Sixième lettre

Marcus te salue, ô Tullia !


Salut à toi, ô mon lointain passé, et vous, brûlantes nuits romaines dont le souvenir me semble désormais appartenir à un autre, salut ! À peine une année nous sépare, ô Tullia, mais une année bien plus longue que toutes celles qui ont précédé. Chaque jour qui passe me donne l’impression de durer un an ; je me suis éloigné de toi et ne suis plus le même, je suis un Marcus différent qu’à présent tu ne comprendrais plus. S’il m’arrive de penser à toi, j’imagine la moue pleine d’ironie qui se dessine sur ta bouche capricieuse en réponse à mes efforts pour t’expliquer ce qui m’est advenu.

Ta vie est meublée de petits événements qui avaient autrefois une signification pour moi aussi : il faut que tu connaisses tout sur la personne qui t’adresse un salut ; lorsque tu te pares pour une soirée, tu choisis toujours avec le plus grand soin les bijoux que tu vas porter en vue, non seulement de plaire à tes amis, mais encore de remplir d’envie les jaloux et de rage ceux qui te détestent ; tu ceins de la soie la plus fine ton corps menu puis cherches à découvrir le reflet de ta silhouette dans le marbre poli des murs, et il peut alors arriver que tu piques avec un poinçon l’esclave qui a frisé sans grâce ta chevelure ; enfin, un sourire plein de langueur aux lèvres, tu lèves ta coupe de vin, tu feins de prêter attention à la lecture du philosophe ou de l’historien, ou bien tu défends avec ardeur la dernière chanson en vogue tout en balançant négligemment ta chaussure retenue au bout de ton orteil, afin que celui qui est étendu près de toi, quel qu’il soit, puisse s’apercevoir de la blanche petitesse de ton pied. Tu es forte et résistante malgré ta minceur et, guidée par ta soif de plaisirs, tu es capable de veiller des nuits entières dans la moiteur de Rome. En compagnie des étrangers, tu manges d’un air détaché et indifférent des langues d’oiseaux, des coquillages ou des fruits de mer comme si manger représentait pour toi une lourde obligation ! Mais, plus tard, lorsqu’à la mi-nuit tu sors épuisée des bras de ton amant, tu dévores à belles dents un morceau de viande saignante afin de reprendre force pour les jeux de l’amour.

Telle est l’image que j’ai de toi, ô Tullia, mais je ne te vois point vivante, plutôt comme dans un miroir, ou reflétée dans une pierre polie couleur de nuit, et ton ombre ne me martyrise plus comme à Alexandrie lorsque je cherchais désespérément à t’oublier. À présent, mon esprit est tout entier préoccupé d’autre chose, même si je n’ai rien fait pour cela. Tu ne me reconnaîtrais guère si tu me voyais, ô Tullia, et peut-être que je ne te reconnaîtrais pas moi non plus.

C’est la raison pour laquelle je pense que j’écris pour moi seul plutôt qu’à ton intention. J’écris pour scruter l’intérieur de moi-même, pour parvenir à déchiffrer le sens de tout ce qui m’est arrivé ; c’est mon professeur de Rhodes qui me recommandait de noter ainsi ce dont mes yeux étaient les témoins et les propos que j’avais l’occasion d’entendre. L’écriture n’est plus pour moi un passe-temps ou un remède à la mélancolie et tu n’es plus à mes côtés lorsque je trace les signes ; tu t’éloignes chaque jour davantage et je n’en éprouve nul désespoir, ô Tullia, sais-je même si j’y perds quelque chose ?

Peu m’importe également de savoir si tu me liras un jour. Je te salue, toutefois, car je ne laisse point d’être convaincu que tu as été mon seul ami véritable, si adonnée au plaisir et à la passion que tu fusses. Tu connais mieux que moi la marche de ce monde et c’est à ton génie d’organisatrice que je dois l’infâme testament qui a fait de moi un homme riche, me permettant de vivre à ma guise, libre de toute contrainte et compromission. Tu es intelligente, cruelle et possèdes une grande soif de puissance qui sans doute s’est encore accrue depuis un an. Je suis persuadé, en outre, que si je te disais en face toutes ces vérités, tu n’en éprouverais nulle gêne, bien au contraire ! Tu les prendrais comme le plus beau compliment que l’on puisse t’adresser ! Nul ne connaît mieux que toi-même le pouvoir de tes regards, de ta bouche, de ton cou et de ton corps. Mais quant à moi, j’ai cessé d’en être l’esclave, je suis trop attaché désormais à quelque chose qui t’est complètement étranger.

Mal rasé, chaussé simplement et revêtu d’un manteau juif, je me dirige chaque soir vers la porte de la Fontaine. Je ne prends plus aucun soin ni de mes ongles ni de mes mains, si bien que je crois qu’il me serait fort difficile d’effacer les taches d’encre de ma main droite quand bien même je les frotterais avec une pierre ponce. Moi qui étais accoutumé à l’eau chaude des thermes romains, je me lave à présent à l’eau froide, car les regards que l’on me lançait m’ont interdit la fréquentation des bains destinés aux hommes du gymnasium proche du palais d’Hérode. J’ai même négligé d’épiler mes aisselles et suis maintenant couvert de poils à l’instar d’un barbare. Je ne me plains guère cependant, ni n’en souffre un seul instant, car je désire intensément m’adapter à mon nouveau mode de vie afin d’inspirer une confiance accrue, dussé-je plus tard reprendre les vieilles habitudes dans lesquelles j’ai grandi.

Je ne saurais dire que j’aime cette ville ou ce peuple. Je contemple le temple plus d’une fois le jour : il brille au soleil de toute la blancheur de son marbre et de ses ors ; tel un mauvais présage, il s’embrase au crépuscule de la lueur pourpre au sang ; à l’aube il se teinte de l’azur de nos rêves et durant la journée, pour la gloire de son dieu, monte jusqu’au ciel l’épaisse fumée de l’autel des sacrifices. Mais il me reste étranger. Je ne puis vraiment ressentir à son égard la même fervente piété que les Hébreux car il n’est nullement sacré à mes yeux. Plus sacrés et magnifiques m’ont paru dans mon jeune temps le temple d’Artémis à Éphèse… celui d’Antioche… ou de Rhodes… ou encore celui d’Athènes, pour ne rien dire même du Forum de Rome.

Décidément non, je n’aime point cette cité dont les habitants ont crié que son sang retombât sur leurs têtes. Lorsque les femmes de Jérusalem pleuraient devant Jésus flagellé qui gravissait d’un pas chancelant le chemin menant au supplice, on raconte qu’il leur dit de pleurer plutôt sur leurs propres enfants. Je ne puis m’empêcher de songer à de sombres présages en regardant le temple dont le voile s’est déchiré de haut en bas lors du premier tremblement de terre et dont l’escalier qui mène au tabernacle fut détruit lors du second. Ne sont-ce point là de suffisants augures ?

Tout en agitant ces pensées dans ma tête, je me rendais à la tombée du soir vers la porte de la Fontaine. Les rues commerçantes fourmillaient encore d’une foule de gens pressés devant les échoppes d’où fusaient toutes les langues de la terre ; les chameaux faisaient sonner leurs clochettes et les ânes lançaient au ciel leurs étranges braiments. Je dois reconnaître que la cité sacrée des Juifs est véritablement une grande métropole mais elle ne me touche point.

Lorsque descend le soir sur une ville et que la fébrilité de la journée s’apaise enfin, l’étranger se sent envahi par la nostalgie. Une douce espérance a beau habiter mon cœur, la tristesse de la solitude ronge mon âme bien qu’il soit mille fois préférable d’être libre de tout lien ! Et au déclin du jour, dans une cité étrangère, la solitude est un présent bien amer !

Ce jour-là, cependant, la joie remplissait mon esprit en attente ; je suis en effet persuadé de vivre des temps de grands changements et d’incertitudes : il a ressuscité des morts et son royaume demeure parmi nous ; peu nombreux sont ceux qui le savent et le croient, et même ceux-ci doutent au fond de leur cœur car jamais n’était advenu pareil événement. J’ai, moi aussi, un doute au fond du cœur, mais en même temps je crois, je crois, j’attends et j’espère qu’il se passe quelque chose qui fera la clarté sur tout le reste.

Il n’y avait plus près de la porte que deux ou trois miséreux que je ne connaissais point et je ne vis pas l’aveugle. Plusieurs femmes, la cruche posée sur la tête, s’avancèrent en bavardant avec animation. Elles ne prirent pas la peine de dissimuler leur bouche avec le pan de leur vêtement tant ma présence leur parut indifférente.

Puis le ciel vira au bleu foncé et plus denses se firent les ombres ; trois étoiles brillaient déjà dans le firmament et les sentinelles de garde à la porte allumèrent enfin la torche de résine jaune qu’ils fixèrent dans le support fiché sous l’arcade. Malgré ma déconvenue, je décidai de revenir sans me lasser pour attendre le signal ; je ne me pressai point cependant de regagner mon logis et restai encore un moment : que m’importait en effet d’être ici ou ailleurs ?

Soudain, un homme apparut sous l’arche de la porte. Il portait sur l’épaule une cruche qu’il soutenait de sa main. Il avançait lentement, attentif à ne point trébucher dans l’obscurité. J’attendis qu’il eût disparu dans la rue escarpée qui monte vers la cité haute puis me mis à gravir à sa suite la côte qui se transforma bientôt en un escalier aux marches peu élevées. J’entendais les pas de l’homme, je percevais son halètement sous le poids de la cruche, j’étais juste derrière lui.

Nous marchâmes ainsi fort longtemps, l’un suivant l’autre. Il parcourut des venelles tortueuses toujours du même pas lent. Enfin, peu à peu nous atteignîmes le sommet de la cité ; le chemin me parut très long et je compris tout à coup que mon guide ne se rendait pas directement à son but. En un lieu solitaire, il déposa la cruche à terre et, tout en la retenant d’une main, s’appuya contre le mur. Puis il demeura là, sans bouger. Je m’approchai et m’arrêtai à ses côtés, silencieusement. Nous restâmes ainsi, l’un près de l’autre adossés à la muraille, jusqu’au moment où l’homme eût enfin repris haleine. Alors, se tournant vers moi, il m’adressa un salut.

— Ainsi, tu as osé ? me demanda-t-il.

— La paix soit avec toi, répondis-je. Nombreux sont les chemins et il est facile de s’égarer.

— Il n’y a que deux chemins, rétorqua-t-il sur un ton péremptoire. L’un conduit à la vie et l’autre mène à la mort.

— Pour moi, dis-je avec fermeté, il n’en reste qu’un. Mais je ne puis le trouver seul, alors j’espère et veux croire que l’on m’y mènera.

Sans ajouter une parole, l’homme replaça la cruche sur son épaule et reprit sa route. Je fis mine de marcher près de lui, mais il me l’interdit. Peu après je lui proposai :

— Les escaliers sont rudes, ne veux-tu point de mon aide ? Je crains que tu ne perdes haleine à nouveau.

— Si je souffle, la cruche n’y est pour rien ! J’ai peur ! À mon avis, tout cela finira mal !

Il consentit cependant à me laisser porter son fardeau, guère pesant pour moi, et me précéda, m’avertissant des inégalités du terrain afin que je ne trébuchasse point. La ruelle était jonchée d’immondices et empestait l’urine : mes sandales s’en trouvèrent toutes salies.

Mais après avoir franchi la porte de la vieille muraille qui sépare la ville haute de la ville basse, nous fîmes halte devant une grande maison de riche apparence. À la clarté nocturne des étoiles, j’eus seulement le temps d’en distinguer les contours car mon guide frappa à la porte qu’une servante ouvrit sur-le-champ. Elle ne me salua point, mais s’empressa de se saisir de la cruche ; elle manifesta, en revanche, un tel respect à l’égard de mon compagnon que j’en déduisis qu’il ne devait point s’agir d’un domestique comme je l’avais pensé tout d’abord.

On me conduisit dans une cour intérieure entourée d’arbres où un garçon d’une quinzaine d’années vint m’accueillir.

— La paix soit avec toi, dit-il timidement. Mes parents et mes oncles se sont retirés dans leurs appartements, suis-moi dans la salle du haut. Désires-tu te laver les mains ?

Sans attendre ma réponse, la servante répandit abondamment sur mes mains l’eau de la cruche que j’avais portée, comme si elle avait voulu, au nom de la maison, me signifier que l’eau ne manquait point chez elle. L’enfant me tendit un linge.

— Je m’appelle Marc, dit-il.

Et tandis que je m’essuyais, il se mit à parler avec volubilité d’une voix prête à éclater de fierté.

— J’étais avec le Maître la nuit où ils l’ont capturé. J’ai sauté du lit vêtu de ma seule tunique et j’ai couru pour l’avertir parce que je savais bien qu’il se trouvait dans le jardin de Gethsémani. Ils m’ont attrapé et, dans la lutte qui s’ensuivit, mon vêtement s’est déchiré et j’ai dû m’enfuir tout nu avec les autres.

— Ne parle pas à tort et à travers, lui intima mon guide.

Ce dernier toutefois, faisant taire ses propres craintes, me parut animé lui aussi d’une impatience ardemment réprimée.

— Je suis Nathanaël, dit-il dès que nous nous retrouvâmes dans la cour silencieuse. À quoi bon te cacher mon nom ? Pour ma part, je l’ai rencontré sur le chemin d’Emmaüs le jour où il abandonna son sépulcre.

— Oui, mais au début tu ne l’as même pas reconnu ! observa Marc.

Nathanaël posa sa main sur la nuque du jeune garçon et ce geste parut l’apaiser ; il prit en toute confiance ma main dans la sienne, et je notai au contact de cette tiède main juvénile que l’enfant n’avait guère encore touché aux rudes travaux. Sans me lâcher, il me fit gravir un escalier et nous atteignîmes la galerie qui entourait la terrasse et menait à la salle du haut. C’était une grande pièce, chichement éclairée par une lampe qui laissait les coins dans l’ombre.

En entrant, je remarquai deux hommes qui m’attendaient : debout l’un à côté de l’autre, ils se tenaient par la main sans mot dire. Je reconnus l’un d’eux, Jean, le beau jeune homme que j’avais vu en compagnie des femmes sur la colline du supplice. À le voir de près à la faible lumière ambiante, je pus admirer l’indescriptible pureté de son jeune visage. L’autre, un homme fait au front sillonné de rides, me dévisageait d’un œil scrutateur empli de méfiance.

— La paix soit avec vous, prononçai-je en m’avançant.

Mais nul ne me répondit. Jean, finalement, jeta un regard à l’homme plus âgé comme pour le prier de dire quelque chose, mais les yeux de son compagnon ne perdirent rien de leur expression défiante tandis qu’il m’examinait de la tête aux pieds.

Le silence se fit plus lourd encore.

— Il m’a suivi, se décida à dire Nathanaël comme pour s’excuser.

— Je cherche l’unique chemin, affirmai-je avec ferveur, redoutant d’être rejeté par les deux hommes sans plus d’explications.

De nombreux sofas étaient disposés autour d’une grande table et j’en conclus que cette pièce devait servir de salle de banquets.

Après son examen minutieux, l’homme qui paraissait si peu confiant fit un geste de la main.

— Nathanaël et Marc sortez ! ordonna-t-il. Mais demeurez dans la cour et surveillez si tout va bien.

Il ferma la porte après leur départ avec une énorme clef.

— La paix soit avec toi, étranger, dit-il enfin. Qu’attends-tu de nous ? J’ai bien peur que tu ne sois à la recherche d’un chemin trop étroit pour toi !

Mais Jean intervint alors pour lui adresser ce reproche :

— Ô Thomas ! Pauvre Thomas qui toujours doute de tout et de tous !

Puis, se tournant vers moi, il ajouta :

— Celui qui cherche trouve et la porte s’ouvre pour celui qui appelle. On nous a dit que tu étais doux et humble de cœur. Tu as appelé avec ferveur et voici, nous avons ouvert la porte devant toi.

Après m’avoir invité à m’asseoir il prit place en face de moi, me regardant avec amitié de ses yeux pleins de rêves, transparents comme l’eau d’une source. Thomas hésita un instant puis s’assit à son tour.

— Je suis l’un des Douze dont on t’a parlé, dit-il, un de ceux qu’il a lui-même choisis et élus comme messagers, un de ceux qui le suivaient. Voici Jean, le plus jeune de nous tous et sur lequel je suis chargé de veiller car il manque de défiance. Mais ne nous accuse point d’excès de prudence ! ajouta-t-il. Tu n’ignores pas que les membres du gouvernement cherchent à nous juger nous aussi ; ils racontent que nous avons fomenté une conjuration et que le signal du soulèvement du peuple serait l’incendie du temple ; ils font également courir le bruit que nous avons mis à mort celui qui a trahi notre maître. Je ne te cacherai point que nous avons eu des discussions à ton sujet et que je suis celui qui t’a le plus combattu, mis à part Pierre qui ne veut même pas entendre parler de toi parce que tu es étranger. Mais Marie de Magdala est intervenue en ta faveur.

