que des écailles couvrissent mes yeux lorsque nous cheminions ensemble telles des sœurs et que je ne voyais que Jésus ! Tu as suffisamment fréquenté les disciples pour ne point ignorer comment ils sont et avec quel soin jaloux ils gardent le secret du royaume ; je crois que le mortier avec lequel Jésus se proposait de bâtir son royaume te surprend autant que moi. J’ai regagné ma maison pour attendre ici, car je suis lasse de la compagnie de ces hommes pleins d’obstination et de la jalousie des femmes. Je sais qu’il nous a précédés en Galilée, mais ne serais point étonnée qu’il ne veuille plus voir aucun d’entre nous ; peut-être est-il aussi déçu par nous que nous le sommes les uns par les autres. J’ai donc laissé les pêcheurs à leur pêche, tandis que la mère de Jésus s’en retournait à Nazareth.

La mine chagrine, elle joignit les mains en balançant son corps.

— Pourquoi ne suis-je qu’un être humain ? se lamenta-t-elle. Pourquoi ne suis-je qu’une femme au cœur dur à présent qu’il n’est plus parmi nous ? Ô malheureuse ! Son royaume s’éloigne de moi qui n’ai plus assez foi en lui !

Elle jeta alentour des yeux emplis d’effroi, comme hallucinée par une apparition menaçante.

— Il était la lumière du monde, cria-t-elle. Les ténèbres m’envahissent même en plein soleil depuis qu’il est absent. J’ai peur que les démons ne s’emparent de nouveau de moi, dans ce cas je ne voudrais plus vivre, je préférerais me pendre ! J’ai déjà trop souffert !

Sa peine m’oppressait comme si une pierre eût pesé sur mon cœur et je tentai de lui apporter une consolation en disant que, d’après Jeanne, Jésus était apparu un matin à ses disciples tandis qu’ils étaient à la pêche.

— On me l’a dit, répondit-elle, mais il est possible que ces rustres aient été tout bonnement satisfaits de leurs cent cinquante gros poissons ! Leur filet était si rempli qu’ils durent le traîner jusqu’au rivage de crainte de le rompre. Mais pourquoi, s’ils ont vu le rabbin, ne me l’ont-ils pas dit pour me conforter ?

Il semblait que son cœur fût plein de rancœur et de jalousie parce que Jésus s’était manifesté en Galilée d’abord à ses disciples plutôt qu’à elle !

Cette réaction me parut compréhensible dans une certaine mesure : n’était-ce point elle qui la première, ce matin-là, avait couru au tombeau ? Et n’était-ce pas à elle que le Nazaréen apparut pour la première fois après sa résurrection ?

— Marie de Magdala, ne te laisse point envahir par le désespoir ! S’il est revenu en Galilée, son royaume est encore proche ! Peut-être n’y ai-je moi-même nulle place et me repoussera-t-il à l’instar de ses disciples, mais je suis pénétré du sentiment que toi, tu le reverras dans ce pays.

Elle posa sur moi ses yeux noirs, disant :

— C’est toi, un Romain, qui m’apportes la consolation tandis que les siens me la refusent !

Son visage se mit à briller, comme illuminé par le soleil alors que nous nous trouvions à l’ombre du pavillon ; elle me toucha la main et je sentis la même force étrange émanant de son contact.

— En vérité, tu le crois ainsi ? implora-t-elle. Moi aussi sans doute, mais la révolte est en moi, je ne parviens pas à éprouver le respect dû à ces hommes qu’il a élus ; je suis une femme mauvaise et indigne qui ne sait respecter sa volonté. Enseigne-moi l’humilité, ô Romain, je l’ai bien mérité.

— Je préfère que tu me dises si tu crois que bien que je sois romain, il m’accueillera dans son royaume, demandai-je, le cœur plein d’anxiété.

Elle parla alors comme Jeanne, du même ton dédaigneux.

— Les disciples s’attendent encore à ce qu’il construise le royaume d’Israël. Pour moi, il est la lumière du monde entier. Pourquoi cela ne te concernerait-il pas tout autant que les fils d’Israël si tu crois qu’il est le Christ ? Son royaume est la vie éternelle et non la terre sur laquelle nous marchons !

Elle dit, et mon cœur frémit dans ma poitrine.

— Qu’est-ce que la vie éternelle ? interrogeai-je.

La Magdaléenne secoua la tête.

— Je ne saurais le dire, répondit-elle. Je crois que lui seul le sait. Il ne nous en parlait guère lorsqu’il était parmi nous, il expliquait seulement comme l’homme doit se comporter en vue de son royaume. Je ne suis ni assez humble ni suffisamment innocente pour concevoir la vie éternelle ; je sais seulement qu’elle est en lui et avec lui, et cela me suffit.

Je méditai un instant avant de poursuivre.

— Comment donc dois-je vivre ? demandai-je ensuite. N’est-ce point suffisant de s’efforcer d’être doux et humble de cœur ?

— Aime ton prochain comme toi-même, répondit Marie pensive. Fais aux autres ce que tu désires qu’ils te fassent.

Elle cacha soudain son visage dans ses mains et fondit en larmes.

— Comment pourrais-je t’apprendre, moi qui ai trahi sa doctrine ? Nous étions comme frères et sœurs lorsqu’il était parmi nous, mais il a suffi qu’il nous laisse quelques jours pour que je commence à détester mes frères et mes sœurs. Peut-être est-ce lui qui t’a envoyé à moi pour je reconnaisse ma méchanceté en toute humilité.

Elle se pencha vivement vers mon pied malade et posa sa main sur la plaie qui cicatrisait.

— Jésus-Christ, fils de Dieu, pria-t-elle à voix haute, aie pitié de cette pécheresse. Si telle est ta volonté, ce pied guérira comme si jamais il n’eût été malade.

Elle leva son visage, retira sa main et me regarda en retenant sa respiration.

— S’il y consent, ceci sera un signe : jette ta canne et marche !

Je me levai, jetai ma canne et fis quelques pas. Et voici que je ne boitai plus ni ne ressentis la moindre douleur dans le pied. Émerveillé, je revins près d’elle.

— Voilà le signe que tu réclamais ! m’exclamai-je. Mais pour moi, point n’est besoin de signes, je crois ! À vrai dire, mon pied était déjà guéri et une peau neuve s’est constituée à l’endroit de l’abcès incisé au scalpel par le médecin grec ; je ne boitai plus que par habitude car le médecin avait fortement insisté pour que je prenne des précautions.

Alors la Magdaléenne ramassa ma canne et me posa cette question le sourire aux lèvres :

— Dois-je annuler ma prière afin que tu te remettes à boiter ?

— Je suis convaincu que tu réussirais à me rendre infirme, peut-être même pour toute ma vie, si tu l’invoquais à cet effet !

Marie parut alors en proie à la frayeur : elle jeta un regard autour d’elle comme surprise à accomplir une mauvaise action.

— Non, non ! Si l’on invoque son nom dans le dessein de malfaire, on ne réussit qu’à se nuire à soi-même. On ne peut que bénir en son nom, jamais maudire !

Transfigurée par un sourire et le regard fixé sur quelque chose que je ne pouvais voir, plongée dans ses pensées, elle se mit à tordre ma canne dans ses mains et, sous mes yeux ébahis celle-ci, taillée dans du chêne, se courba légèrement comme un roseau ; je demeurai fasciné par ce qu’elle faisait et n’en croyant pas mes yeux, jusqu’à ce que, reprenant ses esprits et sentant mon regard posé sur elle, elle me regardât à son tour.

— Qu’y a-t-il ? me demanda-t-elle en cessant de courber le bois.

J’agitai mes mains machinalement en un geste d’avertissement tandis que mes lèvres articulaient ces mots :

— Courbe la canne encore une fois comme tu viens de le faire !

Marie essaya, fit un effort pour y parvenir, mais elle ne céda pas d’un doigt. Je la saisis à mon tour : c’était bien la canne robuste et inflexible sur laquelle j’avais coutume de m’appuyer. Marie ne l’avait point fléchie à dessein puisque étant plongée dans ses pensées, elle ne s’en était même pas rendu compte. Je ne fis aucun commentaire, mais fus pénétré du sentiment que la réaction du bois dur avait été un signe donné à mon intention, puisque j’avais douté de l’intervention du Nazaréen dans la guérison de mon pied. Pourquoi en fut-il ainsi, je ne sais, en vérité je n’avais nul besoin de signe. Mais l’espoir de nouveau pénétra en mon cœur.

Et il ne me vint pas à l’esprit que la flexion de ma canne put être un acte de sorcellerie, car je ne ressentis aucun trouble comme il arrive lorsqu’un sorcier se livre à ses pratiques magiques ; au contraire, ma tête était parfaitement claire et sereine et je me sentais tout à fait bien.

— Marie, ô bienheureuse femme ! dis-je. Il est bien ton seigneur, chasse toute impatience de ton cœur ; lorsque tu l’appelles, il est près de toi même si tu ne le vois point. Je ne comprends pas comment cela se peut mais je le crois. En vérité, il t’a bénie entre toutes les femmes.

En quittant le pavillon, nous nous sentions tous deux inondés d’un nouvel espoir. La Magdaléenne me fit visiter son jardin et ses colombiers, me conta comment on capture les oiseaux dans la vallée et que lorsque elle était enfant, elle escaladait les précipices, sans crainte des voleurs ni du vertige.

