Huitième lettre

Marcus à Tullia !


Je ne cessais de sentir palpiter en moi cette joie sans mélange. Sans doute la devais-je à l’impression qui me pénétrait de m’être libéré : je ne ressentais plus en effet le besoin de me torturer en agitant de vaines pensées, et l’idée que quelque chose advienne à autrui en dehors de moi ne m’inspirait plus aucun sentiment de jalousie.

Après avoir tout consigné par écrit, je repris mes promenades par les rues de Jérusalem, flânant devant les échoppes des artisans du cuivre, des tisserands ou des potiers. Je pris un guide pour visiter le palais des Asmonéens, grimpai au haut des tours de celui que le roi Hérode a construit et montai également jusqu’au sommet d’une tour ancienne hantée seulement à présent par les chauves-souris. Mes pas m’ont conduit dans la cour du temple, au forum, et j’ai franchi les murailles afin de contempler la cité depuis les versants des montagnes. La vie a suivi son cours à Jérusalem comme si de rien n’était ; je pense que la plupart des habitants ont oublié dans la semaine la terrible mort du Nazaréen dont ils ne supportent plus d’entendre parler.

Je suis fatigué de cette ville dont les coutumes me sont étrangères et à laquelle je ne trouve rien de particulier, pas même son temple qui jouit pourtant d’une si extraordinaire réputation. Pour peu que l’on y réfléchisse, on s’aperçoit que toutes les grandes villes se ressemblent, seules les habitudes de leurs habitants varient. Les temples réputés sont tous identiques, même si les sacrifices et les rites religieux y sont différents. L’essentiel pour eux est d’amasser de l’argent, seule la manière de procéder n’est pas la même : si les Juifs vendent dans la première cour du temple des phrases de leurs textes sacrés artistiquement gravées sur des rubans de cuir que l’on accroche au bras ou sur le front, à Éphèse l’on vend habituellement aux voyageurs des statues miniatures d’Artémis et des talismans, et ceci, à mon avis, vaut bien cela !

Le second jour, regagnant mon logis par la ruelle sur laquelle tombait la nuit, je vis de loin Carantès qui semblait m’attendre se précipiter à ma rencontre.

— Quelqu’un t’a demandé et attend ton retour, dit-il en se frottant les mains d’un air malicieux.

— Qui m’attend ? demandai-je joyeusement surpris.

Carantès ne put se contenir plus longtemps et laissa échapper un éclat de rire.

— Ah ! Que je suis heureux de constater que tu es complètement guéri et que tu vis comme tout le monde ! Je ne t’interroge point au sujet de tes allées et venues mais, pour éviter les médisances je l’ai cachée dans ta chambre. Elle s’est assise par terre bien honnêtement, recouvrant ses pieds avec son manteau. Tu aurais pu en trouver une plus séduisante, mais à chacun ses goûts et elle n’est pas si mal, elle a de beaux yeux pour le moins.

Je déduisais de ses insinuations qu’une femme m’attendait, mais je n’imaginai point qui cela pût être. Je montai donc rapidement dans ma chambre et ne reconnus point la femme qui, à mon arrivée, se découvrit timidement le visage et me regarda d’un air familier. Je l’avais vue seulement dans l’obscurité et ne pus la reconnaître avant d’entendre sa voix.

— Sans doute ai-je mal agi en venant te faire cette visite, je ne voudrais pas nuire à ta réputation. Une femme de ma condition se doit d’ignorer l’homme avec lequel elle s’est entretenue durant la nuit. Mais j’ai quelque chose à te dire qui va te surprendre.

— Marie de Beerot, répondis-je, je te connais mais j’ignorais que ton visage fût si beau et si brillants tes yeux. Je n’ai que faire de ma réputation et me réjouis de ta visite, bien que je n’arrive point à comprendre comment tu as su me trouver.

— Ne parle pas de mon visage ni de mes yeux car ils sont la cause de mon malheur, répliqua-t-elle. La ville est plus petite que tu ne crois, nombreux sont ceux qui te connaissent et savent la curiosité obstinée que tu manifestes à l’égard de choses qui ne te concernent point. Ainsi donc, tu as rencontré l’homme à la cruche, même s’il ne t’a point apporté la joie que tu en attendais.

Je crus sincèrement qu’elle était venue chez moi pour recevoir quelque récompense pour son conseil.

— Il va sans dire que je reconnais être en dette vis-à-vis de toi ! m’empressai-je de lui dire.

Marie de Beerot eut un mouvement résolu de la tête.

— Non ! Non, tu ne me dois rien, fit-elle, c’est moi au contraire et c’est la raison pour laquelle je suis venue chez toi sans en être priée.

Je la regardai. Les motifs de sa présence restaient encore obscurs, de même que je ne comprenais pas ce qu’elle attendait de moi. Je remarquai, en voyant son gracieux visage arrondi de jolie fille d’Israël, qu’elle était plus jeune que je ne l’avais pensé tout d’abord ; en outre, rien dans son allure ne trahissait sa profession.

Carantès qui, curieux comme une pie, avait marché sur mes pas, toussa discrètement du seuil de la chambre où il se tenait pour attirer mon attention.

— Le repas est prêt, dit-il. Mais évidemment, il peut attendre si tu préfères te divertir avec ton amie. Un mot de toi et je vous apporte de l’eau et du linge propre ; tu pourras toi-même vérifier que nul n’a mis le nez dans tes affaires et que rien n’est caché sous ses jupes !

Marie de Beerot devint toute rouge et, pleine de honte, fixa son regard sur le sol.

— Tu fais erreur, mon cher hôte ! Nous ne nourrissons pas les projets que tu nous prêtes ! intervins-je. Tu peux laisser ta femme ou ta fille nous servir, ou bien servir toi-même si tu crois que c’est plus prudent. J’ai grand-faim et dînerai en compagnie de ma visiteuse.

Cette dernière sursauta et, levant les mains, s’écria, la mine horrifiée :

— Non ! Un homme ne peut partager son repas avec une femme et encore moins avec une femme de mon espèce. Mais permets-moi de te servir tandis que tu manges ; je mangerai ensuite avec plaisir ce qui restera.

Carantès lui jeta un regard plein d’indulgence.

— Je vois que tu es une jeune fille sensée et bien élevée si le Romain, quant à lui, ne connaît point encore suffisamment les usages du pays. Ma femme préférerait perdre la vie plutôt que te servir et je ne peux non plus permettre que ma fille soit témoin de choses qu’une jeune fille dépourvue d’expérience ne doit point voir. En revanche, tout est différent si tu gardes les yeux baissés et descends chercher le repas pour le servir ensuite telle une servante qui mangera ce qu’il laisse.

« Tu sais que je n’ai point de préjugés, ajouta-t-il à mon intention, mais tout a une limite. Si elle était arrivée dans une litière et vêtue de tissus de couleurs ou de soie brodée de fils d’or, le cou orné de bijoux en or et laissant tomber des gouttes de parfum dans l’escalier, j’aurais considéré comme un honneur le fait de la servir moi-même malgré le souci qu’alors tu m’aurais fait faire. Mais cette fille pleine de bon sens sait à quelle classe elle appartient et ne te procurera nul ennui.

Il enjoignit à la jeune fille de le suivre, et après un certain temps elle remonta avec le repas. Suivant la coutume des servantes, elle avait retroussé son manteau en le maintenant à la ceinture, si bien que je voyais ses jambes nues jusqu’au genou. Elle me conduisit à la terrasse, versa de l’eau sur mes mains qu’elle essuya avec un linge propre, puis, lorsque je fus installé, ôta le couvercle du plat en terre et plaça le pain à ma portée.

— Mange, ô Romain, invita-t-elle. La joie remplira les yeux de ton esclave à chaque morceau que tu porteras à ta bouche. Hélas ! Que ne suis-je ton esclave pour toujours !

Mais comme elle dévorait le pain des yeux, je la contraignis à prendre place à côté de moi, trempai un morceau dans la sauce piquante et le mis dans sa bouche. Ainsi ne lui resta-t-il plus qu’à partager mon repas et, malgré sa résistance, après avoir refusé par trois fois, elle consentit à mettre sa main dans le plat chaud et à manger.

Lorsque nous eûmes terminé, elle appuya sa tête sur mon bras et me baisa la main.

— Tu es bien comme l’on m’avait dit et comme je t’imaginais après avoir parlé avec toi près de la porte, cette nuit-là. Tu traites la femme comme une égale, bien que, soit dit entre nous, elle ne vaille souvent pas plus qu’un âne ou qu’un animal. Lorsque lui naît une femelle, l’homme secoue ses vêtements et ne jette pas un seul regard à la créature pas plus qu’il n’adresse une parole aimable à son épouse.

Les yeux absents, elle poursuivit :

— À la campagne, la vie d’une femme est vouée au malheur, et si elle est jolie, on la marie avec un vieux sous l’unique prétexte qu’il possède plus de terres et de vignes que les autres. Ma vanité m’a conduite à ma perte ; je commençai par me contempler dans l’eau de la cruche, puis suivis au champ le premier étranger qui m’offrit des rubans multicolores et des perles en murmurant de vaines promesses à mon oreille. Mon histoire est brève et simple, cela ne vaut pas la peine d’en parler davantage, car tu n’auras point de mal à deviner le reste tout seul. Si je vivais dans un autre pays, je crois que je me tirerais aussi bien d’affaire que les autres filles de ma condition, du moins tant que je serais jeune. Mais, bien que je sois maudite et abandonnée, je suis toujours une fille d’Israël et mon péché est pour moi si accablant que je donnerais n’importe quoi pour retrouver ma pureté. Le dieu d’Israël est un dieu de colère et une femme impure ne vaut pas plus à ses yeux qu’un chien ou qu’une montagne d’immondices.

— Marie de Beerot, dis-je pour la consoler, je ne crois pas que tu sois plus pécheresse que beaucoup d’autres comme toi obligés de vivre dans ce monde.

Elle me regarda de ses yeux noirs et remua légèrement la tête.

— Tu ne comprends pas ! regretta-t-elle. À quoi me sert de penser que je ne suis pas la plus pécheresse si je me connais et sais que mon corps est habité seulement de vers et d’angoisse ? Un seul homme aurait pu m’aider, celui qui ne condamna même pas la femme surprise en adultère, mais la prit en pitié et la sauva des mains de ceux qui voulaient la lapider. Il bénissait les petits enfants ainsi que les femmes, et il n’y avait point de péché en lui. Je l’ai seulement regardé de loin, car ses compagnons ne m’auraient pas laissée approcher. Il a guéri ceux qui étaient infirmes et sans doute m’aurait-il guérie moi aussi dont le cœur est malade et qui ai honte de moi-même et de ma vie.

— Je sais de qui tu veux parler, dis-je.

Marie de Beerot approuva d’un signe de tête.

— Oui, mais les justes, les érudits et ceux qui sont sans péché l’ont cloué sur la croix. Il a ressuscité ensuite pour apparaître à ses amis, je le sais de source sûre même si cela semble incroyable, et l’on m’a soutenu que toi-même ne l’ignores pas bien que tu sois un étranger méprisé. C’est pour cela que je suis venue te voir.

Elle éclata soudain en sanglots, se jeta à mes pieds et m’adressa cette prière en étreignant mes genoux :

— Je t’en supplie, emmène-moi avec toi et partons ensemble le chercher en Galilée ! Tous ceux qui l’ont pu ont quitté la ville aujourd’hui pour se rendre en Galilée. Même les femmes sont parties ! Il est apparu la nuit dernière à ses messagers et leur a promis de les précéder sur le chemin de la Galilée ; ils le verront là-bas et peut-être que moi aussi je pourrais le voir si tu consens à m’emmener avec toi.

Je la secouai par les épaules, l’obligeai à se relever et à s’asseoir de nouveau.

— Ne pleure pas ! dis-je avec agacement. Et cesse de crier des phrases incompréhensibles ! Raconte-moi ce que tu sais et nous aviserons ensuite.

Marie sécha ses larmes et quand elle se fut convaincue de mon attention, elle reprit son calme.

— Tu te souviens de la femme riche qui possède un élevage de colombes et qui marchait à sa suite. Elle te comprend et sait que tu cherches avec ferveur le nouveau chemin, mais on lui a formellement interdit de te revoir parce que tu n’es pas un fils d’Israël. C’est elle qui m’a conseillé de recourir à toi car tu es en butte au mépris comme moi puisque tu es romain. Elle ne peut m’amener avec elle, mais elle a dit que le maître connaît bien ceux qui peuvent entendre sa voix. Cette nuit, les Onze étaient réunis dans la chambre haute que tu as vue et Jésus en personne leur est apparu, passant à travers les portes closes comme la nuit qui suivit sa résurrection. Cela tu le sais déjà. Il leur assura que c’était bien lui en chair et en os et laissa Thomas toucher ses plaies afin que tous croient qu’il a ressuscité des morts. Sans expliquer aux femmes ce que le maître avait dit, les disciples ont apprêté leur départ, Jésus leur ayant annoncé qu’il les précéderait en Galilée. Ils ont donc quitté la cité en groupes de deux ou de trois et les sentinelles les ont laissés passer sans les inquiéter ; les femmes sont parties également, ainsi que plusieurs de ceux qu’il a guéris et Simon de Cyrènes. Ils sont tous convaincus de le trouver en Galilée.

Ce que Marie achevait de me raconter me parut digne de foi et en réfléchissant je crus également que Marie de Magdala était bien disposée à mon égard, même si elle n’osait pas venir me voir à cause des disciples.

