Quatrième lettre

Marcus à Tullia


Je poursuis mon récit en relatant les faits dans leur ordre chronologique.

La forteresse d’Antonia est une construction austère où l’on ne dispose que de très peu d’espace. Je n’avais nulle envie d’y séjourner plus longtemps car je me sentais l’objet d’une constante surveillance. Le proconsul d’ailleurs se préparait également à la quitter pour retourner dans sa résidence officielle de Césarée. Je lui fis cadeau d’un scarabée égyptien porte-bonheur et offris à sa femme un miroir d’Alexandrie ; l’un et l’autre me firent promettre de passer par Césarée lors de mon voyage de retour, Ponce Pilate ne voulant pas que je puisse quitter la Judée sans m’interroger auparavant, et Claudia exigeant le serment de lui raconter tout ce que je pourrais glaner au sujet du ressuscité.

Je fis don au commandant de la garnison d’une somme importante d’argent, car je désirais garder de bonnes relations avec cet homme et pouvoir, le cas échéant, venir chercher refuge dans la forteresse ; je me suis toutefois rendu compte que je ne courrai aucun danger dans la cité tant que je saurai respecter les coutumes du pays et ne pas choquer avec les miennes.

Le centurion Adénabar est devenu un véritable ami. Grâce à lui, je n’ai pas eu à me loger dans une auberge, mais j’ai pris pension près du palais des Asmonéens dans la maison d’un marchand syrien de ses relations. Je connais les Syriens de longue date et je sais qu’ils aiment la bonne chère, qu’ils sont propres et honnêtes, sauf lorsqu’il s’agit de changer de l’argent.

Le marchand vit avec sa famille au rez-de-chaussée du bâtiment et installe tous les matins son éventaire d’articles de mercerie devant la porte, dans la rue. J’ai la possibilité d’accéder directement à la terrasse de la maison par un escalier, si bien que je peux aller et venir à mon gré et recevoir des visites dans ma chambre sans que nul ne le sache, indéniable avantage que ne manquèrent pas de souligner Adénabar et son ami. La femme et les filles du mercier me servent les repas dans la chambre et sont chargées de remplir d’eau fraîche la cruche de terre qui pend au plafond ; les gamins, pour leur part, ont été mis à ma disposition pour faire mes commissions, m’acheter du vin et tout ce dont je peux avoir besoin.

Cette famille, dont les modestes revenus suffisent juste à la faire vivre, paraît ravie d’avoir trouvé un pensionnaire après les fêtes et le départ de tous les étrangers.

Une fois installé dans mon nouveau logement, j’attendis que la nuit fût tombée et que les étoiles fussent allumées dans le ciel pour descendre l’escalier extérieur. La poterie de Nicomède est si réputée que je n’eus aucun mal à la trouver. On avait laissé la porte entrouverte et dans la cour un serviteur m’attendait.

— Es-tu celui que mon maître attend ? demanda-t-il sur un ton plein de déférence.

À sa suite, je montai un escalier jusqu’à la terrasse. Le ciel étoilé de Judée était si lumineux qu’il n’y avait nul besoin d’éclairer le chemin. En haut, un homme âgé, assis sur des coussins, me salua avec amabilité.

— Es-tu l’homme à la recherche de Dieu dont le banquier Aristhènes m’a annoncé la visite ? s’enquit-il.

Il me pria de prendre place à ses côtés et se mit aussitôt à me parler d’une voix monocorde du Dieu d’Israël. Il commença son récit à partir du moment de la création du ciel et de la terre, puis dit que Dieu avait pris de la poussière et créé l’homme à son image.

— Rabbin d’Israël, le coupai-je avec impatience, je connais tout cela, j’ai déjà lu vos livres saints en grec. Je suis venu te voir pour que tu me parles du roi des Juifs, Jésus de Nazareth. Tu ne l’ignores point puisque tu me reçois de nuit sur ta terrasse.