Nous pénétrâmes dans sa demeure qui regorgeait de tapis somptueux et de meubles de prix ; elle avait, me dit-elle, brisé les vases grecs et les sculptures depuis sa libération des démons, car la loi d’Israël interdit de représenter l’homme ou l’animal. De fil en aiguille, elle me raconta que bien souvent Jésus, absorbé dans ses pensées, prenait une branche et se mettait à dessiner sur le sol, mais que toujours il effaçait avec son pied avant qu’elle ou un autre eût le temps de regarder son dessin. Tandis que nous parcourions sa vaste demeure, elle relata d’autres menues anecdotes sur le Nazaréen à mesure qu’elles se présentaient à son esprit. Elle avait ordonné à ses serviteurs de préparer un repas mais, après m’avoir invité à prendre place, elle refusa de s’asseoir avec moi.

— Permets-moi de satisfaire aux coutumes de mon pays et de servir pendant que tu manges, dit-elle.

Puis elle appela à l’aide Marie de Beerot et la laissa verser l’eau sur mes mains, lui enseignant avec le sourire le service du repas. Ce fut elle qui prépara le vin, un vin blanc très doux de Galilée qui monte à la tête comme un souffle de vent. Après quelques bouchées de mets salés et sucrés, elle me présenta du poisson frit, puis des colombes assaisonnées d’une sauce au romarin et je ne me souviens point avoir jamais goûté des mets aussi exquis.

Lorsque je fus rassasié jusqu’à l’étouffement, Marie s’accroupit à mes pieds sur le tapis et mangea à son tour, permettant à l’autre Marie de faire de même. Son visage exprimait une douce paix, illuminé par un sourire merveilleux. La contemplant à travers le voile ténu de la boisson, je songeai qu’elle avait dû être une des femmes les plus belles et les plus séduisantes de son pays. Marie de Beerot, ressentant sans doute de même, osa proférer :

— Lorsque tu souris de cette manière, ô Marie la Magdaléenne, en vérité je suis prête à croire que les hommes accouraient de Damas et d’Alexandrie pour te voir et que c’est avec leurs dons que tu as édifié ta belle maison et acquis tous ces meubles superbes. Mais comment peut-on y parvenir ? Apprends-moi comment obtenir des hommes des présents si extraordinaires en faisant pour eux ce que les conducteurs de chameaux achètent pour quelques oboles à Jérusalem.

La tristesse se peignit sur le visage de la Magdaléenne.

— Ne m’interroge point là-dessus, dit-elle dans un murmure. Nulle femme n’est à même d’enseigner cela à une autre, car seule une possédée d’un ou de plusieurs démons peut y parvenir. Mais en même temps le démon la consume et la martyrise si bien qu’elle a le sentiment d’une corde nouée autour de son cou ; rien ne la satisfait jamais, rien ne lui procure de la joie et elle se hait plus elle-même qu’elle ne hait les hommes et le monde entier.

Marie de Beerot qui la regardait d’un air incrédule, inclina la tête.

— Peut-être as-tu raison, reconnut-elle. Mais je préférerais cependant le démon si, grâce à lui, je pouvais devenir une enchanteresse aux yeux des hommes.

Marie de Magdala la frappa sur la bouche.

— Tais-toi, stupide fille, tu ne sais ce que tu dis ! s’écria-t-elle avec colère.

La jeune fille, effrayée, se mit à pleurer tandis que la Magdaléenne, la respiration oppressée, répandait de l’eau autour d’elle, disant :

— Je ne demande point pardon de t’avoir frappée, car je ne l’ai pas fait par haine mais pour ton bien. J’aimerais que l’on me traitât de même si je parlais d’une manière aussi insensée que toi ! Sache que le démon peut t’obliger à vivre dans les sépulcres et à manger des détritus, et nulle chaîne ne te retient, et nul homme, même le plus fort, ne peut te dominer lorsque le démon te tourmente ; et je ne saurais dire quels sont les pires de ceux qui rongent le corps ou qui corrompent l’âme au point de la vider de sa substance.

« Tu m’as peinée, poursuivit-elle, mais je ne t’en garde point rancune ; peut-être était-il nécessaire que tu me fisses souvenir du passé ; il ne restait qu’un squelette exsangue sous mon masque et nombreux furent les hommes que les démons conduisirent à leur perte par mon truchement. Incommensurable était ma dette, mais tout me fut remis. Notre prière doit être : « Ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du Mauvais ! » alors que toi tu dis en ton cœur : « Soumets-moi à la tentation, et conduis-moi au Mauvais ! » Tes yeux le disent, et ta bouche, et tes pieds qui tambourinent d’impatience sur le sol ! As-tu oublié celle qui promit à Jérusalem de se contenter de poisson salé et d’un morceau de pain d’orge aussi longtemps qu’elle vivrait si elle se sauvait de sa misère ? Ce fut la raison pour laquelle je te mis sur le chemin de ce Romain ; mais au lieu de garder les yeux baissés et de lui exprimer ta reconnaissance, voici que tu tentes de le prendre dans tes rets !

Marie de Beerot apeurée sanglotait sans oser lever les yeux sur moi. J’éprouvais en mon cœur de la pitié pour elle mais la Magdaléenne la regardait, les sourcils sévèrement froncés.

— Réfléchis à ce que tu veux faire de ta vie, dit-elle. Veux-tu la tentation, le péché et la méchanceté qui te conduiront à ta perdition, ou souhaites-tu seulement une vie simple ?

La jeune fille releva la tête.

— Je désire le pardon de mes péchés comme je l’ai dit et me purifier pour retrouver ma virginité, se hâta-t-elle de répondre. Et ne m’oblige pas à dévoiler ce que je désire pour la suite. Mais mon souhait ne pourrait-il s’accomplir si je priais avec ferveur ?

— Je te comprends mieux que tu ne l’imagines et puis lire dans tes pensées pleines de naïveté. Écoute-moi donc, moi qui ai plus d’expérience que toi : ôte ces vêtements multicolores, ces bijoux de pacotille et reste chez moi pour le moment. C’est pour ton bien que je te le demande. Je t’apprendrai à capturer des colombes et j’effacerai les mauvaises pensées de ta tête. Et si Jésus de Nazareth m’apparaît, peut-être te prendra-t-il alors en compassion.

Mais la jeune Marie versa des larmes plus amères encore et cria en m’étreignant les genoux :

— Voilà ce que je craignais ! Ne me laisse pas entre les mains de cette femme ! Elle me convertirait en sa servante ou me vendrait comme esclave ! Terrible est sa réputation, je te le dis moi qui le sais !

Alors Marie de Magdala ajouta en secouant la tête :

— Si tu avais plus d’expérience, tu comprendrais qu’il faut te séparer quelque temps de Marcus, sinon ton Romain se lassera de toi et t’abandonnera d’une manière peu honorable. Et comment sais-tu si en vivant à mes côtés tu ne vas pas apprendre à te rendre plus séduisante à ses yeux ?

Je poussai un soupir de soulagement en constatant les efforts de Marie pour me délivrer d’une charge qui me devenait insupportable. La jeune fille s’accrochait à mes genoux, inondant de ses larmes les bords de mon manteau, mais elle finit par se calmer et accepter sa destinée. Marie lui enjoignit alors de se laver le visage et d’aller revêtir d’autres habits.

— Je suis responsable de cette enfant, dit-elle lorsque celle-ci se fut éloignée. Elle est encore si jeune que son cœur est ouvert pour le mal comme pour le bien et c’est une tentation au-dessus des forces d’un homme ; que tu aies su y résister témoigne en ta faveur. Marie de Beerot, dans sa simplicité, est un des tout petits ; plutôt que de la scandaliser, il serait préférable pour toi de te suspendre autour du cou une meule et d’être englouti en pleine mer.

— Je n’ai jamais eu la moindre intention de la scandaliser ! répliquai-je me sentant offensé. C’est elle, au contraire, qui en sa naïveté a fait tout ce qu’elle a pu pour me séduire ! D’ailleurs, si la maladie ne m’avait frappé, peut-être l’aurais-je prise lorsque Suzanne et Nâtan m’ont abandonné. Mais cela vaut bien mieux ainsi, occupe-toi d’elle afin que je sois libre pour me mettre en quête du Nazaréen.

— Je ne crois point que Suzanne t’ait abandonné, elle est trop simple pour ce faire ; je pense plutôt qu’elle demeure à Capharnaüm, en proie au même doute que les autres femmes parce que rien ne se passe. Mais permets-moi de t’adresser une question : qu’attends-tu de la vie, ô Marcus Mézentius ?

Elle dit, et je rentrai en moi-même me remémorant le passé avec humilité.

— J’ai eu de la chance ! contai-je. Lorsque j’étais jeune, j’appris diverses langues à Antioche puis étudiai à l’école de rhétorique de Rhodes. Tout ce à quoi j’aspirais alors était d’obtenir un poste de secrétaire auprès de quelque proconsul du Levant ou de gagner ma vie comme philosophe au service d’un Romain ignare mais plein d’argent. À vrai dire, après mon arrivée à Rome je fus quelque peu désappointé de ne point être admis dans la chevalerie, quoique je n’eusse par ailleurs nulle envie d’être militaire.

« Plus tard, un testament m’accorda le droit de porter un anneau d’or au pouce ce qui, même à l’époque, ne signifiait rien à mes yeux ; je méprise plutôt cet honneur et garde mon anneau bien serré dans ma bourse. Je me rendis compte rapidement que rien n’avait de valeur pour moi puisque j’étais en mesure d’obtenir tout ce que je désirais. En ce temps-là, je vivais aveuglé par une passion et je me vis contraint de fuir la ville de Rome pour ne point tomber sous les coups d’assassins.