— Je te connais, affirma Jean, je t’ai vu au pied de la croix et tu n’étais point du côté de ceux qui se moquaient de lui.

— Je te connais moi aussi et l’on m’a parlé de toi, dis-je.

J’avais du mal à détacher mon regard de son jeune visage, le plus beau qu’il m’eût été donné de contempler à ce jour. Il resplendissait comme si jamais l’ombre d’une mauvaise pensée ne l’eût effleuré et sa beauté, cependant, n’était point froide comme l’eût été celle d’une statue, elle frémissait de vie et d’impatientes aspirations. Une impression chaleureuse de paix émanait de lui et venait jusqu’à moi.

— Alors, que veux-tu de nous ? réitéra Thomas.

Son animosité me rendit circonspect, car il semblait soucieux de garder à l’abri de toute personne étrangère le secret dont tous les disciples étaient dépositaires.

— Je vous prie seulement de m’indiquer le chemin, dis-je avec humilité.

Thomas regarda Jean du coin de l’œil et, de mauvaise grâce, se résolut à parler.

— Avant d’être fait prisonnier, il nous a assuré qu’il y avait de nombreuses demeures chez son père ; il a dit qu’il allait tout préparer pour nous les Douze et je crois que c’était vraiment son intention, mais Judas l’a vendu après. Et il avait dit : « Du lieu où je vais, vous connaissez le chemin. »

Thomas pressa son front couvert de rides et ses yeux s’emplirent de trouble.

— Je lui dis alors que puisque nous ne savions point où il allait, nous ne pouvions en connaître le chemin ! Et te voici, étranger, qui viens m’interroger là-dessus alors que je ne sais rien moi-même !

— Thomas ! Ô Thomas, coupa Jean, il t’a répondu disant que lui était le chemin, la vérité et la vie. Comment peux-tu donc nier connaître le chemin ?

À bout de forces, Thomas se leva brusquement, frappant du poing la paume ouverte de sa main.

— Mais qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-il. Je ne comprends pas, explique-moi !

Jean avait visiblement grande envie de parler, mais il se retint en ma présence. Je pris un temps de réflexion avant de me mêler à la conversation.

— Le troisième jour, il a ressuscité en son sépulcre.

— Tu l’as dit, confirma Jean. Marie de Magdala vint nous aviser que la pierre de l’entrée avait été enlevée du tombeau ; Pierre et moi, nous avons couru pour vérifier ses dires et nous nous aperçûmes que le tombeau était vide.

— Oui, oui ! ironisa Thomas. Marie a même vu des anges et un jardinier fantomatique !

— Un jardinier ? criai-je dans un sursaut, et quelque chose au fond de moi se mit à trembler.

— Histoire de bonnes femmes ! continua Thomas sans prendre garde à mon interruption. Nathanaël et l’autre l’ont également rencontré sur la route d’Emmaüs et ne l’ont même pas reconnu !

— Il nous est apparu au crépuscule de ce même jour alors que nous étions réunis ici, morts de peur derrière les portes verrouillées, raconta Jean. Il demeura parmi nous, nous parla et nous fit une promesse que j’ose à peine me répéter à moi-même et à plus forte raison à un inconnu. Mais je t’assure qu’il était vivant au milieu de nous ! Il a disparu ensuite comme il était venu, et dès lors nous avons eu la foi.

— Exactement ! se moqua Thomas. Ils sont tous aussi stupides que Nathanaël et l’autre, sans parler de Marie ! Moi, je n’étais pas là et ne crois pas en ces visions. Je n’en croirai rien tant que je n’aurai pas vu les traces des clous dans ses mains et que je n’aurai pas mis mon doigt dans ses plaies. Non ! Je ne croirai pas ! C’est mon dernier mot, sinon que je meure à l’instant !

Ses paroles, son scepticisme firent tant de peine à Jean qu’il détourna la tête. Mais il n’ouvrit pas la bouche. J’eus l’impression que les doutes de Thomas avaient tiédi la foi de ceux qui avaient été témoins des prodiges et commençaient à les faire vaciller dans leur croyance.

Une joie étrange s’empara de moi, qui me poussa à affirmer avec une force inattendue :

— Je n’ai nul besoin de voir pour croire ! Sans voir, j’admets qu’il a ressuscité des morts et qu’il est encore sur la terre. Je ne sais pour quelle raison, mais j’attends. En ces jours que nous vivons, des événements se sont produits, et se produiront sans doute encore, qui autrefois paraissaient impossibles.

— Tu n’es même pas un fils d’Israël, objecta Thomas avec dédain. Mais je remarque toutefois que tu as fait coudre aux bords de ton manteau les franges d’un prosélyte. À vrai dire, je ne vois guère la raison pour laquelle tu nous espionnes avec tant d’insistance si je me doute de tes intentions : ne crois pas que j’ignore que tu as été l’hôte du gouverneur à la tour Antonia ; tu voudrais nous voir tomber dans ton piège et nous faire parler, ainsi pourrait-on nous clouer sur la croix nous aussi ou nous lapider devant les murailles !

Tordant ses gros doigts noueux, il poursuivit tout en jetant des regards inquiets autour de lui :

— As-tu déjà assisté à la lapidation d’un homme ? Moi, oui ! Et je n’ai nulle envie d’en faire l’expérience sur ma propre peau, surtout pas à présent qu’il est mort, dans son tombeau ou ailleurs !

— Pourquoi restes-tu ici à Jérusalem ? lui demandai-je du même ton acerbe. Va-t’en une bonne fois pour toutes s’il en est ainsi ! Retourne chez toi, reprends ton travail et cesse de rouspéter ! Qu’attends-tu à la fin ?

Il baissa les yeux comme un homme habitué dès longtemps à courber l’échine quand il entend une voix autoritaire.

— Je ne puis partir tout seul ! se défendit-il en tripotant son manteau. Si tu veux mon avis, nous perdons notre temps en restant ici ! Il serait mille fois plus prudent d’aller faire un séjour dans le désert pour retourner ensuite chacun chez soi. Mais nous avons beau en discuter sans cesse, tout reste aussi difficile à déchiffrer : nous nous disputons, nous hésitons et nous n’arrivons jamais à nous mettre d’accord.

Jean posa sur lui ses yeux clairs comme l’onde pure.

— Tu n’as plus de foyer à présent que tu as été choisi ! Tu as abandonné tes outils de travail pour le suivre et souviens-toi qu’il a dit : « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au royaume. » Nous tous tant que nous sommes, ô Thomas, nous ne pouvons plus revenir à notre ancienne vie !

— Comment était son royaume ? demandai-je avec impatience.

Mais Thomas secoua la tête avec mépris pour dire :

— Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est point comme nous nous l’étions imaginé !

Manifestement en proie à une rage impuissante, il frappa une nouvelle fois la paume de sa main de son poing fermé.

— N’étais-je pas, moi aussi, prêt à troquer mon manteau pour un glaive ? s’exclama-t-il. Et n’ai-je pas aussi voulu mourir avec lui et pour lui ? Que Dieu aie pitié de nous ! Lui, le fils de l’Homme, qui avait le pouvoir et la force d’agir comme bon lui semblait ici-bas, s’est laissé offrir en sacrifice tel un doux agneau et nous a abandonnés dans la disgrâce. Nous ne savons plus à présent que croire ni vers où diriger nos pas.

Puis il ajouta :

— Lorsqu’un homme est lapidé, le sang jaillit de sa bouche, de la morve mêlée au sang coule de ses narines, il hurle, il pleure, ses excréments s’échappent de lui et souillent ses vêtements avant qu’il ne rende le dernier soupir. Pourquoi devons-nous être exposés à semblable destinée quand il n’est plus parmi nous ?

Jean lui toucha doucement l’épaule.

— Nous avons tous été très faibles au moment de la vérité, dit-il d’une voix ferme, mais souviens-toi qu’il a promis de nous envoyer un défenseur.

Thomas le repoussa brutalement comme si le jeune homme eût révélé quelque secret et s’empressa de parler pour en détourner son esprit.

— Quel bavard tu fais, Jean ! On voit bien que tu ignores tout des cruautés de l’existence. Fils préféré de ton père, tu commandais en compagnie de ton frère à des hommes faits ; moi, j’ai suivi Jésus lorsqu’il m’a appelé, au nom de tous ceux qui vivent ployés sous le fardeau de leurs charges ; et je n’arrive pas à comprendre quelle sorte de joie devrait apporter aux opprimés cette mort dénuée de sens. Je sais seulement qu’elle a fait de lui et de nous la risée du Sanhédrin et des Romains.

Pour ma part, je n’oubliai point les paroles de Jean.

— Qu’as-tu dit au sujet d’un défenseur ? lui demandai-je donc en me tournant vers lui.

Jean me regarda en toute franchise.

— Je ne comprends point à ce jour et ne sais vraiment pas ce que cela signifie, mais j’ai foi en sa promesse. Comme tu l’espères toi-même, il va arriver quelque chose et c’est pourquoi nous demeurons à Jérusalem.

Les deux disciples de Jésus se jetèrent un long regard et leurs visages étaient aussi différents qu’il est possible de l’être aux visages de deux hommes. Pourtant, il y avait en eux quelque chose de commun, une ressemblance les unissait malgré les mots remplis d’amertume de Thomas et, tandis qu’ils gardaient le silence, je me sentis irrévocablement rejeté en dehors de leur union. Les paroles de Marie de Magdala au sujet de ces messagers élus me revinrent à l’esprit et j’en compris alors le sens. J’aurais pu reconnaître, me sembla-t-il, ces deux visages entre mille tant ils se distinguaient des autres et j’eus dès lors la certitude d’être en mesure de reconnaître également les disciples qui, se défiant de moi, avaient refusé de me recevoir.

Devant leur silence, je me rendis compte que malgré la bonne volonté de Jean je restais pour eux un étranger et le désespoir envahit mon cœur.

— Je n’ai aucune mauvaise intention à votre égard, dis-je. Je ne suis ni Juif ni circoncis et ne désire point me convertir. Mais l’on m’a dit qu’il prenait également en pitié les Samaritains pourtant méprisés des fils d’Israël, et l’on m’a raconté qu’il a guéri même le serviteur du centurion de Galilée parce que le Romain avait foi en son pouvoir. Moi aussi, je crois en son pouvoir et en sa force et je suis pénétré de l’idée qu’il vit encore et reviendra parmi nous. Si cela arrive, je vous en supplie, ne m’abandonnez pas dans les ténèbres. Je vous jure que je ne lui ferai aucun mal ! Comment d’ailleurs un homme pourrait-il nuire à celui qui, après être ressuscité des morts et sorti de son sépulcre, va et vient à travers les portes fermées ? Et je ne vous ferai aucun mal non plus, au contraire, je vous aiderai si je le puis. J’habite dans la maison du mercier syrien Carantès, près du palais des Asmonéens ; je suis riche et mettrai ma fortune à votre disposition si cela est nécessaire.

— Démontre-le nous ! répondit Thomas en allongeant sa grande main rugueuse.

— Nous n’avons aucun besoin de cette aide, interrompit Jean, du moins pour l’instant. Ma famille a du bien et Matthieu possède quelque argent ; d’autre part, de riches protecteurs de Jésus nous ont entretenus lorsque nous marchions par les chemins, sinon nous n’aurions pu le suivre. En vérité, ce n’est ni de pain ni de vêtements que nous avons besoin, mais de ce que lui seul peut nous donner. S’il revient encore, je penserai à toi, mais nous ne pouvons pas révéler à un étranger les secrets qu’il nous a confiés.

Thomas lui coupa la parole.

— J’ai bien l’impression que nous nous sommes fourvoyés en écoutant Marie ! La curiosité de cet étranger ne me dit rien qui vaille !

Puis, s’adressant directement à moi, il menaça :

— Sache que lorsque nous étions avec lui, nous avions le pouvoir de guérir les malades et de chasser les démons ; bien que ce pouvoir soit amoindri, il serait quand même préférable pour toi d’agir prudemment avec nous ! Seul celui que nous choisissions s’approchait de lui, le sais-tu ? Si l’un des Douze a trahi, comment dès lors ne pas nous défier d’un inconnu ?

— Je n’ai peur ni de toi ni de ton pouvoir, lui rétorquai-je. Nul n’a dit qu’il se fût servi de sa force pour frapper ses ennemis, moins encore l’utiliserait-il contre un homme qui le cherche avec ferveur !

— Tu te crois bien informé ! se moqua Thomas. Mais t’a-t-on parlé du figuier qu’il maudit dans sa colère et qui sécha sous nos yeux parce que malgré ses feuilles il ne portait pas de fruits mûrs ? Et note bien que ce n’était même pas la saison des figues !

— Nous n’avons pas compris cette leçon, ajouta Jean, sans doute est-ce une parabole que nous n’avons su déchiffrer.

— Il s’adressait aux foules avec des paraboles, mais il nous a tout expliqué clairement à nous ! le coupa Thomas. Et par quel miracle comprendrions-nous maintenant si on ne comprenait pas à l’époque ? Allons ! Mieux vaut partir d’ici sans plus tarder !

Son opposition jointe à ses menaces eurent enfin raison de mon courage.

— Qu’il en soit selon ton désir ! Je regrette de vous avoir dérangés car je m’aperçois que vous n’aviez nul besoin de moi pour être la proie du tourment ! J’ai quitté Alexandrie pour partir à la recherche du souverain du monde annoncé par les prophètes, ceux d’Israël et ceux de maints autres pays du monde également ; on a observé la conjonction des astres annonçant sa naissance aussi bien à Rome qu’en Chaldée ou en Grèce ! J’ai trouvé ce souverain en Jésus de Nazareth qui fut crucifié comme roi des Juifs et j’ai assisté à sa mort ignominieuse ; certes, son royaume est bien différent de ce que j’imaginais et manifestement de ce que vous-mêmes avez cru, mais j’ai le sentiment cependant que vous n’avez aucun droit de m’interdire de le chercher, ce royaume dont la résurrection de Jésus me prouve l’existence.

Telles furent mes paroles. Puis un profond sentiment de déception s’empara de moi et des larmes de désillusion vinrent brûler mes paupières ; détournant la tête afin de dissimuler mon visage, je contemplai, les yeux tout embués, la grande salle de banquet dont les coins étaient plongés dans l’obscurité. Durant un instant, j’eus la même impression d’imminence que celle que j’avais éprouvée dans la chambre d’hôtes de Lazare, mais à présent ce n’était plus un rêve, au contraire, j’étais complètement réveillé. Je me sentis dominé par le désir d’appeler Jésus et de prononcer son nom à haute voix comme lorsque je me trouvais en compagnie de l’aveugle et que la pierre se changea en fromage dans sa main ; mais la crainte m’empêcha d’agir ainsi dans cette pièce et en présence de ces deux hommes : malgré leurs hésitations et leurs refus, ils devaient bien savoir quelque chose et sans doute leur maître leur avait-il révélé son mystère avant de se mettre en route pour la mort qui scellerait la destinée qu’il était seul à connaître et que ses disciples ne s’expliquaient point encore.

Je renonçai donc à proférer son nom, et balbutiai avec une grande humilité :

— La paix soit avec vous !

Et je fis demi-tour dans l’intention de me retirer.

Thomas passa devant moi afin d’ouvrir la porte, mais après qu’il eut tourné la grande clef en bois et saisi la poignée, celle-ci ne bougea pas. Il tira, refit tourner la clef mais sans plus de succès.

— Cette porte a gonflé et s’est coincée, constata-t-il.

— Ne tire pas si fort, tu vas casser la serrure, l’avertit Jean qui s’approcha pour lui venir en aide mais qui ne réussit pas davantage.

Surpris tous les deux, ils commencèrent à me jeter des regards accusateurs comme s’il y eût de ma faute dans le fait que la porte ne voulût point s’ouvrir. Je tentai ma chance à mon tour et, bien que je n’aie guère une grande expérience de clefs et serrures en bois, je réussis à faire tourner la clef et la porte s’ouvrit sans plus de difficulté. L’air frais de la nuit me saisit au visage, je vis au-dessus de la cour le firmament constellé d’étoiles et une étoile filante laissa sa trace lumineuse dans le ciel tel un avertissement.

