Cinquième lettre

Marcus à Tullia


Je vais te raconter mon voyage à Béthanie et ce qui m’est arrivé là-bas.

Ma barbe commençait à pousser. J’étais vêtu d’une modeste tunique et d’un manteau peu soigné et je ressemblais davantage à un voleur de grands chemins qu’à un Romain civilisé. Le Syrien me prépara du pain, du poisson salé et du vin aigre pour le voyage et je traversai la cité pour me rendre à la porte de la Fontaine. Après avoir dépassé l’étang, je descendis vers la vallée du Cédron et suivis le sentier qui borde le maigre ruisseau. Contournant la colline, à gauche, serpentaient les remparts de la cité et sur le flanc de celle de droite, il y avait de nombreux tombeaux. De tous côtés j’admirais de vieux oliviers aux formes tourmentées et je passai près d’un verger sur le versant d’un coteau.

L’air était pur et doux et le ciel sans nuages. Je rencontrai sur ma route des ânes chargés de bois et de charbon et des paysans qui portaient de lourds paniers. Je marchai d’un pas allègre et sentais encore en moi la force de la jeunesse. La joie que me procurait l’exercice physique balaya de mon esprit les sombres pensées, et je me sentais fort d’un bonheur aux souriantes promesses. Peut-être suis-je vraiment en train de vivre des jours débordants de perspectives nouvelles, même si nul encore n’est capable d’en rendre compte. Moi, l’étranger, peut-être suis-je aussi proche du mystère que ceux qui ont été les témoins de tous les événements. Alors, ni la terre ni le ciel ne seraient plus les mêmes, tout serait pour nous plus clair qu’auparavant !

J’aperçus de loin le village de Béthanie. Ses maisons tassées sur elles-mêmes, blanchies à la chaux en l’honneur de la Pâques, brillaient à travers les arbres. En m’approchant du village, je rencontrai un homme assis à l’ombre d’un figuier. Enveloppé dans son manteau couleur de terre, il était si immobile qu’il me fit sursauter et que je m’arrêtai pour le contempler.

— La paix soit avec toi, dis-je. Ce village s’appelle-t-il Béthanie ?

L’homme tourna son regard vers moi. Il avait le visage comme desséché et ses yeux paraissaient de verre si bien que je crus tout d’abord avoir affaire à un aveugle. Il ne portait rien sur la tête et ses cheveux étaient blancs bien que son visage jaunâtre ne fût pas celui d’un homme âgé.

— La paix avec toi également, répondit-il. As-tu perdu ton chemin, étranger ?

— Nombreux sont les chemins et il est facile de s’égarer dans certains d’entre eux, répliquai-je, le cœur gonflé d’un immense espoir. Peut-être saurais-tu, toi, me conduire au chemin véritable ?

— C’est Nicomède qui t’a envoyé ? demanda-t-il sur un ton peu amène. S’il en est ainsi, je suis Lazare. Qu’attends-tu de moi ?

Il balbutiait comme s’il avait du mal à parler. Je traversai le sentier et m’assis sur le sol près de lui, bien qu’à une certaine distance. Quel plaisir de goûter un peu de repos à l’ombre du figuier ! Je pris garde à ne pas dévisager Lazare trop ouvertement, car les Juifs ont l’habitude de baisser les yeux lorsqu’ils s’adressent à un étranger. Il n’est pas convenable chez eux de regarder les gens en face.

Il dut s’étonner de mon silence, car après un moment où nous demeurâmes immobiles l’un près de l’autre, tandis que je m’éventais avec un pan de ma cape, il dit :

— Tu dois savoir que les grands prêtres ont décidé de me tuer moi aussi. Mais, comme tu peux t’en rendre compte, je ne me cache pas, je continue de vivre dans mon foyer et dans mon village. Qu’ils viennent et qu’ils tuent ce corps s’ils le peuvent ! Ils ne me font pas peur ! Ni toi non plus ! Nul ne peut me tuer car jamais je ne mourrai.

Ses terribles paroles et ses yeux vitreux me remplirent de frayeur et il me semblait qu’un souffle glacé passait de lui jusques à moi.

— As-tu perdu la raison ? m’écriai-je. Comment un homme peut-il prétendre qu’il ne mourra jamais ?

— Peut-être ne suis-je plus un homme, répondit Lazare. Bien sûr, je possède encore ce corps. Je mange, je bois et je parle. Mais ce monde n’a guère de réalité pour moi. Je ne perdrais rien quand bien même je viendrais à perdre mon corps.

Il y avait quelque chose de si étrange en lui que je crus en ses paroles.

— On m’a raconté, dis-je, que celui que l’on a crucifié comme roi des Juifs t’a réveillé de la mort. Est-ce vrai ?

— Pourquoi cette question ? répliqua-t-il sur un ton ironique. Ne me vois-tu pas assis près de toi ? Je suis mort d’une mort humaine et je suis resté quatre jours au tombeau, enveloppé dans mon linceul, jusqu’à ce qu’il arrive, qu’il ordonne d’ôter la pierre de l’entrée du sépulcre et qu’il appelle : « Lazare, viens dehors ! » Cela n’a pas été plus difficile pour lui !

Mais ce récit ne paraissait pas le réjouir. Au contraire, sa voix était lugubre. Comme je ne bronchai pas, il poursuivit :

— C’est la faute de mes sœurs., et je ne leur pardonnerai jamais. Elles lui ont envoyé force messages pour l’obliger à retourner sur ses pas. Si je n’étais pas mort de cette maladie, il ne serait point revenu en Judée pour tomber entre les mains de ses ennemis. Il pleura sur moi avant de m’appeler et de me faire sortir de ma tombe.

— Je ne comprends guère, répondis-je. Pourquoi n’es-tu pas satisfait et pourquoi accuses-tu tes sœurs. alors qu’il t’a réveillé de la mort et que tu as eu le bonheur de revenir à la vie ?

— Je ne sache point que quiconque ait une fois goûté à la mort puisse jamais regoûter à la joie de vivre. Ah ! Il n’aurait pas fallu qu’il pleurât sur moi !

Puis il ajouta :

— Bien sûr qu’il était le fils de Dieu ! Et bien que ma foi soit différente de celle de mes sœurs, je sais qu’il devait venir au monde. Mais je n’arrive pas à comprendre pour quelle raison il m’aimait autant, je ne vois vraiment pas !

Nous restâmes assis sans dire un mot, le regard fixé devant nous. Je ne savais plus quelle question lui poser, si étranges me paraissaient sa froideur et sa mauvaise humeur.

— Mais à présent, sans doute, crois-tu qu’il était le Messie ? demandai-je prudemment.

— Il était plus qu’un messie ! affirma-t-il avec conviction. Et c’est bien pourquoi il me fait peur. Il est plus que celui qu’ont annoncé les prophètes ! On t’a certainement dit qu’il a ressuscité le troisième jour.

— Je l’ai entendu dire en effet ! Je suis venu te voir pour ceci, pour que l’on me parle encore de lui !

— Alors écoute : aussi sage et doué de raison que tu puisses imaginer un homme, Jésus lui était supérieur. Quelle force aurait pu le retenir dans son tombeau ? Il ne m’a pas été nécessaire d’aller y voir, comme mes sœurs, pour croire ! Mais cependant, étranger, je souhaite de tout mon cœur ne jamais le revoir en cette vie. Je ne pourrais pas supporter sa présence, pas avant d’être dans son royaume.

— Comment est-il son royaume ? demandai-je avidement.

Lazare tourna vers moi ses yeux glacés.

— Pourquoi ne demandes-tu pas aussi comment est le royaume de la mort ? Je t’assure que la mort est ici, ici et partout. Je le sais. C’est ici le royaume de la mort : mon corps est le royaume de la mort, ton corps également est le royaume de la mort. Mais, avec lui, est arrivé son royaume et c’est pourquoi il est ici et partout.

Il garda le silence puis, baissant la tête, il poursuivit :

— Ne va point croire que je sois un charlatan ! Peut-être ne peux-tu comprendre ce que je dis, mais est-ce que je le comprends moi-même ?

Puis il dit encore :

— Ne perds point courage à me voir si plein de tristesse. Tu es sur le bon chemin, je te l’assure. Si tu le suis, tu ne peux t’égarer.

Il se leva et secoua sa cape.

— Sans doute désires-tu rencontrer mes deux sœurs., ajouta-t-il devinant mes intentions. Je te conduirai auprès d’elles, mais permets-moi de me retirer aussitôt. Je n’éprouve aucun plaisir à demeurer parmi les gens.

Je pensai qu’au milieu de personnes normales, il devait avoir l’impression d’appartenir plus aux morts qu’aux vivants. Je remarquai également qu’il se déplaçait avec difficulté, comme s’il n’avait point la complète maîtrise de ses membres. Quiconque l’eût rencontré sans connaître rien de lui, n’eût pu s’empêcher de le considérer comme un être bizarre.

Il ne suivit pas le sentier qui menait au village mais, en marchant devant moi, il me conduisit au détour de la colline voir le tombeau creusé dans les rochers d’où le Nazaréen l’avait fait sortir.

La maison que Lazare occupait avec ses sœurs faisait partie d’une riche propriété. Au fur et à mesure que nous nous en approchions, il me fit remarquer les deux ânes qui paissaient dans un pré, la vigne, le berger, jusqu’aux volailles qui grattaient le sol aux alentours de la maison ! On aurait dit que, suivant la coutume des paysans, il s’assurait du fait que je me rendais bien compte de n’avoir point affaire à des gens démunis. Et tout était si accueillant et palpable dans cette paix, que j’avais du mal à imaginer que l’homme qui marchait à mes côtés prétendait avoir ressuscité d’entre les morts !

Mais à présent je comprenais que la question concernant sa résurrection n’était que subsidiaire ; ce qu’il m’importait de savoir c’était si Jésus de Nazareth était réellement fils de Dieu et s’il avait ressuscité ; car, s’il en était ainsi, pourquoi n’aurait-il pas réveillé Lazare ? Soudain, je pris conscience du chemin qu’avaient pris mes réflexions, et je me sentis plein d’étonnement : étais-je encore le Marcus qui avait fait ses études à Rhodes, qui avait erré des nuits entières par les rues chaudes de Rome, aimé la femme d’un autre à la folie parmi les roses de Baiae, le même qui, à Alexandrie, après l’étude des prophéties, se livrait à la débauche jusqu’au petit matin ?