— Son sang est retombé sur moi et sur mon peuple, dit-il d’une voix tremblante. Mon cœur est rempli de douleur et d’angoisse à cause de lui. Sa venue était l’œuvre de Dieu, car nul n’aurait pu accomplir ce qu’il fit s’il n’eût été l’envoyé de Dieu.

— Il était plus qu’un simple rabbin et je tremble aussi au fond de moi à cause de lui bien que je ne sois qu’un étranger, répondis-je. Tu sais sans doute qu’il a ressuscité, malgré le linceul dans lequel tu l’as toi-même enseveli et le tombeau où tu l’enfermas avant le début du sabbat.

Nicomède leva son visage vers la lumière des étoiles.

— Je ne sais ce qu’il faut croire, s’écria-t-il d’une voix plaintive.

Lui montrant alors la voûte céleste, je l’interrogeai :

— Était-il le Messie annoncé par les prophètes ?

— Je ne sais, répliqua-t-il, je ne comprends rien, je ne suis pas digne d’être rabbin d’Israël. Ceux du Sanhédrin m’ont fort déconcerté en prétendant que nul prophète ne pouvait venir de Galilée ; mais sa mère, dont je viens de faire la connaissance, affirme que Jésus est né à Bethléem de Judée au temps d’Hérode Antipas. Et les Écritures annoncent que le sauveur viendra de Bethléem. Tous est accompli, tout ce qu’avaient annoncé les prophètes à son sujet, même que l’on ne lui briserait pas les os !

Et voici qu’il se mit à psalmodier les prophéties qu’il me traduisait ensuite. J’écoutai ces chants qu’il répétait sans relâche, puis, gagné par l’impatience, je dis :

— Peu me chaut que les prédictions de vos prophètes soient accomplies ou non ! Pour moi, ce qu’il m’importe de savoir, c’est la vérité sur sa résurrection, car s’il est réellement revenu d’entre les morts, un roi n’est rien auprès de lui et le monde n’a jamais vu naître un homme tel que lui. Je n’essaie point de te tendre un piège ; nul ne peut maintenant lui faire du mal. Réponds-moi ! Mon cœur bondit dans ma poitrine tant il a de désir de connaître la vérité.

— On me l’a dit, mais je ne sais que croire ! confessa le vieillard d’une voix hésitante. La nuit dernière, ses disciples se sont réunis secrètement dans un endroit clos car ils craignent d’être poursuivis. La plupart d’entre eux en tout cas étaient terrorisés. C’est alors que Jésus de Nazareth s’est trouvé au milieu d’eux et leur a montré les blessures de ses mains, de ses pieds et de son côté. Il a soufflé également sur eux puis a disparu de la pièce comme il y était apparu. Voilà ce que l’on m’a raconté, mais je dois avouer que j’ai bien du mal à y ajouter foi !

Mon corps se mit à trembler dans la pénombre.

— Parle-moi de son royaume, le suppliai-je, qu’a-t-il prêché à ce sujet ?

— Lorsqu’il vint à Jérusalem pour fêter la Pâques la première fois et qu’il purifia le temple, poursuivit-il, j’allai le voir en secret. Et je n’ai pu oublier ce qu’il me dit bien que je ne l’aie point compris, ni alors ni même encore à présent. Il dit que nul n’entrerait en son royaume s’il ne naissait une nouvelle fois.

À cet instant, me revinrent en mémoire les théories orphiques et pythagoriciennes, ainsi que celles des philosophes qui prétendent que l’homme naît à plusieurs reprises, même parfois sous la forme d’un animal ou d’un végétal selon son comportement durant la vie. Je me sentis possédé par la désillusion car ce que le notable venait de dévoiler n’avait rien d’une doctrine nouvelle. Mais Nicomède continua d’une voix dépourvue d’artifice :

— Je l’interrogeai alors : « Mais comment un homme peut-il renaître ? Il ne peut retourner dans le sein de sa mère pour voir le jour une seconde fois ? » Et Jésus me donna cette clé en disant : « À moins de naître d’eau et d’esprit, nul ne peut entrer dans le royaume. » Je comprenais lorsqu’il parlait de l’eau, car nombreux sont ceux qui vont dans le désert pour attendre en priant au sein d’une communauté et qui, après une période d’épreuves, se font baptiser dans l’eau d’un lac. Jean est venu lui aussi du désert pour baptiser les hommes avec de l’eau jusqu’au jour où Hérode Antipas le fit périr.