« Qu’est-ce que je demande à la vie ? Je ne peux que m’interroger moi-même en ces termes : quelle force m’a fait quitter Alexandrie pour me rendre à Jérusalem et quelle force m’a contraint à m’arrêter au pied de la croix du roi des Juifs lorsque la terre se couvrit de ténèbres ?

« Quand j’atteignis l’âge d’homme, continuai-je, un caprice du destin m’octroya la possibilité de tout conquérir : amitiés, faveurs, plaisirs. J’aurais même pu obtenir le pouvoir si je l’avais convoité, mais je n’ai jamais pu concevoir cette soif commune à tous les hommes. Et bientôt, un goût de cendre me resta dans la bouche ; après avoir savouré le plaisir jusqu’à la démesure, je me retrouvai profondément abattu et désespéré. Il est clair pour moi que je ne désire nullement finir ma vie à Rome sous les traits d’un vieillard bouffi par les plaisirs et rabâchant sans cesse les mêmes idées et les mêmes histoires insipides qui ne font plus rire personne.

« Je connais d’ailleurs ce qui m’attend si je retourne à Rome où, tôt ou tard, va se produire un coup d’état comme tu sais. À l’heure des règlements de comptes, je perdrai ma tête car, respectant le génie de l’empereur, je refuse de prendre part aux machinations d’un homme d’origine plébéienne assoiffé de sang. Je préfère devenir doux et humble de cœur.

— Qu’attends-tu de Jésus de Nazareth ? interrogea encore Marie.

— J’ai pressenti son royaume, il ne procède pas seulement du rêve et de la poésie comme l’enfer de Virgile mais également de la réalité dans laquelle nous vivons ; oui, lorsque j’y réfléchis, sa réalité se mélange confusément à celle de la vie même. Ô Marie, je suis heureux de pouvoir vivre en ces jours où je sais qu’il se trouve en Galilée. Je n’attends de lui rien de plus que ce qu’il me donne, car en vérité son royaume ne peut être un royaume ordinaire mais une nouveauté que je ne suis point encore en mesure de concevoir ; depuis le commencement du monde en effet, se sont édifiés des royaumes qui toujours se sont effondrés, y compris celui d’Alexandre ; seule Rome durera à mon avis, et pour cela-même, le royaume de Jésus ne peut être de ce monde.

Notre conversation se poursuivit jusqu’au retour près de nous de Marie de Beerot ; elle s’était lavé le visage et peigné la chevelure maintenant devenue lisse. Vêtue d’un manteau blanc et nu-pieds, elle paraissait si jeune et si touchante qu’une vague de tendresse me submergea me faisant oublier tout le mal que je pensais d’elle. Je décidai de regagner Tibériade ce même jour afin que notre séparation ne lui fût point trop pénible. La Magdaléenne me promit de m’envoyer un message si quelque événement d’importance se produisait, et me pria de saluer de sa part Jeanne et Claudia Procula lorsque je les verrais.

Je marchai jusqu’au village sans souffrir le moins du monde, si bien que j’envisageai de poursuivre mon chemin à pied le long des rives du lac pour regagner Tibériade et les thermes. Mais je rencontrai les pêcheurs qui nous avaient amenés en bateau et qui manifestement attendaient mon retour ; il est vrai qu’ils n’avaient rien à faire et que je les avais bien payés.

Le ciel s’était couvert et le vent qui soufflait avec force agitait les flots faisant gonfler les vagues. Les deux hommes levèrent la tête pour observer les nuages noirs amoncelés au-dessus de la vallée des colombes et de la montagne.

— La mer de Galilée est traître, dirent-ils. Ses coups de vent soudains peuvent dérouter la barque et la remplir d’eau. Sais-tu nager, seigneur ?

Je leur racontai que du temps de ma jeunesse j’avais gagné un pari en nageant de Rhodes jusqu’au continent sans craindre les courants maritimes. Mais, comme ils n’avaient jamais entendu parler de Rhodes, mon exploit ne les impressionna guère. Il est vrai qu’un bateau me suivant, je ne courais pas le moindre risque de me noyer. J’avais d’ailleurs été plus stimulé par mon attirance pour une jeune fille provocante que par la prouesse elle-même. Elle m’avait promis en effet de me couronner si je gagnais, et c’est pourquoi j’avais nagé jusqu’à la limite de mes forces ; à la fin de l’épreuve, je ne ressentais plus aucune attirance pour cette fille !

Je m’installai sur les coussins à la poupe du bateau et m’absorbai dans la contemplation des nuages qui couraient dans le ciel, tandis que les deux hommes, retroussant leurs manteaux jusqu’à la ceinture, mettaient la barque à l’eau et empoignaient les rames. Je me rendis compte qu’ils n’ignoraient point ma visite chez Marie de Magdala. Comment, d’ailleurs, pourrait-on cacher quoi que ce soit dans un village de pêcheurs où tous se connaissent et observent avec curiosité les faits et gestes d’un étranger ? En outre, ils ne marquèrent nul étonnement devant l’absence de Marie de Beerot, se contentant d’échanger en souriant quelques plaisanteries à ce sujet.

— Que voulez-vous insinuer ? demandai-je avec irritation.

— Rien de mal ! répondirent-ils. Absolument rien ! Nous remarquons seulement que la chasseuse de colombes a repris apparemment ses anciennes habitudes. Combien t’a-t-elle donné pour la fille ?

Je n’avais évidemment aucune explication à leur donner mais leur opinion sur la Magdaléenne m’emplit de colère.

— Elle l’a recueillie pour lui apprendre son métier, criai-je.

Ils éclatèrent tous deux d’un grand rire.

— Oui, bien sûr, nul ne doute qu’elle ne lui apprenne son métier ! s’exclamèrent-ils. Autrefois aussi elle enseignait aux jeunes filles à jouer des instruments profanes, à danser des danses impudiques et à chasser les pigeons, bien que la pudeur nous interdise de te dire quel genre de pigeons !

Avant que j’aie eu le temps de leur répondre, j’entendis le vent siffler, la barque donna de la bande, les vagues se levèrent et une violente averse transforma mes coussins en éponges.

— Voilà une réponse à vos discours ! m’écriai-je alors.

Mais nous eûmes bientôt assez à faire pour maintenir notre lourde embarcation au vent tandis qu’elle courait comme fétu de paille en direction contraire ; mais elle se serait remplie d’eau si nous nous étions obstinés à garder notre route.

Les pêcheurs manifestèrent l’intention de dresser le mât afin de hisser les voiles mais je le leur interdis, le bateau n’étant point lesté. Le ciel se chargeait de nuages de plus en plus menaçants déferlant de par-delà la montagne, tout devint sombre et des éclairs commencèrent à zébrer les nues. Nous écopions sans relâche, mais l’eau montait toujours dans la barque. Le vent nous avait poussés près de la côte orientale et nous avancions à la dérive.

Ruisselants et apeurés, les pêcheurs me jetèrent des regards inquiétants.

— La malédiction est tombée sur nous, Romain idolâtre, parce que nous avons accepté de te prendre dans notre barque ! crièrent-ils. Nous sommes coupables d’un acte impie pour t’avoir aidé à transporter une jeune fille d’Israël dans une maison de plaisirs ! Mais nous ignorions ce que tu tramais !

M’accrochant au bord et de l’eau jusqu’au menton, je hurlai à mon tour :

— Vos propos injustes sur Marie ont attiré la malédiction !

L’eau n’était guère froide, mais nous étions cependant transis lorsque, le vent se calmant, nous pûmes écoper entièrement et nous diriger vers la rive jusqu’à l’embouchure d’un ruisseau à sec. De ce côté du lac, la bande de plage était plus étroite et les montagnes se dressaient, falaises verticales, devant nous. Le vent soufflait toujours et les vagues se brisaient en rugissant contre la grève. Les pêcheurs estimaient que le vent se calmerait vers le crépuscule, mais ne manifestaient guère d’enthousiasme à la perspective de reprendre les rames pour une traversée de nuit.

L’obscurité tombait peu à peu et, bien que nous ayons égoutté nos vêtements du mieux possible, nous souffrions du froid. Plus loin, à la lisière du rivage et de la montagne, nous aperçûmes un petit auvent devant lequel brillait un feu, minuscule point lumineux. Je suggérai de nous en approcher afin de nous sécher mais les pêcheurs se montrèrent quelque peu réticents.

— Nous ne sommes point sur la rive qui nous est impartie, avertirent-ils. Heureusement que nous ne transportons pas nos filets sinon nous risquerions une amende pour pêcher en dehors de notre zone. En outre, de ce côté se réfugient tous les voleurs et toute la racaille de Galilée, sans compter que des lépreux vivent dans les grottes.

Nous n’avions cependant pas le moindre espoir d’allumer un feu, car la pierre et le fer qui ne les quittaient jamais avaient été trempés en mer. Aussi, je dirigeai résolument mes pas vers l’abri et, après une brève hésitation, les deux pêcheurs me suivirent de mauvaise grâce. En m’approchant, je distinguai un homme assis à terre en train de jeter des branches dans les flammes qui s’élevèrent alors jusqu’au ciel en crépitant, et une odeur de poisson et de pain grillés vint frapper mes narines. Devant l’abri, on avait mis un filet à sécher.

— La paix soit avec toi ! dis-je au pêcheur solitaire. La tempête nous a surpris en pleine mer ; nous permettrais-tu de sécher nos habits mouillés près de ton feu ?

L’homme acquiesça d’un geste ; je me déshabillai et étendis mes effets sur un bâton. Le pain cuisait sur des pierres planes chauffées et, dans le fond du foyer, à même les charbons ardents, grillaient deux grands poissons. La sixième heure venait de s’écouler et l’ombre des montagnes gagnait rapidement le rivage tandis que l’on pouvait encore apercevoir à la lumière déclinante du couchant, les édifices et les portiques de Tibériade le long de la rive opposée.