Étais-je possédé ou simplement victime de la magie hébraïque pour cheminer ainsi, le manteau couvert de poussière et empestant la sueur, à travers un village juif, poursuivi par le caquètement des poules, à la recherche de témoins de résurrections et autres miracles, et d’un dieu fait homme, mort puis ressuscité afin de changer les choses d’ici-bas ? Il est vrai que si tout cela a eu lieu, le monde ne pourra plus être le même. Précédé par Lazare, je franchis le seuil d’une grande pièce baignant dans la pénombre : en bas je distinguai des jarres en terre, des sacs et un râtelier pour les animaux, l’étage me parut succinctement meublé. Lazare alors appela ses sœurs et me conduisit près du puits devant la maison où il m’invita à m’asseoir. Les femmes arrivèrent, les yeux baissés et le visage voilé suivant la coutume paysanne.

— Voici mes sœurs, Marthe et Marie. Tu peux les interroger, dit Lazare qui s’éloigna aussitôt, pour ne plus revenir.

— J’aimerais, dis-je après les avoir saluées, que vous me parliez du rabbin qui avait l’habitude de vous rendre visite et qui réveilla votre frère de la mort, d’après ce que l’on m’a raconté.

Les femmes se troublèrent et, tout en se regardant du coin de l’œil, se couvrirent la bouche avec le pan de leur manteau. Puis, Marthe, l’aînée, se décida à parler.

— C’était le Fils de Dieu, dit-elle. Si tu veux, tu peux faire venir les gens du village, car tous étaient présents et ont vu comment il a ordonné que la pierre tombale fût retirée et comment il a crié à mon frère de sortir de son tombeau. Lazare est apparu enveloppé dans le linceul, le suaire recouvrant encore son visage, si bien que tout le monde resta paralysé de terreur. Mais c’était bien notre frère ! Nous lui ôtâmes le drap mortuaire et vîmes qu’il était vivant. Plus tard, il but et mangea en présence des gens qui le regardaient, tous pleins de doute et d’inquiétude.

— Il y a aussi dans le village, ajouta Marie, un aveugle auquel il a rendu la vue. Veux-tu le voir pour croire ?

— On m’a dit en effet qu’il avait guéri des aveugles et rendu l’usage de leurs membres à des paralytiques, répondis-je. Mais ils sont trop nombreux, cela ne vaut pas la peine de les déranger. Je préférerais entendre parler de son royaume. Que disait-il à ce sujet ?

— Il savait déjà qu’il allait mourir et de quelle manière, même si nous ne le comprenions pas, affirma Marie. Après avoir ressuscité mon frère, il se retira dans le désert parce que la foule était trop nombreuse autour de lui. Puis il revint nous visiter six jours avant la fête de la Pâques. Tandis qu’il mangeait, je lui oignis les pieds et les essuyai avec mes cheveux afin de lui témoigner mon amour. Voici qu’il me dit alors que cette onction servirait pour le jour de sa mort. Mais je ne comprends pas plus que ma sœur pourquoi tout devait se passer ainsi, ni pourquoi il devait mourir de si horrible façon.

— Comment nous, femmes que nous sommes, pourrions-nous le comprendre ? l’interrompit Marthe. On dit que tout est arrivé ainsi afin que soient accomplies les prophéties. Mais moi, pauvre femme, je ne comprends guère à quoi sert qu’elles s’accomplissent : il était ce qu’il était et ses actions en étaient un suffisant témoignage ! Peut-être était-ce nécessaire seulement pour convaincre davantage les savants. Seuls les hommes ont la faculté de raisonner tandis que nous, les femmes, n’avons rien reçu en partage.

— Mais que disait-il de lui-même et de son royaume ? insistai-je.

Marthe s’adressa à sa sœur :

— Marie, réponds-lui, toi qui l’as écouté, dit-elle. Moi, je pourrais expliquer la façon de faire le pain, de griller la viande, de cueillir le raisin ou de presser le vin, ou encore je pourrais vous conseiller sur le soin à donner aux figuiers, mais tout le reste, je l’ignore. Je n’avais guère besoin de phrases pour croire qu’il était plus qu’un homme.

Après avoir réfléchi, Marie ouvrit enfin la bouche :

— Nul homme au monde n’a jamais parlé comme lui. Il parlait comme celui qui détient tout pouvoir. Il disait qu’il était venu pour être la lumière du monde afin qu’aucun de ceux qui croient en lui ne demeure dans l’obscurité.

— Que sont la lumière et l’obscurité ? demandai-je avec impatience.

— Bien sûr, répondit Marie en secouant la tête, comment pourrais-tu comprendre, toi qui ne l’as pas entendu prêcher ? Il disait : « Celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé. » Et il disait aussi : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. »

Il me sembla enfin avoir compris.

— Ainsi donc, dis-je, lorsque je cherche le chemin, c’est lui que je cherche ?

Marie approuva d’un signe de tête. Sans crainte maintenant, elle s’agenouilla à mes pieds et leva son visage vers moi. Puis, comme pour me faire bien comprendre, elle me posa une question :

— Quelle est la chose qui te paraît la plus difficile, dire à quelqu’un : « Tes péchés ont été pardonnés » ou bien appeler mon frère Lazare et le faire sortir de son tombeau quatre jours après sa mort ?

Je méditai longuement avant de lui donner un réponse.

— Les deux choses me paraissent également difficiles, dis-je enfin, et inconcevables pour un esprit rationnel. Comment un homme pourrait-il pardonner les péchés d’un autre ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que le péché ? Si l’on y réfléchit bien, on s’aperçoit que toutes les philosophies se bornent à enseigner à l’homme, d’une part à vivre en accord avec sa raison et à s’abstenir de faire tort délibérément à ses semblables, et d’autre part à se préparer à la mort avec sérénité. Mais l’homme ne peut éviter de commettre de mauvaises actions. Il lui est tout juste permis, à l’examen de ces dernières, de prendre la résolution d’être plus prudent à l’avenir. Et nul être au monde ne peut l’y aider. C’est à chacun d’entre nous de répondre de ses propres actes.

Mais tandis que je discourais ainsi, je fus assailli par l’aspect dérisoire de la philosophie, qui ne peut en effet me délivrer de l’angoisse pas plus que n’y parviennent les cérémonies secrètes du culte orphique ou du culte égyptien. Sans aucune raison qui se puisse expliquer, je me sens parfois empli d’anxiété, je suis comme un malade et la vie ne m’apporte plus aucune joie, ni le vin ni le plaisir physique ne me peuvent sortir de cet état. C’est cette angoisse qui m’a poussé à étudier les prophéties, dans l’espoir de trouver une finalité à ma vie. C’est elle encore qui m’a chassé d’Alexandrie pour guider mon errance par les chemins de Judée.

— Si tu ignores ce qu’est le péché, tu n’as pas besoin du chemin, et tu demeureras dans les ténèbres. Nul homme n’est à l’abri du péché, pas même les Pharisiens.

— Ceux-là sont les plus haïssables, la coupa Marie pleine de courroux. Tels des sépulcres, ils se blanchissent à l’extérieur, mais au dedans ils ne sont que puanteur. Toi, étranger, tu es à part, qui ne sais même pas ce qu’est le péché.

— Vous, les Juifs, vous avez votre loi, répondis-je pour ma défense. Depuis l’enfance on vous en apprend les commandements afin que vous sachiez si ce que vous faites est licite ou non.

— Il n’est pas venu pour juger les hommes ! reprit Marie comme si elle s’adressait à un pauvre d’esprit. Au contraire, il est venu pour nous délivrer de la force de la loi, professant que nul n’est exempt de péché. Si un homme profère une seule parole de violence à l’égard de son frère, il est condamné. Mais lui n’a jugé personne. Au contraire. A celui qui était le plus chargé de fautes, il a dit : « Tes péchés sont pardonnés. » Te rends-tu compte ? Nul homme en ce monde ne peut dire cela et pourtant lui l’a dit. N’est-ce pas la preuve qu’il était plus qu’un homme ?

Mon cœur était plein du désir de comprendre, mais ne pouvait guère y parvenir.

— Je l’ai vu souffrir et périr sur la croix, dis-je. Il est mort d’une véritable mort d’homme. Le sang coulait de son corps souillé et lorsque le légionnaire lui perça le cœur, de son côté jaillit du sang mêlé à de l’eau. Il n’est pas descendu de la croix, et nul ange n’est apparu pour châtier ses bourreaux.

Marie se cacha le visage dans les mains et éclata en sanglots. Marthe me lança un regard de reproche. C’était certainement cruel à moi de leur rappeler si crûment les souffrances de leur rabbin, mais je voulais tout tirer au clair, une fois pour toutes.

— Il s’est fait homme pour venir au monde et il vivait parmi nous comme un homme, dit Marie. Mais ses actes n’étaient pas d’un homme ordinaire : il a pardonné les péchés de ceux qui croyaient en lui, il a ressuscité pour que nous ne restions point dans l’affliction à cause de lui. Tout cela cependant demeure un mystère que nous ne sommes pas encore capables d’expliquer.

— Tu voudrais que je croie qu’il était un homme et un dieu à la fois ? dis-je. Mais cela ne se peut ! Je pourrais à la rigueur concevoir un dieu présent en toutes choses et qui ferait partie de chacun de nous, mais un dieu est un dieu et un homme un homme !

— Tu t’efforces en vain de me confondre, rétorqua Marie. Je sais ce que je sais et je pressens ce que je pressens. Et toi également tu pressens quelque chose, même si tu ne comprends pas. Comment d’ailleurs pourrais-tu croire, toi, si nous-mêmes n’y voyons pas clair ? Nous nous contentons d’avoir la foi car nous ne pouvons point vivre sans elle.

— Vous avez la foi parce que vous l’aimiez ! répliquai-je avec amertume. Sans doute était-ce un homme merveilleux et un grand rabbin, mais à moi, il m’est difficile de l’aimer sur les seuls récits que l’on m’en fait.