— Mais pourquoi justement en Galilée ? demandai-je. Que doit-il se passer là-bas ?

Marie de Beerot secoua la tête et répondit :

— Je ne sais. Mais quel besoin avons-nous de le savoir ? Ce qu’il dira ne nous suffit-il pas ? Ils avaient tous une telle hâte que, dès l’ouverture des portes, au petit matin, les premiers groupes se sont éloignés.

Elle me toucha le genou avec timidité.

— Prépare-toi aussi à quitter Jérusalem et permets-moi de t’accompagner en te servant, car nul autre ne veut m’emmener avec lui et je ne puis me rendre en Galilée toute seule ; je n’ai pas d’argent pour m’offrir un guide et seule, je suis sûre de tomber aux mains des légionnaires ou des brigands.

J’aurais beaucoup aimé la croire et il ne faisait aucun doute qu’elle n’essayait point de m’induire en erreur délibérément, la force de son désir étant le meilleur garant de sa sincérité. Elle ne m’avait rapporté cependant que ce qu’elle avait entendu dire et, en ces jours de confusion, si nombreuses courent les rumeurs qu’il est aisé de s’y perdre.

Aussi jugeai-je nécessaire de chercher confirmation de ces bruits auprès d’autres personnes. En outre la prière de Marie me mettait dans l’embarras, car je n’avais nulle envie de prendre à ma charge une inconnue pour un voyage rempli d’embûches et dont ni le but ni le résultat n’étaient pour moi très clairs.

Marie remarqua mon hésitation, et détourna le regard avec tristesse.

— Je comprends, murmura-t-elle, tu n’as pas besoin de me donner d’explications. Évidemment ! Que penseraient tes amis romains si l’ami du gouverneur voyageait en compagnie d’une jeune Juive d’humble condition ? J’ai eu tort, je le sais, de te le demander, mais tu es le seul homme qui m’ait donné sans rien exiger de moi et c’est la raison pour laquelle j’ai fait appel à toi.

Elle dit, et l’écoutant parler, j’eus honte de moi et de mes soucis de bien-être alors que j’étais libre, riche et n’avais de compte à rendre à personne. Si Marie devenait une charge trop pesante, il serait toujours temps de la quitter en lui laissant quelque argent, mais s’il était vrai que Marie de Magdala me l’eût envoyée, elle pourrait m’être utile pour rencontrer le ressuscité en Galilée au cas où il se trouverait vraiment là-bas.

— Tout cela n’est pas plus sûr que de construire un pont avec une paille pour gagner l’autre rive ! Mais toi, tu connais les doux de la terre et je crois ton désir de rencontrer le roi des Juifs ressuscité aussi ardent que le mien. Je me montrerais aussi cruel et impitoyable que ses disciples si je te repoussais de la même manière qu’ils m’ont repoussé. Peut-être ne voudra-t-il pas non plus de nous, mais cette idée ne doit point nous empêcher d’essayer.

Marie de Beerot leva ses mains en s’écriant :

— Je prierai pour toi chaque jour de ma vie si tu m’amènes en Galilée ! À vrai dire, je n’osais point l’espérer et je suis venue en me traitant d’insensée tout au long du chemin. Si notre voyage échoue et que nous ne le rencontrons pas, tu pourras me vendre comme esclave car plus rien désormais ne m’importera de ce qui pourra m’advenir.

— Nous n’allons point nous précipiter et partir dans l’obscurité, dis-je en tentant de la calmer. Je n’ai nulle envie de me lancer à l’aveuglette dans cette aventure. Il nous faut dormir cette nuit et si demain les nouvelles que je recueillerai confirmaient tes dires, j’organiserais le voyage, choisirais la route à suivre et les haltes, enfin préparerais tout pour que nous arrivions en Galilée dans les meilleures conditions et sans retard. Une fois là-bas, il sera temps de tout examiner pour voir ce qu’il conviendra de faire.

Marie se mit alors à pousser des gémissements :

— Tout un long jour j’ai attendu et mon cœur est si rempli d’impatience que je suis assurée de ne pouvoir fermer l’œil de la nuit ! Pourquoi ne pas partir tels que nous sommes, sans bagages ni rien, et dormir avec les doux de la terre ou dans les champs ? Les nuits maintenant ne sont plus si froides ! Ainsi le voyage ne coûterait guère et tu ne ferais pas de grandes dépenses pour moi.

Sa naïveté me fit éclater de rire.

— Je crois avoir une expérience des voyages plus poussée que la tienne, dis-je, et parfois la manière de voyager la moins onéreuse finit par coûter plus cher que ce que tu as l’air de croire, on peut par exemple y perdre sa santé ou être rossé par des vagabonds. Laisse-moi donc tout préparer comme je l’entends et, une fois que nous serons en Galilée, ce sera ton tour de me donner des conseils sur le chemin à suivre.

— Je sais seulement que la ville de Capharnaüm où vivait et prêchait Jésus se trouve au bord de la mer de Galilée ; je pense donc que c’est vers là-bas que nous devons diriger nos pas si en route nous n’apprenons rien de nouveau à son sujet.

Marie, craignant peut-être que je ne l’abandonnasse prétendit ne pas savoir où dormir et me pria de la laisser reposer sur la terrasse, ou devant ma porte, ou dans un coin de ma chambre. J’acceptai, pensant qu’il ne serait point inutile de commencer à m’accoutumer à sa présence puisque j’allais voyager avec elle et passer les nuits dans des lieux inconnus en sa compagnie. Elle ne me dérangea guère de toute la nuit et ne fit pas un mouvement, enveloppée dans son manteau sur un coin du tapis. Le matin, après la sonnerie des trompettes, elle fit à haute voix son oraison matinale suivant la tradition judaïque. Ensuite, elle s’efforça de rester le plus discrète possible, sans me gêner dans mes activités quotidiennes. Je lui enjoignis de m’attendre dans la chambre, puis descendis l’escalier et rencontrai mon propriétaire qui disposait devant la porte de la maison son éventaire de mercerie.

— Carantès, dis-je, je vais poursuivre mon voyage et l’heure a sonné de mon départ de Jérusalem. La jeune fille est restée là-haut, car j’ai l’intention de l’emmener avec moi. Je me souviens cependant de ce que tu as dit hier soir : achète-lui donc des vêtements neufs et habille-la des pieds à la tête d’une manière convenable. Trouve également les bijoux nécessaires, afin que personne ne se permette de la mépriser durant le voyage et que nul ne puisse la considérer comme indigne d’être ma compagne. N’exagère pas toutefois, car je ne veux pas qu’elle attire l’attention sur elle inutilement.

Le Syrien battit des mains de surprise.

— Je ne sais si tu agis avec prudence, s’écria-t-il, mais tu dois savoir ce que tu fais. Certes, tu pourrais trouver dans n’importe quelle ville des filles comme elle, et tu économiserais ainsi les frais de son voyage ; mais c’est en tout cas plus raisonnable que de te mêler de la politique juive à laquelle tu n’entends rien.

Il ne me fit aucune question sur ma destination, car le souci de satisfaire mes désirs d’une manière avantageuse tant pour lui que pour moi le préoccupait suffisamment.

Je me rendis ensuite directement chez mon banquier Aristhènes, que je trouvai déjà levé et en plein travail devant sa table de calculs et de lettres de crédit.

Il me salua avec bonne humeur et m’examina de la tête aux pieds.

— Tu as suivi mes conseils au-delà de mon attente ! Ta barbe est plus longue que la mienne et les franges cousues à ton manteau te rangent dans la classe des prosélytes hébreux. As-tu réussi à vérifier ce que tu désirais ? Es-tu satisfait ?

J’acquiesçai avec prudence.

— J’ai appris plus de choses que ce que je voulais et je suis à présent rassasié de Jérusalem. On m’a beaucoup vanté la beauté de la Galilée et de Tibériade, la cité nouvelle construite par Hérode Antipas sur la rive du lac. On dit qu’il y a des thermes pour prendre les eaux, que l’on peut aller au théâtre ou au cirque et vivre à la manière hellène sans que nul ne crie au scandale.

Aristhènes prit une expression lointaine en évitant mon regard, ce qui me poussa à ajouter :

— Franchement, je crois avoir épuisé mon corps et mon esprit au-delà de mes forces durant la saison hivernale d’Alexandrie et j’ai besoin de bains et de massages salutaires afin de pouvoir conserver mon équilibre après tout ce que j’ai entendu et appris.

Aristhènes esquissa un sourire.

— Tu t’es laissé séduire, à ce que je vois, par quelque agent beau parleur du prince Hérode. Certes, il a fait un grand effort pour construire une moderne cité grecque et son désir est d’attirer les voyageurs et les gens préoccupés de leur santé afin qu’ils viennent y dépenser leur argent dans une atmosphère de tolérance. As-tu l’intention de t’y rendre par la Samarie ou par le chemin des pèlerins à l’est de Jéricho ?

— Je suis justement venu te consulter à ce sujet, répondis-je. Je voudrais également prendre de l’argent de mon compte ainsi qu’un ordre de paiement pour un banquier de Tibériade de tes relations. Pour être tout à fait franc, je dois t’avouer que j’ai fait la connaissance d’une charmante jeune personne qui m’accompagnera. Mon expérience de Baiae m’a appris qu’il est préférable d’aller prendre les eaux déjà accompagné lorsque l’on est un homme point trop vieux ; sinon l’on risque de se retrouver complètement démuni et la tête à l’envers.

Le sourire d’Aristhènes se fit ironique.

— Ma banque est à ton service et je n’ai ni le droit ni le besoin de t’interroger pour connaître tes intentions. Cependant, si je me souviens bien, tu avais entrepris des recherches poussées sur les enseignements de Jésus, le Nazaréen crucifié.

Je trouvais fort désagréable d’être contraint de lui mentir et choisis mes mots tandis qu’il me fouillait de son regard plein d’expérience.

— Certes, j’ai entendu à son sujet de nombreuses histoires merveilleuses, et il n’est point exclu qu’une fois en Galilée je me renseigne davantage. Je reconnais également que dans votre ville sacrée ont eu lieu des événements hors du commun après sa mort. Mais je me suis suffisamment préoccupé de lui ces derniers jours.

Aristhènes réfléchit durant quelques instants en me scrutant d’un air méfiant.

— Ton désir soudain de te rendre en Galilée, finit-il par dire, me surprend, je l’avoue. On m’a rapporté que tout au long de la journée d’hier beaucoup de gens avaient quitté la ville pour la Galilée et il court le bruit parmi ceux de basse extraction que là-bas se produisent des miracles. Naturellement, je sais bien qu’un homme cultivé comme toi n’a pas l’intention de courir derrière des pêcheurs et des charpentiers, la coïncidence cependant n’a point laissé de me surprendre.

« Soyons francs l’un et l’autre, poursuivit-il. J’ai des raisons de penser que notre grand Sanhédrin est à présent fatigué des Galiléens qui avaient suivi cet homme et des bruits dépourvus de fondement que propageaient leurs femmes. Les gens simples sont prêts à tout croire, même le plus absurde et il est difficile de lutter contre des bruits, encore plus difficile de condamner un homme en se fondant sur ces seuls bruits ! Tout le monde s’empresserait de rappeler qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Une crucifixion est un avertissement suffisant pour le peuple et la persécution des disciples de cet homme ne ferait qu’augmenter la confusion. Mieux vaut donc qu’ils l’oublient et c’est pour cela, je crois, que nos princes ont fait comprendre d’une manière indirecte à ces Galiléens que toute poursuite cesserait s’ils quittaient la ville définitivement. Qu’ils s’en retournent en Galilée et que le roi Hérode Antipas dont c’est la juridiction fasse d’eux ce que bon lui semble ! Personnellement, je suis persuadé qu’une fois chez eux, où ils sont connus, ils deviendront inoffensifs : nul n’est prophète en son pays ! Si je te parle de la sorte, c’est afin que tu n’imagines point de folies et n’ailles pas agiter dans ta tête des pensées qui ne doivent même pas effleurer un homme doué de raison.

Dans cette pièce luxueuse où je me trouvais entouré de murs épais, de portes, de fenêtres, de serrures, ce fut comme si les paroles pleines de bon sens du banquier eussent recouvert de terre les charbons ardents de mon esprit.

— Si tout cela est aussi insignifiant que ce que tu prétends, je me demande pourquoi tu en es si totalement informé, répliquai-je avec humeur. Pourquoi ne serai-je point franc à mon tour ? On m’a dit qu’il a ressuscité d’entre les morts, qu’il est apparu à ses disciples et qu’il a promis d’aller au-devant d’eux en Galilée.

Aristhènes palpait la couture de son manteau comme pour gratter ses vêtements. Puis il reprit son calme et tenta même de sourire.

— Je déplore qu’une surveillance défectueuse ait permis à ses disciples de dérober le cadavre dans le sépulcre lors du tremblement de terre, car cela leur permet depuis de diffuser les bruits les plus insensés. Certes, ils n’ont pas de mal à faire avaler à leurs adeptes secrets ces contes qui sanctifient leur fuite de Jérusalem. Je te comprendrais si tu étais un Hébreu depuis toujours fasciné par les textes sacrés et dans l’attente du Messie. Mais toi ! Un Romain doublé d’un philosophe ! Un mort ne ressuscite pas, cela ne s’est jamais produit et ne se produira jamais !