L’inconnu, un homme au visage pur et à la mine avenante, ne me parut guère redoutable. Il salua avec affabilité mes deux compagnons auxquels il laissa une place près du feu. Ces derniers palpèrent le filet en demandant si la pêche avait été bonne ; timidement, l’homme répondit qu’il espérait que la tempête aurait poussé un banc de poissons jusqu’à la crique et qu’il tenterait sa chance le matin suivant.

Sans dire un mot d’invitation, mais comme si ce fût la chose la plus naturelle du monde, il prit le pain, le bénit et coupa un morceau pour chacun de nous et un autre pour lui ; il versa de même de son vin aigrelet dans une coupe creusée dans un sarment de vigne, le bénit et nous le tendit ; ainsi bûmes-nous tous les quatre dans la même coupe. Il avait fort habilement grillé les poissons mais, comme le sel apparemment lui faisait défaut, il les avait assaisonnés d’aromates. Nous mangeâmes en silence. Je remarquai que mes deux compagnons jetaient des coups d’œil pleins de méfiance à l’inconnu tandis que celui-ci, les yeux baissés, souriait pour lui-même, dégustant chacun des morceaux qu’il portait à sa bouche. Lorsqu’il eut terminé son repas, il se mit à dessiner sur le sable avec un petit bout de bois, comme pour cacher son embarras.

Pendant que nous mangions, nos vêtements mouillés dégageaient en séchant peu à peu une épaisse vapeur. La chaleur m’envahissant, je me sentais parfaitement bien ; une langueur somnolente s’empara de moi et mes paupières se firent lourdes. Je ne pouvais détacher mes yeux de cet homme aimable qui, sans prononcer un seul mot, avait partagé son repas avec nous d’une manière si hospitalière. Je remarquai qu’il avait des cicatrices aux mains et aux pieds, et dans son visage un je ne sais quoi de fébrile et délicat qui me suggéra l’idée qu’il relevait peut-être d’une grave maladie et était venu passer sa convalescence dans la solitude. Mais je gardai le silence, à l’image des pêcheurs qui ne lui firent aucune question. Je finis par sombrer dans le sommeil, nu, près du feu, et plus tard, je sentis qu’il posait sur moi mon manteau déjà sec.

Je rêvai jusqu’au moment où je m’éveillai, les yeux noyés de larmes ; m’étant redressé, je vis près de moi les deux pêcheurs qui dormaient profondément, laissant échapper de légers ronflements ; les larmes coulaient à flots sur mes joues et je me sentais orphelin. Le feu était éteint depuis longtemps et, d’après la position des étoiles et de la lune, j’estimai que la troisième veille devait avoir commencé. Le lac brillait devant moi, lisse comme un miroir, mais le solitaire ne se trouvait point à nos côtés et j’éprouvai une étrange angoisse en constatant son absence. Je fus soulagé lorsque je l’aperçus, nous tournant le dos, debout sur la rive, face au lac. Je m’enveloppai dans mon manteau et me dirigeant en hâte vers lui, m’arrêtai à sa hauteur.

— Que regardes-tu ? demandai-je.

Sans tourner la tête, il répondit :

— J’ai vu les cieux ouverts et la splendeur de mon père, et j’éprouvais la nostalgie de la maison de mon père.

Je pris conscience de lui avoir adressé la parole en grec et je me rendis compte qu’il m’avait répondu de même, ce qui m’amena à penser qu’il s’agissait peut-être d’un des adeptes de Jean le Baptiste fuyant la persécution d’Hérode Antipas sur cette rive du lac et vivant dans la solitude, en se nourrissant de la pêche.

Je répondis alors :

— Moi aussi, je cherche le royaume. Je me suis réveillé les yeux pleins de larmes. Montre-moi le chemin.

— Il n’y a qu’un seul chemin, dit-il. Ce que tu fais au plus petit de mes frères, c’est à moi que tu le fais.

Puis, il ajouta :

— Je ne vous le donne pas comme le monde le donne. Que ton cœur cesse de se troubler et de craindre, l’esprit de vérité viendra après moi, mais le monde ne le recevra point parce qu’il ne le voit ni ne le connaît. Mais si toi tu le reconnais, il ne t’abandonnera pas mais demeurera en toi. Je ne laisserai nul orphelin.

Mon cœur fondait dans ma poitrine mais je n’osai toucher le pêcheur.

— Ton langage n’est pas celui d’un homme, murmurai-je. Tu parles comme celui qui détient le pouvoir.

Il me répondit :

— On m’a donné tout pouvoir sur la terre comme dans les cieux.

Puis il tourna soudain son visage vers moi. À la clarté des étoiles et de la lune, je vis son sourire, doux et grave à la fois. J’eus l’impression que son regard me découvrait jusqu’au plus profond, comme s’il dépouillait mon corps de ses vêtements l’un après l’autre, me laissant complètement nu ; et, loin d’en être mal à l’aise, je me sentais libéré.

Me montrant la rive opposée, il dit encore :

— Là-bas, dans le théâtre des Grecs de la cité du prince, une jeune fille pleure qui vient de perdre son frère et nul ne la protège désormais dans la vie. Quel a été ton rêve ?

— J’ai rêvé d’un cheval blanc.

— Qu’il en soit donc ainsi ! dit-il. Dans quelques jours, tu assisteras à une course de chevaux ; engage un pari sur le quadrige blanc, puis mets-toi en quête de la jeune fille pour lui donner ce que tu auras gagné.

— Comment découvrirai-je dans une aussi grande ville une jeune fille qui a perdu son frère ? protestai-je. Et quelle somme dois-je parier ?

De nouveau il sourit, mais son sourire était si triste cette fois que je sentis mon cœur se briser dans ma poitrine.

— Que de questions inutiles, ô Marcus ! murmura-t-il sur le ton du reproche.

Mais je ne saisis point le sens de sa remontrance.

— Comment sais-tu mon nom ? demandai-je surpris. Est-ce que par hasard tu me connaîtrais ? À vrai dire, il me semble t’avoir déjà vu.

Secouant la tête, il dit :

— Ne te suffit-il point que je te connaisse ?

Je compris qu’il se montrait à dessein mystérieux. Dans mon esprit, se cristallisa la conviction qu’il s’agissait d’un des doux de la terre auquel les méditations et l’isolement avaient troublé l’esprit. Sinon, comment se serait-il targué de posséder le pouvoir sur la terre et dans les cieux ? Mais je décidai tout de même de ne point oublier ses suggestions, car il était possible qu’il eût la faculté de lire l’avenir.

Il dit aussi :

— Ô malheureux ! Tu as beau voir, tu n’aperçois pas, tu as beau entendre, tu ne comprends pas ! Mais tu t’en souviendras un jour, ô Marcus, et voici, tu devras mourir pour mon nom afin que mon nom s’illumine en toi comme le nom de mon père s’est illuminé en moi.

— Quel mal me prophétises-tu là ? m’écriai-je en sursautant, ignorant le sens de ses paroles.

Je pensai qu’il ne parlait point correctement le Grec, car je ne saisissais guère ce qu’il disait.

Il soupira profondément et soudain, laissant choir son manteau, il se dénuda la poitrine jusqu’à la ceinture. Si grande était sa pauvreté qu’il ne portait même pas une tunique.

— Touche mon dos, dit-il en se retournant.

J’avançai ma main, palpai ses épaules sur lesquelles je sentis des traces de flagellation. Après un nouveau soupir, il guida ma main vers son côté gauche et je mis le doigt sur une profonde cicatrice. En vérité, il avait été martyrisé et torturé d’une manière atroce et il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il eût l’esprit perturbé. Je maudis les Juifs qui se tourmentent les uns les autres au nom de leur religion, car il n’y avait aucun mal en cet homme, même s’il tenait des discours insolites. Je ressentis une profonde pitié à son égard.

— Dis-moi au moins ton nom ! Peut-être serai-je en mesure d’obtenir que l’on cesse de te persécuter.

Il répondit alors :

— Si, le moment venu, tu me rends témoignage devant les hommes, je te rendrai témoignage devant mon père.

— Ton nom ! suppliai-je. Et qui donc est ton père, ô homme étrange, pour que tu t’en glorifies de la sorte ?

Mais il garda le silence et, resserrant sur lui les pans de son manteau, s’éloigna de moi à pas lents, signifiant ainsi le terme de la discussion. Il me semblait si extraordinaire, bien que de chair et d’os comme j’avais pu le constater avec mes mains, que je n’osai point le suivre ni l’importuner davantage de mes questions. Après un moment d’hésitation, je regagnai l’abri où je repris ma place et m’endormis aussitôt d’un sommeil sans rêve.

L’éclat du jour naissant sur mes paupières me réveilla. Le soleil se levait sur l’autre rive du lac toujours calme comme une eau dormante, nimbant d’or les montagnes d’en face. Au-delà de l’onde, se dressaient, tels une vision de rêve, les portiques de Tibériade. Une beauté paisible s’offrait à mes regards et il me semblait être, au sortir du sommeil, un être neuf dans un nouveau monde. Les deux pêcheurs déjà debout priaient : « Écoute ô Israël ! »

Mais l’inconnu avait disparu ainsi que son filet. Les restes du repas de la veille étaient disposés comme pour nous inviter à les terminer. Nous mangeâmes tous trois de bon appétit sans échanger un seul mot, puis nous regagnâmes notre barque sur la grève. Je jetai un regard alentour dans une vaine tentative pour découvrir le pêcheur solitaire ; il avait pourtant dit cette nuit qu’il irait pêcher à l’aube, mais on ne voyait même pas la trace de ses pas.