Je coupai court à ses explications pour dire :

— Ceux qui s’initient aux mystères d’Isis au cours de cérémonies secrètes pénètrent dans une onde profonde et ténébreuse, mais des bras solides les en sortent afin qu’ils ne s’y noient pas. Ce n’est rien de plus qu’une cérémonie symbolique !

— Oui, certainement, l’immersion n’a rien de nouveau. Mais je lui ai demandé ce qu’il voulait dire par « naître d’esprit » et voici mot à mot ce que Jésus m’a répondu : « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit. Le vent souffle où il veut. Tu entends sa voix mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’esprit. »

Nicomède garda le silence pendant un long moment tandis que je méditais ces paroles. Les étoiles de la Judée scintillaient dans le ciel et la puissante odeur de l’argile humide montait jusqu’à nous avec les effluves du four du potier. Ce que je venais d’entendre me touchait étrangement au plus profond du cœur, lors même que je savais que cela dépassait mon entendement.

— Est-ce tout ce que tu sais de son royaume ? finis-je par demander humblement.

Nicomède réfléchit un instant.

— J’ai su par ses disciples, dit-il, qu’il s’était retiré dans le désert avant de commencer à prêcher. Là, il veilla et jeûna durant quarante jours et fut en proie à toutes les visions et à toutes les apparitions que les forces de la terre utilisent pour induire en tentation celui qui jeûne. Le diable l’emmena sur une montagne très élevée, lui montra tous les royaumes du monde avec leur gloire et lui en promit la possession s’il tombait à ses pieds et l’adorait au lieu de poursuivre la mission pour laquelle il était venu ici-bas. Mais lui sut vaincre cette tentation et voici que des anges s’approchèrent et le servaient. Puis il regagna la société des hommes, se mit à prêcher et à accomplir des miracles, enfin réunit ses disciples. Voilà tout ce que je connais de son royaume : ce n’est point un royaume des hommes, et pour cela sa condamnation à mort fut un crime plein d’iniquité.

Qu’il eût parlé d’anges et de visions me fit éprouver quelque gêne car, après une veille et un jeûne prolongés, n’importe qui tant soit peu doué de sensibilité est susceptible d’avoir des visions, qui d’ailleurs disparaissent aussitôt qu’il prend quelque nourriture, boit et retourne à la vie normale.

— En quoi consiste son royaume ? demandai-je brusquement à Nicomède.

Il poussa des cris de lamentations en levant les bras au ciel.

— Comment, s’exclama-t-il, comment pourrais-je le savoir moi qui seulement ai entendu la voix du vent ? En le voyant, j’ai cru que le royaume était arrivé sur la terre. Il m’entretint également de beaucoup d’autres choses ; ainsi, il me dit que Dieu n’a point mandé son fils pour condamner le monde mais pour que le monde soit sauvé par lui. Mais cela n’a pas été ! On l’a crucifié et il a péri d’une mort ignominieuse. Et sans lui, il n’y a plus de royaume.

En dépit de mon cœur qui me soufflait d’autres paroles, la raison m’obligea à prononcer ces mots sur un ton ironique :

— Tu ne me donnes pas grand chose, rabbin d’Israël ! Juste la voix du vent et tu ne crois même pas sincèrement qu’il ait ressuscité.

— Non, je ne suis point rabbin d’Israël, balbutia-t-il humblement. Je suis le plus insignifiant des fils d’Israël et mon âme est plongée dans la douleur. Cependant, je vais te donner quelque chose. Lorsque le semeur a jeté la graine, il n’a plus à s’en préoccuper, la graine lève et le vent et les pluies font éclater les bourgeons de la tendre tige qui ne cesse de croître, même lorsque se repose le semeur en attendant l’époque de la moisson. C’est ce qui m’arrive, et ce qui t’arrivera également si tu es sincère. Peut-être une graine a-t-elle été semée en moi qui commence à donner des bourgeons. Peut-être également as-tu reçu une graine qui donnera des fruits lorsque l’heure en sera venue. Je ne puis rien faire d’autre qu’attendre tout en reconnaissant que je comprends bien peu de choses et combien fragile est ma foi.