— Pourquoi donc t’exciter de la sorte, homme plein de prudence ? répliquai-je. Je comprends fort bien que tu te sentes attaché à tes coffres, à ton argent et à tes affaires et que tu essayes de toutes tes forces de conserver les choses en l’état. Moi, en revanche, je suis libre d’aller et venir à ma guise et même d’agiter dans mon esprit des idées auxquelles tu n’oses pas penser. Je vais prendre les eaux dans les thermes de Tibériade et souhaite du fond du cœur entendre là-bas et peut-être voir des choses qui ne sont jamais advenues auparavant !

Je me sentis rempli de haine envers son monde et sa propre personne, sa petite barbe, son visage et ses mains manucurées, et ses cheveux bouclés à la manière des Grecs ! Je vis en esprit les sœurs de Lazare, Marie de Magdala et même Marie de Beerot, et j’éprouvai plus d’admiration et de tendresse pour leur espérance que pour cet homme esclave de son argent et de ses intérêts ! Parce qu’il était lui-même dépourvu d’espoir, il méprisait celui d’autrui !

Il dut lire dans mes pensées car, changeant radicalement d’attitude, il dit en agitant les mains :

— Pardonne-moi, tu dois savoir mille fois mieux que moi ce que tu as à faire ! Je comprends qu’avec ton âme de poète, tu te sentes attiré par ce que je suis obligé de refuser, moi qui ne suis qu’un homme d’affaires ! Je suis bien certain que tu ne seras pas la dupe de ces escrocs et que tu ne croiras pas les histoires que l’on raconte là-bas !

« Comment donc désires-tu te déplacer ? Je peux mettre à ta disposition un guide de caravanes très expérimenté, avec des chameaux et des bêtes de somme ainsi qu’une tente entièrement équipée de tout le nécessaire pour que tu ne sois pas à la merci des auberges communes ; tu éviteras de cette façon la saleté, les parasites et les mauvaises rencontres. Il vaudrait mieux engager une escorte de légionnaires syriens et ainsi tu serais tranquille le jour comme la nuit. Naturellement, cela revient un peu plus cher, mais tu peux te le permettre.

J’avais prévu une expédition de ce genre et c’était même la raison pour laquelle je m’étais adressé à lui. Son empressement ne m’étonnait point, car sans doute toucherait-il une commission en organisant un déplacement comme celui qu’il me proposait.

Mais je supposai qu’un homme à lui surveillerait tous mes faits et gestes pour l’en informer et que lui, à son tour, irait communiquer aux membres de son gouvernement tout ce qu’ils désiraient savoir. Et cela me fit hésiter dès le début bien que je ne susse à quoi me résoudre.

— À vrai dire, j’avais l’intention de voyager par mes propres moyens. Je ne suis jamais allé au gymnasium depuis mon arrivée à Jérusalem et je compte sur les aléas du voyage pour raffermir mes forces physiques. Mais il est évident que je dois également me préoccuper du bien-être de ma Compagne.

— Exactement, approuva le banquier avec enthousiasme. Les difficultés les plus futiles rendent une jeune femme irritable et capricieuse. J’imagine par ailleurs qu’une peau blanche couverte de piqûres d’insectes ne doit point te séduire. Laisse-moi lui offrir quelque chose pendant que j’y pense.

Il sortit de la pièce, puis revint peu après portant une glace à main de style grec, le dos délicatement gravé d’un satyre étreignant une nymphe qui tentait de s’échapper. C’était un miroir fort bien poli mais je ne voulais pas en l’acceptant rester en dette avec le banquier.

— Ne crains rien, dit-il en me le mettant de force dans la main, ce n’est pas un miroir magique ! Mais ton amie concevra d’agréables pensées à ton sujet en y regardant sa propre image en même temps que le satyre. Je sais que l’on raconte qu’il existe des miroirs qui peuvent tuer celui qui s’y regarde, mais mon bon sens se refuse à l’accepter. Comme cependant mieux vaut être prudent, je te conseille du fond du cœur de ne point te pencher par mégarde dans un miroir de ce genre et je souhaite que tu ne voies rien qu’un homme ne doive voir.

Et sans me donner le temps de penser à la signification de ses paroles, il se mit à compter sur les doigts, assurant que j’aurais besoin d’une servante pour la femme qui m’accompagnait, d’un cuisinier et d’un domestique personnel ainsi que d’un conducteur pour les bêtes de somme et d’un homme chargé de monter la tente.

— Il me semble, conclut-il, qu’avec une douzaine de personnes tu auras une escorte suffisante qui, en outre, n’attirera point l’attention et correspond parfaitement à ta dignité.

Je me vis aussitôt au milieu d’un groupe d’hommes braillards, se battant, riant ou chantant, incapables de faire régner entre eux la moindre discipline. Et cette seule idée m’épouvantant, je rejetai le projet.

— Ce n’est pas une question de frais, mais la solitude est mon luxe. Fais-moi une autre proposition et reprends ton miroir de toute façon : son dessin frivole ne manque point de charme, mais je crains que les Juifs ne me regardent de travers s’ils le voient.

— J’ai une idée ! Il m’est arrivé de recourir aux services d’un certain Nâtan dont l’unique défaut est d’être un homme de confiance absolue et de connaître parfaitement la Judée, le territoire de la Décapole, la Samarie et la Galilée. Lorsque je suis allé chercher la glace à mains, je l’ai aperçu assis dans la cour ce qui signifie qu’il est en quête de travail. Je n’ai rien pour lui en ce moment et ne veux pas qu’il reste jour après jour assis chez moi, car son caractère taciturne irrite mes serviteurs. Je sais qu’il a conduit des caravanes jusqu’à Damas. Explique-lui où et comment tu veux voyager et il s’occupera de tout pour ta plus grande satisfaction. Tu peux également lui confier ta bourse afin qu’il se charge de payer tous les frais ; certes il ne se fatigue pas à marchander, mais il ne débourse point non plus ce qu’on lui demande, il paie ce que lui-même juge le juste prix. Les hôteliers ne lui versent aucune commission, car il préfère toucher un salaire.

— Présente-moi cet oiseau rare ! m’écriai-je, en soupçonnant Aristhènes de me tendre un piège.

Mais il me conduisit dans la cour, tout en se riant de ma méfiance, où il me montra Nâtan : les cheveux coupés, pieds nus, hâlé par le soleil, il portait un manteau blanc très sale. Lorsqu’il leva la tête vers moi, ses yeux me parurent les yeux les plus tristes que j’aie jamais vus mais je ne sais pourquoi, il m’inspira aussitôt confiance.

Je priai Aristhènes d’expliquer mon affaire à Nâtan, mais le banquier levant les bras s’éloigna en riant et regagna son bureau où il ordonna au scribe de compter l’argent et de rédiger l’ordre de paiement à l’intention de son représentant de Tibériade. On eût dit qu’il désirait se laver les mains de cette question et un nouveau regard sur Nâtan me révéla que je n’avais, pour le moins, pas affaire à un espion.

— Nâtan, je suis Marcus, citoyen romain. Je désire me rendre en compagnie d’une femme à Tibériade. Je veux voyager de la façon la plus simple possible et sans attirer l’attention. Mon prix sera le tien et je te confierai ma bourse durant le trajet.

Le guide leva les yeux pour regarder mon visage, puis mes pieds comme pour jauger mes aptitudes de marcheur. Il se contenta ensuite de hocher la tête sans dire un mot. Il me parut cependant surprendre une lueur d’étonnement dans son regard.

— Je pense que trois ou quatre ânes nous suffiront, poursuivis-je. Ma compagne et moi-même avons besoin de tapis pour dormir et d’ustensiles de cuisine. Trouve donc ce qui te semblera nécessaire et viens à midi à la maison du mercier Carantès, dans la ruelle des merciers près du palais des Asmonéens.

Une nouvelle fois l’homme hocha la tête, puis il laissa tomber une branche d’arbre à moitié écorcée qu’il tenait dans sa main ; la cassure étant tombée dirigée vers le haut, il hocha la tête pour la troisième fois. Comme me l’avait annoncé le banquier, ce n’était point un bavard et après les questions d’Aristhènes, il ne me déplut pas qu’il ne me demandât rien. Je rentrai dans l’édifice afin de prendre congé.

Le banquier, tout à son rôle, m’expliqua l’état de mon compte et laissa à son secrétaire le soin de me remettre la bourse et la lettre de crédit.

— Bon voyage ! souhaita-t-il. Nous nous reverrons ici à Jérusalem lorsque tu reviendras.

Je retournai dans la cour où je remis la bourse à Nâtan qui la soupesa, l’accrocha à sa ceinture, réfléchit un instant en observant la position du soleil pour enfin sortir sans plus d’explications. Je restai cloué de stupéfaction de le voir s’éloigner ainsi, tant notre marché et son comportement étaient différents de ceux que l’on a coutume de rencontrer au cours d’échanges commerciaux dans les pays d’Orient. Je ne pensai point cependant qu’un tel homme pût me tromper.

Pour ma part, je me dirigeai vers le quartier situé près des remparts où j’avais suivi dans les ténèbres de la nuit l’homme qui portait la cruche d’eau. Gravissant des escaliers et des venelles tortueuses, je montai peu à peu le long de l’antique muraille jusqu’à la porte que nous avions franchie ensemble. Malgré la ferme résolution que j’avais prise de ne plus jamais déranger les messagers qui m’avaient chassé de leur présence, je voulais m’assurer de leur départ de la cité.

Il me sembla reconnaître la maison dans laquelle j’étais entré ; sa lourde porte était entrouverte, mais il n’y avait aucun mouvement dans la cour. Je fus soudain pris de peur, une peur que je ne pouvais m’expliquer mais qui m’empêcha de franchir le seuil si bien que, sans savoir pourquoi, je passai sans m’arrêter devant la maison. Puis je retournai sur mes pas, mais il me fut impossible d’entrer et je crois que, même si je l’avais voulu, je ne l’aurais pu.

J’hésitai un moment, puis me résolus à faire demi-tour. J’étais en colère contre moi-même, m’accusant de manquer de courage tout en m’étonnant de la solitude du quartier où je n’avais en effet croisé que fort peu de passants. Près de la muraille, j’entendis une espèce de battement monotone : c’était un mendiant assis par terre qui, trop orgueilleux pour m’adresser la parole, s’efforçait ainsi d’attirer mon attention en frappant une pierre avec son bâton.

Je m’étais rendu compte qu’il était préférable de ne point donner d’aumône aux pauvres : sinon, ils me poursuivaient en boitant et gémissant et je n’arrivais plus à m’en défaire. Mais ce mendiant, auquel il manquait un pied, me regardait en silence, et cessa son battement dès qu’il s’aperçut que je l’avais remarqué. Je m’arrêtai alors et jetai une pièce devant lui.

Il s’en saisit sans remercier.

— Que cherches-tu, ô étranger ? demanda-t-il. Assis sans pied à même le sol, je vois beaucoup de choses, même celles que les gens ne veulent pas que je voie.

— Dans ce cas, donne-moi un signe, le priai-je.

— Des préparatifs pour un voyage, une sortie précipitée sont les seuls signes que je connaisse, répondit le mendiant. Même des hommes qui n’aiment guère montrer leur face durant le jour ont quitté les lieux, des pêcheurs, à ce que je sais ; sans doute sont-ils pressés de retirer leurs filets. Ce signe te convient-il ?

— Bien plus que tu ne crois, dis-je en jetant une autre pièce.

Le misérable s’en empara et contempla mes traits comme s’il cherchait à me reconnaître.

— N’es-tu pas l’homme qui conduisit une nuit un aveugle et lui fit don de son propre manteau près de la porte de la Fontaine ? interrogea-t-il soudain. S’il en est ainsi, je te conseille de faire l’achat d’un filet et de partir derrière les autres. Peut-être le temps est-il propice à la pêche.

La gorge nouée, je sentis frémir mon cœur dans ma poitrine.

— Qui t’a chargé de me parler de la sorte ? demandai-je.

Le mendiant sans pied secoua la tête.

— Nul ne m’a chargé de dire cela ! cria-t-il. C’est l’amertume qui me fait parler car si je n’étais pas infirme, moi aussi je partirais à l’instant pour la Galilée ! C’est comme une chanson et un cri d’allégresse : en Galilée ! En Galilée ! Mais moi je ne puis y aller !

— Ton langage n’est pas celui d’un mendiant.

— Je n’ai pas été mendiant toute ma vie, rétorqua-t-il avec orgueil. Je connais les écritures et, assis sans pied dans la poussière et la saleté de la rue, il m’est beaucoup plus facile de comprendre et de croire ce qu’un homme pourvu de tous ses membres intacts a du mal à comprendre et à croire. Cette folie m’a déjà valu des coups sur la bouche et il vaudrait mieux que je me taise, mais je n’ai pu résister à la tentation lorsque j’ai remarqué avec quelle timidité tu contemplais cette maison que j’ai moi-même regardée de loin.

— En Galilée donc ! m’exclamai-je. Tu m’as redonné courage.

— Oui ! En Galilée ! reprit-il avec ferveur. Et si tu le rencontres, prie-le de nous bénir, nous les plus petits de ses frères, nous que les savants frappent sur la bouche.

Je le touchai à l’épaule et à la main.

— Tu seras certainement plus proche du royaume que moi, dis-je, bien que mes pieds puissent me porter jusqu’en Galilée. Bénis mon voyage et moi-même qui désire être doux et humble de cœur.