J’interprétai l’incident de la porte et à présent cette étoile filante comme la preuve que le roi, à l’encontre de ses disciples, ne désirait point m’exclure de son royaume. Mais ces derniers n’y virent aucun signe : Thomas se contentait de faire tourner et retourner la clef de bois dans le pêne tout en grommelant dans sa barbe qu’un pauvre homme comme lui n’avait pas l’habitude des clefs et autres serrures, n’ayant point possédé quoi que ce soit qui valût la peine d’être enfermé.

Ils restèrent tous deux dans la salle tandis que je descendais l’escalier. Le jeune Marc m’attendait en bas.

— Sauras-tu retrouver ta maison tout seul, étranger ? me demanda-t-il avec sollicitude. La seconde veille a déjà commencé.

— Ne t’inquiète pas ! répondis-je. Un Nathanaël haletant de peur a eu beau, en m’amenant ici, faire mille détours à travers une infinité de ruelles afin que je ne puisse pas repérer le chemin, je crois que je saurai rejoindre la ville basse et de là ma demeure. Je franchirai en premier lieu la muraille et suivrai ensuite la pente jusqu’en bas en prenant les étoiles pour guides. Une fois que j’aurai trouvé le théâtre et le forum, je serai sauvé.

— Mon père et mon oncle m’ont délégué leur pouvoir de maître de maison pour te recevoir cette nuit, se hâta-t-il de dire. Je ne t’ai rien offert car les envoyés du Seigneur ont refusé de partager leur repas avec un Romain. S’il te plaît, accepte de moi cette marque d’hospitalité en me permettant au moins de te raccompagner jusqu’à ton domicile.

— Tu est très jeune et la jeunesse a besoin de sommeil, refusai-je en souriant. Tu as déjà veillé bien tard par ma faute !

— On a du mal à fermer l’œil par des nuits comme celle-là ! assura Marc. Attends un instant, je vais quérir mon manteau.

La servante endormie bougonna sur le seuil de la porte, mais l’enfant lui donna en riant une petite tape sur la joue et se glissa à l’extérieur. Je remarquai qu’il s’était muni d’une canne à bout plombé ce qui me déplut fort, quoique à vrai dire, je ne fus guère effrayé par cet adolescent. Très sûr de lui, il me conduisit directement à la ville basse, sans faire aucune tentative pour se détourner de sa route et éviter que je puisse retrouver sa demeure une autre fois – je l’avais soupçonné au début d’obéir à une idée de ce genre lorsqu’il avait tant insisté pour me raccompagner. Il me prenait la main dans les endroits obscurs et me guidait afin que je ne tombasse point. Je crois qu’il brûlait d’envie de bavarder avec moi, mais je marchais la tête basse et les lèvres serrées et il n’osa point dire un mot. Toutefois je n’avais point encore perdu tout espoir et je finis par m’attendrir et lui adresser la parole.

— Ainsi, tu as connu Jésus de Nazareth ?

Marc serra ma main dans la sienne.

— En vérité je l’ai connu, m’assura-t-il. J’étais présent, j’aidais à préparer le repas et à le servir lorsqu’il a mangé l’agneau pascal avec ses disciples. C’était sa dernière nuit. Mais je l’avais déjà vu avant, lorsqu’il vint à Jérusalem monté sur le petit d’une ânesse. Je l’avais alors acclamé comme le fils de David.

Il ajouta plein d’orgueil :

— C’est mon père qui avait attaché l’ânon dans un endroit convenu pour que ses disciples puissent le trouver. Ce jour-là les gens étendaient leurs manteaux sur le chemin et criaient : « Hosannah ! » en agitant des palmes. Grâce à mon père et à ma tante, il a pu disposer de la grand-salle sans bourse délier.

— Qui est ton père ? demandai-je par curiosité. À quelle classe d’hommes appartient-il et pour quelle raison s’est-il ainsi comporté avec Jésus au mépris de vos autorités ?

Le jeune homme fronça les sourcils et chuchota :

— Il ne veut pas que son nom soit mentionné quand il s’agit de ces événements. Mais il est de ceux qui ont le cœur plein d’humilité malgré sa richesse. Il est probable que les doux l’ont sollicité afin qu’il protège le roi, mais Jésus a refusé de faire courir des risques à mon père et à sa maison en se laissant arrêter chez nous, aussi a-t-il préféré monter à Gethsémani. Mais le traître Judas connaissait notre salle, ils sont donc venus d’abord à la maison, ils ont frappé et enfoncé la porte : ils portaient des torches allumées et faisaient bruyamment résonner leurs armes. J’ai sauté de mon lit pour aller l’avertir.

Puis il expliqua :

— Mon père peut très bien se défendre devant le Sanhédrin car il loue habituellement la salle du haut pour des noces et des banquets. Mais il n’a pas été inquiété du tout, il a également des amis parmi les membres du Conseil.

« Ils savent peut-être parfaitement que les Galiléens sortent la nuit de leur cachette pour se réunir dans la salle de mon père, mais ils n’ont cure de troubler davantage les esprits en engageant des poursuites contre lui. Un crime déjà pèse sur leur conscience : ils ont assassiné le fils de Dieu !

— Était-il vraiment le fils de Dieu ? dis-je dans l’espoir d’en apprendre davantage.

— En vérité, il était oint fils de Dieu ! répondit-il avec fermeté. Personne au monde, s’il n’eût été l’envoyé de Dieu, n’eût pu accomplir ses œuvres ! En outre, il est ressuscité et il vit bien qu’il ait été mort ! Mon oncle Nathanaël a même partagé un repas avec lui : les cadavres et les esprits dépourvus de corps mangent-ils ? Tu vois bien qu’il est vivant !

Cette foi candide et juvénile suscita l’admiration de mon cœur, mais ma raison me poussa à ironiser doucement :

— Ta sagesse ne doit pas te peser outre mesure, ô toi qui crois tout avec autant de facilité !

— Je sais lire et écrire le grec ainsi qu’un peu de latin ! protesta-t-il. Mon père possède des intérêts à Chypre et même à Rome ! Je ne suis pas si ignorant que tu sembles le croire et d’ailleurs, n’oublie pas qu’il a posé sa main sur ma tête lorsqu’il a séjourné chez nous. Bien sûr, toi tu as du mal à croire parce que tu l’as vu seulement au moment de sa mort d’après ce que l’on m’a dit. Mais moi, je le connaissais au temps de sa force et de son pouvoir !

Nous avions atteint la muraille qui sépare les cités et je m’arrêtai devant la porte où j’avais rencontré Marie de Beerot.

— Je ne me perdrai plus maintenant, dis-je.

Je ne m’éloignai point cependant et Marc ne semblait pas non plus disposé à s’en aller. Une autre étoile filante traversa le ciel.

— Même les étoiles marchent inquiètes dans le firmament des nuits comme celles-ci, remarquai-je. Il va arriver quelque chose. Peut-être ses jours de gloire commenceront-ils maintenant sous une forme que nous ne sommes point en mesure d’imaginer encore.

Marc ne prenait pas congé pour regagner son logis. Indécis et comme intimidé, il triturait le bas de son manteau et remuait la terre sous ses pieds de la pointe de son bâton.

— Je m’étonne que Nathanaël ne l’ait point identifié tout de suite, dis-je, et qu’il ait été nécessaire que le fils de Dieu l’appelât par son nom pour que Marie de Magdala le reconnût enfin !

— Ils n’imaginaient point cela ! justifia Marc. De toute façon, lorsqu’il était en vie, son aspect n’était pas toujours le même mais se transformait suivant ses états d’âme. C’est difficile à expliquer : on aurait dit qu’il possédait le visage de tous les hommes à la fois et ceux qui croyaient voyaient en lui quelqu’un qu’ils avaient un jour aimé. On avait du mal à le regarder en face, ses yeux étaient trop pleins de gravité. J’ai constaté à maintes reprises que des hommes faits baissaient la tête après avoir contemplé son visage.

— Peut-être es-tu dans le vrai, répondis-je. Moi qui l’ai vu sur la croix en ignorant tout de lui, je n’ai pu lever les yeux vers lui, je ne pourrais même pas le décrire. Il faut dire qu’il régnait alors une grande obscurité. Je me figurais que je ne le regardais point par égard pour ses souffrances. Mais cela ne m’étonne guère puisque c’était le fils de Dieu. Même les soldats le reconnurent comme tel lorsqu’il rendit l’âme et que la terre se mit à trembler.

« Néanmoins, ajoutai-je, donnant libre cours à mon amertume, de quelque façon qu’il ait choisi ses compagnons, ils sont totalement dépourvus de culture ! Ils n’ont aucun droit, à mon avis, d’empêcher les autres de chercher leur maître. Il n’y a ni bonté ni justice en cela ! Et je partage ton sentiment, ils exagèrent leur peur afin de garder leur secret pour eux seuls : je suis persuadé que personne ne les inquiéterait s’ils sortaient de leur cachette !

— Je crois que tu te trompes, réfléchit Marc. Il est possible qu’ils aient reçu peu d’instruction, mais eux seraient capables de le regarder en face sans le moindre trouble. Jean d’ailleurs, celui qu’il aimait entre tous, l’a contemplé. Ne les critique pas, étranger !

Je perçus toutefois un sourire dans sa voix lorsqu’il ajouta :

— Je reconnais qu’on a du mal à les comprendre et j’ai l’impression que mon père commence à se lasser car ce sont des hommes querelleurs, prompts à la violence, surtout Pierre, le plus âgé, qui veut toujours commander et ne cesse de se disputer avec les femmes qui pourtant s’occupent de leurs repas et de leur abri ; il a beau être grand et fort, c’est un véritable enfant ! En tout état de cause, les Galiléens sont différents des habitants de Jérusalem, ils ne saisissent pas les subtilités des Écritures comme les rabbins d’Israël ; en réalité ils étaient et ils restent des paysans qui perçoivent le monde d’une manière concrète et terre à terre.

Un silence s’établit entre nous durant un moment.

— Je reconnais qu’ils ont des façons d’agir brutales avec les étrangers et lorsque Jésus vivait, ne l’approchait pas qui voulait ! Tu n’es d’ailleurs pas le seul qui ait cherché à les rencontrer, mais ils n’ont point reçu l’autre personne parce qu’ils ne la considéraient pas comme un véritable fils d’Israël.

— Quel est donc celui qui a tenté de les approcher ? demandai-je intéressé.

— Sais-tu que Jésus s’évanouit alors qu’il était chargé du bois transversal de sa croix et qu’il tomba à terre tant ses forces étaient épuisées ? Les Romains requirent pour porter la croix un passant qui venait des champs ; ils le désignèrent au hasard, croyant que c’était un pauvre travailleur, mais en réalité l’homme réquisitionné est le propriétaire de nombreuses terres et fort estimé à la synagogue des affranchis ; il avait d’ailleurs, après cette aventure, l’intention de déposer une plainte contre les Romains pour leur attitude à son égard, puis il a changé d’avis : originaire de Cyrènes, il n’a jamais voulu se mêler de politique et n’était donc au fait de rien quand cela s’est passé ; mais lorsqu’il apprit toute l’histoire et à qui appartenait le bois dont on l’avait chargé, il en fut atterré et se mit en devoir d’en apprendre davantage sur Jésus par l’intermédiaire de ses disciples. Mais Pierre ne lui a pas accordé sa confiance, c’était l’époque où ils étaient tous morts de peur, et depuis lors, l’homme ne s’est point représenté. Peut-être conviendrait-il que tu le rencontres et parles avec lui. Cela m’étonnerait que Jésus n’ait point prononcé une seule parole digne de souvenir quand il marchait à ses côtés.

— Où peut-on le voir ? m’empressai-je de demander.

— Il s’appelle Simon de Cyrènes et on te renseignera certainement à son sujet à la synagogue des affranchis.

— Quelle est cette synagogue ?

— D’anciens affranchis de Rome l’ont fondée lorsqu’ils sont revenus à Jérusalem après avoir fait fortune ; les immigrés d’Alexandrie et de Cyrènes la fréquentent également. Ils sont tous si peu hébreux que c’est à peine s’ils comprennent la langue de leurs pères et les livres saints y sont lus en grec. C’est une synagogue riche où règne un esprit de tolérance et qui n’impose point de trop lourdes obligations à ses fidèles. Je pense que si tu allais écouter les Écritures en grec le samedi, tu recevrais un bon accueil.

— Je te rends grâces, ô Marc, répondis-je, heureux du conseil. Les disciples m’ont laissé au-dehors et je dois chercher le chemin par mes propres moyens. Peut-être ce Simon partage-t-il ma quête. À deux, on a plus de chances de trouver. La paix soit avec toi.

— La paix avec toi également, ô toi qui es l’ami du gouverneur ! répliqua le jeune homme. Si l’on t’interroge, tu pourras en connaissance de cause soutenir que l’on ne trame nulle conjuration dangereuse !

— Je suis mon seul et unique ami et je n’en ai point d’autre, rétorquai-je, blessé de ce que cet enfant me soupçonnât de transmettre mes renseignements aux autorités romaines. Et j’ajoutai : « Si on me le demandait, j’affirmerais en toute sécurité que les deux disciples que j’ai vus ne sont point des incendiaires et n’ont aucune velléité de troubler l’ordre public. Je ne pense guère cependant que qui que ce soit vienne me poser des questions, Ponce Pilate n’a qu’un désir : oublier cette affaire le plus vite possible ! »

— La paix soit avec toi, dit Marc une nouvelle fois et nous nous séparâmes.

Cette nuit prit fin sans autre aventure.

Je n’eus point à me rendre à la synagogue des affranchis pour trouver la trace de Simon de Cyrènes car j’interrogeai à ce sujet le syrien Carantès, mon propriétaire.

— Point n’est la peine de te déranger, répondit-il aussitôt. Attends quelques instants et je te rapporterai tout ce qui peut t’intéresser sur cet homme.

Il disparut sur ces mots en confiant son éventaire à la garde de son fils. J’eus à peine le temps de boire une gorgée, assis sur le seuil, qu’il était déjà de retour.

— Ce Simon a fait d’abord fortune à Cyrènes puis à Jérusalem où il s’est installé il y a quelques années ; il a fait l’acquisition de nombreuses terres, de vignes et d’oliveraies près de la cité et possède en outre des intérêts dans diverses villes de Judée. Il vit à la mode hellénique et l’on dit même qu’il va au théâtre et aux thermes du gymnasium bien qu’il porte une barbe ; il n’est pas considéré comme un Juif orthodoxe et certains prétendent qu’il n’est point circoncis, mais il est bien trop riche pour que quiconque se mêle de le vérifier ! En tout cas, il respecte la loi et le sabbat. On raconte que les Romains l’ont réquisitionné au milieu de la foule pour porter la croix de l’agitateur crucifié il y a quelques jours, et que cette honte l’a affecté au point qu’il s’est depuis enfermé chez lui et refuse de parler à qui que ce soit.

Puis il m’expliqua avec force détails l’emplacement de la maison de Simon de Cyrènes.

— Mais que veux-tu de cet homme ? interrogea-t-il, une lueur astucieuse dans les yeux. Aurais-tu par hasard dans l’idée de placer une partie de ton argent dans l’achat de terres ou de te lancer dans une affaire de prêts ? Si telle était ton intention, je connais de nombreuses personnes convenant bien davantage que ce Simon de Cyrènes que je ne te recommande guère. Sais-tu ce que l’on dit ? Il ramasse lui-même le petit bois sec qu’il ramène chez lui sous son manteau et il ne mange que du pain et des légumes !

Ces divers renseignements, qui me parurent contradictoires, aiguisèrent mon envie de connaître le personnage. Mais le Syrien finit par m’importuner avec ses questions, bien que je ne mis point en doute ses bonnes intentions.

— Je désire le rencontrer, dus-je admettre à contrecœur, précisément pour son aventure car je veux l’interroger au sujet de Jésus de Nazareth, le roi des Juifs qu’il a aidé à porter sa croix.

Carantès, affolé, agrippa fébrilement mon manteau.

— Ne parle pas de ces choses à voix haute ! m’avertit-il.

— Tu t’es bien comporté à mon égard et je n’ai rien à te cacher, repris-je. J’ai des raisons de croire que le roi des Juifs crucifié était un homme hors du commun tel qu’il n’y en eut jamais jusqu’à ce jour, et qu’il était fils de Dieu. Je suis absolument convaincu qu’il a ressuscité des morts le troisième jour et qu’il est encore en vie bien qu’il fût mort et enseveli. C’est la raison pour laquelle je veux en apprendre autant que faire se peut et donc tout ce que peut m’en révéler ce Simon de Cyrènes.

Le désespoir était peint sur le visage de Carantès.