— Eh bien ! moi, je ne me résigne pas à attendre, rétorquai-je fébrilement. Ne comprends-tu pas qu’aujourd’hui l’impression reçue n’a point encore été effacée de notre esprit, mais que chaque jour qui passe en emporte un morceau avec lui ? Aide-moi à rencontrer ses disciples ! J’imagine qu’il leur a révélé le secret de son royaume d’une manière plus aisée à déchiffrer. Mon cœur brûle, je suis prêt à tout croire pourvu que l’on m’en démontre la vérité !

Le vieillard poussa un profond soupir.

— Les onze disciples qui restent sont pleins de crainte, de confusion, ils sont en proie à une terrible désillusion. Ce sont des hommes simples, encore jeunes et dépourvus d’expérience. Lorsqu’il était en vie, ils commentaient entre eux ses enseignements, se répartissaient les charges du royaume au sujet duquel ils ne cessaient de vaticiner, ne tenant nul compte de ce que disait leur maître ; ils ont cru en un royaume terrestre jusqu’à l’ultime minute ! La dernière nuit encore, avant qu’on ne le fasse prisonnier, lorsqu’il partagea l’agneau pascal avec eux selon la coutume de ceux qui attendent dans le désert et qu’il leur assura qu’il ne boirait plus désormais du fruit de la vigne jusqu’à ce qu’ils se retrouvent dans le royaume. Je crois d’ailleurs que c’est pour respecter ces mots qu’il refusa le vin enivrant que les femmes de Jérusalem lui offrirent avant sa mise en croix. Mais sa promesse persuada les plus naïfs de ses amis qu’il appellerait à son secours une légion d’anges du ciel qui lutteraient et fonderaient son royaume où chacun d’entre eux gouvernerait une tribu d’Israël. Tu comprends donc que sa doctrine n’a point encore eu le temps de faire son chemin en eux. Ces pauvres hommes dépourvus de culture ne savent guère où ils en sont, bien qu’ils aient vécu avec lui et qu’ils aient été les témoins de toutes ses actions. Ils craignent pour leur propre vie et demeurent cachés. Si tu les rencontrais, tu serais surpris de leurs récits et plus désemparé encore qu’eux-mêmes ne le sont.

Mais je ne pouvais comprendre.

— Pourquoi donc a-t-il choisi pour seuls disciples ces hommes simples ? demandai-je avec irritation. S’il était vraiment capable d’accomplir d’aussi magnifiques miracles que ceux dont on m’a parlé, il aurait pu choisir aussi des personnes évoluées.

— Tu abordes là une question fort douloureuse pour moi, avoua Nicomède, car c’est ici où le bât me blesse. Il n’appela auprès de lui ni les sages ni les érudits, mais seulement les pauvres, les humbles et les opprimés. S’adressant un jour à une foule, il affirma, m’a-t-on dit, que les pauvres d’esprit étaient les bienheureux car le royaume leur appartient. Il accumulait les difficultés devant les sages et les riches. J’aurais peut-être pu être un des siens, mais il m’aurait fallu abandonner ma famille, vendre mes biens et en distribuer l’argent aux déshérités ! Il imposait des conditions tellement difficiles que nul d’entre nous ne pouvait le suivre. Il comptait néanmoins parmi ses amis quelques hommes riches et influents qui l’aidaient en secret. À vrai dire, il avait beaucoup de relations, parfois même ignorées de ses proches lorsqu’il n’estimait pas nécessaire de leur en faire part.

— J’aimerais malgré tout faire connaissance de l’un d’eux, m’obstinai-je.