— Tu es un homme de bonne volonté, dit Marie. D’ailleurs je ne t’écouterais ni ne te répondrais s’il n’en était point ainsi. Pour cela, je vais encore ajouter ceci : il nous a donné une loi, tu aimeras Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même. En lui, nous aimons Dieu qui l’a envoyé.

Cette idée que l’on dût éprouver de l’amour à l’égard d’un dieu me parut tout à fait étonnante. Je peux admettre que l’on éprouve de la crainte, de la terreur ou encore de l’adoration, mais de l’amour ! Je secouai la tête, absolument dépassé par cette loi. Quant à devoir aimer son prochain comme soi-même, c’est une phrase qui me sembla dépourvue de sens car il y a parmi les hommes des bons et des mauvais.

— Et qui donc est mon prochain ? demandai-je en affectant un air ironique.

— Il disait que tous les hommes sont notre prochain, même les Samaritains que nous autres fils d’Israël considérons comme des impies. Le soleil répand sa lumière aussi bien sur les méchants que sur les gentils. On ne doit point répondre au mal par le mal, si quelqu’un te frappe sur une joue, tends-lui l’autre.

Je levai les deux mains en un geste de refus.

— Assez ! m’écriai-je. Je n’ai jamais ouï doctrine aussi extravagante ! À mon avis, nul ne peut la mettre en pratique. Mais en tout cas, toi ma belle, tu me renseignes bien mieux que le rabbin Nicomède.

Marie baissa ses yeux en laissant retomber les bras.

— Et même sur la croix, murmura-t-elle, il appela son père et le supplia de pardonner à ceux qui le martyrisaient. Ainsi en ont témoigné ceux qui étaient présents.

Puis, après quelques instants, elle pria humblement :

— Et ne dis plus que je suis belle, cela ne peut que m’attrister.

— Ma sœur est belle, tu dis vrai ! dit Marthe. Elle a eu nombre de prétendants ! Mais, depuis la mort de nos parents, nous vivons tous les trois ensemble et c’est notre frère qui nous sert de protecteur ; tu imagines donc l’importance pour nous de sa résurrection, car que serions-nous devenues toutes seules ? Au commencement, nous étions très effrayés car les Pharisiens pouvaient venir de la cité pour lapider Lazare comme ils l’en avaient menacé. À présent, je ne pense plus qu’ils le feront, ils ont réussi à tuer Jésus ! Tu vois, j’ai beau faire tous mes efforts, je me fais toujours du souci ! Jésus me l’interdisait, mais je n’arrive pas à m’en empêcher ! Il faudrait que j’oublie la peine qu’il m’a faite lorsque malgré nous il s’est rendu à Jérusalem dans le but avoué d’y être mis à mort !

C’est à peine si je prêtais l’oreille à son bavardage. L’absurde doctrine révélée par Marie me paraissait extraordinaire et me remplissait d’émoi ; j’avais plus que mon content de cette nourriture spirituelle, j’aurais dû blasphémer et m’écarter aussitôt d’une voie aussi insensée ! La perspective d’avoir à considérer le premier imbécile venu ou n’importe quel bandit comme mon prochain dépassait mon entendement ! Et comment permettre à quiconque de m’offenser sans lever le petit doigt ?

— Ne nous alarmons pas ! dit encore Marie. Et toi non plus, ô étranger, n’aie point d’inquiétude ! Attendons simplement ce qui doit encore arriver. Lui-même disait que chacun de nos cheveux est compté sur notre tête et que nul moineau ne tombe de l’arbre que son père ne le sache. Pourquoi nous préoccuper s’il en est ainsi ?

Je ne fus pas sourd à ces paroles : de même que jadis j’avais observé les signes et les augures sans jamais croire malgré le désir que j’avais, de même à présent quelque chose me disait qu’il fallait me soumettre sans raisonner si je voulais atteindre la vérité. Tant que je consentirais à suivre le chemin sur lequel on me conduisait, tout s’éclaircirait peu à peu.

Je me levai en disant :

— Je ne veux pas vous déranger plus longtemps ! Merci à toutes deux qui m’avez écouté et répondu avec tant de grâce. La paix soit avec vous !

Marthe se leva d’un bond et s’écria en frappant dans ses mains :

— Non ! Il faut que tu restes ! Tu ne vas pas partir ainsi en mourant de soif et de faim !

Malgré mes protestations, elle pénétra à l’intérieur de la maison et s’affaira pour me préparer quelque nourriture. Je demeurai plongé dans mes pensées, assis sur le banc de pierre, tandis que Marie était par terre à mes pieds. Ni l’un, ni l’autre, nous ne prononçâmes une seule parole. Notre silence cependant n’était point un de ces silences embarrassés qui s’installent parfois entre des personnes qui n’ont rien à se dire. Bien au contraire ! Marie m’avait dit tout ce que j’étais à même d’entendre. J’avais assimilé certaines choses, d’autres sans doute perdraient un jour leur mystère, et elle ne m’aurait nullement aidé en parlant davantage. Simplement, elle était là, assise près de moi et dégageait une sorte d’aura qui montait jusqu’à moi : je me sentais bien à ses côtés.

Marthe apporta des petits pains pimentés trempés dans l’huile, un plat de légumes hachés menus avec des œufs, de la viande de mouton salé et du vin épais. Après avoir tout disposé sur le banc de pierre à côté de moi, elle versa de l’eau sur mes mains et bénit le repas. Mais pas plus elle que sa sœur n’y goûtèrent, et Lazare ne se présenta point afin de le partager avec moi. Ainsi, malgré leur courtoisie, je me suis senti dédaigné.

Ma randonnée pour venir à Béthanie n’avait pas été bien longue et cependant mon appétit se réveilla devant les plats délicieux que je mangeai avec plaisir tandis que Marthe, près de moi, insistait pour que je goûte à tout et finisse les plats. Je me demandais s’ils jetteraient ce qu’un étranger tel que moi aurait touché de sa main, et pour ne point manquer à la courtoisie, je poursuivis le repas même après être rassasié. Pour terminer je bus l’eau que Marthe avait mélangée au vin et me sentis envahi d’une douce torpeur.

C’était la neuvième heure.

— Il n’est pas question, dit Marthe avec sollicitude, que tu regagnes la cité maintenant ! C’est l’heure la plus chaude de la journée ! Accepte de rester et de prendre un peu de repos sous notre toit.

Ma fatigue était extraordinaire et je n’aurais pu dire si elle était plus spirituelle que physique. Je fis un effort pour me lever, mais d’une part mes membres étaient endormis, et d’autre part l’amabilité des deux femmes m’était si agréable que je n’aurais voulu bouger pour rien au monde. Si je l’avais vraiment voulu, sans doute aurais-je pu prendre congé et m’éloigner, mais la langueur qui s’empara de moi à la simple idée de départ affaiblit jusqu’à la douleur chacun de mes membres. Il me vint un instant à l’esprit que Marthe avait peut-être versé un soporifique dans le vin. Mais pourquoi l’aurait-elle fait ? En outre, n’aurais-je point, dans ce cas, trouvé un goût amer à la boisson ?

— Jérusalem n’est pas bien loin, dis-je, mais si vraiment vous me le permettez, c’est avec plaisir que j’accepte votre hospitalité pour le temps de la sieste. Je me sens parfaitement bien dans cette maison.

Toutes deux sourirent mystérieusement comme si elles savaient bien mieux que moi que je disais vrai. Cette sagesse immanente qu’on pressentait chez elles me les fit considérer durant quelques instants non plus comme des humains sinon comme des êtres étranges, possédant quelque chose de plus. Mais je n’éprouvai nulle crainte à leur égard, je me sentais plutôt comme un petit enfant lorsqu’il a retrouvé un foyer après s’être perdu.

Elles me conduisirent toutes les deux dans la cour intérieure, qu’une treille ombrageait. Dans un état de demi-somnolence qui me donnait une impression d’irréalité, je pus voir que leur maison était beaucoup plus grande que ce qu’elle m’avait semblé en arrivant. Elle était formée d’au moins quatre bâtiments construits à des époques différentes tout autour de la cour. Marthe et Marie gravirent à ma suite les marches de l’escalier qui menait au plus récent, puis ouvrirent la chambre d’hôtes qui donnait sur la terrasse. C’était une pièce petite occupée par une couche basse, au sol recouvert d’un tapis. Une odeur de cannelle flottait dans l’air rempli de fraîcheur.

— Étends-toi et prends du repos, dirent les deux sœurs. en chœur. Ici même a dormi plus d’une fois celui dont nous avons parlé. Après sa méridienne, il avait l’habitude d’aller prier seul dans la montagne. Il allait et venait comme il voulait dans notre maison. Tu peux agir de même.

Il y avait là une cuvette pleine d’eau avec un linge posé à côté. Marthe, malgré moi, s’agenouilla, puis, m’ayant déchaussé, lava mes pieds pleins de poussière, et les essuya avec le linge.

— Pourquoi fais-tu cela ? demandai-je. Tu n’es point ma servante.

Elle me regarda avec le même sourire mystérieux qu’auparavant.

— Peut-être un jour feras-tu, toi aussi, la même chose pour un autre, sans pour cela être son serviteur, dit-elle. Tu es là, devant moi, blessé, triste et rempli d’angoisse bien que tu jouisses apparemment d’une solide santé et que ta tête déborde de toutes sortes de connaissances.

Elle avait touché juste. Mon savoir, en effet, est un couteau éternellement planté dans la plaie de mon cœur, toutes les questions brûlent telles des papillons à la flamme de la réalité, et malgré mes désirs, il m’est impossible de croire ce que je ne peux concevoir.

— Lui aussi, au cours de la dernière nuit, ajouta Marie, a fait de même pour ses disciples tandis que ces derniers discutaient à qui serait le plus grand dans son royaume.

Les deux sœurs refermèrent la porte sans bruit et je tombai aussitôt dans un profond sommeil. Reposer sur cette couche parfumée à la cannelle, dans cette agréable petite pièce me causa un grand soulagement.