— Ô malheureux ! s’écria-t-il au bord des larmes. Quelle disgrâce ai-je amené sur ma maison et mon négoce en acceptant de te loger dans ma chambre d’hôtes ! Si tu n’étais point un ami du centurion Adénabar, j’aurais tôt fait de rassembler tes affaires et de te jeter dehors ! On ne parle de ces choses qu’à voix basse et entre quatre murs, mais pas dans la rue devant la porte, au vu et au su de tout le monde ! D’ailleurs, il ne convient pas d’ajouter foi à des contes de malades ni de croire à ces sornettes de bonnes femmes. Naturellement, je suis au fait de ce dont tu parles, les rumeurs courent vite, crois-moi ! Mais tu ne dois point te mêler de ces histoires si tu ne veux pas être lapidé par les Juifs ! Ne te suffit-il pas de mener une petite vie tranquille dans ma maison, avec un lit douillet et la nourriture appétissante que te mijote mon épouse ? Tu pourrais perdre au jeu jusqu’à ta tunique ou commettre l’adultère à la mode de Babylone ou de la Grèce antique que je te le pardonnerais, car tu es un homme de bien et jeune encore. Mais ne t’occupe pas des sorcelleries juives ni d’affaires qui touchent leur dieu ! Ce chemin te mènera à ta perte et tu attireras le malheur sur nos têtes ; tu en perdras la raison comme la plupart de ceux qui ont étudié la magie et tenté de comprendre leur religion.

Sa sincérité et le souci réel qu’il manifestait à mon endroit me parurent si vifs que, bien qu’il fût Syrien, je me sentis contraint de lui ouvrir mon cœur.

— Je ne prétends intervenir en aucune façon dans les affaires politiques de ce pays ! Je me contente de chercher mon propre chemin. Je ne suis pas très vieux encore, mais j’ai fait maintes expériences fort diverses, la philosophie ne m’a point satisfait ni la jouissance donné la paix. À l’instar de nombreux oisifs fortunés, je me suis initié à toutes sortes de cérémonies secrètes qui ne m’ont guère procuré un plaisir différent de celui que l’on peut éprouver au théâtre lorsque l’on participe au jeu. Une angoisse parfois étreint mon âme, qui emplit mes yeux de larmes et oppresse mes entrailles. Voilà pourquoi je recherche la voie que Jésus de Nazareth a désignée malgré les ténèbres dans lesquelles encore je me débats.

— Marcus, dit Carantès en lançant un profond soupir, ô mon ami Marcus ! Permets-moi de t’appeler mon ami toi qui, bien que citoyen romain civilisé, ne nous as point traités ni moi ni ma famille avec dédain comme un hôte plein d’orgueil ; je t’ai vu adresser un sourire dépourvu de mépris à mon épouse et à mon fils et tu me parles toujours comme à un égal. Tout le monde éprouve la même chose, cette angoisse et cette incertitude devant l’existence ! – ce qui ne laisse pas d’être surprenant puisque Rome apportant la paix universelle, nul honnête homme ne devrait craindre quoi que ce fût, hors les collecteurs d’impôts et les aléas de la politique. Si tu étais marié avec à ta charge une épouse et des enfants, tu aurais sans nul doute bien d’autres idées en tête !

En proie au désespoir, il agitait ses mains, cherchant les mots pour exprimer plus clairement sa pensée.

— Ici, nous sommes dans la cité du dieu des Juifs, expliqua-t-il. J’ai un profond respect pour lui et lui porte des offrandes comme je te l’ai dit, mais il ne me vient point à l’idée de me pencher sur sa complexité et son mystère ! Qu’y pourrais-je gagner sinon de violents maux de tête ? Il est interdit aux étrangers qui demeurent à l’intérieur des remparts de la ville de posséder une idole, si petite soit-elle, et les Romains eux-mêmes ne peuvent vénérer leur empereur. Il arrive parfois que la police effectue des contrôles dans les foyers des petites gens où ils détruisent les images et perçoivent l’amende sans pitié. Crois-moi, un étranger qui vit ici n’a aucune autre possibilité que celle de se mettre bien humblement sous la protection du dieu d’Israël, dieu terrible et plein de courroux à ce que l’on dit. Ainsi donc, ô Marcus, ne t’immisce pas dans ses affaires, cela vaudra mieux pour toi.

Il poursuivit encore :

— Je crois que tu n’as pas tout à fait compris que pour les fils d’Israël la religion est politique et la politique religion ; rien de ce qu’ils font n’est vraiment séparé de leur croyance et leur dieu les observe jusque dans leurs lieux d’aisance pour surveiller s’ils se comportent là aussi selon la loi. On a donc intérêt à se maintenir bouche cousue en dehors de tout cela.

— Je suis citoyen romain, assurai-je, et nul n’a le pouvoir de me nuire ici. Je n’appartiens pas à la juridiction des Juifs et si j’étais accusé de quelque faute touchant leur religion, le proconsul lui-même n’oserait intervenir et ils se verraient contraints de m’envoyer à Rome où seul l’empereur peut être mon juge.

— Mais ne dit-on point qu’il ne réside plus à Rome mais dans une île éloignée ? opposa Carantès en toute naïveté. N’est-ce pas un autre qui gouverne à sa place, un homme cruel et cupide que l’on ne gagne à soi que par des présents ?

Ce fut mon tour de serrer le bras du Syrien et de lui bâillonner la bouche de ma main tout en jetant des regards horrifiés alentour pour m’assurer que personne ne l’avait entendu.

— Si tu avais prononcé ces paroles à Rome, lui dis-je en guise d’avertissement, on t’aurait tranché le cou ! Et ne fais point allusion à cet homme à voix haute : il a des yeux et des oreilles jusqu’au bout de la terre.

Carantès, très calmement, ôta ma main de sa bouche.

— Nous y voici ! dit-il. À Rome à la mode romaine, à Jérusalem à la mode hébraïque : ici, le nom du crucifié que tu as crié est aussi dangereux que celui de l’autre à Rome.

Il hésita un instant, puis inspecta du regard les environs ; j’étais encore assis sur le pas de la porte et il s’accroupit à côté de moi pour me parler à l’oreille.

— Les rumeurs sont ce qu’elles sont, susurra-t-il. Mais nous, les étrangers sans importance, nous avons pris conscience, à la faveur des derniers événements, de l’énormité de la disgrâce que nous a évitée l’intervention du Sanhédrin : parce que la veille de la Pâques, nous étions tous sans le savoir au bord d’un volcan ! Le peuple avait déjà acclamé cet homme comme roi et fils de David, et l’on dit qu’une congrégation du désert lui avait offert son secret appui, sans compter tous ceux qui se désignent sous le nom des doux de la terre ! Le bruit court qu’il devait donner le signal du soulèvement en incendiant le temple pendant les fêtes. Il voulait renverser le Sanhédrin pour gouverner avec le populaire. Tu peux imaginer quelle belle occasion auraient trouvée là les Romains pour intervenir ! Le procurateur avait lancé l’alarme dans toutes les garnisons et lui-même ne s’est pas risqué à s’isoler dans le palais d’Hérode, comme à l’accoutumée, mais s’est installé dans le fort même d’Antonia. Toutefois, à la mort de leur chef, les rebelles se sont littéralement volatilisés !

— Je ne te crois pas ! rétorquai-je. Son royaume n’était pas de ce monde, cela ressort à l’évidence de tout ce que j’ai entendu dire.

— Les rumeurs ne sont que des rumeurs ! admit Carantès sur un ton conciliant. Mais pour être si tenaces, elles doivent bien avoir quelque fondement ! Il n’y a pas de fumée sans feu, qu’en penses-tu ?

— Je suis convaincu que le Sanhédrin, avec les prêtres et les scribes, propagent eux-mêmes ces bruits pour justifier plus tard le fourbe assassinat dont ils se sont rendus coupables, rétorquai-je avec conviction. Jésus n’était point comme ils prétendent, il conseillait d’offrir son autre joue à l’ennemi, il interdisait de répondre au mal par le mal, et je crois que c’est la seule manière d’échapper à la haine génératrice de vengeance.

— Alors tout est de sa faute ! contesta Carantès. Quiconque vit ici sur notre terre, agissant et propageant des doctrines, doit se soumettre aux lois de cette terre. Il est possible que l’on se soit servi de lui pour parvenir à des fins différentes des siennes, je veux bien l’admettre étant donné que l’on n’a raconté au sujet de l’homme lui-même que de bonnes choses. Mais le Conseil des Hébreux n’avait pas d’autre ressource que celle de suivre une politique raisonnable eu égard aux faits : il n’est point licite de guérir des malades ou de ressusciter des morts dans le but de pervertir le peuple et il ne convient pas non plus de se proclamer fils de Dieu ! Que je sache, leur dieu n’a point de fils et ne peut en avoir, il diffère justement des autres sur ce point ! De tels agissements entraînent obligatoirement des désordres politiques et lorsque arrive la révolte, ce n’est jamais le plus serein qui s’empare des rênes mais le plus fanatique. Tu peux être convaincu que tu aurais trouvé mon échoppe en flammes et ma fille la tête en sang, écartelée au milieu du ruisseau, dès le début des troubles, avant que j’aie eu le temps de me déclarer l’adepte du nouveau roi.

Je réfléchis sur ces avertissements et pensai également à tout ce que j’avais appris et vécu.

— Il me semble que sa révolution se fait au-dedans de l’homme et non à l’extérieur, pensai-je tout haut. C’est en cela qu’elle diffère de toutes les autres et je me demande de quelle manière elle se présentera.

— Ah ! On voit bien que tu n’es point chargé de famille ! s’exclama mon hôte en levant les mains pour marquer son abandon. Fais ce que bon te semblera, mais ne viens pas te plaindre ensuite de n’avoir point été averti.

Je me rendis donc chez Simon de Cyrènes.

Un seul trait distinguait sa maison des autres constructions de la cité : située dans une étroite ruelle, sa porte était close en plein jour. Je dus frapper durant un certain temps avant qu’une servante ne se déplaçât. Elle maintint la porte entrouverte tout en se couvrant la tête à la hâte lorsqu’elle m’aperçut.

Je la saluai et demandai à voir son maître.

— Mon maître est souffrant, répondit-elle. Il est enfermé dans une chambre obscure et ne veut recevoir personne.

Je lui fis part de mon nom ainsi que de celui de mon banquier Aristhènes.

— Ton maître consentira certainement à me voir, finis-je par dire, car je viens l’entretenir de l’affaire qui le préoccupe.

La servante m’introduisit à l’intérieur et courut prévenir son maître. Je remarquai que derrière la façade en ruine la maison, récemment construite, était de style grec. Une partie du plafond de la grande entrée s’ouvrait sur le ciel et un bassin était creusé en dessous pour recueillir l’eau de pluie. Une mosaïque recouvrait le sol, représentant des fleurs, des poissons et des oiseaux, en dépit de la loi locale interdisant les images. Comme il sied chez toute personne civilisée, des objets en bronze et des vases grecs décoraient le vestibule dans toute sa longueur.

J’attendais depuis peu lorsque apparut un esclave grec vêtu d’un manteau de lin aux plis élégants qui tenait dans sa main un rouleau de papyrus. Il avait les cheveux blancs et les yeux fatigués et rougis des hommes accoutumés à lire sous un mauvais éclairage.

Il me salua, puis me pria de prendre un siège et d’attendre.

— Qu’es-tu en train de lire ? l’interrogeai-je.

Il dissimula aussitôt le rouleau derrière son dos.

— C’est une des œuvres d’un prophète juif, répondit-il. Je suis le précepteur d’Alexandre et de Rufus, les fils de la maison. Mon maître quant à lui est un homme simple qui ne goûte guère la poésie.

— Laisse-moi deviner le titre de ton livre, proposai-je en souriant. Je l’ai lu à Alexandrie et l’on m’en a récité des morceaux par cœur récemment. N’est-ce point du prophète Isaïe ?

L’esclave jeta un regard perplexe sur le rouleau serré dans sa main.

— Es-tu devin ou mage que tu connaisses le sujet de la lecture que je faisais à mon maître ?

— Je ne suis rien de tout cela, mais je connais un peu d’astronomie grâce à mon père adoptif Manilius. As-tu entendu parler de son œuvre intitulée Astronomica ?

— Non ! répondit l’esclave, mais je sais bien que les Romains ont toujours tout copié sur les Grecs, ils traduisent les choses en latin et font ensuite passer leurs œuvres pour des œuvres originales.

Cet esclave chenu était manifestement fort pointilleux sur la question de sa dignité !

— Quelle est ton opinion au sujet du prophète juif ?

— Je suis grec et le mystère hébreu m’ennuie car il fait intervenir une puissance invisible. Je lis pour mon maître une suite de mots dont mon esprit se détache rapidement pour voguer à sa guise. On a déjà démontré que la tortue gagne le lièvre à la course : esclave depuis ma naissance, j’ai accepté le rôle de la tortue et je ne tente point, à l’instar des Juifs, de dépasser Homère ou Ésope.

C’est alors que Simon de Cyrènes pénétra dans la pièce et je le regardai approcher : son manteau enfilé à la hâte était troué et d’une couleur sombre indéfinissable, mais il portait une barbe bien entretenue ; d’âge moyen, il était grand et robuste et son visage, tanné par le soleil, avait acquis une teinte très foncée ; ses larges mains noueuses trahissaient l’homme habitué à travailler dans les champs.

Il prit place sur le siège couvert d’un coussin pourpre comme il convient à la dignité du maître de maison et intima d’un geste impatient à son esclave l’ordre de se retirer.

— Qu’est-ce qui t’amène ici, Romain ? me demanda-t-il brusquement sans me saluer. Que me veux-tu ?

Avant de parler, je jetai un regard autour de nous afin de m’assurer que nul ne nous écoutait.

— On m’a dit que tu étais abîmé dans le souvenir de Jésus de Nazareth, dis-je avec franchise et sans détour. On m’a dit également que tu avais cherché à rencontrer ses disciples et que ces derniers ne t’ont point reçu. La nuit dernière, durant la première veille, j’ai vu deux d’entre eux mais ils ont refusé de m’aider. Je suis, moi aussi, à la recherche du chemin, aide-moi, toi, si tu le peux !

La tête inclinée de façon insolite, Simon m’observa par-dessous ses sourcils hirsutes.

— Je ne suis à la recherche de rien, moi ! répliqua-t-il. Qui peut bien t’avoir raconté pareille baliverne ? Il y a longtemps que j’ai trouvé ma voie et j’en suis parfaitement satisfait !

Je l’examinai attentivement et me rendis compte soudain que sa manière d’incliner la tête ainsi que son regard, à la fois craintif et méfiant, dénonçaient un ancien esclave ; je baissai machinalement les yeux vers sa cheville y cherchant la trace indélébile des fers, mais Simon, qui avait suivi mon regard, dissimula rapidement ses pieds sous le siège de marbre.

— Tu as une bonne vue ! reconnut-il avec humeur, puis il frappa sur un plat de métal avec un petit marteau. Je suis en effet un ancien esclave et l’on m’a délivré mes tablettes d’affranchi il y a dix ans. Je me suis enrichi dans le commerce des céréales à Cyrènes avant de venir m’installer dans cette cité de Jérusalem dont le père de mon grand-père était originaire. J’ai deux fils et il me déplairait de les voir, en raison de mon origine, en butte aux moqueries des gens. Mais il est vrai que je suis né esclave, ainsi que mon père et mon grand-père, et je crois que cela marque à jamais un homme même si les autres n’y prennent pas garde ici. Comme tu peux le constater, je mène la vie d’un homme civilisé : j’ai ma place à la synagogue et au théâtre, je paie un précepteur grec pour l’éducation de mes fils et j’escompte même obtenir pour eux la nationalité.

Un serviteur apporta un plateau d’argent et, prenant une cruche délicatement ornée, versa un vin sombre dans une coupe d’or qu’il m’offrit. Des gâteaux au miel voisinaient sur le plateau avec un pain d’orge noir. Simon de Cyrènes se saisit d’une coupe en terre que le serviteur remplit d’eau, puis il coupa un morceau de pain qu’il se mit à mâcher après en avoir soufflé la cendre, entrecoupant sa mastication de larges gorgées d’eau. Cette façon d’agir ne laissa point de me surprendre.

— Sais-tu si je ne suis point las, moi aussi, des pâtisseries ? Laisse-moi goûter de ton pain, lui dis-je. Ton vin est excellent certes, mais je me serais contenté de boire de ton eau qui me paraît une eau porteuse de vie.

— Je la fais venir d’une source éloignée, m’expliqua-t-il. Je rêvais de cela lorsque j’étais enfant et que je travaillais dans les champs de blé sous le soleil d’Afrique ; et je rêvais aussi d’un pain d’orge et de son, de petits pois et d’avoine. Lorsque je suis devenu riche, pendant une certaine période j’ai bu du vin puis je me suis aperçu que je ne l’appréciais guère ; on me servait également des pâtisseries dégoulinantes de miel, des gazelles grillées et des sauces piquantes, jusqu’au jour où je me suis rendu compte que je savourais avec plus de plaisir le pain accompagné de légumes frais, garants en outre de ma santé. J’ai connu maintes vicissitudes dans mon existence, Romain, et j’ai vu plus de choses que tu ne crois.