Les pêcheurs s’éloignèrent du rivage à grands coups de rames ; l’embarcation fendait l’onde transparente comme un cristal où se reflétaient les sommets des montagnes et l’éclat vermeil du soleil levant. J’éprouvais toujours la même sensation de nudité et de liberté, comme délivré du poids de vêtements inutiles. Mais, plus je songeais à ce qui était arrivé la nuit passée, plus je doutais et me posais de questions : peut-être tout n’avait-il été qu’un rêve d’une évidence éblouissante ? Comment un anachorète solitaire de la mer de Galilée pouvait-il parler grec ?

Les deux hommes ramaient d’une main ferme, le regard fixé vers l’avant comme s’ils avaient désiré s’éloigner le plus vite possible de la côte étrangère. En revanche, je ne cessais de regarder en arrière pour essayer de découvrir une silhouette solitaire, quelque part, sur le rivage. Mais ma quête s’avéra infructueuse.

— Qui était cet homme avec lequel nous avons passé la nuit ? finis-je par demander. Le connaissez-vous ?

— Tu es trop curieux, Romain ! répliquèrent-ils. Nous étions sur une rive interdite.

Mais l’un d’eux reprit après un silence :

— Il se peut que ce soit un homme connu, peut-être l’as-tu vu s’adresser à la foule, ou peut-être a-t-il été chassé de Galilée après quelques coups de fouet ? Point n’est besoin de faire grand-chose pour cela ! Jean a perdu sa tête pour avoir osé interdire au prince de vivre avec l’épouse de son frère !

Et l’autre ajouta :

— Il avait quelque chose dans son visage et dans ses yeux qui rappelait Jésus de Nazareth. Si ce n’était pas impossible, je dirais que c’était le rabbin en personne, mais Jésus était plus grand, plus sérieux, et pas aussi aimable que cet inconnu. Peut-être est-ce un de ses frères ou de ses parents que la crainte a poussé à se cacher par ici.

Une pensée extraordinaire fulgura dans mon esprit, m’ébranlant jusqu’au plus profond de moi-même.

— Faites demi-tour immédiatement ! hurlai-je en me dressant d’un bond dans la barque.

Ils ne voulurent rien entendre jusqu’à ce que je les eusse menacés de me jeter à l’eau pour gagner le rivage à la nage. Ils virèrent alors de cap et nous rebroussâmes chemin. La proue ne touchait point encore terre que je sautai à l’eau et m’élançai en haletant vers l’abri : tout était comme nous l’avions laissé, les cendres dans le feu et le foyer creusé dans la terre, mais il n’y avait personne. Je courus comme un fou en parcourant la grève de haut en bas, cherchant au moins les empreintes de ses pieds jusqu’à ce que les pêcheurs, s’emparant de moi, me contraignissent à remonter à bord.

Une fois dans la barque, je me couvris le visage de mes mains, me reprochant amèrement mon manque de jugement et de ne point l’avoir reconnu si vraiment cet homme était Jésus de Nazareth. Mais bientôt l’incrédulité l’emporta : l’inconnu était un être humain semblable aux autres comme j’avais pu le vérifier, et aucun de ses traits ne m’avait paru divin, du moins tel que je conçois le divin ; d’ailleurs, n’avais-je point considéré ses discours comme le délire d’un esprit enfiévré ? Mais je pensais aussi : pourquoi le divin doit-il être conforme à ma manière de le concevoir ou de l’imaginer ? Qui suis-je pour établir sous quelle forme doit m’apparaître le fils de Dieu ?

Mon cœur en proie à une cruelle incertitude, je ne savais que croire ; je repassai au crible maintes et maintes fois chacun des mots qu’il avait prononcés et chacune des questions que je lui avais posées. Je finis par abandonner, me demandant simplement si j’assisterais aux courses dans le cirque de Tibériade comme il me l’avait prédit.

Mais le reste d’être humain qui demeurait en moi me poussa à dire avec colère :

— Je vous avais pourtant informés hier que le Nazaréen avait ressuscité des morts le troisième jour ! Si en vérité il vous a semblé le reconnaître, pourquoi ne lui avoir point adressé une seule parole pour l’interroger ?

Après avoir échangé un regard comme pour se mettre d’accord, ils répliquèrent :

— Pourquoi l’interroger ? S’il avait eu quoi que ce fût à nous communiquer, il aurait parlé lui-même ! En outre, il nous fait peur !

Et ils ajoutèrent :

— Nous ne dirons rien à personne de cette rencontre, agis de même de ton côté ! Si c’est vraiment Jésus, ce que nous avons bien du mal à croire, il doit avoir ses raisons pour préférer la solitude et se cacher des Romains.

— S’il est ce qu’il est, il n’a rien à craindre du monde, insistai-je sans entrer dans leur raisonnement. À Jérusalem, il est apparu devant ses disciples réunis dans une pièce aux portes fermées.

Les deux pêcheurs éclatèrent d’un rire sec, disant :

— Ne crois jamais tout ce que racontent les Galiléens, ô étranger ! Nous sommes des gens prompts à l’enthousiasme et nous possédons de surcroît une très fertile imagination !

De retour dans ma luxueuse chambre de l’hôtellerie grecque des thermes, j’éprouvai un véritable soulagement à retrouver ma solitude : je pouvais penser en paix et organiser mon temps à ma guise ; en fait, Marie de Beerot n’avait cessé de s’agiter autour de moi telle une jeune chiot et ce ne fut qu’après que la Magdaléenne m’en eut débarrassé que je me rendis compte à quel point sa présence m’avait dérangé.

Dans la paix retrouvée de mon logement, je me remémorai les événements survenus sur la grève, mais mon sentiment de paix fit alors place à l’amertume et je me sentis irrité et inquiet. Dans cette atmosphère cossue, où l’unique préoccupation de chacun est de passer le temps en comparant avec son voisin ses douleurs et son régime alimentaire, je commençai à douter d’avoir rencontré le Nazaréen : la tempête m’avait sans doute bouleversé au point que j’avais tout transformé en un cauchemar entrecoupé de réel ; les pêcheurs eux-mêmes ne s’étaient-ils point moqués de moi ? Si l’inconnu avait été Jésus et avait souhaité nous apparaître, il aurait certainement parlé ouvertement et révélé son identité !

L’esprit en proie à l’agitation, je me mis à marcher de long en large, les yeux remplis de larmes amères. Ma solitude reconquise déjà me pesait, et je fis annoncer mon retour à Claudia Procula qui me fit répondre qu’elle ne pouvait me recevoir car elle accueillait des courtisans du prince Hérode Antipas venus lui rendre visite.

Elle me convia à dîner chez elle le jour suivant. Nous étions plusieurs invités et je fis la connaissance à cette occasion du conseiller romain à la cour, de Chousa, l’époux de Jeanne et du médecin du prince que ce dernier avait envoyé à Claudia Procula pour tenter de la guérir. Ce Juif libéral, si hellénisé qu’il paraissait plus Grec que les Grecs eux-mêmes, avait étudié dans l’île de Cos. Avant de nous mettre à table et en attendant la maîtresse de maison, on nous servit dans l’atrium du palais du vin et des gourmandises sucrées et épicées. Les courtisans me posèrent maintes questions perfides, mais j’échappai à leurs pièges, me limitant à vanter les eaux salutaires des bains qui avaient réussi à guérir si rapidement mon pied, que je leur montrais.

Claudia Procula avait également permis à Jeanne de prendre part au banquet bien que cela, à l’évidence, ne fût point du goût de son époux ; Jeanne, toutefois, garda le silence durant le repas. Notre hôtesse, très pâle, nous conta qu’elle ne parvenait toujours pas à dormir en dépit des bains qui lui avaient été bénéfiques et que, si par hasard elle s’endormait, elle devenait la proie de cauchemars épouvantables de sorte qu’un esclave avait pour tâche de l’éveiller lorsqu’elle gémissait en rêvant.

— Ô Marcus ! dit-elle en s’adressant à moi, tu ne peux imaginer dans quelle situation embarrassante je me trouve, moi qui suis si malade et délicate ! Mon époux m’avait mise en garde lorsque j’entrepris ce voyage, mais je ne pouvais imaginer que cela prendrait de telles proportions, car j’ai toujours fait preuve de discrétion et ne me suis jamais mêlée de politique. Hérode, le prince de Galilée et de la Pérée, déploie trop d’empressement ! Il veut à tout prix organiser en mon honneur des courses gigantesques dans le dessein de démontrer son amitié à l’égard de Ponce Pilate. Mais tu sais combien je redoute d’attirer l’attention et déjà, le fait qu’il dépêcha à la frontière ses cavaliers aux manteaux rouges dès qu’il avait appris mon arrivée, m’avait paru dépasser la mesure.

Elle jeta un regard narquois en direction des courtisans avant de poursuivre.

— Il souhaite que sa belle épouse Hérodiade soit assise à mes côtés dans la loge royale afin que nous recevions ensemble les ovations du peuple de Galilée. Mais, outre que je ne connais pas Hérodiade, je me suis laissé dire que son union n’est point reconnue par la loi judaïque.

Les courtisans levèrent les bras en signe de protestation contre une telle injure, mais je remarquai en revanche que le barbu Chousa adoptait une expression pleine d’embarras. Pour ma part, n’ayant rien à perdre et ne dépendant guère des faveurs du prince, je parlai en toute franchise, sentant que tel était le désir de Claudia Procula.