Je fus tiré de mon sommeil par la nette impression que je n’étais pas seul dans la chambre, que quelqu’un était là, attendant mon réveil. Et cette impression était si forte que je n’ouvris pas les yeux. Je m’efforçai de percevoir la respiration ou les mouvements de la personne présente. Mais lorsque je me décidai enfin à regarder autour de moi, ce fut pour m’apercevoir que la pièce était vide et que j’étais seul. J’en ressentis une indescriptible déception. Et soudain, ce fut comme si les murs et le plafond se fussent mis à osciller pour bientôt s’évanouir devant mes yeux. Je refermai les paupières et, une fois encore, sentis la présence toute proche. Je me souvins alors que j’avais éprouvé une semblable impression dans le tombeau. Enfin un sentiment de paix s’empara de mon esprit.

Je songeai : « Il a amené sur la terre son royaume qui, après sa résurrection, demeurera ici tant que lui sera parmi nous. Peut-être est-ce cette proximité qui me trouble. »

Puis je me rendormis mais cette fois, dès le réveil, j’eus haleine conscience du poids de mon corps puant la sueur sur la couche, et remarquai la solidité des murs de terre qui m’entouraient. Si pénible fut ce réveil que je ne me décidai pas non plus à regarder tout de suite, tant m’emplissait de tristesse ce retour au monde matériel.

Lorsque je finis par ouvrir les yeux et me résolus à abandonner la douce quiétude du sommeil pour la réalité, je me rendis compte que maintenant il y avait effectivement quelqu’un dans ma chambre. Une femme accroupie sur le tapis attendait, totalement immobile, que je me réveillasse.

Enveloppée dans un grand vêtement, elle avait la tête couverte d’un voile, si bien que tout d’abord je me demandai s’il s’agissait bien d’un être humain. Je n’avais nullement soupçonné sa présence et ne l’avais pas non plus entendu pénétrer dans la pièce pendant que je dormais. Je fis un mouvement pour m’asseoir sur le bord de la couche, les membres aussi lourds que le plomb comme si pesait sur eux tout le poids de la terre.

En m’entendant remuer, la femme se redressa et se découvrit le visage. Le teint blafard, elle n’était plus très jeune. La vie aux multiples expériences avait passé sur elle, ravageant son ancienne beauté. Mais il y avait pourtant en elle quelque chose d’étrange et de rayonnant.

Lorsqu’elle me vit complètement réveillé, elle fit un léger signe de la main sous son manteau comme pour me prier de ne point me déranger et se mit à chanter d’une voix rauque dans la langue sacrée des Juifs. Elle psalmodia ainsi un long moment, puis traduisit en grec les paroles de ses chants.

— Toute chair est comme l’herbe, commença-t-elle, sa beauté comme la fleur des champs. L’herbe sèche, la fleur se fane lorsque le Seigneur souffle sur elles. L’herbe sèche, la fleur se fane, mais le Seigneur demeure dans les siècles des siècles.

Elle ajouta aussi :

— Notre dieu est un dieu plein de mystères.

Elle me regardait fixement, une étincelle brûlant au fond de ses yeux noirs ; d’un signe de tête, je lui marquai que je l’écoutais, bien que pour l’instant ses paroles n’eussent aucune signification pour moi.

— Ainsi parle le Seigneur : « C’est trop peu pour toi qui es mon serviteur de rétablir dans leur antique gloire les tribus de Jacob. Je te placerai comme une lumière pour les incroyants afin que de toi parte le salut jusqu’aux confins du monde. »

Elle s’interrompit à plusieurs reprises, hésitant comme si elle ne se fût pas souvenue du texte avec exactitude. Puis elle reprit en grec :

— Ainsi parla de lui le prophète Isaïe et les doux de la terre l’ont gardé dans leur mémoire : « Objet de mépris et rebut de l’humanité, homme de douleurs et connu de la souffrance, comme ceux devant qui on se voile la face il était méprisé et déconsidéré. Or c’étaient nos souffrances dont il souffrait et nos douleurs dont il était accablé. Il a été transpercé à cause de nos péchés. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui. Tous, comme des brebis, nous étions errants, chacun suivant son propre chemin. Et Yahvé a fait retomber sur lui les crimes de nous tous. Affreusement traité, il s’humiliait, il n’ouvrait pas la bouche.

Elle secoua la tête et les larmes se mirent à couler le long de ses joues ; la voix brisée, elle poursuivit :

— Il s’est livré lui-même à la mort et a été compté parmi les malfaiteurs, alors qu’il supportait les fautes des multitudes et qu’il intercédait pour les pêcheurs.

J’eus la vague impression d’avoir déjà lu à Alexandrie un texte semblable sous la direction de mon ami érudit ; mais à cette époque, ces paroles n’avaient trouvé aucun écho en moi. La femme en pleurs accroupie sur le sol se couvrait le visage du voile noir afin que je ne pusse contempler sa douleur.

— J’ai compris ce que tu as dit ! m’exclamai-je soudain. C’est ainsi que l’annoncèrent vos prophètes et c’est ainsi que tout s’est accompli. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Elle agita la tête et sa voix me parvint de sous les voiles.

— Nous ne savons rien encore, dit-elle, et nous ne comprenons pas. Mais il n’y a plus désormais de multiples chemins ni pour chacun le sien propre, il n’en reste qu’un seul.

Quand elle s’était découvert le visage, j’avais remarqué ses traits.

— Comment vas-tu, ô femme ? Il me semble te connaître, dis-je enfin.

Elle leva son voile après avoir séché soigneusement ses larmes avec un mouchoir.

— Je te connais moi aussi, proféra-t-elle en essayant de sourire, et c’est pour cela que je suis venue te voir. Lorsqu’il souffrait sur la croix, tu as frappé un scribe et repoussé ceux qui se moquaient de lui.

— Non, non ! protestai-je avec modestie. Je n’ai frappé personne, tu te trompes ! Certes, j’ai demandé un renseignement à un scribe qui m’a offensé et je me suis alors adressé au centurion. C’est ce dernier qui a éloigné les blasphémateurs.

Mais la femme secoua la tête en signe de dénégation.

— J’ai vu, affirma-t-elle, de mes yeux vu comment, plein de courroux, tu as frappé le sacrilège, bien que tu n’eusses rien à voir dans tout ceci étant étranger.

Je jugeai préférable de couper court à cette discussion. Après tout, de si sombres ténèbres nous avaient enveloppés peu avant la mort du roi que la femme avait pu confondre.

— Il me semble, repris-je ensuite, que je t’ai vue en compagnie de la mère du crucifié.

— Oui, tu as raison, assura-t-elle. Je suis Marie de Magdala, on t’a déjà parlé de moi qui l’ai suivi après qu’il eût chassé les démons de mon esprit ; il me le permettait malgré tous ceux qui lui en faisaient le reproche.

Alors, comme si elle laissait enfin libre cours à une fièvre contenue jusque-là, elle tendit sa main vers moi.

— Parle, supplia-t-elle. On dit que tu t’es rendu au tombeau sur l’ordre du gouverneur et que tu es le premier Romain qui ait vu qu’il avait ressuscité. Raconte-moi, rends témoignage de ce que tu as vu. Personne ne me croit parce que je suis une femme.

Je soupesai bien chacune de mes paroles avant d’ouvrir la bouche, car je ne voulais ni lui mentir ni l’induire en erreur.

— Le tremblement de terre écarta la pierre de l’entrée du sépulcre et les gardes s’enfuirent. J’ai pénétré à l’intérieur avec le centurion et nous avons pu voir que le drap mortuaire était intact avec le suaire à part, mais il n’y avait plus de cadavre. Devant cela, la foi s’empara de moi. Peu après vinrent les grands prêtres qui déchirèrent le linceul avec rage. Je continue cependant à croire qu’il a ressuscité, mais de quelle manière, c’est une question à laquelle je ne puis répondre, rien de comparable ne s’étant jamais produit jusqu’ici.

Elle écoutait avec toute son attention. Soucieux d’objectivité, je poursuivis mon récit.

— Je sais naturellement que l’on pratiquait autrefois, et que l’on pratique toujours, des cérémonies secrètes au cours desquelles on ensevelissait un dieu pour bientôt le ressusciter d’une manière symbolique. Mais à vrai dire, ces cérémonies ne sont guère plus qu’une comédie de la religion. Et toi qui nous précédas dans le sépulcre, qu’as-tu vu ? As-tu remarqué l’état du drap mortuaire ?

Marie de Magdala baissa la tête.

— L’obscurité régnait encore lorsque j’arrivai là-bas, dit-elle. Je me rendis compte que la pierre n’était point à sa place et compris que l’on avait ôté le corps ; mais je n’eus pas le courage d’entrer ; il eût d’ailleurs été impossible de rien distinguer tant il faisait encore noir. Je me précipitai donc dans la cachette des disciples les plus proches et Simon Pierre, un homme grand et robuste, m’accompagna avec Jean, le jeune homme auquel Jésus confia sa mère. Ils coururent à perdre haleine jusqu’au sépulcre, entrèrent et constatèrent qu’il n’y avait plus rien ; fuyant la colère des prêtres, ils prirent aussitôt leurs jambes à leurs cous. Pour ma part, je m’effondrai en larmes près de l’entrée, puis peu après, me penchai pour jeter un regard à l’intérieur. On y voyait comme en plein jour ! Un ange était dedans qui portait un habit de lumière et dont le visage brillait comme le feu. Effrayée, je fus prise d’un tremblement et me reculai lorsque tout à coup l’ange m’adressa la parole. En faisant demi-tour, je me trouvai face à Jésus que je ne reconnus pas tout d’abord.

Son récit se révélait absolument en contradiction avec celui des gardes. Elle leva vers moi des yeux inquiets et en s’apercevant de mon incrédulité, ajouta :

— Il n’est pas si étonnant que je ne l’ai point reconnu sur-le-champ ! Comment pouvais-je imaginer une chose pareille ? Ses disciples non plus ne l’ont pas reconnu lorsqu’ils le virent marcher sur les eaux du lac de Tibériade près de leur barque. Moi, croyant que cet inconnu était celui qui avait enlevé le corps, je lui en fis le reproche tout en le suppliant de me le rendre. En cet instant, il m’appela par mon nom et seulement alors je le reconnus. Il me donna un message pour les disciples et je tombai en une extase telle que je ne sentais plus mes pieds lorsque je courus le leur porter. Mais nul d’entre eux n’a voulu ajouter foi à ce que je disais.

Je ne la crus pas davantage. Je pensai que cette femme devait tomber en extase bien facilement et avait mélangé l’ordre dans lequel s’étaient déroulés les événements.