Il sourit avec mélancolie et, levant son regard vide vers moi, se mit à chantonner quelques mots en hébreu qu’il répéta ensuite en araméen afin que je pusse les entendre :

— Je sais que mon Rédempteur est vivant. Je demeurerai le dernier sur cette terre et lorsqu’ils m’auront dépouillé, alors je verrai Dieu.

Il n’ouvrit plus la bouche, se couvrit la tête et s’inclina jusqu’à terre. De mon côté, je n’osai lui parler davantage, frappé par la distance qui le séparait de l’aveugle que j’avais guidé : le malheur avait fait de l’un un être méchant et plein d’amertume, tandis que l’autre, après avoir tout perdu, mettait son espérance dans l’avenir comme si son passé ne l’avait frappé que pour le séparer de son dieu. Il acceptait avec résignation son infirmité et l’attente dans la crasse de la rue, et grâce à lui je pénétrai plus profondément le sens de l’humble espoir des doux de la terre.

Pensif, je regagnai la ville basse et en approchant de la maison du Syrien Carantès, il me semblait avoir des ailes. Le doux enthousiasme de l’espérance avait empli mon âme de réconfort, et en moi résonnait la chanson et le cri d’allégresse : « En Galilée ! En Galilée ! » qui couvrait toute autre pensée.

Je ne pus toutefois monter directement dans ma chambre, mais fus obligé de rester assis sur le pas de la porte pour attendre ; en effet, la femme du Syrien était là-haut avec sa fille pour aider Marie à s’habiller.

— Tu connais les femmes, expliqua Carantès, elles n’ont pas pu résister à la tentation devant les jolis vêtements et les bijoux de pacotille que j’ai rapportés. Tout cela a convaincu mon épouse que Marie de Beerot n’est pas une mauvaise femme, mais plutôt une innocente jeune fille que tu désires sauver et convertir en une personne comme il faut.

— J’ai sans doute perdu le sens de la vertu et de la décence dans cette ville sans mesure. Chaque jour monte du temple jusqu’au ciel la fumée des sacrifices à la gloire du dieu sans image, comme si les sacrifices et les cérémonies de purification pouvaient réconcilier l’homme avec un dieu si redoutable qu’il n’est même pas permis de prononcer son nom à voix haute d’après ce que l’on raconte. Ici, les religieux sont trop pleins de piété et les impies dissimulent leur méchanceté dans leurs franges et leurs voiles de prières. J’accorde plus de crédit à Marie la pécheresse qu’aux prêtres qui vont vêtus de blanc dans le temple, car elle au moins reconnaît son péché et s’en repent avec sincérité.

— Mais qu’est-ce que le péché en définitive ? interrogea Carantès d’un air sceptique. Les jeunes filles, dans les villes de Syrie, constituent leur trousseau en faisant, pour la plus grande gloire de la déesse et moyennant une forte rémunération, la même chose que cette fille d’Israël qui, elle, n’avait pas d’autre ressource ! Là-bas, nos prêtres condamnent un pécheur à rester couvert de ses propres excréments assis un temps donné à l’orée du chemin pour que les autres se moquent de lui ; je n’ai jamais compris comment ce traitement peut jamais purifier quiconque de ses fautes ! Pas plus que je ne comprends ce qu’espèrent obtenir les prêtres de la terre mère lorsqu’ils se mettent à tourner jusqu’à perdre la tête au point de se taillader tout le corps ou de se faire castrer en l’honneur de leur déesse !

« Mais peut-être suis-je devenu un pauvre diable depuis le temps que je vis à Jérusalem ! Je me suis éloigné des dieux de mes pères et crains à présent le dieu sans image des Juifs.

« En tous cas, tant que mes affaires marcheront bien et que mon épouse ne me répétera pas plus de trois fois le jour que je suis mortel, je ne m’estimerai pas trop malheureux !

Je n’eus point l’occasion de lui répondre car son épouse et sa fille, bavardant avec feu, descendaient pour m’inviter à aller contempler la fiancée. Un tantinet intrigué par ce revirement d’attitude, je gravis l’escalier, entrai dans la chambre et demeurai, étourdi, devant Marie de Beerot : revêtue de ses nouveaux atours, elle paraissait encore plus jeune que la nuit passée ; elle portait à la taille un bijou bien plus qu’une ceinture, un diadème ornait son front, un collier de pierres multicolores ceignait son cou, de grandes boucles pendaient à ses oreilles et elle avait même une chaînette autour de la cheville. Le visage illuminé par la joie, elle s’exclama en me saluant :

— Pourquoi m’as-tu fait revêtir comme la fille d’un homme riche qui se rend à une fête ? demanda-t-elle. On m’a baignée, parfumée, on a lavé mes cheveux, je peux couvrir mon visage avec ce voile durant le trajet et ce manteau protégera mes vêtements de la poussière des chemins.

Elle essaya le voile et s’enveloppa dans son manteau, puis elle virevolta en faisant tintinnabuler ses bijoux. J’étais ému par son enthousiasme juvénile car on aurait dit que le fait de porter des habits neufs l’avait lavée de son passé dégradant.

Carantès monta également pour la voir et en homme qui admire son chef-d’œuvre, il toucha chaque pièce et chaque bijou, m’invitant à toucher à mon tour et m’annonçant le prix de chaque article comme s’il se fût agi de faire comprendre à Marie tout l’argent gaspillé pour une fille de son acabit ; son visage devint triste en entendant ce qu’elle me coûtait, sa joie s’éteignit et elle me jeta un regard plein de méfiance.

Je rendis grâce à Carantès pour ses peines et ajoutai quelques mots de courtoisie à l’adresse de son épouse et de sa fille, jusqu’au moment où tous les trois se rendant compte qu’ils étaient de trop dans la pièce, ils prirent congé en riant et se cachant la bouche avec la main. Restée seule avec moi, Marie, les yeux remplis d’effroi, alla s’appuyer contre le mur comme pour y chercher une protection.

— En vérité, que veux-tu de moi ? interrogea-t-elle. Une chose semblable m’est arrivée une fois déjà lorsque je m’enfuis de mon village natal ; alors que j’allais par les rues de la ville vêtue de sacs, je rencontrai une vieille femme qui m’amena chez elle et me fis revêtir de merveilleux habits ; je crus bonnes ses intentions jusqu’au moment où je découvris dans quel genre de maison j’étais tombée. Elle m’a frappée parce que je ne pus servir ses clients suivant leur attente et je ne réussis à lui fausser compagnie qu’au bout de trois jours. Mais je te croyais différent et j’ai prié pour toi en reconnaissance de ta bonté, car tu m’as laissée tranquille cette nuit alors que j’avais si peur. Je doute à présent de tes intentions à mon égard : pauvre et mal coiffée, sans doute que je n’étais pas assez jolie à ton goût !

— Ne crains rien, dis-je en riant pour la rassurer. Ce n’est pas le royaume de la terre que je désire, sinon pourquoi ne pas rester avec toi à Jérusalem ? Je sais trop par expérience que la passion terrestre est une tombe brûlante, qui n’apporte pas le plus léger soulagement mais nous consume d’autant plus que nous nous engloutissons en elle. Mon unique désir est d’atteindre l’autre royaume, celui qui est encore parmi nous, et c’est pour le chercher que j’irai avec toi en Galilée.

Mais elle n’apprécia guère mes aimables paroles. Ses yeux noirs se remplirent de larmes, elle frappa le sol de son petit pied et, arrachant son collier et son diadème les jeta par terre en criant :

— Je comprends maintenant pourquoi tu n’as pas daigné choisir toi-même mes bijoux mais en as chargé un autre à ta place. Ton indifférence me blesse et pour rien au monde je ne porterai ces breloques que tu n’as pas choisies personnellement, et même si je n’en ai jamais possédé d’aussi belles !

Elle avait tout de même tant de mal à s’en séparer qu’elle ne cessait des les arroser de larmes toujours plus abondantes. Puis elle frappa des deux pieds avec violence.

— Tu ne comprends pas, sanglota-t-elle, j’aurais préféré à ces bijoux de métal un collier fait de graines et de pépins de fruits si c’était toi qui l’eusses choisi !

La colère me gagna et je frappai du pied à mon tour.

— Cesse immédiatement de pleurnicher, Marie de Beerot, dis-je. Ton attitude me dépasse ! Que vont penser les gens du dessous en entendant les coups et les hurlements ? Une femme qui pleure est laide comme un sac et je ne vois pas pourquoi je t’amènerais avec moi en Galilée si tu interprètes mon amitié de cette manière !

Marie, soudain effrayée, cessa aussitôt de verser des larmes. Après avoir séché ses yeux, elle courut vers moi, me prit dans ses bras et déposa un baiser sur mes joues.

— Pardonne-moi pour ma stupidité ! supplia-t-elle. Je te promets que je me conduirai bien si tu m’emmènes avec toi.

Ses caresses ressemblaient à celles d’un petit enfant pris en faute, aussi me réconciliai-je bientôt avec elle et lui dis-je en effleurant sa joue :

— Remets tes parures afin que les soldats que nous croiserons en chemin te portent le respect dû à ma compagne. Plus tard, bien que nous ne soyons plus des enfants, j’aurai l’occasion de te confectionner des colliers de graines et de pépins de fruits si tu en as encore envie !

Hélas ! Il est bien vrai que nous ne sommes plus des enfants et pourtant, je sentais au fond de moi un vif désir de le redevenir, de retrouver l’innocence première qui ignore tout des passions et de la méchanceté et qui accueille toujours avec joie la moisson de chaque jour !

Je ne savais guère ce qui m’attendait en Galilée, j’entreprenais peut-être en vain ce long voyage semé d’embûches. Mais, en dépit de tout, je désirais ardemment m’en réjouir ! Et je voulais être heureux de la seule espérance !

Un appel de Carantès m’avertit de l’arrivée des ânes. Le soleil dans le ciel était juste au milieu de sa course. Je descendis sans tarder suivi de Marie de Beerot. Il y avait devant la maison quatre ânes robustes, deux chargés de nos tapis de couchage, un portant les sacs et sur le quatrième était juchée une femme pauvrement vêtue qui fixait obstinément le cou de l’animal. Nâtan me salua avec respect mais ne dit rien, se contentant d’indiquer la position du soleil afin de démontrer qu’il s’était présenté à l’heure convenue.

— Qui est cette femme ? Je ne veux pas qu’elle vienne avec nous, dis-je avec rudesse.

Nâtan ne répondit rien, regardant ailleurs comme si cela ne le concernait pas. Carantès alla parler avec la femme et revint, tirant sa barbe d’un air embarrassé.

— Elle s’appelle Suzanne, expliqua-t-il. Elle dit que ton guide lui a promis de la prendre avec vous comme servante, car elle désire rejoindre la Galilée son pays, mais ne peut faire de longs trajets à pied ; c’est la raison pour laquelle elle est assise sur l’âne, elle ne demande aucun salaire pour ses services sinon de pouvoir vous accompagner. D’après ce que j’ai compris elle est tombée malade à Jérusalem depuis les fêtes de la Pâques et ses compagnons se sont en allés en l’abandonnant ici.

La femme ne fit pas un mouvement, pas plus qu’elle ne se risqua à me regarder. Je me sentais furieux à juste titre.

— Nous n’avons nul besoin d’une servante, criai-je, nous nous servirons nous-mêmes ! Je ne peux amener avec moi en Galilée tous les misérables de Jérusalem !

Nâtan me jeta un regard dans lequel je crus lire une question et lorsqu’il s’aperçut que je ne plaisantais pas, il haussa les épaules, fit un geste avec les mains, arracha de sa ceinture la bourse qu’il jeta par terre et tourna tranquillement le dos sans se préoccuper des ânes. La femme inconnue se mit alors à gémir, mais resta cependant bien accrochée au cou de son animal.

Je pensai que le départ souffrirait quelque retard si je devais me mettre en quête d’un autre guide dont je ne serais peut-être pas sûr. Une vague de colère me submergea, mais je serrai les dents et rappelai Nâtan, lui ordonnant de rattacher la bourse à sa ceinture.

— Je dois me soumettre à l’inévitable, dis-je avec rancœur. Fais comme bon te semble, mais que l’on parte avant que les badauds qui nous entourent ne deviennent trop nombreux.

J’entrai rapidement dans la maison pour liquider mes comptes avec Carantès auquel je donnai plus que ce qu’il demanda.

— Garde les effets que je laisse car je pense revenir à Jérusalem.

Il me remercia avec grandiloquence et approuva sur le ton de l’enthousiasme :

— Oh oui ! Je suis certain que nous te reverrons d’ici peu à Jérusalem.

Nombreux étaient ceux qui s’étaient agglutinés autour des ânes pendant que Nâtan disposait dans les sacs tout ce que j’avais décidé d’emporter. Les hommes palpaient les muscles des animaux, examinaient leurs dentures, tandis que les femmes s’apitoyaient sur la malade pelotonnée sur son âne et qui n’adressait pas le moindre mot à quiconque. Des mendiants apparurent bientôt qui allongeait leurs mains en nous souhaitant un bon voyage ; Nâtan distribua les aumônes qu’il jugea nécessaires pour qu’ils ne nous portassent point malheur avec leurs malédictions.

Il y avait finalement une véritable foule dans la ruelle des merciers lorsque Marie et moi enfourchâmes nos montures et que Nâtan prit la tête du convoi. Il aurait aussi bien pu me fixer un bandeau sur les yeux, car il ne dit pas un seul mot pour me faire part du chemin qu’il comptait emprunter pour nous conduire en Galilée.