— Nous sommes entre amis, dis-je. Le renard est un animal intelligent et l’on m’a dit que l’on attribue ce titre flatteur au prince de ces contrées. Ainsi donc, il souhaite que la Romaine de plus haute naissance présente en Galilée, et apparentée de surcroît à l’empereur, manifeste officiellement son approbation à son mariage, lequel souleva une telle indignation qu’un prophète y laissa la tête si je ne m’abuse. J’imagine la tempête d’acclamations que ta présence, ô Claudia, déchaînerait dans le cirque lorsque le peuple enthousiaste de Galilée voudrait prouver son attachement aux Romains et à l’épouse du prince à la fois : je crois que deux cohortes de soldats pour le moins seraient nécessaires pour maintenir un peu d’ordre et qu’il faudrait fouiller le public à l’entrée du cirque afin d’éviter la chute de quelque objet sur toi.

Claudia Procula me lança un regard satisfait.

— Naturellement, je n’éprouve nul sentiment contraire à la princesse, s’empressa-t-elle d’ajouter. Mais, à supposer qu’ayant accepté la célébration de courses en mon honneur, je prenne place à ses côtés et que cela provoque des désordres, comment mon époux, étant à Césarée, pourra-t-il distinguer si ces manifestations hostiles étaient dirigées contre les Romains ou contre la seule Hérodiade ? On m’a dit que le peuple refuse même de la saluer, qu’il s’écarte sur son passage et lui tourne le dos lors de ses apparitions publiques.

Le conseiller romain prit alors la parole.

— Si le peuple se soulève, cela peut être interprété certes comme une démonstration d’hostilité vis-à-vis des Romains et dès lors le prince, sous couvert de prouver sa loyauté à l’égard de Rome, y trouverait une excellente occasion de donner une sévère correction à son peuple, ce qui, je pense, ne laisserait point de réjouir la princesse Hérodiade.

— Mais mon époux n’apprécierait guère, répliqua Claudia Procula. Ponce Pilate est un modéré qui préfère éviter, dans la mesure du possible, tous les troubles quoique, en l’occurrence, cela concerne exclusivement Hérode Antipas. Mais il est difficile d’imaginer comment cette affaire parviendrait aux oreilles de Rome. Il me plaît que tu partages mon avis, ô Marcus, et j’ai décidé de n’accepter une invitation qu’à titre personnel ; naturellement, à la fin des courses, je suis prête à saluer la princesse pour entamer des relations amicales avec elle. Je n’ai aucun préjugé et d’ailleurs n’ai point le droit d’en avoir, étant l’épouse du procurateur de la Judée.

— J’ignorais que les Galiléens organisaient des courses, dis-je dans l’intention d’amener la conversation vers des sujets moins brûlants.

— Ces pêcheurs et ces rustres ne connaissent rien aux chevaux, intervint le médecin d’un air méprisant, mais le cirque et le théâtre sont les meilleurs véhicules de la culture et servent également à extirper les préjugés. Le temps est bien fini où le peuple dut traverser le désert pour fuir le pays d’Égypte ! Aujourd’hui, les quadriges se déplacent par toute la terre pour prendre part aux courses des divers pays : ainsi nous aurons un attelage en provenance du pays d’Édom et un autre que nous envoie la cavalerie de Césarée ; Damas également va participer ; quant aux cheiks arabes, ils sont positivement fous de courses et nul motif de rancune ne résiste à leur désir de s’y joindre.

Chousa parla à son tour :

— Les courses contribuent aussi à adoucir les haines qui peuvent exister entre les races. Par exemple, les arabes ont le cœur lourd de ressentiment depuis que la première épouse du prince Hérode, qui appartenait à leur race, s’est vue contrainte de fuir pour regagner le campement de son père.

— En vérité, quel étrange pays ! ironisai-je, si les courses sont bonnes à aplanir les différents entre les peuples ! À Rome, tout au contraire, les partisans des couleurs en compétition se battent à coups de pierres et de massues aussi bien avant qu’après la course.

— C’est un signe de civilisation, commenta le conseiller romain, que la foule en vienne aux mains pour des chevaux et des quadriges ! Bien pires, crois-moi, sont les batailles religieuses ! Souhaitons que nous allons pouvoir jouir de quelques années tranquilles, à présent que nous sommes débarrassés du roi que ton époux a pris l’excellente initiative de faire mettre en croix.

— Veux-tu parler de Jésus de Nazareth ? demandai-je. Ignores-tu qu’il a ressuscité des morts et qu’il est de retour en Galilée ?

Je parlai sur le même ton que celui que j’avais employé auparavant pour qu’ils crussent à une plaisanterie de ma part. Mais ils sursautèrent avec ensemble et les sourires se figèrent sur les lèvres.

— Les Galiléens sont des gens fort superstitieux, dit enfin Chousa. Lorsque le prince a entendu parler de la résurrection de Jésus, il a cru qu’il s’agissait du prophète vêtu de peaux de chameau. Mais, à vrai dire, je ne m’attendais point à ce que cette rumeur désagréable fût arrivée aux oreilles d’un Romain en voyage d’agrément.

Le médecin hellénisé se mit à discuter avec fougue, accompagnant son discours du mouvement vif de ses mains.

— Après que l’on m’en eut fait part, j’ai réfléchi à cette histoire et fait une enquête auprès des témoins de sa mort. On ne lui a point brisé les os parce que l’on avait hâte de le descendre de la croix ; l’on m’a dit également que de l’eau et du sang s’écoulèrent de son côté lorsque le soldat le lui perça avec sa lance pour vérifier s’il était mort. Or, selon la médecine, il ne s’écoule point de sang d’un cadavre ! Supposons qu’enivré d’un vin qu’on lui aurait fait boire, il eût été simplement plongé dans un sommeil semblable à la mort ? Sinon, pour quelle raison ses disciples auraient-ils dérobé son corps dans le sépulcre ? Peut-être ont-ils réussi à le ranimer, ce qui expliquerait qu’il se trouve à présent caché ici quelque part dans une grotte. Quoi qu’il en soit, c’était un mage qui possédait un pouvoir considérable.

Le conseiller romain répliqua d’une voix mordante :

— Jamais un homme crucifié par Rome ne ressuscite ! Tu portes là une sévère accusation contre Ponce Pilate ! Prends garde à ce que tu dis !

— Par hasard, mon arrivée à Jérusalem a coïncidé avec son supplice, intervins-je de nouveau, et c’est pour cette raison que je m’intéresse à cette affaire. Je puis vous assurer qu’il est réellement mort sur la croix. S’il avait seulement perdu connaissance par asphyxie, il serait mort de toute façon lorsqu’on lui perça le cœur, ce que je vis de mes propres yeux.

Mais le médecin, entraîné par son idée, protesta :

— Un profane peut difficilement reconnaître la mort ! Un médecin chevronné est seul habilité à cela !

Il s’engagea alors dans des explications de cas dont il avait eu à s’occuper personnellement, jusqu’au moment où Claudia Procula coupa en se bouchant les oreilles.

— Cesse d’évoquer de si terribles choses, sinon des êtres fantasmagoriques reviendront hanter mes rêves.

Le médecin, quelque peu troublé, s’adressa alors à moi pour changer de thème.

— Est-il vrai que Marie de Magdala ait abandonné son ancienne profession comme on le raconte ? demanda-t-il.

Un silence de mort suivit ses paroles. Étonné, il regarda autour de lui, disant :

— Ai-je dit une inconvenance ? Est-il interdit de toucher à ce sujet ? Mais… qu’y a-t-il de mal ? La Galilée est vraiment un petit pays malgré son million d’habitants ! Tout le monde, sur les rives de ce lac pour le moins, est au fait des allées et venues de tout le monde. Il y eut une époque où la Magdaléenne représentait aux yeux des voyageurs qui arrivaient en nos contrées le plus fameux des monuments et l’on voyait tout au long des nuits des caravanes de litières défiler à la lueur des torches de Tibériade jusqu’à sa maison. On dit que tu es allé lui rendre visite et que tu as laissé chez elle, pour qu’elle fasse son éducation, la jeune fille que tu avais amenée de Jérusalem. Quel mal y a-t-il à cela ?

Comme je ne soufflais mot, il poursuivit d’un air embarrassé :

— Nombre de gens la considèrent comme une femme dangereuse ; ils prétendent qu’un sorcier, originaire de la Samarie, réussit une fois à l’emmener avec lui en invoquant les démons, ce qui ne signifie absolument rien pour un médecin doué de raison.

Chousa prit alors la parole comme malgré lui :

— Mon épouse l’a connue bien que, naturellement, elle ne recherche plus sa compagnie. Depuis que Jésus de Nazareth l’a guérie, elle n’exerce plus la sorcellerie mais distribue des aumônes et mène une vie simple. J’estime d’ailleurs qu’en règle générale, le Nazaréen accomplit plus de bonnes actions que de mauvaises ; il n’ameutait point le peuple et n’était pas un blasphémateur même s’il fut condamné pour ces raisons. Mon épouse, qui l’a suivi un certain temps en accomplissement d’un vœu – il avait guéri des fièvres un de nos princes –, ne peut en dire aucun mal.

Comme il s’échauffait en parlant, il frappa la paume de sa main d’un coup de poing.