— As-tu remarqué la position du linceul ? insistai-je une nouvelle fois, revenant sur ma première question.

Elle me regarda avec étonnement.

— Comment l’aurais-je pu ? dit-elle en hochant du chef. La splendeur éblouissante de l’ange m’aveugla à tel point qu’elle me contraignit à reculer. Et j’étais terrorisée ! Mais si les disciples ne m’ont pas crue, les femmes, elles, se fient à moi. Eux craignent encore pour leur vie et sont obnubilés par cette crainte.

Elle s’était animée en parlant, comme les femmes ont coutume de le faire et poursuivait ses commentaires.

— Peut-être as-tu raison, peut-être est-ce le tremblement de terre qui a déplacé la pierre de l’entrée, quoiqu’il y ait des gens pour soutenir que l’ange a dû accomplir cette tâche. On raconte également que la secousse a démoli l’escalier qui monte au tabernacle, dans le temple. De toute façon, ceux qu’il accompagna sur le chemin d’Emmaüs ne l’ont pas reconnu non plus ! Et pourtant, il leur a expliqué les livres saints point par point et la raison pour laquelle tout devait arriver ainsi. Lorsqu’ils arrivèrent au village, c’était à la nuit tombante et ils l’invitèrent à se joindre à eux. Alors Jésus prit le pain, leur en donna à chacun et ils le reconnurent ; mais il disparut de leur vue.

— Tu crois donc, dis-je la voix enrouée par l’émotion, tu crois qu’il est encore par ici, allant et venant à son gré, et qu’il adresse la parole à qui bon lui semble ? Et il y en a qui le connaissent tandis que d’autres ne le connaissent pas ?

— Tu l’as dit ! répondit Marie qui ajouta avec une ferme conviction : « Je crois cela et c’est pourquoi j’attends ! Peut-être que nos cœurs ne sont pas suffisamment ardents ou que notre esprit est trop lent ; il nous fait espérer afin que nous saisissions le sens de tout ce qui est advenu. »

— Tu as bien dit qu’il a marché sur les eaux ? repris-je afin de mettre l’accent sur l’absurdité inimaginable de tout ceci.

Marie de Magdala leva vers moi un regard plein de confiance.

— Il accomplissait tant et tant de miracles que les pierres elles-mêmes auraient dû avoir la foi ! Et pourtant nous ne savons que penser à son sujet ! Toutefois il est écrit : « Son serviteur est sourd et son messager aveugle », ainsi peut-être lui obéissons-nous à notre insu.

— Mais pourquoi une telle confiance en moi qui ne suis qu’un étranger ? lui demandai-je. Tu es une femme cultivée, tu parles le grec et connais par cœur les prophètes dans la langue sacrée des Hébreux ; on m’a dit également que tu étais riche. Parle-moi de toi afin que je puisse comprendre !

— J’ai l’habitude de traiter avec des étrangers, répondit-elle avec une certaine fierté. J’ai eu l’occasion d’accueillir chez moi des Grecs, des Syriens, des Romains également et même des courtisans du prince Hérode ! D’ailleurs si Jésus était bien ce qu’il était, selon ce que je sais et crois, son message n’est pas adressé au seul Israël, sa lumière inondera le monde entier comme il est écrit dans les livres. C’est une des raisons pour lesquelles les disciples ne me prennent pas au sérieux. Lorsque j’étais en proie aux démons, j’ai vécu des expériences que ces hommes de basse origine sont incapables de concevoir : songe qu’un sorcier a le pouvoir magique de mettre le corps d’un possédé dans une bassine pleine d’eau, puis, après être passé dans une autre pièce, de le faire hurler en frappant d’une aiguille l’eau d’un récipient différent. Jésus n’a jamais désiré profiter de moi à l’instar des autres ; il se contenta de me délivrer quand il s’aperçut que je souhaitais ardemment la liberté. Si mon visage est livide, tel un rocher dont les pluies ont entraîné toute la terre fertile, c’est à cause de ma vie passée. Ne m’interroge point à son sujet mais sur ce que je suis à présent.

— Comme tu voudras, acquiesçai-je. Mais tu n’as point encore répondu à ma question : pourquoi as-tu si grande confiance en moi ?

De nouveau son visage s’illumina lorsqu’elle dit :

— Parce qu’au pied de la croix, tu l’as défendu contre les blasphémateurs ! Parce que tu as respecté sa souffrance sans en connaître plus à son sujet que l’écriteau infamant placé sur sa tête. Tu l’as défendu alors que les siens s’enfuyaient saisis de terreur. Il n’y avait personne là-bas sinon les femmes accompagnées de Jean qui, lui, n’a rien à craindre car sa famille est amie du grand prêtre. Les agitateurs eux-mêmes osèrent crier contre les Romains pour défendre leurs compagnons suppliciés mais nulle voix ne s’éleva pour le défendre, lui !

Je compris soudain que cette femme transformait le courroux qu’elle sentait à l’égard des disciples en sympathie pour moi.

— Si j’ai bien compris, avançai-je prudemment après un instant de réflexion, tu es une femme de grande expérience et tu penses avoir saisi de ton maître bien plus que ses propres disciples ne sont capables de saisir présentement ; en revanche, ces derniers ne se fient point à toi justement parce que tu es une femme et que tu as tendance à t’exalter facilement ; ils ne croient guère en ta vision lorsque tu la racontes et tu as jugé souhaitable de me faire intervenir pour témoigner à mon tour.

— N’as-tu pas encore compris ? interrompit Marie. Jésus permettait aux personnes de mon sexe de s’approcher de lui ! Il s’est conduit parfaitement avec Marie, la sœur de Lazare et se montra plein de bonté pour Marthe également. Lorsqu’il dîna un soir chez Simon le Pharisien, il laissa la pécheresse s’agenouiller devant lui et souffrit qu’elle lui arrosât les pieds de ses larmes et les essuyât avec sa chevelure ; cette histoire lui fit d’ailleurs perdre sa réputation parmi les Pharisiens disposés dès lors à penser pis que pendre de lui. Mais ce n’est pas tout ! N’a-t-il pas adressé la parole à la Samaritaine près du puits ? N’a-t-il point arraché des mains des scribes une femme surprise en flagrant délit d’adultère, alors qu’ils étaient sur le point de la lapider ainsi que l’exige la loi ? Crois-moi, ô étranger, il a compris la femme mieux que nul ne l’avait fait jusqu’à présent. C’est pourquoi je suis convaincue que nous les femmes, nous l’avons compris dès le début mieux que ses disciples qui ne sont que des lâches.

Sa voix s’étranglait dans sa gorge et la haine lui faisait perdre le souffle.

— Il y eut une époque, poursuivit-elle, où ils avaient assez de cœur pour prendre de grands airs et guérir les malades eux aussi. Mais quand il fut question d’entreprendre l’ultime voyage et de monter à Jérusalem avec lui, alors ont commencé les tergiversations ; certains envisageaient même de l’abandonner quand, peu de temps auparavant, ils en étaient à discuter au sujet des places qu’ils occuperaient dans son royaume. Aux foules venues l’écouter, Jésus parlait par paraboles, mais il expliquait tout très clairement à ses proches qui ne le comprenaient guère cependant ! Seul Thomas, le plus intelligent de toute la bande, eut le courage de déclarer : « Allons et mourons avec lui ! » Mais ne va pas t’imaginer qu’un seul d’entre eux ait été tué même s’ils s’étaient munis d’armes pour le protéger ; certes, ils s’étaient procuré deux glaives en dépit du sévère châtiment promis à ceux qui achètent une arme dans la cité ; mais l’ont-ils défendu ? Voilà la question !

Elle haletait de colère mais parvint peu à peu à se calmer.

— Oui, je sais, c’est lui qui les en a empêchés. Il disait : « Tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. » Sur le chemin de Jérusalem, il avait dit cependant : « Que celui qui possède un manteau le vende dès maintenant pour s’acheter un glaive. » Je ne comprends pas ! Voulait-il mettre leur foi à l’épreuve ou bien leur donner confiance en eux-mêmes ? Je n’en sais rien. Simon Pierre a frappé Malchus le serviteur du grand prêtre et son coup lui trancha l’oreille lorsqu’il s’approcha dans l’obscurité de la nuit pour s’emparer de Jésus ; mais ce dernier remit l’oreille à sa place, de sorte que l’on ne voit plus maintenant qu’une légère cicatrice à l’endroit où le glaive a porté. Ce sont les parents de Malchus qui ont divulgué l’histoire bien qu’on eût rigoureusement interdit à leur fils d’en souffler mot.

« Ne te fâche pas si je me laisse aller à ma colère, ajouta-t-elle, permets-moi de dire tout ce que j’ai sur le cœur au sujet de ces couards ! La dernière nuit, Jésus demeura seul, il connaissait son destin et priait ; on raconte que durant sa terrible agonie il sua des gouttes de sang. Il ne leur avait rien demandé, sinon de veiller avec lui. Eh bien ! Sais-tu ce qu’ils ont fait ? Ils n’ont rien trouvé de mieux que de s’endormir profondément dans le jardin. Vraiment, je ne comprends pas et ne peux leur pardonner. Et c’est eux qui prétendent mettre le feu au temple ! Eux, qui ne furent même pas assez hommes pour tuer le traître qui s’est pendu ! Cela dépasse mon entendement, je ne vois pas ce qu’il leur trouvait ni pourquoi c’est justement eux qu’il élut auprès de lui.

Tant de féminité se dégageait de cette Marie de Magdala tandis qu’elle proférait ses capricieuses accusations, que j’aurais aimé lui sourire et caresser sa joue afin de l’aider à se libérer dans les larmes de sa colère sans espoir. Mais je n’eus ni le courage de sourire ni celui de l’effleurer. Je ne sus que lui dire ces mots le plus délicatement qu’il me fut possible :

— S’il en est ainsi, si vraiment ils sont dans l’affliction et ne savent que penser à son égard bien qu’ils aient appris de sa bouche le sens de leur mission, comment veux-tu que moi, l’étranger, je n’aie point l’esprit troublé ? Cependant je suis persuadé que nul parmi eux ne périra, du moins pas avant qu’ils ne sachent interpréter ce qu’ils ont appris. Même un homme à l’intelligence la plus fine aurait du mal à saisir la signification de ces merveilleux événements.