Mais le rabbin s’opposa fermement à mon désir.

— Tu n’es point un espion romain, de cela je suis sûr, mais eux se défieront de toi car ils ont peur. Et d’un autre côté, toi-même ne te fierais guère à eux en les voyant si humbles. S’ils te racontent qu’ils ont vu dans une pièce bien fermée le fils de Dieu ressuscité, tu penseras que leur déception leur a permis d’inventer un tel conte pour sauver la face !

Il sourit avec amertume et ajouta :

— Eux-mêmes ont douté des femmes qui, s’en revenant du tombeau, disaient l’avoir trouvé vide. L’un d’eux qui, par hasard, n’était point présent la nuit dernière dans leur cachette, ne croit guère au récit de ses compagnons. Alors, comment toi y ajouterais-tu foi ?

Je déployai toute mon éloquence pour obtenir l’adresse de cette cachette des disciples du roi ou au moins un moyen d’entrer en contact avec eux. Mais il n’avait aucune confiance en moi apparemment, car il refusa catégoriquement et je pressentis qu’il commençait à se repentir de m’avoir reçu.

— Conseille-moi au moins sur ce que je dois faire, m’empressai-je de le supplier. Je ne peux pas attendre qu’il se passe quelque chose sans rien faire.

— Le semeur a jeté la graine, murmura-t-il alors. Si tu l’as reçue, il serait plus prudent d’attendre humblement. Mais tu peux aller en Galilée, d’où il venait, à la recherche des doux de la terre et les interroger sur ce qu’il enseignait au cours de ses prêches. Ou encore, tu peux interroger les malades qu’il a guéris afin de te convaincre que seul le fils de Dieu avait le pouvoir d’accomplir semblables miracles.

Sa proposition ne me souriait guère.

— Mais comment reconnaître les doux de la terre ? répliquai-je. La Galilée est loin et je suis étranger !

Il balança un instant et se décida enfin à me révéler le mot de passe.

— Tandis que tu vas, demande le chemin, et si quelqu’un remue la tête en disant : « Nombreux sont les chemins et nombreux ceux qui veulent se perdre » alors tu répondras : « Il n’y a qu’un chemin, montre-le moi car je suis doux et mon cœur est rempli d’humilité. » Ainsi ils te reconnaîtront et auront confiance en toi. Tu ne pourrais guère, de toute façon, leur porter préjudice même si tu les dénonçais, car ils obéissent aux lois, paient les tributs et n’offensent personne.

— Je te rends grâces pour ce conseil que je vais suivre, répondis-je. Mais n’a-t-il pas également fait des miracles à Jérusalem ? Je ne voudrais point m’éloigner encore, j’attends ce qui va arriver.

— Tu peux rencontrer ici, dit-il, maintenant fatigué de ma présence, une femme de mauvaise réputation qu’il débarrassa des démons qui la possédaient. Il y a aussi un village, que l’on appelle Béthanie, à environ deux heures de la ville, où vivent deux sœurs avec leur frère qui furent les hôtes de Jésus. Il permit à l’une d’elles, assise à ses pieds, d’écouter ce qu’il disait, bien qu’elle fût une femme. Il réveilla de la mort le frère enseveli au tombeau depuis quatre jours, dont le corps sentait déjà, d’après ce que l’on raconte. Va voir cet homme. Il s’appelle Lazare. Ainsi tu auras suffisamment de preuves pour croire aux miracles. Ils te recevront si tu y vas de ma part.

— Cet homme était-il vraiment mort ? demandai-je incrédule.

— Bien sûr qu’il l’était, cria Nicomède. Je sais aussi bien que toi qu’il y a des morts qui ne sont qu’apparentes. On a vu, je sais, des hommes qui, alors que la foule gémit et que déjà résonnent les flûtes, se lèvent et ouvrent les yeux. On raconte également que des morts ensevelis avant de revenir à eux, ont griffé la pierre tombale jusqu’à s’arracher les ongles et hurlé à perdre le souffle sans pouvoir la soulever. Nous sommes obligés aux termes de nos lois d’enterrer nos défunts le jour même de la mort. C’est pourquoi ces accidents peuvent se produire. J’ai suffisamment d’expérience pour pouvoir me passer de tes suggestions.