Il nous fit traverser tout d’abord la cité jusqu’à une petite place située près de la porte des Poissons par où nous sortîmes de la ville. Les sentinelles qui le connaissaient se mirent en devoir de vérifier les sacs des bêtes de charge, mais s’interrompirent aussitôt lorsque je criai que j’étais un citoyen romain. Grande fut ma surprise quand Nâtan suivit le chemin qui serpente le long des remparts jusqu’à la forteresse Antonia devant laquelle il arrêta les bêtes. Suzanne recommença ses plaintes en voyant les gardes devant la porte et cacha son visage dans l’encolure de sa monture. Je m’efforçai en vain de convaincre Nâtan de poursuivre la route. Il me montra seulement d’un geste que je devais pénétrer dans le fort. Je me demandai si cet homme n’était point muet car il n’avait pas encore desserré les lèvres une seule fois. Cependant en regardant ses cheveux coupés, il me vint à l’esprit qu’il avait peut-être fait vœu de garder le silence.

Je franchis le seuil à contrecœur et pénétrai dans la cour de la forteresse. Les soldats me laissèrent passer sans encombre en dépit de mon apparence plutôt étrange due à ma barbe et à mon manteau rayé. Comme s’il eût obéi à quelque appel, le commandant de la garnison descendit au même instant l’escalier de la tour. Je m’approchai de lui et le saluai en levant la main.

— Je vais prendre les eaux à Tibériade. Mon guide a jugé qu’il était bon de me présenter pour prendre congé de toi en même temps que pour solliciter tes conseils au sujet du trajet. Je voyage sans escorte, en la seule compagnie de deux femmes.

— Traverseras-tu la Samarie, s’enquit-il, ou suivras-tu le cours du Jourdain ?

Ayant honte d’avouer mon ignorance, je m’empressai de demander :

— Quel est celui de ces deux chemins que tu me conseilles ?

L’homme perclus de rhumatismes se tira la lèvre en réfléchissant.

— Il y a d’une part les Samaritains qui sont de mauvaises gens, qui importunent de toutes les façons les simples voyageurs, et d’autre part le Jourdain encore en crue ; tu cours le risque de rencontrer des difficultés aux gués et d’entendre la nuit le rugissement des lions dans les fourrés. Si tu le désires, je te donnerai une escorte de deux légionnaires, que tu devras payer toi-même bien entendu. N’oublie pas de signaler mon obligeance au proconsul.

Mais il ne paraissait guère disposé à réduire, même temporairement, l’effectif de la garnison, ce qui m’incita à refuser sa proposition.

— C’est inutile ! Je voyage sous le protection de Rome et n’ai donc rien à craindre.

— Alors je te donnerai une épée pour le chemin, dit-il avec soulagement. Tu as le droit de voyager avec une arme étant citoyen romain, mais pour plus de sécurité je vais demander au scribe de rédiger un permis de port d’armes car ta manière de t’habiller est un peu particulière maintenant que tu portes une barbe fort touffue.

Je me rendis donc auprès du maître armurier qui me donna une épée, puis achetai au scribe le permis, si bien que mon départ fut assez profitable à l’olivâtre commandant de garnison. Il me reconduisit courtoisement jusqu’au seuil et ne put dissimuler son sourire en me voyant fixer mon épée par-dessus mon manteau.

Mais Nâtan, lui, ne sourit point, et fit seulement un geste empreint de satisfaction lorsque nous reprîmes la marche. Nous contournâmes la zone du temple puis, après avoir traversé le Cédron, suivîmes le sentier en bordure du mont des Oliviers que je connaissais déjà jusqu’à Béthanie. Lorsque les contours de la ville se perdirent dans le lointain, je descendis de l’âne pour marcher à ses côtés. En arrivant au village, j’ordonnai à Nâtan de faire halte et me dirigeai vers la maison de Lazare. Je dus crier un moment avant que ce dernier ne sortît dans le jardin et ne répondît à mon salut. Je lui demandai des nouvelles de ses sœurs.

— Mes sœurs sont parties en Galilée.

— Pourquoi ne les as-tu point accompagnées ? interrogeai-je.

— Je n’ai rien à faire, moi, en Galilée, répliqua-t-il en secouant la tête.

— Mais on m’a dit que ton seigneur est parti devant tout le monde et vous attend en Galilée !

Lazare reprit sur le ton du reproche :

— Et que m’importe ? Moi, je m’occupe de mon jardin et reste auprès de mon tombeau.

Il bredouillait toujours et son regard restait dans le vague comme si la profondeur de ses réflexions l’eût empêché de les révéler à quiconque. Le froid m’envahit et je regrettai de m’être arrêté pour lui rendre visite.

— La paix soit avec toi, dis-je en m’éloignant.

— La paix ! répéta-t-il avec ironie. Si tu savais ce qu’est la paix, je crois que tu ne me la souhaiterais pas !

Il passa sa main jaunâtre sur son front et poursuivit :

— J’ai mal à la tête et l’esprit plein de trouble. J’ai eu peur en entendant que quelqu’un m’appelait par mon nom. La terreur s’empare de mon âme lorsque l’on m’appelle par mon nom. Écoute cette parabole : si toi et moi n’étions pas plus grands que la pointe d’une épingle, ou même plus petits encore, nous croirions être de la même grandeur qu’à présent puisque nous ne pourrions nous comparer qu’entre nous. Pour moi, cette terre et tout ce qui m’entoure est devenu de la taille de la pointe d’une épingle, et je n’arrive point à comprendre pourquoi Jésus a voulu naître, vivre et ressusciter dans ce monde de la taille de la pointe d’une épingle !

Je le quittai et rejoignis le chemin tout en songeant que son séjour dans la tombe avait dû troubler sa raison et qu’il était désormais incapable de penser comme les autres hommes. Nâtan me regarda du même air étonné que j’avais déjà eu l’occasion d’observer plusieurs fois, mais ne souffla mot. Nous reprîmes la route.

Nous arrivâmes à une vallée, puis traversâmes une rivière. Cheminant le long des pentes montagneuses, nous ne nous arrêtâmes qu’une seule fois près d’un puits pour permettre à nos ânes de se désaltérer. Le mutisme de Nâtan gagna également Marie, si bien que nous n’échangeâmes guère de paroles durant le trajet. Mais le silence du guide n’était point un silence malveillant. Au contraire : il dégageait une impression de tranquille confiance tandis qu’il conduisait le convoi. J’avais perdu toute colère à l’égard de la malade qui marchait derrière nous en tâchant de se faire oublier et même, lorsque les ombres s’allongèrent, je commençai à me préoccuper, me demandant si elle supporterait les rigueurs du voyage. Nâtan excitait sans relâche les animaux et marchait à grands pas comme s’il fût aussi pressé que nous-mêmes de se confronter à notre destinée. Je remarquai qu’afin d’éviter la Samarie il suivait le chemin des pèlerins de Galilée qui passe par Jéricho.

Lorsque s’allumèrent les premières étoiles dans le ciel, nous fîmes halte dans un hameau et Nâtan conduisit les bêtes dans la cour d’une auberge misérable dont nous dûmes nous accommoder également. Sans attendre, il déchargea les animaux avec dextérité, porta les tapis dans une pièce vide et fort propre, quoiqu’elle sentît le fumier. Suzanne alluma un feu dans la cour et entreprit de préparer le repas, en maniant les sonores ustensiles de cuisine ; elle assaisonna de la farine à laquelle elle mélangea des morceaux de mouton, puis posa le plat sur le feu ; tandis qu’il mijotait, elle alla chercher de l’eau et insista pour me laver les pieds ; elle lava également ceux de Marie qu’elle traitait avec le plus grand respect. Lorsque le repas fut prêt, elle me servit en premier, puis servit Marie. Une agréable sensation de bien-être s’empara alors de moi.

J’appelai Nâtan et m’adressai à lui et à Suzanne :

— Je ne sais si je vais heurter vos habitudes mais puisque nous voyageons ensemble et que nous devons dormir dans la même pièce, autant partager le même repas. Prenez donc place ici.

Ils se lavèrent les mains et s’accroupirent pour manger. Nâtan rompit le pain, puis le bénit à la manière judaïque et m’en donna un morceau sans se préoccuper des deux femmes. Il mangea peu et ne toucha pas à la viande. Tout en mastiquant, il gardait les yeux fixés dans le vague et je ne tentai point d’entamer une conversation avec lui. Il s’éloigna ensuite pour vérifier que tout allait bien du côté des animaux puis, s’étant emmitouflé dans son manteau et couvert la tête, il se laissa choir sur le sol devant la porte, nous signalant de la sorte qu’il était maintenant temps pour tout le monde de prendre du repos. Suzanne, après avoir dîné, se jeta à terre et tenta de me baiser les pieds en signe de remerciements pour avoir accepté de la prendre sous ma protection.

— Ce n’est point à moi mais à Nâtan que tu dois rendre grâces. J’espère que le voyage ne sera pas trop rude pour toi et que tu ne retomberas pas malade.

— Non ! répondit-elle. Nous autres, les femmes de Galilée, nous sommes fortes comme des bêtes de somme. J’étais malade de tristesse, mais la joie de revoir mon village natal au bord du lac de Génésareth me rendra la santé !

Le jour suivant, Nâtan sonna le réveil avant l’aube et nous fit si vite reprendre la route qu’avant d’être tout à fait réveillé, je me retrouvai assis sur mon âne, grignotant un morceau de pain tandis que l’aube teignait les montagnes de pourpre. Mais, à mesure que la lumière inondait la terre et que le soleil montait dans le ciel, mon âme se remplit d’allégresse. Les montagnes bleutées aux pentes couvertes d’oliviers d’argent et de vignes me semblaient resplendir de beauté ; et sans doute étions-nous étreints par le même sentiment car soudain, et à ma grande surprise, Nâtan se mit à chanter d’une voix rauque un psaume en hébreu.

J’interrogeai du regard Marie qui se contenta de remuer la tête en signe d’ignorance. Dans la voix de Nâtan où les aigus et les graves alternaient irrégulièrement, vibrait une profonde allégresse. Lorsqu’il se tut, je mis pied à terre et attendis d’être à la hauteur de Suzanne pour l’interroger. La femme posa sur moi des yeux pleins de confiance et dit :

— C’est une chanson pour les voyageurs. « Yahvé est ton gardien, ton ombrage, Yahvé à ta droite. De jour, le soleil ne te frappe, ni la lune en la nuit. Yahvé te garde de tout mal, il garde ton âme. Il te garde au départ, au retour, dès lors et à jamais. »

J’avais du mal à comprendre son dialecte. À son tour, elle se mit à chantonner les mêmes phrases dans sa langue, mouvant son corps en mesure jusqu’à ce que tout à coup elle éclatât en sanglots. Je la touchai à l’épaule.

— Ne pleure pas, ô Suzanne ! la consolai-je avec embarras. Dis-moi ce qui t’arrive et peut-être pourrai-je t’aider.

Elle me répondit :

— Non ! Je pleure de joie car je suis sortie de la peine la plus profonde, des portes de la mort pour de nouveau contempler la lumière du jour.

J’eus la fort désagréable impression d’avoir pour compagnons de route deux insensés. Mais cette pensée ne m’empêcha pas de sourire car, en toute logique, le plus insensé de tous était tout de même moi, un Romain qui partait avec cette hâte à la recherche du roi des Juifs ressuscité d’entre les morts.

Vers midi, nous descendîmes la vallée fertile du Jourdain, tandis que les murailles de Jéricho se dressaient devant nous. L’air était chaud, presque suffocant, mais la brise amenait jusqu’à nous de temps en temps de suaves bouffées du parfum pénétrant des champs de balsamiers qui font la richesse de Jéricho.

Le printemps dans cette région était plus avancé qu’à Jérusalem et déjà les paysans moissonnaient le blé. Nous ne traversâmes point la ville car Nâtan nous fit suivre plusieurs sentiers qui la contournaient. Enfin, nous nous arrêtâmes à l’ombre des remparts, près d’une fontaine, et laissâmes paître les animaux. Nâtan s’éloigna de nous pour dire ses prières, les bras levés et le visage tourné vers Jérusalem, tandis que Marie se souvenait de l’oraison de la neuvième heure et que Suzanne marmottait quelques paroles pieuses. Et c’est là ce qui les séparait de moi qui ne prie qu’au moment des sacrifices coutumiers et le jour de la fête des dieux suivant le lieu où le hasard me porte et qui, en outre, ne crois guère en l’efficacité de telles prières ; si je me plie à la tradition des différents pays où je passe, c’est pour ne point me distinguer de la masse. Mais à présent, j’enviai mes compagnons et fus sur le point de leur demander de m’enseigner à prier. Mais le fait que Nâtan et Suzanne fussent Juifs et prétendissent donc être la nation élue de Dieu, me fit craindre que ma demande ne fût repoussée, quant à Marie, sa prière n’étant à mon avis qu’une habitude de petite fille, elle ne m’eût servi en rien.

Durant la halte, nous mangeâmes du pain, de l’oignon et du fromage. Marie et moi bûmes du vin aigre, Nâtan et Suzanne seulement de l’eau. Lorsque j’offris le vin à mon guide, il me montra ses cheveux coupés, ce qui me confirma dans l’idée qu’il avait fait un vœu. Son regard toutefois me parut si amène que je laissai échapper une question.