« Toutefois, comme ils vivent depuis leur enfance attachés aux préjugés des fils d’Israël auxquels ils sont encore soumis, il vaudrait mieux ne point faire appel à mon témoignage devant eux, ni même y faire la plus légère allusion. Ils ne ressentiront que mépris à mon encontre parce que je suis Romain, de même qu’ils te méprisent toi, d’après ce que j’ai compris, pour avoir fréquenté des étrangers.

Elle redressa vivement sa tête orgueilleuse, mais je l’arrêtai d’un geste de la main.

— En ma qualité de Romain, me hâtai-je d’expliquer, je te comprends, Marie, beaucoup mieux qu’un homme de ce pays ne le pourrait. Les femmes jouissent à Rome d’une grande liberté et sont considérées à l’égal des hommes : elles lisent, assistent à des lectures publiques, vont écouter de la musique et choisissent leurs amants comme bon leur semble. Je les crois même plus habiles que les hommes, car elles possèdent plus d’astuce et en maintes occasions savent se montrer plus impitoyables, leurs pensées n’obéissant point comme la nôtre à un raisonnement logique. Ainsi donc soyons amis ! Toi, Marie de Magdala, veuille accepter l’amitié de Marcus Manilianus de Rome. Je respecte en toi la femme et je te respecte surtout parce qu’il t’a permis de le suivre. Je ne parlerai point de la vision que tu m’as contée, mais sois certaine que je ne cesserai jamais d’être pénétré de l’idée qu’il a ressuscité puisque je l’ai vérifié de mes propres yeux. Sans doute, précisément parce que tu es une femme, le perçois-tu plus clairement que ses disciples.

« J’aimerais pourtant, ajoutai-je avec la plus grande prudence, j’aimerais les rencontrer une fois, sinon tous, du moins l’un d’entre eux, afin de me faire une idée du genre d’hommes auquel ils appartiennent.

— Je ne suis pas brouillée avec eux, reconnut-elle de mauvaise grâce après avoir hésité un instant. Qui prendrait soin de ces hommes et veillerait à ce qu’ils ne manquent de rien à présent qu’ils vivent cachés ? Ce sont de simples pêcheurs ! Impuissants à vaincre leur inquiétude et leur angoisse, ils s’irritent les uns contre les autres et c’est moi qui dois les réconcilier et les calmer, bien que cela puisse te surprendre après tout ce que je t’en ai dit il y a un moment. Je reconnais en eux également beaucoup de bien. Leur plus cher désir est de retourner en Galilée, mais ils sont pour l’instant absolument incapables de prendre une résolution. Leur accent de Galilée les ferait reconnaître facilement aux portes de la ville ou sur les routes ; en outre, leurs visages ne ressemblent point à ceux des autres, car après avoir partagé la vie de Jésus ils ont changé, ils sont différents des pêcheurs ordinaires. Peut-être est-ce difficile pour toi de l’imaginer, mais je suis sûre que tu t’en apercevras si tu as l’occasion de les rencontrer.

Alors, d’une manière inattendue, elle se lança dans la défense de ses amis.

— Il avait ses raisons pour les choisir malgré leur modestie, affirma-t-elle. Le seul parmi eux que l’on puisse considérer comme ayant reçu une certaine instruction s’appelle Matthieu, c’est un ancien publicain. Et quand je pense aux hommes cultivés comme les scribes ou les philosophes, je me demande comment ils pourraient entendre sa doctrine. De même qu’un scribe passe des années à méditer sur une seule phrase des livres sacrés ou qu’un Grec écrit un livre sur le seul nom d’un lieu de l’Odyssée, de même un érudit passerait sa vie entière à soupeser une seule de ses phrases. Et en réfléchissant bien, je me souviens à présent qu’il a dit un jour que seuls les humbles et les enfants auraient accès à certaines vérités et non les savants.

Ceci me donna à penser. Il se pouvait que Marie fut dans le vrai : du moment qu’il s’agissait d’une doctrine complètement nouvelle et aussi dépourvue de sens que celle que Marie m’avait révélée, un esprit pénétré d’antique sagesse et féru d’idées anciennes ne pouvait l’accepter sans la discuter. Moi-même ne me heurtais-je point sans cesse au passé et à tout ce que l’on m’avait enseigné ?

— Suggérait-il cela lorsqu’il déclara à Nicomède que l’homme doit naître une nouvelle fois ? demandai-je d’une voix éteinte comme si je me fusse parlé à moi-même.

— Nicomède fait partie des doux de la terre, observa Marie de Magdala. C’est un homme pieux et de bonne volonté qui connaît par cœur les Écrits sacrés. Mais dès qu’il se trouve confronté à une pensée inédite, il veut aussitôt la comparer avec ce qui est déjà écrit. Il aura beau naître une nouvelle fois, il sera toujours un petit enfant emmailloté dans des couches trop étroites.

L’idée de l’enfant enveloppé dans ses couches amena un sourire sur les lèvres de Marie. En voyant son visage de pierre livide ainsi illuminé et ses yeux pétillants de joie, je songeai qu’en son temps cette femme avait dû être d’une beauté éblouissante et dus reconnaître par-devers moi devant ce fragile sourire, qu’elle était encore fort belle.

Par une étrange association d’idées, il me vint à l’esprit l’image de la lune à son zénith et je me souvins que Marie de Magdala avait fait sa fortune en élevant des colombes.

— C’est en vain que tu portes des habits couleur de sombre prunelle, dis-je comme malgré moi. Tes couleurs sont le vert et l’argent, Marie de Magdala, ta fleur la violette et ta couronne le myrte. Je ne m’y trompe point.

Elle sursauta légèrement.

— Te prendrais-tu pour un astrologue ? interrogea-t-elle en se moquant. Nul besoin d’évoquer les forces liées à la terre ! Quand bien même je me vêtirais de nouveau en vert et argent, les dieux de la terre n’exerceraient plus aucun pouvoir sur moi désormais. Il suffit que je prononce le nom de Jésus-Christ, fils de Dieu, pour que le mal impuissant à me nuire fasse silence autour de moi.

Je compris alors qu’elle avait sûrement eu conscience de ses démons et souffert véritablement de leurs enchantements et je me repentis d’avoir ainsi parlé à la légère en voyant s’éteindre le sourire de ses lèvres et son visage reprendre sa teinte de marbre froid. Une petite flamme inquiète tremblait au fond de ses yeux, mais je devais pourtant la questionner encore.

— Es-tu absolument certaine, ô Marie, que tu ne compares point toi aussi les événements nouveaux à ceux du passé afin d’en déchiffrer le sens ? Es-tu sûre de n’avoir point remplacé tes démons d’autrefois par un nouveau, plus puissant encore ?

Elle se tordait les mains et se balançait comme pour calmer une douleur à l’intérieur d’elle-même. Puis, faisant un visible effort pour planter ses yeux dans les miens, elle se mit à scander :

— Je suis sûre, sans l’ombre d’un doute, qu’il était et demeure la lumière, la lumière véritable et absolue. Il était l’Homme. Il est Dieu !

Puis, assaillie peut-être par une ultime incertitude, elle ajouta plus pour elle-même que pour moi :

— Non, il n’était ni un sorcier ni un diable, bien qu’il ait marché sur les eaux. S’il avait été seulement le mage le plus puissant, je ne l’aurais point suivi car des mages, j’en ai vu assez dans ma vie ! Et il ne m’a point ordonné de le suivre, il me l’a permis, ce qui, tu en conviendras avec moi, est tout à fait différent.

J’avais honte de mes hésitations, mais je désirais acquérir toute la certitude qu’il est humainement possible d’acquérir lorsque l’on pose une question. Sentant que je l’avais blessée, je lui en demandai pardon du mieux que je pus.

— Marie de Magdala, la priai-je humblement, conduis-moi à ses disciples afin que d’eux aussi je sois convaincu.

— Tu n’es pas encore prêt, rétorqua-t-elle. Et eux non plus. Nous devons tous attendre. Toi aussi. Attends avec patience comme nous attendons.

Mais la sincérité ardente de mon désir la toucha et c’est pourquoi elle ajouta :

— Je ne crois point que tu sois un espion des Romains ; mon expérience et ma connaissance des hommes me soufflent que ton cœur ne contient pas de traîtrise. Si tu étais un traître cependant, il t’arriverait quelque chose de terrible. Non, certes, par notre pouvoir, mais par son pouvoir à lui qui a choisi ses disciples et veut les garder ainsi que tu l’as dit toi-même. Connais-tu la porte de la Fontaine ?

— C’est par cette porte que je suis venu jusqu’ici, répondis-je avec un sourire.

— Alors on t’a également parlé de l’homme à la cruche d’eau ! Peut-être un jour, lorsque tu seras doux et que ton cœur sera empli d’humilité, apparaîtra-t-il près de la porte de la Fontaine. Mais je t’en prie, ne te hâte point ! Tout arrive lorsque sonne l’heure. Si je n’étais pas fermement convaincue, vivre me deviendrait impossible.

Je lui demandai si elle désirait retourner à Jérusalem en ma compagnie, mais elle préféra rester seule dans la chambre où le Nazaréen s’était souvent reposé.

— Pars quand tu voudras, dit-elle. Et s’il n’y a personne en bas, tu n’as nul besoin d’attendre pour témoigner ta reconnaissance. Il suffit que nous, les femmes, sachions que tu es reconnaissant. Tu peux revenir dans cette maison à ton gré, mais j’ai l’impression que tu ne sais pas bien ce que tu veux. Il me semble pourtant que même malgré toi tu devras suivre l’unique chemin. La paix soit avec toi !

— Avec toi également, répondis-je, et je ne sais quoi me poussa à ajouter : « La paix soit avec toi, femme plus que la bien-aimée, plus que l’épouse, plus que la sœur parce qu’il t’a permis de le suivre ! »

Ces paroles trouvèrent grâce à ses yeux et, tandis qu’elle demeurait accroupie sur le tapis, elle tendit la main et me toucha le pied lorsque je m’inclinai pour prendre ma chaussure en me levant.