Un silence s’établit entre nous.

— Cela ne te servira à rien de douter d’avance, reprit-il sur un ton de reproche. Où peut te mener le doute ? Je lis dans tes pensées : « C’étaient ses amis ; ils n’ont pas eu grand mal à mystifier les incrédules qu’ils voulaient convaincre ; ils n’ont eu qu’à placer Lazare inconscient dans le tombeau en attendant l’arrivée du rabbin. » Mais qu’avaient-ils à y gagner ? Je préfère que tu les vois tous les trois toi-même, aussi bien Lazare que ses deux sœurs. Quand tu les auras vus, tu jugeras s’ils disent la vérité ou s’ils ont monté une duperie.

Nicomède avait certainement raison. Et comme je ne pouvais plus rien espérer de lui, je lui rendis grâces et lui offris de le dédommager pour ses renseignements, ce qu’il repoussa fermement.

— Je ne suis pas un artiste échappé du cirque qui apprend à lire aux enfants pour gagner sa vie comme cela se pratique à Rome, dit-il avec dédain. Les rabbins d’Israël ne vendent pas leur savoir et celui qui désire le devenir doit aussi apprendre un métier afin de subsister grâce au travail de ses mains. Ainsi, moi je suis potier comme l’était mon père. Mais tu peux distribuer ton argent aux pauvres si tu le veux. Peut-être ainsi gagneras-tu une bénédiction.

Il m’accompagna en bas de l’escalier et de la cour me fit pénétrer dans le salon afin qu’à la lumière de la lampe je pusse voir qu’il n’était pas un homme de peu en dépit de son métier de potier. Il ne manquait pas d’une certaine vanité humaine et je constatai que sa maison regorgeant d’objets de valeur était celle d’un homme riche.

Il portait un manteau du meilleur drap, mais c’est son visage révélé par la lampe que je regardai ayant tout.

Il avait le regard fatigué de tant avoir lu les Écritures mais gardait, malgré la barbe blanche, quelque chose de l’arrondi propre à l’enfance. Ses mains n’avaient pas touché l’argile depuis bien longtemps, même s’il connaissait le métier.

De son côté, il m’examinait avec attention afin de se souvenir de moi.

— Je ne vois aucun mal sur ton visage, dit-il. Tes yeux expriment de l’inquiétude mais ne sont pas ceux d’un sceptique ou d’un homme malhonnête. Tu devrais cependant laisser pousser ta barbe, afin que tout le monde pense que tu crains Dieu.

J’étais déjà arrivé à cette même conclusion et ne me rasais plus, mais en deux jours je n’avais encore réussi qu’à obtenir un menton hérissé de poils noirs. Mon hôte m’accompagna jusqu’au seuil de sa maison et ferma lui-même la porte derrière moi.

Je m’éloignai en trébuchant sur les antiques pavés de la rue jusqu’à ce que mes yeux fussent accoutumés à l’obscurité. À cette heure tardive de la nuit, seuls les carrefours importants de la cité étaient éclairés. Mais j’avais bien repéré le chemin à l’aller et je ne pensais pas avoir grande difficulté à retrouver mon nouveau logement bien qu’il fût très éloigné de la ville basse. J’atteignis la muraille qui sépare le faubourg de la ville haute sans rencontrer âme qui vive, à part deux gardes indigènes. Soudain me parvint une timide voix de femme venant du côté de l’arcade :

— La paix sur toi, étranger.

Je sursautai à ce salut inattendu, mais répondis courtoisement :

— La paix sur toi également, femme.

La femme se mit à genoux devant moi en disant avec humilité :

— Je suis ta servante, commande et j’obéirai.

Je devinai le vil métier qui était le sien et la repoussai.

— Passe ton chemin, je ne veux rien de toi.

Mais elle agrippa le pan de mon manteau avec insistance.