— As-tu également promis de garder le silence ? demandai-je.

— Où les paroles abondent, répondit-il, le péché ne manque point.

Il souriait en disant ces mots comme pour s’en excuser.

Impatient de reprendre la route, il nous bouscula pour rejoindre le sentier et nous ne tardâmes point à apercevoir dans le lointain, au-delà de la plaine, le lit du Jourdain en crue. Notre marche se fit plus pénible et la sueur coula sur nos fronts. Les mouches et les moustiques nous piquaient également, à tel point que les ânes donnaient des signes d’agacement. Je pense que la présence de ces myriades d’insectes s’expliquait par celle des bœufs qui tiraient les plate-formes chargées des gerbes de blé.

Nous avions déjà parcouru un bon bout de chemin lorsque tomba le soir ; nous nous sentions tous fatigués, le corps endolori et morts de soif. Nous passâmes la nuit dans un village où nous trouvâmes un puits d’eau vive, ce qui nous permit de faire une toilette consciencieuse. Il me sembla remarquer que le guide évitait intentionnellement les haltes nocturnes dans des cités où nous aurions pu nous loger plus commodément et où nos repas auraient été prêts à notre arrivée. Lorsqu’il m’interrogeait du regard, je ne manifestai cependant jamais la moindre désapprobation. À vrai dire, après la vie facile que je venais de mener à Jérusalem, cette vie simple ne me déplaisait point.

Marie se fatigua bientôt de demeurer les bras croisés et, retroussant son manteau, elle aida Suzanne à allumer le feu et à préparer notre repas. Je les entendis toutes deux bavarder avec entrain comme les femmes ont coutume de le faire. De mon côté, je m’absorbai dans la contemplation des étoiles qui s’allumaient peu à peu dans le firmament. Après le dîner, Marie traîna son tapis près du mien.

— Suzanne est une femme peu cultivée, glissa-t-elle dans mon oreille, on dirait même qu’elle a l’esprit un peu dérangé. Mais je la soupçonne de faire partie des doux de la terre et de savoir également des choses au sujet de Jésus le ressuscité bien qu’elle soit très effrayée et n’ose point ouvrir son cœur en notre présence.

Je me redressai brusquement sur ma couche : Nâtan, la tête couverte, était allongé sur le pas de la porte, Suzanne, encore à genoux, priait à voix basse. Je ne pus résister à la tentation de l’appeler et chuchotai son nom.

— Apprends-moi ta prière, l’implorai-je lorsqu’elle fut près de moi. Apprends-moi, afin que je sache ce qu’il convient de dire.

Elle fit un geste de la main et répondit :

— Je n’ai guère d’instruction, je ne connais point la loi. Je ne sais pas prier comme il faut. Tu te moquerais de moi si je te disais ma prière.

— Je ne rirai ni ne me moquerai car je voudrais être doux et humble de cœur, assurai-je.

— La prière que tu fais est une nouvelle prière, ajouta Marie. Je n’ai jamais entendu personne employer ces mots-là.

Alors Suzanne, tremblante mais jugeant qu’elle me devait quelque reconnaissance, nous enseigna sa prière.

— On me l’a apprise parce qu’elle est facile à retenir. Elle remplace toutes les autres et il n’y a rien à ajouter. La voici donc : « Notre Père qui es aux cieux, que ton Nom soit sanctifié, que ton Règne arrive, que ta Volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs. Et ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du Mauvais. Amen. »

Je la suppliai de la répéter une fois encore, me rendant parfaitement compte qu’il s’agissait de phrases simples et faciles à apprendre. Je la dis à haute voix, pesant chaque mot ; en effet, il n’y avait rien à ajouter, elle contenait tout ce dont peut avoir besoin un être simple. Certes ce n’était point l’intelligente oraison d’un érudit, mais en elle, pourtant, je trouvai matière à méditations.

La nuit suivante nous dûmes nous installer près d’un bois inondé par les eaux du fleuve. Vers l’amont, la neige fondait, et le cours du Jourdain avait considérablement grossi, les bêtes sauvages rôdaient hors de leurs tanières humides. Lorsque les étoiles commencèrent à briller dans le ciel, j’entendis le jappement inquiet des chacals puis, peu après, l’écho de rugissements, semblables à un roulement lointain de tonnerre. Ce bruit m’était familier, non certes pour l’avoir ouï en pleine nature, mais à Rome, derrière l’enceinte du cirque. Les ânes furent saisis de tels tremblements que nous fûmes obligés de les introduire dans la pièce dont nous occupions nous-mêmes la partie élevée. Marie, qui jamais n’avait entendu rugir un lion, se serra contre moi et me supplia en tremblant de peur de la prendre dans mes bras, bien qu’il ne fît pas froid cette nuit-là.

Nâtan calma les animaux, barricada la porte et veilla, l’oreille aux aguets, l’épée posée contre la porte. Suzanne ne dormait pas non plus et je saisis cette occasion pour l’interroger.

— De qui tiens-tu la prière que tu m’as apprise hier ?

De nouveau, on entendit au loin un rugissement de lion, qui fit trembler les fragiles murs en terre de notre abri.

Suzanne se couvrit la bouche avec la main.

— Tu n’as pas le droit d’exiger cela de moi.

Mais Nâtan dit alors :

— Tu peux parler sans crainte.

Suzanne, en proie à l’inquiétude, s’agita à la lumière vacillante de la lampe, comme si elle eût voulu fuir, puis elle commença à expliquer :

— Jésus le Nazaréen, qui fut crucifié à Jérusalem, l’a enseignée à ses disciples ainsi qu’aux femmes qui l’avaient suivi depuis la Galilée. Il nous assura que cette prière était suffisante et que nulle autre n’était nécessaire.

— Ne me mens-tu pas ? demandai-je avec étonnement. L’as-tu vraiment suivi depuis la Galilée ?

Et Suzanne affirma :

— Je ne suis pas une femme bien habile et je ne saurais mentir même si je le voulais. Ne vend-on pas cinq passereaux pour un as et cependant pas un d’entre eux n’est oublié de Dieu. Toute ma vie, j’ai été une avare car je désirais la possession de l’argent et de biens, et je me permettais à peine de manger en quantité suffisante. Lorsque tous les autres s’en furent voir le nouveau prophète, je les suivis, pensant ainsi recevoir quelque chose sans bourse délier alors que dans le temple, il faut toujours payer. J’écoutai ses prêches sans rien y comprendre. Puis il parla à la foule et voici que me regardant directement, il dit : « Gardez-vous avec soin de toute cupidité, car au sein même de l’abondance la vie d’un homme n’est pas assurée par ses biens. » Cela se passait sur les rives du lac. À vrai dire, je crus qu’il me connaissait et avait entendu mentionner mon avarice, mais il parla ensuite d’un homme riche dont les terres avaient beaucoup rapporté et qui se proposait d’abattre ses greniers pour en construire de plus grands et y mettre en réserve tout ce qu’il pourrait, afin de se reposer de nombreuses années et de jouir de la vie. Mais Dieu dit à cet homme : « Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l’aura ? » Ainsi en est-il de celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s’enrichir en vue du royaume.

Elle poussa un soupir avant de poursuivre :

— Furieuse contre lui, je regagnai ma maison. Mais il me fut impossible d’oublier ses paroles qui devinrent peu à peu en moi comme une douloureuse tumeur. Je revins l’écouter une nouvelle fois. Il parla des oiseaux du ciel que Dieu nourrit, et des fleurs des champs qui ne peinent ni ne filent. Il interdit à ses disciples de se faire du souci pour leur boire et manger et les manda chercher d’abord le royaume, tout le reste leur devant être donné de surcroît. Alors mon cœur se serra pour lui, bien que l’on me dît qu’il avait nourri une foule considérable avec deux pains et quelques poissons ; on ne peut chaque jour accomplir de pareilles choses ! N’ayant nulle envie de distribuer mes biens aux pauvres qui sont des paresseux dépourvus d’intérêt, je vendis les toiles que j’avais tissées, laissai mes champs au soin d’autres personnes et partis pour suivre Jésus. Mon intention était de pourvoir à son entretien et à celui de ses disciples jusqu’à épuisement de mes richesses. Je pensai que cet homme faiseur de miracles ne tarderait pas à mourir de faim si personne ne le nourrissait. Il y avait d’autres femmes qui agissaient de même par pitié pour lui, car en vérité il n’avait aucun sens pratique.

Suzanne lança un soupir au souvenir de ses marches à la suite de Jésus.

— Il n’est pas du tout dans mon intention de dire du mal de lui, si je raconte tout cela, c’est seulement pour démontrer qu’il ne comprenait guère les affaires d’ici-bas ; et c’est pourquoi nous, les femmes, nous devions nous occuper de lui. Je reconnais que parfois ses disciples pêchaient pour gagner quelque argent. À Nazareth, on disait qu’il ne valait pas grand-chose comme charpentier bien qu’il eût appris le métier de son père ; par exemple, il savait fabriquer un joug ou des charrues mais pas une roue. En outre, il était trop confiant : il avait laissé sa bourse dans les mains de Judas Iscariote, un avare qui très certainement en gardait une partie pour lui, cela se lisait dans ses yeux. Je ne prétends point avoir compris les enseignements du Nazaréen, d’ailleurs ses disciples eux-mêmes ne les comprenaient pas tout le temps, mais près de lui, on se sentait bien et c’est la raison pour laquelle je ne l’ai point quitté pour m’en retourner chez moi bien que j’en aie souvent éprouvé le désir : délibérément, et sans aucun motif, il enflammait le courroux d’hommes justes, et de plus, il m’était insupportable que des femmes comme Marie de Magdala, qui avait fait le commerce des colombes, fussent près de lui.

— Marie de Magdala est une femme pleine de piété, intervint Marie, et bien plus savante que toi qui n’es qu’une vieille campagnarde laide et vêtue de sacs.

— Si tu la défends, rétorqua Suzanne avec colère, alors je vois à quelle classe de femmes tu appartiens et pourquoi tu te complais chaque nuit à dormir dans les bras de ce Romain. Il est vrai que je suis une vieille campagnarde laide, mais avec ces mains je sais tisser, filer, faire au pain et cuisiner ; je sais garder ma maison propre et je n’ai jamais eu peur de les mettre à la charrue car je ne voulais point gaspiller mon argent en entretenant des valets de ferme. En vérité, Jésus le Nazaréen était trop bon pour ce monde-là, trop crédule et trop étourdi ; il faisait des miracles et guérissait des malades sans se soucier s’ils le méritaient ou non ; il suffisait de toucher son manteau et n’importe qui voyait s’envoler tous ses maux. À mon avis, il ressemblait à un enfant irréfléchi abandonné dans ce monde plein de trahison. S’il avait accepté un conseil raisonnable, il ne se serait jamais rendu à Jérusalem pour la Pâque. Mais il était têtu et croyait tout connaître mieux que les autres. Et il est advenu ce qui est advenu.

À présent qu’il n’y avait plus rien à faire, Suzanne était envahie par un frénétique désir de critique à l’égard de Jésus comme s’il se fût agi d’un gamin désobéissant. Mais bientôt, se souvenant, elle fondit en larmes.

— Ce sac qui m’habille est la seule chose qui me soit restée de lui avec la prière qu’il m’a enseignée. Après sa mort, nous nous sommes tous dispersés comme une volée de moineaux effrayés. Je suis restée longtemps incapable d’avaler la moindre bouchée, étendue dans la cave sous le temple, ne voulant être reconnue de personne. J’ai finalement rencontré Nâtan, vêtu de blanc, qui s’est laissé couper la chevelure pour sa cause, et c’est lui qui m’annonça que Jésus était ressuscité et en chemin pour la Galilée devant tous les autres.

Elle se couvrit soudain la bouche avec la main en regardant Nâtan comme si elle venait de trop parler.

Mais Nâtan dit dans un murmure :

— La parole d’une femme ressemble au craquement des brindilles sous la marmite. Je savais le royaume proche, mais je ne connaissais point Jésus. Je me suis fait couper les cheveux en apprenant sa résurrection car puisqu’il en est ainsi, il est vraiment le fils de Dieu et celui que l’on attendait.

Suzanne affirma :

— Moi oui, je l’ai connu et mieux que personne car je lui lavais son linge. C’était un homme, il ressentait la faim et la soif, et parfois, il était las de ses disciples et du manque de foi qu’il découvrait chez les hommes. Mais il a vraiment ressuscité, tout le monde le dit et cela ne m’étonne guère. Au contraire, je pleure de joie à cause de lui et j’espère que tout ira bien. Peut-être va-t-il fonder un royaume en Galilée si nous avons la patience d’attendre, et peut-être les anges lutteront-ils pour lui, sinon il n’y aura plus aucun espoir pour ce royaume. Quoi qu’il arrive en tout cas je prie le matin, à midi et le soir comme il me l’a enseigné et cela me suffit du moment qu’il l’a dit.

Marie fut profondément touchée.

— Ainsi tu lavais vraiment son linge ? s’enquit-elle incrédule.

— Et qui aurait pu le rendre aussi blanc ? répondit Suzanne avec fierté. Marie de Magdala n’a presque jamais lavé de sa vie, et Salomé a bien assez de travail avec ses fils. Quant à Jeanne, elle amène avec elle ses propres serviteurs ; seul un reste de pudeur empêchait cette femme de se faire porter en litière derrière Jésus ! Au moins, tant qu’elle a été avec nous, elle a appris à marcher sur ses deux pieds.