Nulle trace d’angoisse n’était en moi quand je descendis l’escalier pour regagner la cour ombragée par la treille. Je ne trouvai personne et le silence régnait à l’intérieur de la maison. Je partis donc sans dire adieu et fus surpris en parvenant près du banc de pierre de découvrir que le soleil indiquait déjà la cinquième heure, suivant le temps romain. L’ombre de la montagne s’était allongée et atteindrait bientôt la ferme.

Je marchai si plein d’enthousiasme et plongé dans mes pensées que ce fut à peine si je distinguai le paysage autour de moi. Je repassai devant les antiques oliviers aux troncs noueux sur la colline encore illuminée de soleil tandis que déjà l’ombre avait envahi le sentier. Puis je laissai derrière moi le verger et le parfum des simples embaumait l’air crépusculaire.

Une espèce de monotone martèlement me tira de mes méditations : c’était un aveugle, recroquevillé au bord du sentier, qui frappait sans relâche avec son bâton pour attirer l’attention des voyageurs. Deux profondes orbites creuses lui tenaient lieu de regard et il était couvert de haillons rigides de crasse. Lorsqu’il entendit que j’avais ralenti le pas, il se mit à geindre de cette voix criarde que possèdent les mendiants professionnels.

— Ayez pitié d’un pauvre aveugle ! Ayez pitié de moi !

Je me souvins alors que la femme du Syrien avait mis dans mon sac de voyage un repas auquel je n’avais pas touché. Je le déposai dans la main décharnée de l’infirme.

— La paix soit avec toi, dis-je en toute hâte. Prends et mange. Tu peux tout garder, je n’en ai plus besoin.

L’infecte puanteur qui frappa mes narines lorsque je me penchai vers lui m’ôta le courage de m’attarder à vider le sac dans ses mains.

L’aveugle ne me remercia même pas mais, allongeant son bras, tenta d’agripper le bord de mon manteau.

— Il est très tard, observa-t-il avec anxiété, il va faire nuit et personne n’est venu me chercher sur ce sentier où l’on m’a amené pour passer la journée ! Aie pitié de moi, passant charitable et conduis-moi à la cité ! Là-bas je saurai trouver mon chemin, mais hors des murailles je m’égare, je trébuche sur les cailloux et risque à tout instant de rouler dans le fossé.

À la seule idée de toucher cet être immonde que l’on ne pouvait guère qualifier d’humain, je fus pris de nausées. Je fis un brusque saut en arrière pour me mettre hors de portée de sa main qui continuait à s’agiter dans le vide, et repris ma route en pressant le pas, m’efforçant de ne point entendre derrière moi les geignements consciencieux du mendiant qui déjà avait repris son jeu de bâton sur la pierre comme pour assouvir ainsi son impuissante rage.

Je blâmai dans mon for intérieur son ingratitude car, après tout, je lui avais fait don d’excellentes provisions et d’un sac d’une certaine valeur.

Après avoir parcouru une dizaine de pas, j’eus la sensation de me heurter à un mur élevé devant moi, j’arrêtai mon élan et jetai un regard en arrière. L’aveugle, repris par l’espoir, redoubla de cris.

— Aie pitié d’un pauvre aveugle toi qui vois ! sanglotait-il. Conduis-moi à la cité et la bénédiction de Dieu descendra sur toi. J’ai froid dans les ténèbres et les chiens viennent lécher mes plaies.

Lequel de lui ou de moi était le plus aveugle ? Certes, le fait de lui avoir abandonné mes provisions ne relevait point d’une excessive charité, puisque, de toutes façons, je n’en avais plus aucune utilité ! Mais en revanche, je pouvais considérer que ce serait une action réellement méritoire si je me contraignais à le toucher, à m’approcher de lui et à le conduire jusqu’à la porte de Jérusalem. Rien que d’y penser cependant, des nausées me soulevèrent à nouveau le cœur.

— Nombreux sont les chemins, dis-je malgré moi. Il est facile de se fourvoyer dans la plupart d’entre eux et comment savoir si je ne te tromperais point et ne te pousserais pas dans le vide pour me débarrasser de toi ?

Le mendiant tressaillit et resta comme pétrifié, le bâton lui échappant des mains.

— La paix soit avec toi, la paix soit avec toi, s’écria-t-il plein d’une attente mêlée de peur. J’ai confiance en toi ! Que puis-je faire, moi qui suis aveugle, sinon me fier à ceux qui me guident puisque je ne puis trouver le chemin tout seul !

Ces paroles me frappèrent en plein cœur. Moi aussi, j’étais aveugle et souhaitais de toutes mes forces trouver un guide, car je n’étais guère capable de trouver le chemin par moi-même. La présence qui m’avait touché durant mon sommeil et qui disparut lorsque j’avais ouvert les yeux me revint à l’esprit. Je m’approchai résolument de lui et, attrapant des deux mains le bras squelettique de l’invalide, je l’aidai à se mettre sur ses pieds. Il étendit son bâton devant lui et me suggéra avec une extrême humilité d’en saisir l’extrémité de façon à ne point me souiller au contact de sa crasse. Mais je rejetai sur-le-champ l’idée de le tirer comme on tire un animal par son licol. Alors je le pris sous le bras et me mis à marcher en direction de la cité. L’homme, encore méfiant, s’assurait du chemin avec sa canne, car les sentiers de la vallée du Cédron sont loin d’être aussi unis qu’une route romaine !

Nous allions pas à pas, lentement, le mendiant était si maigre et si faible qu’il trébuchait à chaque instant. Son bras, que je soutenais, n’était guère plus gros dans ma main qu’un os déjà rongé par les charognards.

— Pourquoi te poster si loin des murailles si tu ne peux te suffire à toi-même ? lui demandai-je avec agacement.

— Ah ! Étranger ! répondit-il sur un ton de lamentations. Je suis trop affaibli pour me défendre près de la porte ! Autrefois, lorsque j’avais encore de la force, c’est sur la route juste en face au temple que j’exerçais mon métier.

Il tirait manifestement gloire de ce souvenir et il insista, affirmant une nouvelle fois que c’était vrai, qu’il avait bien mendié devant le temple comme si cela fût un grand honneur.

— Je me défendais bigrement bien en piquant et frappant avec mon bâton malgré que je n’y voie point ! dit-il avec suffisance. Mais, quand je suis devenu vieux, c’est moi qui ai commencé à recevoir plaies et bosses et on a réussi à me chasser de la porte. Voilà pourquoi je n’ai plus d’autre solution maintenant que de supplier chaque jour un homme qui craint Dieu afin qu’il consente à me conduire quelque part sur le bord de la route. À l’intérieur de la Ville sainte, beaucoup trop nombreux sont les mendiants vigoureux !

De ses doigts maigres il palpa la lisière de mon vêtement.

— Quel beau tissu, étranger ! observa-t-il. Et comme tu sens bon ! Tu dois être riche et comment se fait-il que tu te promènes seul si loin de la cité à la tombée de la nuit ? Pourquoi nul ne court-il au-devant de tes pas pour t’ouvrir la route à grands cris ?

Je n’avais aucune explication à lui donner et je lui répondis pourtant :

— Je dois trouver ma voie par moi-même !

Puis soudain me vint aux lèvres cette question :

— Et toi l’aveugle, as-tu ouï parler du roi des Juifs, ce Jésus de Nazareth que l’on a crucifié ? Que penses-tu de lui ?

Ces mots le plongèrent dans une telle colère qu’il en tremblait de tous ses membres.

— J’en ai assez entendu sur cet homme ! hurla-t-il en brandissant son bâton, on a bien fait de le crucifier !

Grande fut ma surprise à l’audition de tels propos.

— Mais l’on m’a dit que c’était un homme plein de piété, de bonté, qu’il a guéri des infirmes et qu’il s’entourait de pauvres et d’affligés afin de leur donner la paix ?

— La paix, hein ? reprit l’aveugle goguenard. Il voulait tout supprimer et tout détruire, oui ! même le temple ! C’était un agitateur, un homme plein de méchanceté ! Je vais t’expliquer : près du bassin de Bézatha, gisait sur un grabat un mendiant paralytique bien connu de tous qui se laissait pousser dans l’eau de temps en temps pour réveiller la compassion des passants. Entre parenthèses, il y a fort longtemps que personne ne guérit plus dans ces eaux, même s’il leur arrive encore parfois de bouillonner. Mais c’est tout proche de la porte Probatique et c’est une bonne affaire de demander l’aumône à l’ombre des portiques. Tout marchait donc parfaitement pour cet homme jusqu’à ce que ce Jésus, passant par là, lui demandât : « Veux-tu guérir ? » Le paralytique tenta bien de tourner autour du pot et lui répondit qu’il y avait toujours de plus rapides que lui pour descendre lorsque les eaux commençaient à s’agiter. Alors, le Nazaréen lui intima l’ordre de se lever, prendre son grabat et marcher !

— Il guérit ? demandai-je incrédule.

— Parbleu qu’il guérit ! assura-t-il. Il prit son lit sous le bras et marcha ! Le pouvoir de ce Galiléen était terrible ! Et voilà comment le paralytique perdit un excellent métier qu’il exerçait depuis trente-huit ans ! Maintenant, alors qu’il a déjà un âge avancé, il doit gagner sa vie en travaillant de ses mains puisqu’il n’a plus de motif légal de demander la charité.

L’amertume qui le submergeait augmentait, il ajouta :

— Par-dessus le marché, il fut guéri un samedi. Alors aussitôt le pauvre homme a été arrêté parce qu’il portait son grabat, et conduit devant les prêtres. Mais ce n’est pas tout ! Un peu plus tard, Jésus le rencontra dans le temple et l’avertit de ne plus pécher désormais sinon il lui arriverait pis encore ! Le mendiant, pour se protéger est allé le dénoncer et accepta de témoigner qu’il avait été guéri par lui, qu’il lui avait commandé de porter son lit et de marcher un jour de sabbat ! Mais… que pouvaient faire les prêtres contre Jésus ? Il était entouré de tous ses adeptes et a déclaré en blasphémant qu’il avait le droit d’enfreindre le jour sacré et de travailler ce jour-là comme le faisait son père ! Tu te rends compte ? Il se prenait pour l’égal de Dieu ! On était bien forcé de le crucifier !

Comme je ne répondais point, l’infirme, pensant que je n’étais guère de son avis, insista encore.