— Je suis pauvre et n’ai pas de chambre où t’amener, mais dans la muraille même il y a un creux où personne ne peut nous voir.

Elle était complètement enveloppée dans ses vêtements et un voile couvrait sa tête selon la coutume des femmes juives, si bien qu’il me fut impossible d’entrevoir son visage et d’avoir une idée de son âge. Mais son dénuement me toucha et me fit souvenir du conseil de Nicomède. Je mis donc dans sa main toutes les pièces d’argent que je considérais devoir au vieux rabbin pour l’entretien qu’il m’avait accordé. Et je dus insister avant qu’elle ne finît par se convaincre que je ne désirais rien d’elle en retour. Lorsqu’elle eut enfin compris, elle voulut baiser mes pieds.

— Jamais personne ne m’a rien donné sans me demander quelque chose en échange. Que le dieu d’Israël te bénisse, bien que je n’aie aucun droit de bénir quiconque et que même mon argent ne soit pas accepté au temple. Au moins dis-moi ton nom, afin que je puisse prier pour toi.

Il ne me paraissait guère convenable de révéler mon nom à une femme qui exerçait cette profession, mais je ne voulais pas la blesser. Aussi lui répondis-je :

— Suivant l’usage chez les Romains, je m’appelle Marcus. Je ne suis pas de Jérusalem.

— Je suis Marie pour te servir, dit-elle. Mais les Maries sont ici plus nombreuses que les grains de la grenade, aussi m’appelle-t-on Marie de Beerot, le village des puits, ceci afin que tu me reconnaisses des autres Maries que tu vas rencontrer sûrement sur ta route, toi qui es si généreux.

— Je ne suis pas généreux, rétorquai-je pour m’en débarrasser. Je me suis acquitté d’une dette et il ne convient pas que tu m’en remercies. Va en paix comme moi je m’en irai et oublie-moi comme je t’oublierai.

La femme essaya de voir mon visage dans l’obscurité.

— Ne méprise pas la prière du pauvre, dit-elle suppliante. Il peut lui arriver de te secourir au moment le plus inattendu.

— Tu ne me dois rien, répétai-je, et je ne te demande rien. Je cherche seulement le chemin, mais je ne pense pas que tu puisses me l’indiquer.

— Toi, étranger, tu cherches le chemin ? s’empressa-t-elle de répondre. Mais nombreux sont les chemins et tous dépourvus de sens. Tu te perdrais certainement si tu étais ton propre guide.

Sa réponse ne pouvait pas être le fruit du seul hasard. Mais je ressentis une déception en voyant que les doux de la terre étaient apparemment des êtres méprisables et à part du reste des hommes. Il me vint cependant en mémoire l’histoire du rat qui en rongeant les cordes délivra le lion prisonnier.

— On m’a dit qu’il n’y avait qu’un seul chemin, dis-je alors. Je voudrais acquérir un cœur doux et humble, si je savais comment m’y prendre.

La femme alors étendit son bras et passa sa main sur mon visage dont elle remarqua la barbe naissante. Malgré mon désir ardent d’humilité, le contact de cette main m’inspira de la répulsion, et je dus faire un mouvement de recul car elle la retira aussitôt.

— Ce sont les malades qui ont besoin du médecin, pas les bien-portants, dit-elle d’une voix triste. Tu n’as pas eu pitié de moi pour moi-même, tu voulais seulement payer une dette qui pesait sur ton cœur. Tu n’es pas assez malade pour désirer vraiment au fond de toi entreprendre la route. Mais j’ai été envoyée pour t’éprouver. Si tu m’avais suivie dans le refuge de la muraille, tu en serais parti aussi triste que moi. Je te donne l’espoir, Marcus, si tu es réellement sincère en demandant le chemin.

— Je suis sincère et ne veux de mal à personne, affirmai-je. Mais je veux savoir la vérité sur des choses que sans doute tu ignores.