Son ton n’était point d’un homme rempli d’amertume, il énonçait simplement les faits dans leur réalité.

— J’ai mis du temps à admettre que j’étais libre pour de bon et que je pouvais faire réellement ce qui me plaisait. Je repose toujours sur ma dure couche d’esclave, car les lits moelleux me font mal au dos. Je n’ignore point que l’on se moque de moi parce que je ramasse des branches de bois sec dans mon manteau en revenant d’inspecter mes terres ou de payer leurs salaires aux journaliers, on rit de me voir retourner chez moi le dos chargé de fagots ; je ne critique point les autres sur leur manière de dépenser leur argent, mais je n’éprouve nul plaisir dans le gaspillage. Lorsque j’étais encore un petit enfant, on m’a fouetté jusqu’au sang parce que j’avais ramassé des bouses séchées et des chardons pour permettre à ma mère d’allumer un maigre feu sous sa marmite en terre. Alors, à présent, je suis heureux de pouvoir glaner du vrai bois sur des terres qui m’appartiennent et de l’apporter ensuite dans ma propre maison.

Il ajouta encore :

— Peut-être suis-je un patron sévère, car je ne tolère point la paresse chez ceux qui travaillent pour moi ; mais je n’ai jamais empêché l’ouvrier occupé à cueillir les olives de descendre de l’arbre afin d’accomplir ses prières de la neuvième heure. J’aime par-dessus toutes choses fouler le sol de mes propriétés, retrousser mes manches et mettre moi-même la main à la pâte.

Il parlait sans s’interrompre comme s’il eût voulu éluder la question qui m’avait conduit chez lui.

— Telle est la voie que j’ai choisie. J’ai beaucoup médité sur la liberté de l’homme dans ma cervelle d’esclave et cela m’a amené à ceci : laisser les autres vivre à leur manière sans leur imposer ma liberté ni mes plaisirs. Peut-être fut-ce une erreur de revenir à Jérusalem, mais mon père et ma mère affirmaient qu’ici se trouve la Terre promise. Eux-mêmes m’enseignèrent le plus qu’ils savaient du dieu d’Israël car les esclaves ne disposaient ni d’une synagogue ni de maîtres ; je n’ai, pas plus que mon père, été circoncis selon la loi et nous ne connaissions pas grand-chose de l’alliance entre Dieu et le peuple d’Abraham. En revanche, je sais tout ce qu’il est possible de savoir sur le commerce des céréales et j’aurais à coup sûr prospéré encore davantage si j’étais allé m’installer à Rome. Mais le grain est taché de sang, que l’on achemine vers cette ville pour le distribuer gratuitement, les cicatrices laissées par le fouet sur mon dos en sont un témoignage. En outre, l’homme pense avec nostalgie aux prières et au dieu de ses pères et regrette la patrie dont il se sait issu. Je ne serais jamais devenu un Romain et il m’est difficile d’imaginer que l’accumulation continuelle de richesses soit une fin en soi. Je possède suffisamment de biens pour moi et mes fils et j’ai placé avec prudence ma fortune que j’ai assurée contre les nombreux désagréments éventuels. Je n’ai plus qu’un désir désormais : vivre en homme juste dans la crainte de Dieu, obéir aux commandements sans porter préjudice aux autres hommes et me réjouir de ce que j’aime. Voilà le chemin tout simple que j’ai trouvé.

— Il est fort respectable, répondis-je. Je ne vois en toi ni l’orgueil ni l’insolence qui rendent si antipathiques les riches affranchis de Rome, prêts à dépenser des fortunes pour être invités à la réception d’un sénateur ou pour avoir le droit d’adresser la parole publiquement à un chevalier. Ils sont la risée de tous. Ainsi donc je te comprends et tout en remarquant que tu as aménagé l’intérieur de ta superbe demeure à la mode grecque et que tu me présentes des coupes en or, je déduis de tes propos que tu n’es point esclave de ta richesse.

— C’est du moins ce que j’essaye de faire, dit Simon de Cyrènes soupirant avec résignation. Je veux être libre dans la mesure où un homme peut l’être. Si je venais à perdre tout ce que je possède – nul n’est à l’abri d’un malheur ! – je ne perdrais pas grand-chose étant donné que je me contente de peu, et plus que l’abondance ce peu me procure le bonheur.

— Pourquoi donc, lui demandai-je, pourquoi ta rencontre avec le Nazaréen t’a-t-elle ému au point que tu te caches dans une sombre pièce fermée à double tour où tu ne veux recevoir personne ?

Il poussa un profond soupir en se passant la main sur le front, évitant de me regarder.

— Que sais-tu du crucifié ? finit-il par me demander.

— Je suis venu d’Alexandrie pour visiter la ville sainte des Hébreux à l’occasion de la fête de la Pâques et je me suis arrêté à contempler les suppliciés. Soudain, tout devint sombre, je le vis souffrir et mourir, j’ai trouvé son tombeau vide le troisième jour et l’on me dit qu’il avait ressuscité. Je n’ai pu dès lors me libérer de lui. Toi, tu as, dit-on, porté sa croix une partie du chemin et je me doute que tu ne peux davantage te libérer. Pour quelle raison ? T’a-t-il dit quelque chose de particulier ?

— Non ! dit-il en pressant ses mains l’une contre l’autre l’air très inquiet. Non, il ne m’a rien dit et c’est bien là ce qui me tourmente : il ne m’a pas adressé une parole, seulement un regard. Je ne savais rien à son sujet, je ne m’occupe point de politique et obéis à la loi selon les exigences de ma synagogue. Les deux autres condamnés étaient des voleurs, cela se voyait à leur figure. Moi, je revenais des champs et m’arrêtai à leur passage ; lorsque Jésus s’écroula, évanoui sous le poids de la croix, il ne pouvait déjà plus se relever et une telle foule se pressait autour de lui qu’il était impossible de s’éloigner ; une femme pleine de pitié se pencha vers lui et, avec le pan de son manteau, essuya le sang et la sueur qui coulaient sur son visage, mais il ne réussit point à se relever malgré les coups de pied des Romains ; le centurion jeta alors un regard autour de lui et me désigna selon l’arbitraire bien connu de ses compatriotes. Est-ce parce que j’ai toujours une âme d’esclave ? Toujours est-il que j’obéis et fus chargé de la croix. Jésus me lança un regard, puis se redressa sur ses jambes tremblantes. Sans élever la moindre protestation je portai le bois, marchant derrière lui jusqu’à la colline. Si j’avais porté plainte en raison de la façon dont on m’a traité, je suis persuadé que le centurion aurait été châtié, mais je ne cherche point de querelles inutiles avec les Romains ! Je suis resté tandis que l’on étendait le Nazaréen sur le sol, un homme maintenant ses bras avec ses genoux, le bourreau de la légion enfonça les clous dans ses poignets, et c’est alors qu’il me regarda une nouvelle fois. Faisant une volte-face, je me mis à courir à perdre haleine et vins m’enfermer chez moi à double tour.

Il pressa son visage dans ses mains et poursuivit en secouant la tête :

— Tu ne peux sûrement pas comprendre toi ! J’ai déjà vu des crucifixions ! Parfois même des esclaves se moquaient de leurs compagnons suppliciés pour avoir, dans un moment de colère, assassiné leur contremaître ou incendié un champ de blé. Il fut un temps où les tortures me laissaient impassible et je pensais que la douleur humaine ne pourrait plus jamais m’émouvoir. Mais voici que lui m’a regardé ! Dès cet instant je ressentis une sorte de vertige et la crainte de voir la terre céder sous mes pas s’empara de moi.

« Comment pourrais-je te l’expliquer ? ajouta-t-il avec l’accent du désespoir. Comment, si je ne le comprends pas moi-même ? Tout a disparu à mes yeux, hormis ce regard levé vers moi dans ce visage gonflé de coups et couronné d’épines ! Je me réfugiai dans les ténèbres de la maison, enfouis la tête sous mon manteau et n’osai même pas mettre le nez dehors lorsque la terre trembla et que bougèrent les murs. Le jour suivant, transgressant la loi qui interdit de se déplacer durant le sabbat, je me mis en quête de ses disciples pour calmer mon angoisse, mais ils ne voulurent point entendre ma voix. Puis j’ouïs dire qu’ils avaient enivré les soldats romains devant le sépulcre et enlevé le corps afin de tromper le peuple ; quelque chose en moi se refuse à le croire cependant : l’homme qui a un regard comme le sien a le pouvoir de ressusciter des morts ! Toi, que peux-tu me dire sur lui ? Quelles étaient ses intentions ?

— D’après ce que j’ai pu comprendre, dis-je prudemment, il a porté son royaume sur la terre et il demeure parmi nous après sa résurrection. Pour ma part, je cherche le chemin qui mène à son royaume et j’espérais qu’il t’avait dit quelque parole susceptible de me guider.

— Puisse-t-il me l’avoir dite ! Mais sans doute ne me jugea-t-il pas digne de ses paroles moi qui me chargeai de sa croix à contrecœur ! Et depuis son regard, l’eau vive elle-même me laisse un goût de fange et le bon pain me reste en travers de la gorge. Mes propres enfants me sont devenus étrangers et mon cœur ne se réjouit plus de les voir ; certes, en raison de l’éducation, différente de la mienne, que j’ai tenu à leur donner, je ne me sentais guère proche d’eux auparavant ; mais la seule vue de leur élégance et de leur science m’emplissait de joie, j’aimais à les entendre converser avec leur professeur sur des thèmes dont je ne connais pas le premier mot et qui, d’ailleurs, ne me préoccupent point car mes connaissances me suffisent qui se bornent à ma propre expérience ! Mais celle-ci, hélas, ne me sert à rien dans le cas présent ! Je n’ai plus de joie et il me vient parfois l’envie de retourner dans ma cabane d’esclave et de faire forger des fers pour mettre à mes chevilles.

— Sais-tu que les doux de la terre attendent sa venue ?

— Pourquoi penses-tu que je me fasse lire à voix haute le livre du prophète Isaïe ? marmonna Simon avec amertume. La demande pour ce rouleau a augmenté à un tel point ces derniers jours que j’ai dû payer un papyrus écrit en grec cinq fois plus cher, et il ne m’a guère apporté le soulagement. Quant aux doux, qui ont des signes de reconnaissance et des mots de passe, ils ne m’intéressent pas, je n’ai pas l’intention de me mêler de politique : je suis un affranchi et ne désire nullement changer de position.

— Je ne pense pas qu’ils aient des visées politiques, rétorquai-je. Du moins, plus maintenant. Ils croient que Dieu s’est fait homme sur la terre, a vécu parmi eux, a souffert et ressuscité afin que s’accomplissent les Écritures et afin que s’ouvre pour eux d’une manière incompréhensible le royaume. Mais nul encore n’a déchiffré le sens de tout cela.

Simon haussa les épaules et déplaça son corps massif comme pour en faire tomber un implacable fardeau.

— Ainsi ces épaules ont porté la croix d’un dieu vivant ! dit-il la voix glacée d’horreur. Je ne le discute pas et ne repousse point tes affirmations quand mon cœur m’assure que tu dis la vérité. Et il m’a regardé deux fois !

Il poursuivit, l’air accablé :

— J’avais évidemment entendu parler d’un nouveau maître qui provoquait des désordres, mais je ne fis aucune relation avec cet homme ensanglanté qui avançait en trébuchant couronné d’épines pour subir le supplice de la croix. Je n’avais point compris que c’était le même Jésus dont on m’avait parlé jusqu’au moment où quelqu’un, sur la colline, m’a lu l’écriteau – moi, je ne sais point lire ! Je ne croyais d’ailleurs qu’à moitié ce que l’on m’en avait conté, la vie m’a rendu sceptique et le récit de ses miracles ne m’impressionnait guère. Mais il y a l’histoire d’un chef de collecteurs d’impôts, dont on m’a même précisé le nom, il s’appelle Zachée, qui avait grimpé sur un sycomore pour voir le nouveau rabbin ; ce dernier, après l’avoir invité à descendre de l’arbre, lui rendit visite dans sa maison, et cela en dépit du fait qu’il fût publicain ! Dès le départ du maître, ce Zachée distribua la moitié de ses biens aux pauvres et rendit le quadruple de ce qu’il avait acquis par fraudes usuraires. Cette attitude ayant dénoncé son délit, il fut traîné en justice, mais on le relâcha pour faiblesse d’esprit et il fut simplement destitué. Il n’est pas très difficile de croire qu’un homme doué d’un certain pouvoir puisse réussir à faire marcher un paralytique, mais ceci me paraît un miracle autrement supérieur que d’obtenir d’un homme qu’il partage sa fortune avec les déshérités. Cela n’arrive jamais, c’est tout bonnement impossible ! Les juges ont estimé de même, qui ont conclu que Zachée avait perdu la raison. À vrai dire, j’ai fort envie de rencontrer ce publicain afin d’ouïr de sa bouche les propos tenus par Jésus lors de sa visite et les raisons de son bouleversement.

Je suis un Romain, et donc pragmatique malgré toute la philosophie apprise des Grecs.

— Tu parles d’or, dis-je avec empressement. Partons sur l’heure à Jéricho pour voir ce Zachée. Il est probable que Jésus lui ait enseigné une chose auprès de laquelle la possession de biens matériels perde toute valeur. Une révélation aussi prodigieuse mérite que l’on s’y arrête. N’as-tu pas dit toi-même qu’un seul de ses regards a dénué toute chose de son importance à tes yeux ?

— Aussi vite que nous allions, Jéricho est au moins à une journée de marche, objecta Simon, et c’est aujourd’hui la veille du sabbat. En outre, je n’ai nulle envie de quitter Jérusalem ces jours-ci : s’il est vrai qu’il a ressuscité, c’est ici que nous sommes le plus près du royaume dont tu parles avec tant d’enthousiasme. Voilà du moins ce que me dicte mon humble bon sens.

J’admis qu’il était dans le vrai, les disciples de Jésus eux-mêmes n’ayant pu se résoudre à abandonner Jérusalem dans l’attente qu’il arrive quelque chose.

— Nous sommes unis tous les deux parce qu’étrangers à cette histoire, le seul hasard nous en a fait les témoins. Le hasard ? Je n’y crois plus, désormais, pénétré de l’idée que nous avons été tous deux, et précisément nous deux, poussés à rechercher son chemin dans un but déterminé. Et quel qu’il soit, nous avons tous deux été touchés en plein cœur et ne pourrons plus trouver le repos que nous n’ayons fait la lumière sur cette affaire.

— J’avais un chemin tout tracé, gémit Simon de Cyrènes. Mais je ne suis plus libre, à présent, et me débats tel un poisson pris au filet. Jamais je n’ai soupiré après la vie éternelle que les Pharisiens espèrent obtenir en obéissant à la loi dans ses menus détails, j’ai vu mourir trop d’esclaves pour être à même de croire en une autre vie et je rejoindrais plutôt sur ce point les Saducéens qui ne nourrissent aucune espérance de ce genre. Nous n’abordons guère ces thèmes dans notre synagogue, nos maîtres s’étant inclinés devant les érudits d’Alexandrie. Je suis bien obligé de croire quelque peu à la magie, qu’elle soit blanche ou noire, ne pouvant désavouer le témoignage de mes propres yeux. J’apaise mon cœur en distribuant des aumônes et en obéissant à la loi dans les limites de la juste raison tout en sachant le monde dépourvu de pitié et plein de vaine cruauté. Mais je doute fort que l’on puisse acheter la vie éternelle par de bonnes actions : un hypocrite ne peut tromper Dieu, quand bien même il ferait sonner les trompettes devant lui lorsqu’il fait la charité. Bref, je ne crois en aucune sorte de vie après la mort, ni en celle des ombres dont parlent les Grecs et les Romains, ni en la réincarnation sous la forme d’un coq dont on a essayé de me convaincre à Cyrènes ; à Cyrènes où l’on jette à la poursuite des esclaves fugitifs des chiens affamés nourris seulement de la chair des hommes enchaînés !

Il parut se plonger dans ses souvenirs.

— Dans les grandes plantations d’Afrique, des voyageurs venaient depuis Rome afin d’étudier l’organisation du travail, le prix de revient bon marché de la main-d’œuvre fournie par les esclaves et la meilleure manière d’accoupler des hommes robustes aux femmes les plus solides. Mais à quoi bon ressasser le passé si cela ne me sert plus désormais à me réjouir de ma liberté !