— Rien ne lui serait arrivé s’il n’était pas allé à dessein à Jérusalem ! Des Pharisiens plusieurs fois s’étaient déplacés jusqu’ici pour enquêter à son sujet en vue de préparer une accusation contre lui, mais ils avaient toujours échoué ! Je crois que Jésus conseillait de prier seulement en esprit et en vérité, ce qui n’était pas du goût du Sanhédrin qui craignait de voir ses revenus diminuer. Mais, personnellement, je considère qu’expédier les dîmes au temple, c’est-à-dire hors de chez nous, est un gaspillage des richesses de notre pays ; il est insensé que de simples paysans soient contraints de payer des dîmes au temple, qui s’ajoutent à celles du prince, le tribut de l’enregistrement et des douanes aux Romains, sans compter les péages et les impôts sur le sel et sur les marchés ! Ils croulent déjà sous les charges et finiront par perdre leurs champs et leurs terres ! Et l’on verra alors des vagabonds innombrables par les chemins, un climat d’incertitude et de mécontentement général s’installera dans le pays, chacun haïssant son voisin, tout comme cela s’est déjà produit en Judée.

Le conseiller romain ouvrit la bouche, prêt à parler mais Claudia Procula le prévint :

— Je partage ton opinion, ô Chousa ! dit-elle d’un air entendu. Jésus de Nazareth était un homme juste et pieux, et Ponce Pilate ne l’aurait point envoyé à la mort si les Juifs ne lui avaient forcé la main.

Après le repas, notre hôtesse se plaignant de maux de tête se retira dans ses appartements, où le médecin la suivit pour lui préparer une boisson sédative. Chousa se leva également, prétextant qu’il avait à régler avec son épouse des affaires d’ordre domestique, de sorte que le conseiller et moi-même restâmes seuls étendus sur les coussins à déguster le vin. Il but sans retenue tout en essayant de me soutirer des détails sur Rome, souhaitant, à l’évidence, obtenir des renseignements sur l’influence grandissante de Séjan, mais je pris garde à ne point me compromettre. Lorsque d’ailleurs il sut que j’avais quitté Rome depuis plus d’une année, je perdis tout intérêt à ses yeux. Moi, de mon côté, je lui fis quelques questions sur la cour et son prince.

Il rit sans retenue et me fit cet avertissement :

— Je te conseille de ne point te risquer une nouvelle fois à l’appeler renard en public ! Tous les descendants d’Hérode le Grand sont rancuniers et très chatouilleux sur le chapitre de leur honneur. On ne peut nier leur intelligence exceptionnelle ni leur impudicité, mais au moins ils font preuve d’une grande fidélité à l’égard de Rome à laquelle ils doivent leur position. Leurs liens de parenté sont si obscurs qu’il vaut mieux ne point trop s’interroger là-dessus. Hérode le Grand était le grand-père d’Hérodiade et sans doute les Juifs ont-ils de bonnes raisons de mettre en question la légitimité de son mariage. Mais heureusement que le prince a les moyens de suivre sa propre loi, car au milieu de sa cour un docteur y perdrait son savoir. J’ai moi-même un droit de veto en cas de meurtre mais je ne suis pas assez fou pour l’utiliser ! Mon seul souci consiste à profiter de cet excellent emploi afin d’amasser un petit capital, et la ville de Tibériade, par ailleurs, n’est point une cité trop désagréable pour qui vient de Rome. Que dirais-tu de nous enivrer, puis d’aller ensemble par la ville prendre un peu de plaisir ? Je te montrerais comment un homme sensé peut organiser sa vie de plaisante manière tout en se tenant à l’écart des affaires qui ne le concernent nullement.

Je refusai de l’accompagner en lui montrant mon pied.

— Bien entendu, j’ai des espions dans toutes les agglomérations importantes de Galilée, poursuivit-il, et la légion maintient ici une garnison de quelques hommes. Je veille à ce que l’on n’introduise point d’armes illicitement dans le pays afin que le prince ne puisse se constituer de réserves ; de même que je surveille ses relations avec l’étranger : il a coupé fort à propos les ponts avec les Arabes, et la Perse est une contrée bien trop éloignée pour un prince de cette catégorie. Bref, je remplis mon rôle vis-à-vis de Rome.

Je lui demandai comment il avait réussi à éviter la contagion de la religion hébraïque dans un pays qui fourmillait de prophètes et de saints.

— Je prends garde à ne point mettre mes doigts dans le nid de guêpes, assura-t-il avec un geste résolu. Nous les Romains, nous offrons des sacrifices à l’effigie de l’empereur, malgré la timide opposition de Tibère, mais nous n’obligeons pas le peuple à agir de même ; les gens d’ici, en revanche, sont tellement éloignés de la civilisation que les nobles eux-mêmes refusent de se rendre au théâtre lorsque l’on parvient à y faire représenter un spectacle. Il est en ce pays tout à fait hors de question qu’un condamné trouve une véritable mort sur scène comme à Alexandrie, et nous devons nous satisfaire dans les tragédies de poches pleines de succédané de sang ! En outre, les Juifs ne veulent point voir de frivoles divertissements sur scène et n’admettent même pas l’idée d’une farce !

Soudain frappé par un souvenir, je lui demandai si Tibériade accueillait actuellement une troupe de comédiens.

— Pas que je sache ! répondit-il en secouant la tête. Si le prince ne finance pas la représentation, il est difficile de trouver un bienfaiteur qui prenne les frais à sa charge ! Le théâtre ici ne correspond point à un goût populaire comme dans les pays civilisés !

Il se retira peu après suivi de Chousa ; je les accompagnai jusqu’à la cour où ils montèrent dans leur litière, et pris congé d’eux avec la plus grande courtoisie, pensant avoir tout à gagner en me montrant déférent à l’égard de ces deux éminents personnages. Le médecin du prince profita de l’occasion de faire un tour dans la station balnéaire pour glaner quelque argent. Après leur départ, Claudia Procula me fit appeler auprès d’elle.

— La Magdaléenne a-t-elle du nouveau ? me demanda-t-elle d’une voix faible, la tête appuyée sur les mains. Que t’a-t-elle dit à mon intention ?

— Il faut attendre, répondis-je. Nul, semble-t-il, ne connaît rien de plus que ce que nous savons déjà.

— On m’a porté un message, raconta Jeanne, disant que dans l’intérieur, près de Naïm, on avait vu un homme ressemblant à Jésus, mais il a disparu avant que les doux ne le puissent rencontrer.

— Peut-être que les témoins ont des raisons de ne point en parler, dis-je.

Claudia Procula ajouta dans un murmure :

— J’avais une grande illusion en entreprenant ce voyage plein d’embûches : je me proposais de lui fournir l’occasion de guérir mes douleurs pour acquérir de la renommée après sa résurrection. Pourquoi donc ne m’apparaît-il point ? Rien ne l’en empêche s’il peut passer à travers des portes fermées lorsqu’il le désire ! Je n’aurais nulle crainte ! Les cauchemars me torturent si terriblement chaque nuit ! Je commence à me lasser de cette attente ! Certes, les bains soufrés me procurent quelque détente, mais je suis préoccupée par ce que je dois porter pour assister aux courses ; Ponce Pilate, malgré ses richesses, est un homme plein d’avarice car il est d’une très humble origine, sais-tu, sa mère était une barbare de la partie la plus septentrionale de la Bretagne où l’on mange de la tourbe.

— J’ai soufflé un mot de ta gêne à Chousa, dit Jeanne. Il est d’avis que le prince te doit au moins un vêtement de soie si tu honores la course de ta présence.

— Mais s’il m’envoie un des vieux chiffons d’Hérodiade, je le prendrai comme une offense, j’espère que tu as été clair là-dessus, reprit Claudia sur un ton d’extrême irritation. Outre que je me refuse absolument à accepter quoi que ce soit de cette prostituée juive, j’exige que ce qu’il m’offre sorte des fonds royaux consacrés aux affaires extérieures.

Puis, se tournant vers moi, elle ajouta en guise d’explication :

— Tu me connais, ô Marcus, je n’ai point de prétention ! Je suis une femme mélancolique qui adore la solitude par-dessus tout ! Mais, si je dois faire une apparition publique, il faut que je sois vêtue d’une manière correspondant au rang de mon époux, ne serait-ce que pour le prestige de l’Empire romain. Ce sont des choses qu’un homme a du mal à saisir, même s’il prétend le contraire.

— En effet, je ne comprends pas très bien, avouai-je. Ces courses semblent plus importantes pour toi que Jésus de Nazareth à la recherche duquel tu es venue jusqu’ici. Le fils de Dieu ressuscité édifie peut-être en ce moment même autour de nous un royaume invisible mais toi, tu te soucies bien davantage des vêtements que tu porteras pour distraire des cheiks arabes et de riches propriétaires de chevaux !

— J’ai bien assez de choses invisibles dans mes rêves de chaque nuit ! Chaque nuit, en effet, je souffre les horreurs de l’enfer sans pouvoir ni remuer ni crier et j’ai l’impression que je vais mourir ; tous mes maux s’aggravent avec la lune et j’ai peur de finir par perdre la raison.

Oppressé et sous l’empire du vin, je repartis en direction de l’hôtellerie grecque. Sur le chemin du retour, une vieille femme était assise près du mur de clôture du jardin. Vêtue de sacs, elle avait la tête couverte de sorte que je passai près d’elle sans la reconnaître. Mais elle me salua par mon nom, disant à voix basse :

— Je marcherai devant jusqu’au rivage. Suis-moi sans que nul ne s’en aperçoive.

Elle se mit en route et je la suivis. Elle me conduisit jusqu’à la plage déserte où nul ne nous pouvait voir ni entendre. Alors elle découvrit son visage et je la reconnus : c’était Suzanne, mais elle ne me sourit ni ne me salua avec joie. Au contraire, elle haletait, soupirait, se tordait les mains comme si elle était en proie à de terribles remords de conscience et ne savait par où commencer. Je lui reprochai avec véhémence sa trahison et lui demandai où se trouvaient Nâtan, mes ânes et ma bourse.