— N’aie pas de mépris pour le savoir d’une femme, me répondit-elle. Ce que connaît une femme compte peut-être davantage dans le royaume que les raisonnements d’un homme, bien que je sois la plus méprisable d’entre toutes les femmes d’Israël. Mon savoir de femme me dit que les jours que nous vivons sont des jours d’attente, où une sœur rencontre sa sœur sans la dédaigner, et un frère rencontre son frère sans le condamner. Voilà pourquoi maintenant mon âme est emplie de plus de lumière qu’autrefois, même si je suis une femme perdue.

Tant d’espoir joyeux vibrait dans sa voix que je me vis forcé de croire qu’elle savait réellement quelque chose.

— Cette nuit j’ai écouté un rabbin d’Israël, expliquai-je. Mais il était plein d’incertitudes, sa foi était fragile et ses paroles n’ont pas réchauffé mon cœur. Marie de Beerot, pourrais-tu, toi, me donner un meilleur enseignement que lui ?

En disant cela, je pensais que peut-être cette Marie n’était pas une femme aussi mauvaise qu’elle le paraissait. Peut-être bien aussi l’avait-on mise sur mon chemin pour me mettre à l’épreuve d’une manière ou d’une autre, puisque de toute façon je devais passer par cette porte pour rejoindre ma nouvelle chambre.

— Quel espoir me donnes-tu ? lui demandai-je.

— Tu connais la porte de la Fontaine ?

— Non, mais je n’aurai point de mal à la trouver si besoin est.

— C’est par cette porte que l’on gagne la vallée de Cédron et la route de Jéricho. Peut-être est-ce là le chemin que tu cherches. Sinon, attends que ta barbe pousse, puis un jour va à la porte de la Fontaine et regarde autour de toi. Il se peut que tu voies venir un homme portant une cruche. Suis-le. Peut-être te répondra-t-il lorsque tu t’adresseras à lui. Mais s’il ne te répond point, je ne peux guère t’aider.

— Aller chercher l’eau n’est pas le travail d’un homme, dis-je d’une voix méfiante. Ce sont les femmes qui portent l’eau, aussi bien à Jérusalem que dans le monde entier.

— C’est justement à cela que tu le reconnaîtras, m’assura Marie de Beerot. Mais s’il ne te parle pas, ne perds point courage. Reviens un autre jour pour tenter ta chance une nouvelle fois. C’est tout ce que je peux te dire.

— Si ton conseil est bon et que tu m’aides en ce que je désire, je serai encore en dette avec toi, Marie.

— Au contraire, répliqua-t-elle vivement. C’est moi qui paie ma dette si je peux indiquer le chemin à un autre. Mais si la tienne te pèse, donne ton argent aux pauvres et oublie-moi. Il est inutile que tu viennes me chercher ici dans le creux de la muraille parce que je n’y reviendrai plus jamais.

Nous nous séparâmes sans que je pusse voir son visage et le reconnaître à la lumière du jour. J’avais cependant le sentiment de pouvoir toujours identifier sa voix pleine de gaieté si j’avais l’occasion de l’entendre une autre fois.

Je regagnai ma maison et gravis l’escalier extérieur. En me remémorant tous les événements survenus durant cette nuit, je ne pus empêcher une certaine irritation de me gagner devant ce goût du mystère qu’affectent les gens d’ici Nicomède savait certainement plus que ce qu’il m’avait révélé ; j’avais en outre la nette impression d’avoir été espionné : on attendait quelque chose de moi.

Les disciples du roi ressuscité ainsi que les amies juives de Claudia Procula s’imaginent sans doute que je suis au courant de choses sur lesquelles ils ne sont pas eux-mêmes aussi bien renseignés, mais ils n’osent pas se montrer ouvertement. On ne peut, certes, leur en vouloir pour cette méfiance à l’égard des étrangers : leur rabbin vient d’être condamné, maudit et crucifié.

Et le jardinier que j’ai vu près du tombeau tourmente sans relâche mon esprit. Il a dit qu’il me connaissait et que moi aussi je devais le connaître. Pourtant je ne retournerai guère en son jardin : je suis tellement certain de ne plus l’y rencontrer !

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