Les vapeurs du vin fort qu’il m’avait offert m’étaient montées à la tête sans que je m’en sois rendu compte.

— Simon de Cyrènes, je ne ressens aucun mépris à ton égard quoique tu sois un affranchi ! dis-je hypocritement. Certes, je suis citoyen romain et j’ai le droit de porter un anneau d’or au pouce ; mais l’on m’a enseigné à Rhodes qu’il ne convenait point de se prévaloir des privilèges octroyés par la naissance et qu’il est préférable d’établir sa valeur aux yeux du monde par ses propres mérites. Je me suis jusqu’à présent préoccupé davantage de réfléchir que d’agir ; j’ai toujours estimé en ce qui concerne la question de la servitude que l’entretien d’esclaves pose au maître des problèmes fort ennuyeux et qu’un homme riche ne pourra jamais être en repos tant qu’autour de lui s’activeront des domestiques : l’on pourrait dire qu’un homme épris de son confort devient l’esclave de ses esclaves. Mais j’y vois plus clair maintenant et je suis arrivé à admettre qu’un esclave est un homme presque au même titre que moi, en dépit du fait qu’il soit marqué au front et que l’on puisse le châtrer s’il manifeste une mauvaise nature. Simon, tu es mon prochain et j’aimerais pouvoir t’aimer comme moi-même ainsi que le recommanda également le crucifié. Certes, ma culture est plus étendue que la tienne mais en l’occurrence mes connaissances ne me sont d’aucun secours, comme si je naissais au monde une nouvelle fois en devant tout réapprendre depuis le commencement. Voilà pourquoi il me plairait d’être ton ami sincère, malgré la différence considérable de position et de dignité qui nous sépare.

Mes propos blessèrent Simon dans son amour-propre, beaucoup plus chatouilleux chez les affranchis que chez tout autre. Il cogna violemment contre le bras de son siège le pot en terre plein d’eau qu’il tenait, m’éclaboussant jusqu’aux yeux.

— Va au diable, Romain ! vitupéra-t-il. Tu peux jeter ton anneau dans les latrines, peu me chaut, et je crache sur toute ta philosophie. La philosophie est le vain passe-temps des désœuvrés, mais nul n’est jamais parvenu à faire pousser un seul épi de blé grâce à elle ! Et même cette curiosité qui t’anime n’est rien d’autre qu’une envie d’oisif à la recherche de sujets inédits pour briller en société. Tu n’es qu’un imposteur. Avec ta barbe mal rasée et les franges cousues à ton manteau, tu ressembles à un comédien qui brigue coûte que coûte un nouveau rôle parce qu’il a raté tous les autres.

Je lui aurais envoyé mon verre en pleine face quelques jours auparavant, je l’aurais insulté, traité de misérable affranchi puis, fou de rage, serais sorti de chez lui avec fracas. Mais ses reproches cinglants dissipèrent mon ivresse, je gardai le silence pour méditer sur ses paroles. Je me demandai si cet homme était dans le vrai lorsqu’il me jugeait de cette façon. Une authentique soif de connaître m’a poussé sur ce nouveau chemin. Au fur et à mesure que je le découvre, je comprends de plus en plus clairement que tout cela fait également partie de moi et que je me transforme peu à peu tout en avançant.

— Pardonnez-moi d’être prétentieux, car en vérité nous sommes tous les deux égaux en l’occurrence ! murmurai-je.

C’était moi, un citoyen romain, qui m’abaissais ainsi à implorer le pardon d’un affranchi sans éducation !

— On raconte que le Nazaréen lui-même, au cours de la dernière nuit, s’agenouilla devant ses disciples et leur lava les pieds pour leur apprendre l’humilité, ajoutai-je. Et ma folie est telle que je m’agenouillerais volontiers devant toi pour te laver les pieds à mon tour si tu le veux bien, ô Simon de Cyrènes !

— Je n’ai besoin de personne pour cela ! bougonna-t-il, mais il poursuivit aussitôt sur le ton de la conciliation : « Ne te fâche pas ! C’est pour moi une question de vie ou de mort depuis qu’il a posé son regard sur moi ! »

Il me toucha le front, l’épaule et la poitrine avec sa main pour me prouver son amitié, et son contact ne m’inspira nulle répugnance.

— Peut-être as-tu été conduit chez moi justement maintenant dans un but précis ? admit-il. Le professeur grec de mes enfants entrecoupait sa lecture des Écritures de tels bâillements que je n’ai rien compris ; j’avais l’intention de sortir afin de demander son aide à un scribe compétent, mais il est probable qu’il aurait coupé les cheveux en quatre, en déchiffrant d’abord selon la lettre, puis d’une manière symbolique pour ensuite comparer ce livre avec les autres si bien qu’en définitive, je n’aurais rien appris du tout ! Après le regard qu’il m’a jeté, je sais d’ailleurs que sa doctrine n’est point du domaine de l’écrit mais de la vie même.

Puis il demanda tout en tournant la tête de droite et de gauche :

— Qu’arrive-t-il ? Je me sens léger tout à coup et mon angoisse s’est en allée.

Comme si un nuage avait dégagé soudain le ciel au-dessus de la pièce, tout s’emplit de lumière. À cet instant précis, un homme de haute stature enveloppé dans un manteau pénétra dans la salle qu’il traversa pour se diriger vers les appartements, sans nous prêter la moindre attention.

— Éléasar, est-ce toi ? s’enquit Simon derrière lui. S’est-il passé quelque chose à la campagne ?

Puis en se levant, il dit à mon intention :

— C’est Éléasar, mon intendant qui me cherche sans doute ; peut-être un laboureur s’est-il cassé le bras ou un âne est-il tombé dans un puits. En ce cas, ils ont besoin de moi.

Il disparut à la suite de l’inconnu. Demeuré seul, je fouillai ma mémoire : où avais-je déjà rencontré cet homme ? Son visage ne m’était pas tout à fait inconnu ! Il me vint à l’esprit qu’il ressemblait à mon cher professeur de Rhodes et cela me fit sourire ; je crus avoir remarqué une légère calvitie chez le nouvel arrivant et, s’il avait été vêtu différemment, il aurait très bien pu passer pour mon maître ; mais ce dernier était mort, je le savais, depuis fort longtemps et une vague de mélancolie m’envahit au souvenir de l’élève attentif et toujours assoiffé de choses nouvelles que j’étais alors.

Au bout d’un certain temps, Simon me rejoignit dans l’entrée.

— Je ne comprends pas où il est allé, dit-il courroucé. Sans doute sera-t-il sorti dans la cour car je ne l’ai point trouvé dans les autres pièces.

Il frappa avec le marteau le plat en métal et dès que se présenta le serviteur lui ordonna :

— Amène-moi Éléasar ! Il vient de passer mais ne m’a point vu du fait de l’obscurité.

— Je ne l’ai pas vu aujourd’hui, maître, répondit-il confus en sortant vérifier si l’intendant était arrivé. Il revint peu après et confirma : « Tu t’es trompé, Éléasar n’est point ici et la porte est fermée. »

Simon de Cyrènes tint à s’en assurer personnellement et je l’entendis échanger de vifs propos avec la gardienne puis arpenter l’appartement, donnant des coups dans les objets, sur son passage. Il me rejoignit enfin, disant :

— En effet, il n’y a personne. La portière m’a juré n’avoir ouvert à personne depuis ton arrivée et nul ici n’a vu Éléasar.

— Quant à moi, j’ai cru reconnaître le professeur dont j’ai suivi les cours à Rhodes et qui est mort maintenant, rêvai-je encore. Heureusement que la mosaïque conserve encore ses traces sinon nous pourrions croire tous les deux que nous avons eu une vision.

Je lui indiquai les traces de pieds nus sur le brillant carrelage. Il se baissa pour les regarder de près.

— On dirait que Éléasar s’est blessé aux pieds, observa-t-il, il saigne.

Curieux, il passa un doigt sur l’empreinte et l’en retira taché. Je me mis à genoux et demeurai là, à contempler ces marques de pieds nus sur le sol ; des frissons me parcoururent tout le corps et, levant les yeux vers Simon, je bégayai :

— Je saisis à présent pourquoi ses disciples ne l’ont point identifié sur-le-champ.

Mais Simon ne comprit guère et grommela avec colère :

— Ma maison est bien mal surveillée, puisque n’importe qui peut entrer à sa guise même lorsque la porte est fermée.

— Est-il vrai que tu ne l’aies point reconnu ? lui demandai-je.

— C’était Éléasar, mon intendant ! s’entêta-t-il à soutenir.

— Non ! m’exclamai-je. Non, ces traces sont sacrées et ta maison est bénie. Lui-même, le fils de Dieu ressuscité est venu parmi nous et nous a permis de le voir parce que nous cherchons son chemin le cœur empli de ferveur.

Le visage bruni de Simon vira au gris.

— C’était Éléasar, je l’ai vu de mes propres yeux et je l’ai reconnu, s’obstina-t-il avec colère. Tu n’as pas le droit de me faire de telles frayeurs.

— Crois ce que tu voudras, répliquai-je. Je sais bien, moi, ce que je crois. Il y avait en lui quelque chose de familier à tous les deux et nous l’avons remarqué tous les deux. Mais comment aurions-nous pu comprendre immédiatement que c’était lui ? Marie de Magdala non plus ne l’a point reconnu jusqu’au moment où il l’a appelée par son nom.

— Que prétends-tu me faire croire ? J’ai vu une fois un sorcier évoquer des esprits mais ce n’étaient que des images qui s’agitaient dans les volutes de la fumée. Nul esprit ne laisse la trace de ses pieds nus sur le dallage !

— Il n’est pas seulement un esprit, ne l’as-tu point encore compris ? Il a ressuscité des morts, il demeure parmi nous, il va et vient comme il le désire même à travers les portes closes.

Mais l’esprit servile de Simon refusait de se soumettre.

— Je peux concevoir sa résurrection puisqu’il m’a regardé de cette manière, murmura-t-il. Mais pour quelle raison serait-il apparu devant nous justement ? Cela dépasse mon entendement. Nous ne faisons pas partie de ses disciples et ne le connaissions même pas avant sa mort ; tu es un Romain incirconcis et moi un ancien esclave. Pourquoi le roi devrait-il se manifester à nos yeux ?

— Son royaume était tout proche même avant qu’il n’apparaisse, dis-je. N’as-tu point remarqué comme la pièce s’est illuminée précisément quelques instants avant son entrée ? Tu t’es senti soulagé de ta tristesse et j’éprouvai de mon côté un merveilleux bien-être qui est en moi encore à présent. Pourquoi s’étonner de ses actes ? En se manifestant à nous, sans doute a-t-il voulu signifier que nous aussi avons le droit de chercher son chemin de notre mieux.

— Si c’était lui, je léguerais ma fortune à mes fils pour le suivre où bon lui semble, promit Simon. Mais ce n’était point lui, je te le jure, c’était Éléasar.

Il se mit alors à se lamenter sur sa destinée.

— Pourquoi est-ce à moi que cela devait arriver ? soupirait-il en serrant les poings. Pourquoi n’a-t-il pris dans son filet un homme plus jeune ? C’est ainsi que s’abat le malheur, par surprise et de la manière la moins attendue. Pourquoi me placer juste au milieu de son chemin ? Ô malchance ! Moi qui seulement rêvais de vivre le reste de mon âge en jouissant de ce que je possède.

En l’écoutant j’en arrivais à penser que Simon, bien qu’il ne la désirât point, avait la foi.

— Simon mon frère, crois-moi, dis-je pour lui donner courage. Il est en son pouvoir de t’offrir quelque chose d’incomparablement plus précieux que tout ce que tu as possédé jusqu’à présent ! Mais ne le suis pas, abandonne le chemin s’il est trop ardu pour toi, je ne pense point qu’il oblige qui que ce soit à marcher sur ses pas si l’on n’y est point préparé au plus profond de son être.

— Voici que tu surveilles la voie et disposes des obstacles devant moi à l’instar des disciples qui n’ont même pas accepté de me recevoir. Je suis aussi capable que toi de chercher le chemin, s’il est vrai qu’il nous est apparu, ce que naturellement je ne crois point.

Soudain de violents coups nous firent sursauter. Nous entendîmes grincer la serrure, la porte s’ouvrir puis crier la gardienne qu’un homme de très petite taille écarta vivement avant de pénétrer dans la pièce.

— Où est-il ? sanglota-t-il en se tordant les mains. Où l’avez-vous caché ? J’ai attaché mon âne à l’anneau de l’entrée et je l’ai attendu patiemment lorsque j’ai vu qu’il pénétrait dans cette maison. Mais il n’est pas ressorti. Je veux le voir !

— De qui parles-tu, étranger ? interrogea Simon. Il n’y a personne ici hormis mon invité avec lequel je suis en conversation depuis un long moment déjà.

Le plaisant petit nain fit un pas dans ma direction, leva sa grosse tête vers moi et me regarda avec la fixité de ceux qui n’y voient goutte.

— Ce n’est pas celui-là que je cherche ! finit-il par constater. Il était luxueusement habillé pour un fils d’Israël, son manteau devait être en laine de Milet si je ne me trompe.

— Qui cherches-tu donc ? demanda Simon une nouvelle fois. Est-ce là une façon de se présenter chez les gens ?

— Que t’importe celui que je cherche ? rétorqua le petit homme l’air mystérieux. Ce que je puis te dire, c’est qu’il est passé près de moi et que je ne l’ai point reconnu avant qu’il soit assez loin ; il ne s’est point arrêté et n’a pas écouté mes cris ; j’ai eu beau exciter mon âne, il a atteint la ville avant moi et je l’ai vu entrer dans cette maison.

À ce moment, de nouveau l’on frappa à la porte, et nous vîmes approcher un paysan au visage ouvert, bruni par le soleil.

— Enfin te voici Éléasar ! soupira Simon avec soulagement. Pourquoi ne t’es-tu point arrêté tout à l’heure ? Où étais-tu passé ?

— Je n’étais pas là ! protesta surpris Éléasar. J’arrive à l’instant directement de la campagne. Quelle nouvelle, ô mon maître ? Il y a déjà plusieurs jours que tu n’es point venu visiter tes propriétés. Or la terre tressaille de joie sous les pas du maître et quant à moi je ne sais plus que faire si tu ne viens me donner tes instructions. J’espère que tu n’es pas souffrant.

Je baissai les yeux vers ses pieds : nus, ils étaient tachés de sang, semblait-il.

— Tu es blessé ? signalai-je.

— Non ! répondit Éléasar en regardant ses pieds avec gêne. C’est la couleur avec laquelle nous marquons les agneaux pour le sacrifice et je ne me suis pas lavé : je viens juste pour voir mon maître et qu’il m’explique une fois de plus comment on procède à Cyrènes en hurlant dans mes oreilles : privé de cris, je ne travaille jamais à son goût.

Le petit homme en proie à l’agitation nous regarda tour à tour.

— Vous moquez-vous de moi ? vociféra-t-il se laissant emporter. Vous parlez de champs et de sacrifices tandis que je vous demande textuellement ceci : où l’avez-vous caché ?

— Tu sautes tel un coq devant nos yeux, dis-je. Je suis Marcus, citoyen romain, notre hôte que voici s’appelle Simon et celui-ci est son intendant Éléasar. Quelle espèce d’homme es-tu donc pour oser ainsi venir jeter le trouble dans une maison inconnue comme si tu avais perdu le jugement ?

— Je viens de Jéricho, assura-t-il avec fierté, je suis Zachée l’ancien chef des collecteurs d’impôts ; et ne te moque point de ma petite taille car je suis estimé dans ma cité natale, au moins par les Romains.

Ma surprise fut si grande que je frappai dans mes mains.

— On m’a parlé de toi Zachée, s’écria Simon, et nous discutions à ton sujet il y a un instant. Quel bon vent t’amène chez moi ? Nous nous serions rendus à Jéricho dans l’intention de te rencontrer si ce n’était pas aujourd’hui veille du sabbat.

Zachée nous observait, le regard plein de méfiance.

— Il dit la vérité, m’empressai-je de lui confirmer. Ainsi tu es l’homme qui, sur l’ordre de Jésus de Nazareth, offrit la moitié de sa fortune aux pauvres et restitua quatre fois plus que ce qu’il avait gagné par fraude.

— Ce n’est point sur ses ordres mais volontairement que j’ai distribué mes biens mal acquis. Mais que sais-tu de lui toi un Romain ?

Éléasar, mal à l’aise, grattait le sol avec son pied.

— Je constate que tu vas bien et que tu jouis de toute ta santé, ô maître, se décida-t-il à dire, et je préfère ne point écouter des propos qui remplissent de trouble et remuent les entrailles.

— Ne crains rien, intervins-je, nous allons tout mettre au clair. Pourquoi, toi qui es un pauvre homme, redoutes-tu le nom du Nazaréen ?