Ne pouvant contenir davantage mon étonnement, je lui demandai :

— Pourquoi donc le suivais-tu, sacrifiant tes biens, si tu n’approuvais ni son comportement, ni ses disciples, ni les autres avec lui ?

Suzanne me regarda à son tour d’un air étonné.

— Il était comme un agneau perdu au milieu des loups, expliqua-t-elle. Qui lui aurait donné à manger et qui se serait soucié de lui si je ne l’avais fait ? D’ailleurs, sa propre mère croyait aussi qu’il était hors de lui-même. Une fois, les habitants de Nazareth l’on entraîné au bord d’un précipice mais n’ont pas osé le pousser dans l’abîme.

— Tu l’aimais donc ? demandai-je.

Elle fit un geste plein d’incertitude.

— Que puis-je savoir moi, un vieux débris, de l’amour ? marmonna-t-elle en changeant de position. Le monde est un ramassis de coquins paresseux, de prêtres plein d’avarice, de collecteurs d’impôts impitoyables et autres vermines. Il suffit qu’une paysanne arrive à la ville pour qu’ils la saignent à blanc. Peut-être ai-je eu pitié de lui qui était aussi innocent que l’agneau et ne savait rien de l’humaine méchanceté.

Elle ajouta à voix basse, se tordant les mains, comme si elle avait éprouvé de la honte de ses propres paroles :

— Et puis il connaissait les mots de la vie éternelle.

— Que signifie cela ? dis-je.

Mais Suzanne, agacée, rétorqua avec impatience :

— Que sais-je ? Je sais seulement qu’il en était ainsi. Je ne comprenais point ce qu’il disait, je me contentais de croire en lui.

— Et tu crois toujours ? insistai-je.

— Je ne sais pas, répondit-elle avec colère. Lorsque le sang mêlé à la sueur de la douleur jaillissait de son corps cloué sur la croix, non seulement je croyais mais encore j’ai pris la fuite car je ne pouvais supporter ses souffrances. Je suis tombée malade de déception et j’ai songé que j’avais gaspillé mon argent en vain. Mais ce n’était pas cela. Ce fut sa souffrance qui me rendit malade, il ne méritait pas une mort comme celle qu’il endura, même s’il avait médit des scribes et des Pharisiens ; il n’en parlait pas plus mal que n’importe quel laboureur contraint par eux de détruire sa récolte de fruits ou de jeter ses légumes sur le tas de fumier sous prétexte qu’il ne connaît pas la loi suffisamment. Mais à présent, tout est bien à nouveau, et je croirai sûrement en lui si je peux le voir une fois encore et entendre sa voix.

Mais le doute s’empara de mon esprit dans la chaleur nocturne de cette cabane aux murs en terre, tandis que les ânes inquiets s’agitaient près de la misérable crèche et que le lion rugissait sans répit. Je pensai que Suzanne voulait dans sa confession paraître plus simple qu’elle n’était en réalité et me cachait le plus important ; s’il était vrai qu’elle eût suivi Jésus durant tant de temps, assisté à ses miracles, écouté ce qu’il prêchait aux foules et appris quelques paroles isolées des enseignements qu’il dispensait à ses disciples, alors nul doute qu’elle ne connût certaines autres choses qui n’étaient point destinées aux oreilles de tout le monde.

— Et ses enseignements ? insistai-je une fois encore. Ne peux-tu te souvenir d’aucun enseignement secret ?

Le courroux de Suzanne allait augmentant.

— On ne peut rien apprendre à des femmes pas plus qu’à des enfants ! Et précisément pour cette raison, je ne pouvais supporter Marie de Magdala qui n’arrêtait pas de s’interposer en s’imaginant qu’elle comprenait tout ce qu’il disait ! Pendant ce temps, les autres femmes s’affairaient aux multiples soins du service ! Et le travail ne manquait pas, tu peux le croire, nous étions toujours débordées ! Dieu me protège, les hommes dont nous nous occupions et pour lesquels nous préparions les repas étaient souvent plus de douze ! On a eu parfois jusqu’à soixante-dix personnes à table !

« Pour moi, Jésus était la sagesse en personne. Pour moi, il était le pain de vie comme il disait. Que voulait-il dire par là ? Je ne sais, mais je le croyais parce qu’il le disait.

Je hochai la tête avec désespoir devant tant de naïveté et abandonnai mon interrogatoire. Mais là-bas, sous l’incertaine lueur de la lampe d’argile, la vieille femme réfléchissait, voulant encore essayer de me convaincre.

— Dans le ciel de son père, se trouve également mon père, finit-elle par expliquer. Jésus laissait les petits enfants venir à lui car il disait que le royaume leur appartient. Et moi, je comprenais qu’étant moi-même un enfant, je n’avais pas à rechercher le sens de ce que décidait le père du ciel puisqu’il savait toutes choses bien mieux que moi. Voilà l’unique secret que j’ai appris.

En cette nuit chargée d’angoisse, je ne pus fermer l’œil et les rugissements du lion firent surgir en ma mémoire un souvenir si aigu de Rome que par moments, à la lisière du rêve et de la veille, croyant être revenu dans la ville, j’eus l’impression que je ne tarderais guère à ouvrir les yeux dans la pourpre de mes coussins imprégnés d’essence de roses, épuisé par les jeux de la passion. Mais réveillé en sursaut, une impression toute aussi déprimante d’absurdité s’empara de moi. J’étais à présent étendu dans une cabane en torchis, couvert de poils et hirsute, empestant la sueur, et en compagnie de trois Juifs, à la poursuite d’une chose dépourvue de sens. À Rome, je me serais fait coiffer et aurais apporté le plus grand soin à suivre rigoureusement la mode pour draper mon manteau ; je me serais mis en quête de lectures variées, serais allé écouter quelque procès intéressant ou aurais passé mon temps d’une manière ou d’une autre en attendant le moment de te voir, ô Tullia. On aurait ri, à Rome, de mes préoccupations actuelles, aussi bien chez les riches affranchis au luxe stupide que chez les sophistes où il est de bon ton de ne croire en rien. J’aurais même été le premier à rire !

Cela n’empêchait toutefois ni les femmes ni les jeunes intellectuels de se précipiter chez l’astrologue, le mage ou le sorcier à la mode pour solliciter ses faveurs et de dépenser des fortunes pour des talismans. Certes ils le faisaient en se moquant et sans y croire, mais dans leur for intérieur ils souhaitaient qu’ils fissent de l’effet. C’était une sorte de jeu ; la chance est capricieuse et la victoire incertaine, mais mieux vaut jouer qu’abandonner la partie et rester les mains vides.

Est-ce que je poursuivais le même jeu ici sur les rives du Jourdain ? Est-ce que je choisissais, face à l’incertaine victoire, de continuer la partie plutôt que de l’abandonner ? Était-ce seulement un rêve ou une lueur de ce royaume encore sur la terre et dont je désirais trouver le chemin ? L’esprit envahi par ces pensées torturantes, j’éprouvai de l’aversion envers Suzanne et son entêtement et envers le silencieux Nâtan. Qu’avais-je à faire moi, un Romain, avec eux ?

Je répétai en moi-même la prière que Suzanne m’avait enseignée, c’était le premier des mystères des disciples de Jésus le Nazaréen qui m’eût été révélé. Peut-être portait-il en lui la force magique de la sagesse secrète ? Mais j’eus beau retourner ses phrases dans tous les sens, je parvins seulement à découvrir qu’il s’agissait d’une formule de résignation adaptée aux besoins des gens simples : en la répétant humblement, ils pourraient y puiser le repos et la délivrance de leurs soucis ; moi, en revanche, je n’étais point assez naïf pour en espérer une aide quelconque.

Nous dormîmes mal cette nuit-là et nous fîmes tirer l’oreille pour nous lever le matin car nous avions tous sommeil. Marie de Beerot, d’humeur capricieuse, exigeait que l’on passât par les montagnes pour prendre à travers la Samarie ; elle ne voulait pas se trouver nez à nez avec le lion chassé des bois par les inondations. Suzanne, de son côté, persuadée d’avoir perdu quelque chose, vérifia à plusieurs reprises ses ustensiles de cuisine et les sacs à provisions, ce qui retarda notre départ. Quant à Nâtan, il ne paraissait guère tranquille et scrutait l’atmosphère avec attention tandis que les ânes, malmenés par les insectes, se montraient rétifs.

Nâtan, agacé par le bavardage de Marie, finit par dire, se référant aux Écritures : « Nombreux sont les chemins que l’homme trouve bons et qui se révèlent à la fin des chemins de la mort. »

Puis, montrant l’épée suspendue à ma ceinture, il se mit en route d’un pas décidé, traînant par force la bête de somme, comme pour nous signifier que nous étions libres de faire ce que bon nous semblait, mais que lui était résolu à poursuivre le voyage selon le plan prévu.

— Les hommes n’ont aucun souci à se faire, pleurnicha Marie. Mais moi je suis la plus jeune ; le lion est une bête féroce pleine d’astuce et il choisit toujours la chair la plus tendre d’après ce que l’on m’a dit.

— Si Jésus de Nazareth a pris ce chemin, bougonna Suzanne, ne pouvons-nous le prendre également ? Si tu as peur, je peux monter devant pour envoyer promener le lion : je suis bien sûre qu’il ne me touchera pas !

Fort courroucé, j’intervins alors pour dire que nul d’entre nous ne savait le chemin suivi par le Nazaréen pour aller en Galilée, si tant est même qu’il y fût allé ! C’était peut-être une histoire montée de toutes pièces par les dirigeants de Jérusalem dans le but d’éloigner les Galiléens de la cité. Je n’avais personnellement aucune envie d’affronter l’épée à la main un lion, bien qu’il m’eût été donné de voir au cirque un homme aguerri sortir vivant d’une rencontre de ce genre. Mais Nâtan connaissant les chemins et les dangers, il était à mon avis plus prudent de le suivre.

Chacun la rage au fond du cœur, nous poursuivîmes donc notre route. Force nous fut de retrousser nos vêtements pour passer le gué débordé et obliger les ânes épouvantés à traverser. Lorsque enfin nous fûmes en sûreté, nous tombâmes aux mains de légionnaires qui saluèrent à grands cris de joie l’arrivée de Marie. Quand ils découvrirent que je portais une épée, ils me contraignirent à descendre de ma monture, puis me jetèrent à terre et je crois bien qu’ils m’auraient tué si je n’avais crié en grec et en latin que j’étais un Romain. Malgré mon permis de port d’armes, ils fouillèrent tout notre bagage, et se divertirent en portant les mains sur Marie et je suis persuadé que sans ma présence ils l’auraient entraînée dans le fourré.

Il y avait une explication à leur manque de discipline : ils ne faisaient pas partie d’un détachement régulier en patrouille sur les routes et n’effectuaient pas non plus de manœuvres ; leur officier, qui avait tout simplement eu l’idée d’aller à la chasse au lion, courait par la colline avec ses archers tandis que les soldats que nous avions rencontrés avaient reçu la mission de débusquer le fauve en frappant sur leurs boucliers ; ce n’était guère une tâche attrayante, bien qu’il y eût de fortes chances pour que le lion fût déjà loin à ce moment-là, et ils avaient bu pour se donner du courage.

Cette violence me fut si désagréable et rabaissa mon orgueil à tel point que je compris, me mettant à la place des Juifs, pourquoi ils haïssaient les Romains avec tant d’aigreur. Ma mauvaise humeur se cristallisa en une colère sans bornes et lorsque je finis par rencontrer sur la colline le centurion, qui n’avait d’autre idée en tête que de conquérir la peau du lion, je l’apostrophai avec rudesse et le menaçai de me plaindre de sa conduite et de celle de ses hommes auprès du proconsul.

Je commis là une erreur : le centurion, un homme à la face couturée de cicatrices, me regarda avec ironie et me demanda à quelle classe d’hommes j’appartenais pour revêtir ainsi un manteau juif et voyager au milieu de Juifs ! Puis il ajouta sur un ton soupçonneux :

— Serais-tu par hasard de la même bande que ceux qui se dirigeaient en rangs serrés vers la mer de Tibériade ces jours derniers ? C’est l’époque de la moisson à présent et non des pèlerinages. Ces voyageurs ne préparent rien de bon.

Je le priai d’excuser mon courroux pour tenter de me réconcilier avec lui et me renseigner sur les gens qu’il avait vus. Mais en fait il n’avait personnellement vu personne, car les Juifs se déplaçaient à pied et de nuit, évitant les postes de garde et de douane. Il en avait seulement entendu parler.

— Prends garde à ne pas tomber entre leurs mains, avertit-il avec condescendance, car les Galiléens sont tous des fanatiques. La population est très dense dans ce pays et il y apparaît souvent des gens venus du désert qui tentent de fomenter des révoltes. Il n’y a pas plus d’une couple d’années, sévissait là-bas un excité qui annonçait l’avènement du royaume des Juifs et baptisait magiquement les siens dans le Jourdain afin de les rendre invulnérables dans le combat. Le prince de la Galilée se vit à la fin contraint de lui trancher la tête pour démontrer à tous que même lui était vulnérable. D’ailleurs, il y a peut-être encore des hommes de sa bande qui rôdent dans les terres du Jourdain.

Puis coupant brusquement court à la conversation, il me tourna le dos ; sans doute me considérait-il comme un homme de peu puisqu’il me convenait de voyager de cette manière.