— Nous ne t’avons point trahi, se défendit-elle, et pour l’instant rien n’est perdu. Nâtan fait avec les ânes le transport de sable et d’argile pour le nouvel édifice de la douane de Capharnaüm, afin de gagner le salaire que tu lui verses ; il te rendra compte de tout et tu verras que pendant que tu es là à ne rien faire, les ânes travaillent pour toi et te gagnent du bon argent ! Mais, en vérité, je ne sais si j’agis bien ou mal en te révélant des secrets, et je ne me serais point risquée à venir te voir si tu ne m’avais baisée sur la bouche bien que je ne sois qu’un vieux morceau de cuir et qu’il ne me reste plus que quelques dents, alors que nombreuses sont les femmes de mon âge en Galilée qui possèdent encore de bonnes dents solides !

— Laisse tes dents en paix ! grognai-je. Et dis-moi sans tarder si tu as des nouvelles du Nazaréen.

Suzanne répondit :

— Il faut que tu saches qu’il est apparu il y a quelque temps à plusieurs de ses disciples : il a mangé avec eux au bord du lac et désigné Simon Pierre comme chef de tous les autres. Je veux dire que Pierre sera le berger qui désormais devra donner à manger à ses agneaux. Mais que le diable m’emporte si Pierre veut te donner à toi ou faire la paix, car tu n’es pas un fils d’Israël ni un circoncis. Je ne comprends pas pourquoi il a choisi précisément Pierre pour une tâche aussi difficile après que celui-ci l’ait renié avant le chant du coq. Certes, c’est le plus résistant et le plus fort de tous, mais il est autoritaire pour s’occuper d’autrui !

— Ils t’ont confié cela eux-mêmes ? demandai-je sans y croire.

Suzanne, les mains entourant ses genoux, poussa un soupir.

— Oh ! Que j’ai mal au pied ! gémit-elle. Je n’aurais jamais pu marcher jusqu’ici depuis Capharnaüm, si l’on ne m’avait laissé monter à bord de la barque du collecteur d’impôts qui se rendait à Tibériade, cette ville de païens ! Je ne suis qu’une vieille radoteuse et nul ne me donne d’explications ; mais mon oreille est fine, et il faut bien quelqu’un pour nettoyer et saler les poissons avant de les mettre en barils, de même qu’il faut bien quelqu’un pour laver le linge de ces hommes et leur préparer les repas ; ainsi, je glane par-ci par-là des informations, peut-être même plus que je ne devrais, car tous me considèrent comme une femme si stupide qu’ils sont persuadés que je ne comprends rien ! En outre, je ne peux fermer l’œil de la nuit tant je suis faible et languis loin de Jésus, alors je vais prier dans l’obscurité de la plage et ce n’est guère ma faute, je pense, si j’entends des choses qui ne me sont point destinées ! Et si c’était la faute de Dieu ? Car je ne crois pas que cela arrive contre sa volonté si les disciples sont vraiment aussi saints qu’ils le prétendent. L’orgueil les grise à tel point qu’ils jettent des étincelles ; Jésus, il est vrai, leur est déjà apparu à plusieurs reprises et leur a enseigné ses mystères, en réunissant chaque fois un petit groupe à l’improviste. Pierre, Jacques et Jean sont ses favoris et je t’assure qu’à présent point n’est besoin de lampes ni de lanternes pour les voir dans les ténèbres tant leurs visages semblent resplendir de lumière.

« Quant à Nâtan, ce n’est point un menteur, poursuivit-elle. Un homme est toujours un homme et je me fie davantage à lui qu’à mes propres jugements. Il a fait une promesse qui le lie et il dit que je te dois un message parce que tu m’as amenée de Jérusalem en Galilée alors que les saints m’avaient abandonnée ; il dit aussi que tu es pour moi le Samaritain compatissant que Jésus prit en exemple au cours d’un de ses prêches. À mes yeux, les Romains valent bien les Samaritains qui dédaignent le temple pour adorer Dieu sur une de leurs montagnes et célèbrent la Pâques comme bon leur semble ; les Romains au moins ignorent tout et sont donc innocents, excepté toi évidemment !

Ainsi Suzanne soulageait-elle sa crainte et son angoisse auprès de moi, mais je dus bientôt l’interrompre.

— Jésus de Nazareth est-il le Christ fils de Dieu et ressuscité ? lui demandai-je.

— En vérité, il a ressuscité des morts et il parcourt la Galilée, et nombreux sont ceux auxquels il est apparu, assura-t-elle en fondant en larmes. Qu’il me pardonne si je fais le mal et le trahis en agissant injustement ! Mais toi, tu n’as point l’intention de lui nuire, n’est-ce pas ?

— Pourquoi ne s’est-il manifesté ni devant Marie de Magdala, ni devant Jeanne, ni devant toi ? m’étonnai-je.

— Mais nous ne sommes que des femmes ! s’écria Suzanne sincèrement surprise par ma question. Pourquoi devrait-il nous apparaître ?

Devant une idée aussi dénuée de sens, elle éclata d’un rire clair en se couvrant la bouche de la main. Puis redevenue sérieuse, elle dit :

— Nul doute que les fils de Zébédée n’aient tout raconté à leur mère Salomé, une femme si autoritaire et égoïste que ses fils ne se risqueraient point à lui taire quoi que ce fût ; mais elle n’a fait encore aucune confidence aux autres femmes. La seule chose que je sache, c’est qu’un message s’est répandu dans toute la Galilée pour ceux qui le suivaient, ceux qu’il a touchés, ceux qui avaient foi en lui et ceux qui jouissent de la confiance des disciples ; bref, non seulement les soixante-dix que Jésus lui-même envoya prêcher en son nom, mais encore nombre d’autres que l’on appelle les doux. Le message a volé de bouche en bouche, de village en village : « Le Seigneur est ressuscité, tenez-vous prêts, le temps de l’accomplissement est proche. Il demeurera seulement quarante jours sur la terre, mais avant de partir, il appellera tous les siens sur la montagne afin de leur dire adieu. » J’ignore si lui-même donnera le signal ou si ce sont les disciples qui sont chargés de l’organisation.

— Sur la montagne ? Quelle montagne ?

Suzanne secoua la tête.

— Je ne saurais dire. Mais je crois que ses fidèles le savent ainsi que les doux. Nombreuses sont les montagnes où il avait coutume de se retirer pour prier dans la solitude, tant du côté de Capharnaüm que sur l’autre rive du lac. Mais je pense que la montagne en question se trouve au centre de la Galilée et près d’un chemin, de façon que ceux qui ont reçu le message puissent se rendre là-bas sans attirer l’attention dès que le signal sera donné. On parle également d’une potion d’immortalité, mais j’ignore s’il se propose de la distribuer à tous les siens sur la montagne.

— Suzanne, m’écriai-je, je ne sais comment te remercier pour ta fidélité ! Qu’il te bénisse à cause de ta bonté, ô toi qui ne m’as point abandonné dans les ténèbres. Je les suivrai sur la montagne lorsque le temps sera venu, dussé-je en mourir. Dis à Nâtan qu’il se tienne prêt à partir avec les ânes et qu’il t’en réserve un pour le cas où les autres refuseraient de t’amener avec eux.

— Oh oui ! Voilà ce que j’attendais de toi ! dit Suzanne avec joie. Je te bénis, ô Romain, car tu es plus miséricordieux que les disciples. La seule idée qu’ils peuvent s’en aller en me laissant avec mes pieds douloureux et que plus jamais je ne contemplerai le Seigneur me rend folle de peur ! Oh ! Promets-moi que toi tu ne m’abandonneras pas, même si eux me font défaut !

Nous nous concertâmes pour décider s’il serait opportun que je me rendisse d’ores et déjà à Capharnaüm afin de me rapprocher des disciples. Mais Suzanne craignait qu’ils ne se méfiassent de moi s’ils venaient à me reconnaître avant le signal ; et, comme un large chemin traverse Tibériade qui conduit vers l’intérieur du pays et qu’en outre, les distances sont relativement courtes tout autour du lac, elle jugeait préférable que je demeurasse tranquille à les attendre Nâtan et elle. Elle ajouta que la montagne regorgerait alors de tant de gens venus de toutes parts qu’il serait impossible de distinguer chacun d’entre eux. Une fois le signal donné, et même si les disciples disparaissaient en pleine nuit pour s’égayer par les sentiers de la montagne, nous n’aurions guère de mal à trouver le chemin en le demandant à la manière des doux de la terre.

Ainsi donc nous nous séparâmes sur ces espoirs et ces promesses.

Suzanne s’éloigna le long de la plage déserte, sans boire ni manger, ce que pourtant je lui aurais offert avec grand plaisir ; mais elle craignait par-dessus tout que notre rencontre eût un témoin pour en informer les disciples du Nazaréen.

Le cœur empli d’espérance, je me calmai et mon inquiétude fit place à un sentiment d’humilité. Je récitai la prière que Suzanne m’avait enseignée, et je veux croire qu’il n’existe ni honneur sur cette terre, ni faveur des hommes, ni succès, ni science que je ne sois prêt à changer allègrement pour le royaume de Jésus de Nazareth s’il m’en ouvrait les portes. J’ai plongé au plus profond de moi-même, et je crois sincèrement que je n’aspire point à l’immortalité ni à la vie éternelle : qu’il pose son regard sur moi et me reconnaisse pour un des siens, tel est mon unique désir.

Après le départ de Suzanne, je consacrai mon temps durant plusieurs jours à écrire cette lettre.

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