Toujours remuant ses pieds, il baissa la tête.

— Léger aurait été son poids sur nous et douce sa chaîne ! dit-il. Il a promis la paix à ceux qui allaient vers lui. Mais quiconque promet aux travailleurs, aux bergers ou aux paysans d’améliorer leur existence est conduit devant les juges ; ils l’ont crucifié lui aussi, lui Jésus, et je ne veux plus entendre parler de lui !

— Non ! cria Zachée plein d’enthousiasme. Ne dis pas cela, tu te trompes ! Il est venu pour chercher les égarés et il m’a appelé, moi aussi, fils d’Abraham, bien qu’il sût que j’étais un homme avare et malhonnête. Il ne s’est pas non plus moqué de mon apparence, mais il a prononcé mon nom et m’a fait descendre de l’arbre où j’avais grimpé pour le voir. Puis il fut l’hôte de ma demeure.

— Son royaume n’est pas de ce monde, ajoutai-je.

— Mais lorsqu’il parlait, tout le monde imaginait son royaume très proche. Je n’ai pu me rendre à Jérusalem avec les autres pour les fêtes car mon offrande, venant d’un pêcheur, n’est point acceptée dans le temple ; aussi n’ai-je appris qu’à leur retour de quelle manière horrible ils l’ont assassiné. Je ne sais plus que penser. Je fus saisi par l’angoisse et décidai d’enfourcher mon âne pour aller à la ville et recueillir toutes les informations. Or c’est sur la route, tout près d’ici, qu’il est passé à côté de moi.

— Qui ? sursauta Simon.

Zachée s’empourpra et levant les yeux au ciel :

— Jésus en personne est passé près de moi, murmura-t-il en se tordant les mains. Et n’allez point prétendre à votre tour que j’ai perdu l’esprit ! Certes, le voyage m’a fatigué car je suis de constitution fragile, et mon âne également marchait la tête baissée ; mais, alors qu’il était déjà loin, je sentis tout à coup un frôlement, regardai derrière moi et à ce moment le reconnus.

— Et tu l’as vu réellement pénétrer dans ma maison ? demanda Simon sur le ton inquisiteur d’un juge.

— Impossible qu’il soit entré ailleurs ! affirma Zachée. On m’avait bien dit à Jéricho qu’il avait ressuscité des morts, mais à vrai dire je ne l’avais pas cru puisque jamais auparavant n’a eu lieu une chose pareille. Lorsque je me suis rendu compte que c’était Jésus, je n’ai pas osé crier ni faire trotter mon âne craignant d’attirer l’attention sur lui et de le mettre en danger. Mais à présent, ayez pitié de moi, laissez-moi l’approcher pour que je puisse me jeter à ses pieds et l’adorer comme le Messie.

— Assez ! hurla Éléasar qui se mit à proférer des blasphèmes. Ne dites plus ce mot tout haut ! Il a guéri des malades, réveillé les morts, il est entré à Jérusalem comme roi et a nettoyé le temple avec son fouet, mais il n’avait pas les forces suffisantes pour détruire le Sanhédrin ; nombreux pourtant étaient ceux qui avaient mis un fer à la pointe de leurs bâtons et nous attendions seulement le signal pour le suivre. Certes nous avons eu un signal, et nous sommes convaincus : ils l’ont crucifié entre deux larrons ! Que désormais nul ne vienne plus me parler d’un messie ! Un avertissement me suffit, plus rien jamais ne me fera sortir de mon chemin et j’apprendrai à mes enfants que le Messie n’existe pas et n’existera jamais !

— Toi aussi, Éléasar, tu le connaissais ? reprocha Simon. Pourquoi ne m’as-tu point parlé de lui à cette époque ?

— À toi moins qu’à un autre je pouvais parler ! hurla l’intendant maintenant furieux, sans se préoccuper de ce qu’il disait. Tu es riche et avare, tu ramasses même le bois sec de la colline privant ainsi les veuves et les orphelins. Il n’y avait point de place pour les riches dans son royaume, nous les aurions dès le début mis de côté afin de lui dégager la route, puis nous aurions ensuite réparti les champs, les vignes et les oliveraies entre le peuple. Certes, les avis sont partagés à son sujet, mais je crois que les fils de la lumière seraient revenus à Jérusalem pour nous diriger. De tous temps, les riches, les puissants et les scribes ont assassiné les prophètes dans ce pays. Je ne garderai pas plus longtemps le fiel qui emplit mon âme et je le cracherai à tes pieds, ô mon maître. Tu connais peut-être comme on agit à Cyrènes, mais moi je sais les coutumes de Judée et de Jérusalem et ce savoir rend mon cœur amer.

— Si je suis si coupable envers toi, dit Simon d’une voix éteinte, et s’il est vrai que je m’empare du bois des veuves et des orphelins lorsque je le recueille dans mon manteau, frappe-moi, je l’ai mérité.

Mais Éléasar ne leva point la main sur lui. Au contraire, il se repentit de ses paroles et baissa la tête.

— Oh non ! implora-t-il. Non, j’ai été injuste en parlant de la sorte ! Tu es un bon maître, le meilleur que l’on puisse trouver dans ces temps que nous vivons. Tu prends soin des veuves et des orphelins et tu ne tiens point un compte rigoureux de tes gerbes d’épis ou de tes sacs d’olives ; nombreux sont ceux qui vivent des miettes que tu laisses tomber de la table. Mais j’ai le cœur lourd et plein d’amertume à cause de Jésus de Nazareth, il nous a montré son pouvoir, il promettait beaucoup mais nous a tous abandonnés les mains vides.

— Pas les mains vides, me récriai-je. Mais pleines de quelque chose de bien supérieur à tout ce que nous avons connu jusqu’à présent, de quelque chose de prodigieux.

Regarde !

Je montrai sur le sol les traces presque disparues maintenant et Simon raconta ce qui était avenu, décrivant celui qui avait traversé la pièce.

— Va avec mon intendant, Zachée, puisque tu ne nous crois pas et que tu persistes dans tes soupçons. Fouille avec lui toutes les pièces et les moindres recoins de ma terrasse. Passe au peigne fin chaque pièce afin qu’il n’y ait plus l’ombre d’un doute pour quiconque qu’il a bien disparu comme il était apparu. Reviens ensuite nous rendre compte et nous déciderons de ce qu’il conviendra de faire.

Zachée doutait, le regard plein de suspicion, mais il accepta la proposition de Simon.

— Si j’avais sur moi mes outils de douanier, je serais à même de découvrir les cachettes les plus secrètes de ta maison. Si je ne trouve pas Jésus, moi, je défie quiconque de le trouver, et je croirai presque qu’il n’est réellement plus ici.

Simon impatienté lui suggéra de demander à ses serviteurs tout ce dont il pourrait avoir besoin pour ses recherches, et Zachée, accompagné d’Éléasar, quitta enfin la pièce de sa démarche chaotique d’homme contrefait. On l’entendit bientôt fouiller systématiquement chaque chambre.

Simon et moi, tous deux accablés, gardâmes le silence.

— Nous parlions de Zachée et le voici qui arrive, dis-je. Peut-être devons-nous voir là un signe.

Simon n’eut guère le temps de me répondre car un grand tumulte nous parvint de l’extérieur et nous ouïmes la portière ouvrir l’huis et discuter avec un grand nombre de gens devant la maison. Enfin, elle se présenta, la mine peu assurée devant son maître.

— Je ne sais que faire, soupira-t-elle. Je ne comprends rien à ce qui arrive ici. Il y a dehors une foule de mendiants qui commencent à s’agiter et prétendent avoir entendu dire que Simon de Cyrènes invitait aujourd’hui à boire et à manger tous les pauvres et estropiés de Jérusalem.

Simon prit sa tête à deux mains en s’exclamant :

— Suis-je éveillé ou bien est-ce que je rêve ? Nul festin n’est prévu dans ma maison aujourd’hui !

Puis, s’adressant à moi, il accusa :

— Tu es sans aucun doute un mage plein de malice. C’est toi qui as tout manigancé et j’ai perdu ma tranquillité d’esprit.

Il se précipita vers la porte, moi sur ses pas. Lorsqu’il ouvrit, nous vîmes que l’étroite ruelle était envahie par des boiteux, des infirmes, des possédés, des femmes et des enfants affamés qui, les yeux pleins de mouches, tendaient les mains vers Simon. Ils se mirent à crier en chœur ses louanges et à le bénir au nom du dieu d’Israël. Simon essaya en vain de découvrir d’où venait cette nouvelle dépourvue de fondement et selon laquelle un banquet était prévu chez lui. Aucun des mendiants ne fut capable de donner une réponse claire. Des deux côtés de la venelle accouraient sans relâche de nouveaux boiteux et miséreux qui se traînaient péniblement sur le sol pour parvenir le plus tôt possible à la maison.

Simon se résigna à s’avouer vaincu. Il réunit tous ses serviteurs et leur ordonna :

— Laissez entrer ces mendiants dans la cour, mais obligez-les à rester en ordre et surveillez-les afin qu’ils ne dérobent rien. Faites des pains, prenez tout ce qu’il y a de comestible dans la maison et distribuez-le afin que tous soient rassasiés. Donnez-leur également du vin des grandes cruches pour qu’ils boivent. Mais que ne pénètrent ici que ceux qui sont déjà devant la maison et nul autre : il n’y aurait pas assez de place dans la cour.

Puis, s’adressant à moi, il poursuivit :

— Je rends grâces au créateur de la terre et des cieux qui a permis que mes fils Alexandre et Rufus fussent éloignés ; ils sont allés visiter ma ferme de Chiriath et y resteront jusqu’après samedi. Ainsi échapperont-ils aux maladies et à la crasse de ces malheureux. Pour moi, peut me chaut ce qui peut arriver !

Il sortit afin de surveiller la bonne exécution de ses ordres. Les serviteurs portèrent peu après toutes les réserves de la maison sans oublier l’huile, la farine, le miel et les fruits secs ; ils ouvrirent même les jarres pleines de poisson salé et répartirent les sauces piquantes.

Lorsqu’il vit que ses hôtes étaient plus de soixante, Simon comprit que tout cela ne suffirait point à les nourrir, et il manda de quérir des pains et de la farine pour en cuire encore davantage tandis qu’installés dans la cour, les miséreux contemplaient avec timidité les colonnes grecques, gardant le silence afin de ne point éveiller le courroux du maître de céans.

Zachée, après avoir parcouru toutes les pièces et les caves, crevé dans les dépenses tous les sacs et même renversé la charbonnière, revint de la tête aux pieds couvert de poussière, de farine et de charbon et soufflant de rage. Il essuya son visage avec sa tunique, le maculant encore davantage.

— Tu es très malin ! accusa-t-il d’une voix troublée. Voici que tu essayes de me tromper ainsi ! Celui que tu avais caché a très bien pu sortir au milieu de cette foule de mendiants sans que je m’en aperçoive !

— Toi qui l’as connu, tu ne me crois pas ! Qui donc croira ce que nous disons et ce que nous avons vu de nos propres yeux ? soupira Simon. Il est apparu pour toi sur le chemin et pour nous ici-même. Dieu me prenne en pitié ! Pour tout ce qui vient de m’arriver en ce jour, je crois désormais qu’il a ressuscité et qu’il bouleverse le monde comme il a bouleversé ma maison. Toi Zachée, parle-nous de lui, que prêchait-il ? Parle, afin que nous comprenions ce qu’il attend de nous.

Il alla lui-même chercher de l’eau et, dans le but de se réconcilier avec Zachée, il lui lava la tête tandis que Éléasar lui baignait les pieds. Puis il le vêtit d’un manteau propre. Le publicain, en nous voyant tous les trois si avides d’entendre de sa bouche les paroles de la vie éternelle, reprit son calme et sa sérénité.

— Il ne m’a révélé aucun secret et a parlé devant tous, dit-il. En arrivant à Jéricho, il a rendu la vue à un aveugle qui avait foi en lui. Mais en s’adressant à moi, il dit : « Le fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » Et il dit aussi qu’en son royaume on ferait plus de fête pour un pécheur retrouvé que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’auraient point commis de fautes.

— C’est injuste ! le coupa Simon. Quelle joie éprouvera donc celui qui s’efforce d’agir avec justice si le Seigneur s’éloigne de lui et refuse même de lui parler ? Comment un pécheur peut-il trouver davantage grâce aux yeux du Seigneur ?

D’un geste, Zachée lui imposa silence.

— Il m’a appelé par mon nom et bien que je fusse un pécheur méprisé de tous, il fut l’hôte de ma maison. Lorsqu’il prononça mon nom, l’amertume qui rongeait mon âme jusqu’alors à cause de ma grosse tête et de mon corps difforme se dissipa ; moi qui avais pris en haine tous les hommes, j’étais reconnu et pardonné par le roi d’Israël, fils de David ! Que m’importaient dès lors l’approbation ou la faveur des hommes ? J’étais libre, et dans ma joie distribuai la moitié de ma fortune aux indigents. Mais je doute que vous puissiez comprendre !

— En effet, nous ne comprenons pas ! reconnut Simon. Ton manque de justice et tes mauvaises actions étaient sans doute arrivés à un tel point que, dans la crainte de ta prochaine arrestation, tu as préféré montrer du repentir et restituer une partie de ce que tu avais volé dans l’espoir de sauver au moins le reste.

— Ton explication ne m’offense pas le moins du monde, assura Zachée avec entrain, et je respecte ton raisonnement. Je suis devenu moi aussi méfiant et m’enquiers des motifs et des actes des autres. Je ne saurais dire ce que je ressentis en contemplant son visage, mais il conta chez moi une histoire mystérieuse encore mal éclaircie. Il parla d’un homme de haute naissance qui se rendit dans un pays lointain pour y recevoir la royauté et revenir ensuite. Avant de partir, il appela dix de ses serviteurs et leur remit dix mines, leur ordonnant de les faire valoir jusqu’à son retour. Mais ses sujets le haïssaient et ils dépêchèrent à sa suite une ambassade chargée de dire qu’ils n’en voulaient pas pour roi. Or quand il rentra investi de la royauté, il fit appeler les serviteurs auxquels il avait donné l’argent, pour savoir ce que chacun avait gagné. Le premier dit, rempli d’orgueil, que sa mine en avait rapporté dix. Alors le roi lui répondit : « C’est bien, bon serviteur, puisque tu t’es montré fidèle en très peu de chose, reçois le gouvernement de dix villes. »

— Il n’a point en vérité abordé un autre thème que celui de l’argent ? le coupai-je en proie au désespoir. J’avais l’espérance d’ouïr parler de la vie éternelle.

— Moi, je suis un collecteur d’impôts, répondit Zachée, et sans doute a-t-il estimé que je serais plus en mesure de comprendre une parabole sur ce thème.

— Nous, les fils d’Israël, intervint Simon de Cyrènes, nous avons plus de facilité à saisir les questions d’argent qu’un Romain qui, comme toi, a été élevé par un philosophe grec. Dix mines représentent une somme importante, ou peut-être étaient-elles en argent et non pas en or ? En outre, tout dépend de la durée de l’absence du maître, car dans un laps de temps réduit nul n’est capable de décupler une mine honnêtement ; cela exige, pour le moins, beaucoup de chance et d’astuce.

— Désirez-vous ouïr la suite ou non ? s’enquit Zachée. Le second serviteur avait multiplié son capital par cinq et obtint le gouvernement de cinq cités. Mais le dernier serviteur vint et rendit la mine qu’il avait reçue ; il l’avait conservée dans un linge par crainte de la perdre en spéculant avec elle. Il dit pour sa défense : « J’avais peur de toi qui es un homme dur, qui prends ce que tu n’as pas mis en dépôt et qui moissonnes ce que tu n’as pas semé. » Et le roi répondit : « Je te juge sur tes propres paroles, mauvais serviteur. Tu savais que je suis un homme dur, prenant ce que je n’ai pas mis en dépôt et moissonnant ce que je n’ai pas semé. Pourquoi donc n’as-tu pas confié mon argent à un banquier, si tu n’osais pas négocier pour moi ? À mon retour je l’aurais retiré avec un intérêt. » Il ordonna alors de lui ôter sa mine et de la donner à celui qui en avait dix. Les autres dirent : « Mais il a déjà dix mines ! »

Je me couvris la tête avec la main pour ne point interrompre un récit aussi ennuyeux, mais Zachée nous regarda avec un air triomphant.

— Écoutez la moralité, avertit-il en levant la main. Écoutez avec attention afin de l’apprendre. Le roi répondit : « Je vous le dis, à tout homme qui a, l’on donnera et il deviendra riche ; mais à qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il croit avoir. » Puis il envoya chercher ses ennemis qui n’avaient point voulu de lui pour roi et les fit mettre à mort.