Lorsque nous eûmes repris notre route aventureuse, Marie de Beerot, me regardant avec dédain, me dit :

— Tu ne dois pas être un homme très important chez toi pour qu’un centurion suant et couvert de cicatrices se permette de te traiter avec un tel mépris.

— Me regarderais-tu d’un meilleur œil si je portais un casque et des jambières de légionnaire ? demandai-je sur un ton ironique.

Marie répliqua avec un geste de dédain :

— Au moins les légionnaires savent ce qu’ils veulent ! Puisque tu es romain, pourquoi ne voyages-tu pas comme un Romain, profitant des avantages que cela procure ? Tu n’aurais point de honte de tes jambes poilues et de ta face mangée de barbe en parlant avec des Romains !

Je n’en croyais pas mes oreilles ! L’envie me démangeait de couper une branche d’arbre et de lui donner une correction. Je lui demandai en proie à la colère :

— Où est la jeune fille qui me fit le serment de me bénir tous les jours de sa vie et qui était prête à dormir à la belle étoile en ma compagnie ? Qui crois-tu donc que tu es ?

Mais Marie, la tête obstinément levée, s’écria d’une voix accusatrice :

— Jamais je n’aurais cru que tu me lancerais au visage ce que je t’avais confié sur ma vie. Je n’ai pas eu de chance, mais si je rencontre pour de vrai le Nazaréen ressuscité et s’il pardonne mes fautes et me purifie, alors tu ne pourras plus m’accuser de mes péchés. Il vaudrait mieux que tu confesses les tiens qui doivent être bien horribles pour que tu t’humilies de la sorte en cherchant le nouveau chemin !

Je ne crois pas qu’elle pensât ce qu’elle achevait de crier. Énervée par les difficultés de voyage, elle déchargeait sur moi sa mauvaise humeur. Aussi ne répondis-je point. Elle resta en arrière pour enfourcher son âne près de Suzanne et je pus bientôt les entendre discuter toutes deux, d’abord sur un ton criard puis apaisé, pour insulter ensemble Nâtan et moi-même.

Ce soir-là le soleil disparut derrière les montagnes empourprées de Samarie ; la vallée prit un instant un aspect fantomatique et les eaux murmurantes du fleuve de Judée virèrent au noir ; tout semblait étrange et irréel et mon âme fut libérée de ses mauvaises pensées. Je me souvins que le monde s’était enténébré lorsque le roi des Juifs fut mis en croix et que la terre avait tremblé au moment de sa mort. Il avait en ressuscitant fait la preuve de la réalité de son royaume, mais je m’éloignais de lui si au fond de mon cœur je méprisais ses compagnons de route ou me considérais plus qu’eux ou gardais quelque rancœur de l’attitude stupide de la jeune fille.

Après notre toilette à la halte prévue pour la nuit, je m’approchai donc de Marie.

— Je te pardonne tes paroles irréfléchies, dis-je, et te promets de les oublier.

La colère de la jeune fille redoubla et ses yeux devinrent plus foncés lorsqu’elle s’écria :

— Qu’as-tu à me pardonner ? Tu m’as d’abord blessée au cœur, puis tu m’as tourné le dos tout au long du jour ! Moi oui ! J’étais prête à oublier et à faire la paix avec toi, puisque tu es un homme, on ne peut espérer davantage de toi, comme l’a si bien dit Suzanne. Mais je ne tolérerai en aucune façon que tu veuilles me pardonner avant que je t’aie, moi, accordé mon pardon.

Nâtan, qui entendait ces propos, leva les yeux au ciel et fit un geste de désespoir avec ses mains. Sa résignation me rendit résigné moi-même, de sorte que je ne me fâchai point.

— Comme tu voudras, Marie de Beerot, répondis-je. Eh bien, pardonne-moi ! Je reconnais que je n’ai rien à te pardonner, ainsi donc faisons la paix !

Marie, les mains appuyées sur ses hanches arrondies, cria à l’intention de Suzanne :

— Viens voir si cet être est un homme ou un de ces eunuques romains dont on m’a parlé !

Suzanne, qui était occupée à placer des roseaux et du crottin séché sous la marmite, pouffa de rire en portant sa main devant sa bouche.

Pour ma part, le sang me monta à la tête et ne pouvant me contenir plus longtemps, je giflai Marie à toute volée. À peine l’avais-je fait que je m’en repentis, et j’aurais fait en cet instant n’importe quoi pour effacer ce geste.

Marie se mit à sangloter, renifla à plusieurs reprises et se frotta la joue. J’étais sur le point de lui demander pardon lorsque Nâtan m’arrêta en levant sa main. Peu après, la jeune fille s’approcha de moi sur la pointe des pieds.

— Tu as bien fait de me frapper, avoua-t-elle en baissant les yeux. J’ai cherché toute la journée à te mettre en colère. Cela me prouve que tu m’aimes plus que ton âne dont tu caressais l’encolure. Donne-moi un baiser à présent, afin que je sois sûre que tu m’as vraiment pardonné mon attitude.

Elle me prit timidement dans ses bras et je lui donnai deux baisers afin qu’elle sût que tout entre nous était redevenu comme auparavant. À vrai dire, je ne trouvais guère déplaisant, après la colère, de la tenir ainsi entre mes bras et de l’embrasser, si bien que je lui donnai même un troisième baiser.

Marie alors me repoussa et, tout en laissant ses mains sur mes épaules, me regarda fixement.

— Embrasserais-tu Suzanne de la même façon, demanda-t-elle, si après t’avoir offensé, elle venait implorer ton pardon ?

Je contemplai le vieux visage tanné de Suzanne, comparant ses lèvres sèches à la bouche rose et humide de Marie, et je compris le piège qu’elle me tendait. D’un bond, je me plantai devant Suzanne que je soulevai par les coudes.

— Si je t’ai fait quelque offense, la priai-je, embrasse-moi comme preuve de ton pardon.

Suzanne répondit avec pitié :

— Pauvre de toi, malheureux qui te laisses mener par une fille sans cervelle ! Mais Marie n’a pas un mauvais cœur.

Intimidée, elle s’essuya la bouche du revers de sa main et me donna un baiser tout en lançant un regard malicieux à Marie qui toute rouge lui dit :

— Comment peux-tu, toi une fille d’Israël, baiser un Romain incirconcis ? Moi je le peux qui suis une pécheresse mais toi tu te salis en le faisant !

— Je ne connais guère la loi, se défendit Suzanne, mais j’ai mangé aussi dans le même plat que lui. Je sens dans mon cœur que nous avons le même père bien qu’il soit romain.

Ces paroles me touchèrent et elle ne me parut plus repoussante bien qu’elle empestât l’ail, car elle ne cessait d’en mâcher tout au long du jour pour tonifier son corps tandis qu’elle allait à califourchon sur l’âne.

— Suzanne, dis-je alors, s’il t’a permis de laver son linge, c’est pour moi un grand honneur que tu aies consenti à me donner un baiser.

Peu après le repas du soir, je pris Marie à part et lui demandai sans détours :

— Tu n’aurais pas l’intention de me séduire ou de me pousser à pécher avec toi ? Je ne puis trouver une autre explication à ton comportement. Je t’ai justement amenée avec moi pour te sauver du péché.

Marie respira doucement à mon oreille et murmura :

— Tu m’as traitée mieux que les autres hommes et je ne me comprends pas moi-même. Mais ton détachement m’irrite et en agissant ainsi je sais au moins que je ne te suis pas tout à fait indifférente.

— Mais la chair est la chair, répondis-je avec amertume, et tu n’auras pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour que je succombe. Nul vœu ne me lie et je n’ai juré fidélité à personne ! Mais pour cela, nous pouvons tourner bride et retourner à Jérusalem.

— La vie est étrange, soupira Marie, et mon cœur est empli de crainte à l’idée de Jésus. Je crois qu’il peut seul me rendre ma pureté et ma virginité et l’on m’a affirmé qu’il ne montrait point de sévérité même à l’égard des plus grands pécheurs. Pourtant, si je péchais avec toi, il me semble que je n’en ressentirais nul regret, j’ai plutôt l’impression que tu m’apporterais le salut en me prenant dans tes bras. Tu vois à quel point je suis enfoncée dans le péché, car j’imagine qu’aucune fille innocente ne penserait ainsi. Mais qui donc peut éviter le péché ? Un jour, Marie de Magdala voulant me consoler de mes peines, me dit qu’un homme qui regarde une femme en la désirant, commet en son cœur l’adultère avec elle. Le Nazaréen a établi à mon avis des règles impossibles à respecter.

— Marie de Beerot, m’écriai-je avec ferveur, nos corps ne sont-ils point suffisamment malmenés par les désagréments du voyage ? Pourquoi nous torturer en vain avec des pensées coupables ? N’invoque point le lion cette nuit pour dormir près de moi, cela ne servirait à rien qu’à nous enflammer de désir.

Marie soupira encore plus fort et dit avec assurance :

— Je ne te dérangerai pas et n’essaierai plus de te séduire si tu avoues que tu aimerais pécher avec moi si tu l’osais.

— À ta guise, répliquai-je. Dans mon cœur, j’ai déjà fauté avec toi. Je n’en dirai pas plus.

Elle pressa ma main contre sa joue en feu.

— Je donnerais beaucoup pour être pure et lavée de mes fautes.

Mais elle cessa de me torturer et ne vint plus dormir près de moi.

Je songeai que cette jeune fille ne savait pas grand-chose du royaume dont elle cherchait le chemin mais que l’on ne pouvait pas non plus exiger beaucoup d’elle. Puis je pensai à ce que Nâtan pouvait attendre du Nazaréen, lui qui s’était fait couper la chevelure pour sa cause. Peut-être que moi-même je désirais quelque chose qui, jugé à la mesure du royaume, était aussi puéril que l’espérance de Marie.

Le jour suivant, nous abandonnâmes le lit sinueux du fleuve et, après que nous eûmes laissé la route des caravanes et gravi la montagne, apparut devant nous la mer de Tibériade. Une brise légère apporta sa fraîcheur, le vent souleva les blanches crêtes des vagues et au fond, au-delà du lac, se dessinèrent les délicats contours d’un sommet enneigé. Suivant la rive du couchant, nous atteignîmes les thermes au crépuscule, avec plus loin, les portiques de la cité balnéaire du prince Hérode Antipas. Une salutaire odeur de soufre flottait dans l’air, car de l’eau amenée des thermes emplissait diverses piscines autour desquelles on avait construit une station balnéaire. Au bord du lac, s’élevaient quelques villas de style grec ainsi que plusieurs cabanes de pêcheurs. Dans la station elle-même, on trouvait une luxueuse auberge réservée aux Hellènes et une autre aux fils d’Israël. Fatigué du voyage, je me logeai dans la première avec Marie tandis que Nâtan amenait Suzanne et les animaux dans la seconde. Je jugeai plus prudent de ne point m’afficher en leur compagnie, puisque les disciples se défiaient de moi ; mieux valait que Suzanne essayât de s’informer sur ce qui allait advenir pendant que j’attendrais avec confiance qu’elle me communiquât ses renseignements en souvenir du service que je lui avais rendu en l’amenant avec moi en Galilée.

Je connaissais à présent suffisamment Nâtan pour lui laisser ma bourse et les ânes, pensant ainsi le lier plus étroitement à moi. Nous étions convenus qu’après avoir passé la nuit à Tibériade, ils poursuivraient leur route ensemble jusqu’à Capharnaüm au nord de la mer de Galilée, où Jésus de Nazareth avait fait ses prêches ; ils en auraient pour moins d’une journée de marche. Si j’en croyais Suzanne, jamais Jésus n’était venu dans la cité grecque de Tibériade.

Le matin suivant, réveillé au lever du soleil, je sortis sur la terrasse, en boitant car je souffrais d’un pied. Après la chaleur de la vallée du Jourdain, la fraîcheur de l’air nous parut fort agréable ; l’eau était cristalline, traversée des rayons lumineux qu’y traçaient l’aurore et dans l’éther flottait un violent parfum de myrte. J’eus l’impression d’avoir la faculté de tout voir avec plus de clarté et de sérénité qu’auparavant, et de pouvoir humer tous les arômes de la terre tout en ayant la sensation d’être dépourvu de corps ; je demeurai dans un état proche d’une ivresse délicieuse, jusqu’au moment où, parcouru de frissons, je me rendis compte que mon pied avait gonflé.

Dans l’après-midi, la fièvre s’empara de moi. J’avais la jambe enflée jusqu’au genou et une raie rouge partait d’une plaie que je m’étais faite au talon.

Le médecin grec des thermes incisa la tumeur avec son scalpel et me fit ingurgiter quelques médicaments rafraîchissants. Je restai malade durant quatorze jours dans l’hôtellerie grecque de la station et il y eut des moments où je pensai mourir. Mais les soins de Marie et l’eau sulfureuse des thermes contribuèrent sans doute à ma guérison. Pendant de nombreux jours, je rejetai tout ce que j’avalais. Aussi était-je très affaibli lorsqu’un mieux se manifesta. Comme le médecin me conseillait sans relâche de ne pas marcher afin de ne point fatiguer mon pied, j’ai occupé mon temps à consigner tout ceci : comment je quittai Jérusalem et ce qui advint en chemin.

Nous n’avons eu aucune nouvelle de Nâtan ni de Suzanne durant toute cette période.

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