Simon de Cyrènes et moi, nous réfléchissions sur le sens de cette énigmatique parabole.

— Je ne comprends pas, dis-je anéanti, mais cela aussi est injuste.

— Je ne comprends rien non plus, admit Zachée, mais cette histoire me remplit d’inquiétude depuis que j’ai appris sa mort. Je ne puis m’ôter l’idée qu’il se comparait à l’homme de haut lignage haï de ses sujets et qui s’en fut chercher l’investiture de son propre royaume qui n’est pas de ce monde. Il a sans doute l’intention de revenir et d’exiger des comptes de tous ceux auxquels il a confié une mine afin d’examiner comme chacun d’eux s’en est occupé.

— Te souviens-tu de la parabole avec précision, dans les termes qu’il utilisa ? demandai-je.

— Je crois me rappeler au moins l’idée, répondit-il. De toute façon, je n’étais pas seul et les autres peuvent également témoigner. Certains disent qu’il était question de talents, d’autres soutiennent qu’il n’y avait que trois serviteurs, mais tout le monde s’accorde sur la fin qui nous parut inattendue, étrange et contraire à la justice.

Il poursuivit après réflexion :

— Je ne pense pas qu’il se référait à l’argent, la parabole a une signification beaucoup plus profonde. Lui-même conseillait de ne point amasser de trésors sur la terre où la mite et le ver consument, mais de les amasser dans son royaume.

Simon sursauta, comme saisi d’une idée soudaine.

— Éléasar, ordonna-t-il, cours vite dans la garde-robe, prends tous les vêtements de laine et de lin qui s’y trouvent et donne-les aux pauvres dans la cour.

Puis il sombra de nouveau dans ses pensées, le regard fixe perdu dans le vague.

Éléasar cependant hésitait et, grattant son pied sur le sol, marmotta entre ses dents :

— Tu peux disposer de tes biens à ta guise, ô mon maître, mais autorise-moi à mettre de côté un manteau et une tunique neufs pour moi ainsi que pour mon épouse et mes enfants.

Simon remua sur son siège, les mains appuyées sur les genoux.

— Agis comme bon te semble, articula-t-il, et vous, amis, servez-vous, prenez tout ce que j’ai, emportez ce que j’ai amassé tout au long de ma vie. Tenez aussi ce vieux manteau s’il peut encore être utile à quelqu’un ! Prenez !

— Ne dépasse pas la mesure, dit Zachée avec embarras. Il convient d’agir avec modération tant pour donner que pour recevoir. Quant au reste tu es dans le vrai car lui-même a dit : « Ce que vous faites à un de ces petits, c’est à moi que vous le faites. Voilà le chemin. »

Il parut tout à coup préoccupé et se leva brusquement.

— Que sera-t-il arrivé à mon âne attaché à l’anneau extérieur ? La rue était envahie par les mendiants et peut-être l’ont-ils détaché profitant du désordre et entraîné loin d’ici ?

Puis il réfléchit un instant et retrouva son calme.

— Peu importe, je ne veux point me montrer plus mauvais que toi, ô Simon, lorsqu’il s’agit du royaume. Si quelqu’un m’a volé l’âne, sans doute en avait-il plus besoin que moi et je n’ai point l’intention de le poursuivre ni de l’accuser ! Grand bien lui fasse !

Simon ne cessait de souffler tout en s’agitant sur son siège. Puis soudain, il se mit à sourire.

— Tout ceci épuise mes forces, observa-t-il. Lorsque j’entends ces misérables s’empiffrer et mastiquer bruyamment en se disputant les meilleures bouchées, c’est comme si l’on m’arrachait la chair avec des tenailles morceau par morceau ! Je les vois dans leur goinfrerie trébucher sur le pain et fouler aux pieds le poisson salé ! Mais peut-être en prendrai-je l’habitude si telle est sa volonté !

— Crois-tu vraiment en lui ? demandai-je surpris. Crois-tu qu’après avoir disparu d’ici, il soit apparu à un mendiant pour lui annoncer que tu offrais un banquet dans ta demeure ?

— Je crois ce que je crois, répondit Simon plein de colère. Mais s’il m’a fait une farce, je vais lui en faire une moi aussi et nous verrons qui de nous deux rira le plus fort !

Simon nous précédant, nous atteignîmes la cour : les miséreux s’étaient accroupis en bon ordre sur le sol et se répartissaient la nourriture sans le moindre tumulte ; loin de se disputer, ils s’offraient les meilleurs morceaux comme s’ils avaient été en effet les convives d’un grand festin ; ils déposaient leurs bouchées dans la main même des aveugles et ceux qui n’avaient point accès aux plats étaient servis par leurs compagnons mieux placés.

Pendant ce temps, Éléasar apportait des montagnes de manteaux en laine et de linge qu’il disposait entre les colonnes. Une appétissante odeur de viande grillée s’échappait du feu et les serviteurs enfournaient sans cesse des pains d’orge et de blé ainsi que des beignets parfumés au cumin. Mais la servante de la porte pleurait à chaudes larmes et le professeur grec des enfants de Simon était monté sur le toit et refusait absolument d’en descendre.

La joie et le bon ordre qui régnaient parmi les mendiants emplirent Simon de fureur.

— Il faut manger et boire jusqu’à exploser, cria-t-il, et emporter les restes chez vous ! Mais sachez que ce n’est point moi, Simon, qui vous invite. L’amphitryon véritable, c’est Jésus de Nazareth, l’homme qui fut mis en croix par notre Sanhédrin. Qu’il bénisse votre repas afin que vous le mangiez pour la vie et non pour la mort. Quant à moi, je ne puis le bénir car ma gorge est pleine de bile.

Les indigents, croyant à une plaisanterie, le regardaient avec reconnaissance et quelques-uns lui souriaient ce qui augmenta encore la colère de Simon.

— Jésus de Nazareth, fils de Dieu, vous offre toutes ces bonnes choses, hurla-t-il encore plus fort, car il est ressuscité d’entre les morts et son royaume est ici, tandis qu’il demeure encore parmi nous et qu’il va et vient à sa guise même à travers les portes closes.

Les mendiants prirent peur et se jetèrent des regards inquiets cependant que les plus décidés éclataient de rire.

— Béni sois-tu Simon de Cyrènes entre les fils d’Israël, crièrent-ils. Mais pourquoi n’avons-nous droit qu’à ton vin aigre quand, si l’on en juge d’après tes paroles, tu te régales en compagnie de tes nobles invités avec du vin doux ?

Aveuglé par la rage, Simon ordonna à ses serviteurs :

— Ouvrez aussi les petites amphores et mélangez le vin dans le grand cratère afin qu’ils boivent et croient que Jésus de Nazareth fait des miracles même après sa mort.

Les serviteurs exécutèrent les ordres de leur maître mais, voulant sauver ce qui était encore à leur portée, ils se mirent à boire à l’envi avec les mendiants et même Éléasar goûta le vin tandis que Simon ramenait un pot empli de nard de grand prix.

— Votre saleté, dit-il en le débouchant, l’odeur nauséabonde qui émane de vous et les mouches qui sucent vos yeux me gênent ! C’est un remugle que je connais trop bien et il me semble croupir à nouveau les fers aux pieds dans ma cabane d’esclave. Prenez cet onguent et enduisez-vous la tête et le visage. Tenez ! Même les princes vous envieront ce parfum entêtant !

En effet, lorsqu’il ouvrit le pot, une odeur pénétrante se répandit dans toute la cour. Simon commença alors à verser le nard sur les cheveux des miséreux comme s’il eût perdu la raison, tantôt riant avec force, tantôt proférant d’horribles blasphèmes. Ses pas le menèrent auprès d’un enfant occupé à manger avec avidité. Il posa calmement son pot par terre et s’agenouilla devant le garçon.

— Que l’on m’apporte mon peigne fin ! ordonna-t-il. Je vais enlever les poux de la chevelure de ce petit.

Puis, une fois en possession du peigne, il se mit en devoir de démêler la tignasse hirsute du gamin et à tuer les poux si habilement que l’on eût dit qu’il avait consacré sa vie entière à une aussi désagréable besogne. L’enfant, dont la tête était couverte de croûtes dues aux piqûres de poux, jeta des cris aigus lorsque Simon lui passa le peigne, mais si grande était sa faim qu’il ne prit point la peine de se défendre.

Les gueux commencèrent à éprouver quelque frayeur.

— Simon de Cyrènes a perdu l’esprit à cause du crucifié, murmuraient-ils, depuis que les Romains l’ont déshonoré en le chargeant de la croix. Dépêchons-nous de boire et de manger, attrapons ce qu’il voudra bien nous donner et éloignons-nous aussitôt avant qu’il n’en exige la restitution.

— C’est déjà arrivé ! dit un vieillard au milieu d’eux. On a déjà vu un homme riche sous l’empire du vin inviter des mendiants à sa fête, puis se courroucer contre eux et leur sauter sur le ventre pour les contraindre à rendre ce qu’ils avaient ingurgité. Hâtons-nous donc !

Ils jetèrent un regard craintif dans la direction de Simon, mais ce dernier, complètement absorbé dans le nettoyage des parasites de la petite tête, ne prit pas garde aux commentaires. Lorsqu’il eut terminé son travail, il traîna de force son protégé jusqu’au bassin, arracha les haillons qui le couvraient et le lava de la tête aux pieds sans se soucier des glapissements du garçon. Il employa le reste de l’onguent pour lui oindre la tête, la poitrine et les pieds et choisit parmi les vêtements de ses propres enfants une tunique, un manteau et des sandales dont il le revêtit.

— À présent tu es habillé et parfumé comme un fils de prince, s’écria-t-il. Je veux bien être pendu si tu n’es pas digne de son royaume !

Les miséreux ramassèrent les vêtements qu’Éléasar leur avait donnés et se dirigèrent à pas furtifs vers la porte, attendant le moment propice pour soustraire l’enfant aux soins de leur hôte. Mais Simon s’aperçut de leurs manœuvres et cria :

— Ne partez pas encore, invités de Jésus de Nazareth ! Chacun d’entre vous va recevoir un cadeau de sa part !

Il pria Zachée et moi-même de l’accompagner pour l’aider à ouvrir un coffre-fort garni de fer et fermé par de nombreuses serrures. Il en retira une bourse en cuir et, revenu en courant dans la cour, il en rompit le sceau et se mit à distribuer des monnaies d’argent aux mendiants, donnant aux uns une drachme, aux autres quatre, et à certains une grosse pièce de dix drachmes sans se préoccuper de ce que chacun recevait.

Les malheureux commencèrent à murmurer :

— Pourquoi lui as-tu donné tant à celui-ci et si peu à moi ? protestaient-ils.

— C’est la faute de Jésus de Nazareth ! répondit Simon. Lui-même prend ce qu’il n’a pas mis en dépôt et moissonne ce qu’il n’a pas semé.

Et il donna davantage encore à ceux qui avaient reçu le plus. Mais, lorsqu’il fit mine de retirer leurs pièces à ceux qui avaient les plus petites, les mendiants jugèrent le moment venu de s’échapper et, fuyant en direction de la porte tel un troupeau apeuré, ils entraînèrent l’enfant avec eux.

Simon de Cyrènes essuya la sueur qui coulait sur son visage et secoua sa bourse d’un air hébété.

— Je n’ai jamais rien vu de pareil ! dit-il. Dois-je l’interpréter comme un signe ou un conseil ? Ma bourse est encore à moitié pleine alors que j’étais prêt à la donner tout entière.

— Rapporte-la dans ton coffre tant qu’il en est temps, lui conseillai-je, et referme-le. Ensuite, tu peigneras ta barbe afin de la débarrasser des poux et tu ordonneras à tes serviteurs de nettoyer les traces du banquet. Je ne sais si ton attitude est la preuve de ta stupidité ou de ton astuce, mais je suis certain en tout cas que les mendiants garderont ce qu’ils ont reçu et ne reviendront pas avant longtemps frapper à ta porte.

Zachée, assis à côté d’Éléasar près du cratère de vin mélangé, éclata d’un rire enjoué.

— Viens t’asseoir avec nous, Romain, prends une coupe et bois ! me cria-t-il. Ce cratère est loin d’être vide et il ne serait guère convenable de laisser s’abîmer du vin d’un tel prix.

Puis, après avoir encore bu, il ajouta :

— Béni soit le fruit de la vigne au nom de celui qui mourut et ressuscita pour nous préparer le royaume. Nous l’avons vu tous les trois de nos propres yeux, et toi, Éléasar, tu as vu les traces de ses pieds sur le carrelage, si bien que tu dois t’en remettre à nous qui sommes plus dignes que toi, ô paysan et gardien de troupeaux.

Il serra tendrement l’esclave dans ses bras et le baisa en murmurant :

— Ne te fâche point car c’est seulement en ce monde-ci que j’ai plus de dignité que toi, mais en son royaume peut-être passeras-tu avant nous tous. N’a-t-il pas dit, en effet, que là-bas les premiers seraient les derniers et les derniers les premiers ?

— Nous sommes tous complètement ivres, dit Éléasar en tentant d’échapper à l’étreinte de Zachée, et mon maître plus que tout autre. Mais une grande satisfaction m’emplit le cœur d’avoir reçu des vêtements neufs et distribué tant de biens de valeur à ceux qui n’avaient rien. En outre, le vin m’est monté à la tête car je ne suis point accoutumé au vin fort.

— La paix soit avec vous, dit Simon, prenant sa tête à deux mains. Je suis mortellement fatigué et m’en retourne dans ma chambre obscure pour dormir. Nombreuses furent les nuits que j’ai passées à méditer sur Jésus de Nazareth, mais je sens à présent que j’ai reçu la paix et j’ai le sentiment que je pourrai dormir jusqu’après le sabbat.

Il se dirigea en titubant vers sa chambre, tandis que Zachée et moi demeurions dans la cour, jugeant tous deux bien préférable qu’il allât dormir étant donné l’état dans lequel il se trouvait. Cependant, préoccupé par ses devoirs de maître de maison, Simon, revenant sur ses pas, montra sa tête hirsute à la porte et dit en clignant des yeux :

— J’imagine que tout cela est un cauchemar ; je suis certain même que c’est un cauchemar et que je ne vous retrouverai pas ici à mon réveil. Néanmoins toi, Zachée, dont je suis en train de rêver, tu peux passer la nuit dans ma chambre d’hôtes si tu le désires. Qu’Éléasar cuve son vin et regagne ensuite sa demeure afin de célébrer le sabbat avant que ne s’allument les trois étoiles dans le ciel. Quant à toi, Romain, je ne sais que te dire car tu fais également partie de mon rêve et plus jamais je ne te verrai.

L’intendant, obéissant, se coucha, la tête recouverte de son manteau, à l’ombre des colonnes. Zachée et moi restâmes tous les deux seuls, face à face. Son visage n’avait plus pour moi le désagréable aspect de la figure d’un nain, ses yeux brillaient et, grâce au vin, ses joues s’étaient colorées comme celles d’un homme normal.

Il me fit quelques questions au sujet des disciples que Jésus avait élus comme messagers. Je lui expliquai tout ce que j’avais appris et ce que Marie de Magdala avait vu, ainsi que l’apparition du Nazaréen dans la salle aux portes closes où certains d’entre eux étaient réunis. Je lui contai également mon entrevue avec Thomas et Jean et lui avouai qu’ils s’étaient défiés de moi et désapprouvaient ma visite.

— Mon cœur est rempli d’ardeur, ajoutai-je enfin. Mais si je me présente à eux pour leur expliquer, ils ne me croiront pas. Peut-être te croiront-ils si tu vas les trouver et leur raconter tout ce qui est survenu ici. Peut-être alors ne se défieront-ils plus de nous et nous révéleront-ils le secret, car il ne fait aucun doute qu’ils en savent plus long que nous et que son mystère leur a été révélé même s’ils ne désirent point le partager avec des étrangers.

— Je pars à leur recherche, dit Zachée avec résolution. Pour le moins, Matthieu aura confiance en moi car c’est un ancien de la douane et nous nous comprenons. Il est probable qu’il interviendra en ma faveur auprès des autres.

— Va, dis-je, moi je ne veux ni ne puis lutter davantage.

Je lui décrivis la salle où j’avais rencontré Thomas et Jean et il lui sembla connaître la maison et le propriétaire dont il était question, mais il refusa toutefois de m’en dire le nom.

— Retourne tranquillement chez toi et attends que je te fasse signe. Moi, je vais te préparer le chemin, me conseilla Zachée avec assurance.

Ainsi, nous nous séparâmes et je me dirigeai vers mon domicile, émerveillé par tout ce qui m’était advenu dans la maison de Simon de Cyrènes.

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