— Que deviendrait le monde si l’on détruisait le temple ? reprit-il. Où les infirmes recevraient-ils les aumônes s’il n’y avait plus de riches pécheurs qui expient leurs fautes en distribuant leur argent ?

Il cogna de son bâton contre le sol inégal, puis dit avec une satisfaction pleine de malice :

— À moi aussi, ce matin-là, on m’a demandé de crier à l’unisson des autres : « Crucifiez-le ! Crucifiez-le ! » Le Romain a hésité avant de le condamner à mort ; il ne connaît rien à nos lois et d’ailleurs se réjouit lorsqu’on blasphème contre le temple de Dieu. Mais nous, les mendiants professionnels, nous dépendons du temple et du service public. C’est pourquoi ils nous ont rapidement rassemblés à nos postes devant le portique et près des portes pour crier avec les autres. Tu peux me croire, j’ai crié et demandé la grâce de Barabbas. Il était innocent à côté de ce Jésus, il avait seulement tué un Romain.

— Je ne te comprends pas ! m’exclamai-je envahi par la frayeur. Jusqu’où va donc ta méchanceté si tu tires gloire d’une telle action ? Il serait peut-être parvenu à te guérir si tu avais cru en lui ?

Il tourna vers moi les énormes trous de sa face et fit une grimace qui découvrit ses chicots.

— Voudrais-tu prétendre que tu crois être quelque chose ou savoir quelque chose ? Sans doute es-tu un immonde être impur ! gémit-il. Il vaudrait mieux que tu me conduises en tenant le bout de la canne ! Ainsi je ne serais pas obligé de te toucher. Le dieu l’Israël pourrait d’un souffle te réduire en cendres sur ma simple demande ! Que les vers te dévorent vif si tu es un acolyte de ce Jésus !

Il bouillonnait de colère et j’étais enveloppé dans la puanteur de son haleine. Mais il s’était saisi d’un pan de mon manteau de manière à m’empêcher de me libérer brusquement de son emprise.

— Tu es vraiment naïf ! ironisa-t-il en portant ses doigts dans ses orbites creuses. Dieu en personne ne pourrait pas y faire pousser d’autres yeux depuis qu’on me les a arrachés. Je n’aimerais d’ailleurs nullement voir de nouveau ! Qu’est-ce qui vaut la peine d’être vu dans ce monde pour un homme tel que moi ?

J’aurais pu me débarrasser de lui en le frappant, mais ne pus me résoudre à lever la main sur lui.

— Garde ton calme, homme sans péché, on approche de la porte, dis-je. Je te laisserai là afin de ne pas souiller ta pureté !

— Ah ! Si j’étais plus fort ! soupira-t-il, son horrible face tournée vers moi. Je vais te montrer quelque chose, étranger.

Soudain, d’un mouvement inattendu, il me serra la gorge par-derrière avec son bras, tandis qu’il enfonçait son genou pointu dans mes reins tout en cherchant ma bourse de sa main restée libre. À vrai dire, s’il eût été plus vigoureux, il m’aurait pris complètement de court, m’interdisant même tout appel au secours. Mais je n’eus aucun mal, vu l’état dans lequel il était, à détacher son membre répugnant de ma gorge et à sortir sain et sauf de cette ruse de voleur.

— C’était mon conseil, étranger, dit-il en reprenant son souffle. Ne l’oublie pas ! N’écoute donc pas sans réfléchir les prières d’inconnus et ne guide point des mendiants par des chemins isolés. Si j’étais plus solide, je t’aurais maîtrisé d’abord, puis j’aurais sifflé mes compagnons embusqués. À nous tous, nous t’aurions dépouillé de ton argent et, si j’étais méchant, j’aurais enfoncé mes pouces dans tes yeux si bien que tu n’aurais plus eu la possibilité de m’identifier ni de témoigner contre moi ! Voilà ce qui se serait passé exactement ! Et si tu étais romain, je t’aurais proprement tué avec grand plaisir.

— Merci pour l’avertissement ! répliquai-je avec ironie. Mais… comment sais-tu que je ne suis pas romain ?

— Jamais un Romain n’aurait rebroussé chemin pour me conduire comme tu l’as fait ! Tu ne sais pas grand chose de la méchanceté du monde ! Un Romain m’aurait expédié en passant un coup de pied ou de fouet par la figure. On ne peut espérer de ces gens aucune pitié ! La seule chose qui les intéresse, c’est la construction des routes et des aqueducs et l’obéissance aux lois.

Nous étions maintenant devant les châteaux d’eau construits près de la porte.

— As-tu parlé personnellement avec le paralytique ? demandai-je. Éprouve-t-il réellement cette rancœur contre Jésus parce qu’il l’a guéri ?

— Je n’ai pas parlé avec lui, je raconte ce que l’on m’a dit, admit-il. Mais pourquoi n’en a-t-il guéri qu’un seul ? Pourquoi pas nous tous à la fois ? Pourquoi pour l’un la miséricorde, et les ténèbres éternelles pour l’autre ? Reconnais que nous avons nos raisons pour médire de cet homme.

— T’a-t-on raconté également que le roi Jésus a ressuscité trois jours après sa mort ?

Cette question provoqua chez l’infirme un fou rire incoercible.

— C’est une histoire de bonnes femmes ! parvint-il à articuler entre deux accès. Mais toi, un homme fait, tu y crois ?

Il y avait dans son rire autant d’ironie que de sanglots.

— Ses disciples l’ont volé dans le tombeau, tout le monde le sait, poursuivit-il avec assurance, pour tromper le monde jusqu’au dernier moment. Je conviens de l’existence de Dieu, mais ici-bas, il n’y a point d’autres pouvoirs que ceux de l’argent et de la force.

En proie à la colère, il tâtonnait le bord du sentier du bout de son bâton lorsqu’il heurta une pierre qu’il ramassa d’un mouvement vif.

— Tu vois cette pierre ? dit-il en me la mettant sous le nez. Tu crois qu’elle peut devenir du pain ? De même, notre monde ne peut devenir autre. Nous vivons dans un monde de haine, de douleur, de peine, et d’adultère, un monde plein d’avarice et de vengeance. Viendra le jour de la ruine des Romains, certes, mais le Galiléen n’y sera pour rien !

Je me sentis envahi par un étrange courroux et un froid intense se saisit de moi.

— Jésus de Nazareth, murmurai-je, si tu as été et demeures plus que le roi des Juifs, si tu es dans ton royaume et que ton royaume soit encore sur cette terre, change cette pierre en pain et je croirai en toi !

Intrigué par ma prière l’aveugle, sa canne serrée sous le bras, se mit à retourner en tous sens le caillou qui commença à céder sous la pression de ses doigts. Incrédule, il souffla dessus pour en ôter la poussière et l’éleva jusqu’à ses narines pour la renifler. L’air encore plus abasourdi, il en coupa un morceau qu’il porta à sa bouche, qu’il savoura, qu’il mastiqua et qu’enfin il avala.

— Ce n’est pas une pierre, c’est un fromage, lança-t-il comme me reprochant ma stupidité.

Je m’emparai à mon tour d’un bout de l’intérieur du caillou et le goûtai : c’était en effet du fromage ; un paysan sans doute l’avait laissé tomber et, couvert de la poussière du chemin, on ne pouvait à première vue le distinguer des autres pierres.

— Serais-tu magicien ? interrogea l’infirme tout en continuant à manger. As-tu vraiment changé la pierre en fromage au nom du Nazaréen ?

— Pain ou fromage, c’est toujours une nourriture humaine ! répondis-je. Si j’ai eu le pouvoir de transformer la pierre en fromage en invoquant son nom, alors tu devras croire en sa résurrection !

Tandis que je disais cela, le doute s’empara de mon esprit : aurais-je, sans m’en rendre compte, deviné que la pierre ramassée par l’infirme au bord du sentier n’était point une pierre ordinaire ? Cette coïncidence était certes en elle-même fort curieuse, mais il en existe de plus curieuses encore !

L’aveugle, de son côté, démontrait plus d’esprit pratique. Après avoir enfourné avec vélocité le fromage dans le sac que je lui avais donné, comme s’il eût craint de se le voir enlever, il se mit à tâter fébrilement le sentier au moyen de son bâton, et s’agenouilla pour s’emparer de quelques pierres : mais elles avaient beau être rondes comme le fromage, elles n’étaient que pierres et le vieux finit par abandonner sa vaine recherche.

En quittant la vallée du Cédron, nous avions suivi le chemin qui serpente doucement le long des remparts et nous atteignîmes l’ombre épaisse de la cité tandis que derrière nous brillait encore le soleil, teignant de pourpre les flancs de la montagne. Je jetai mes regards autour de moi, redoutant l’apparition de fantômes.

— Jésus-Christ, fils de Dieu, prends en pitié mon manque de foi ! implorai-je à pleine voix.

Une lumière aveuglante tomba sur moi. Tout mon être matériel me devint irréel, tandis que la réalité de mon âme dépassait en vérité la robuste muraille qui s’élevait devant mes yeux. Durant un instant, et comme pendant mon sommeil dans la maison de Lazare, l’immatérialité gagna en présence sur la matérialité de la terre et des pierres réunies. Mais l’aveugle, étranger à ces sensations, me supplia d’une voix chargée d’inquiétude :

— N’invoque point cet homme s’il est vrai qu’il est encore en vie ! Son sang est également retombé sur moi !

La lumière disparut aussi subitement qu’elle était apparue. Les yeux éblouis, je fis un geste de la main comme pour retenir à moi l’exquise sensation baignée de douceur que j’achevais d’éprouver. Et de nouveau, je fus écrasé par l’ombre des murailles, plus obscure à présent, et me retrouvai les deux pieds sur terre et les membres lourds comme le plomb. En portant mes regards au-delà de la vallée vers un des hauts sommets encore illuminés de soleil, je songeai qu’une surface polie avait sans doute réfléchi la lumière sur moi, de même qu’un miroir réfléchit un faisceau de rayons lumineux sur une zone obscure.

Mais en dépit de cette explication, demeura en moi la conviction de l’existence de Jésus et de la proximité de son royaume. Et cette conviction ancrée au fond de moi était plus forte que ma raison. Je l’avoue, je voulais croire. Je pensai : « Pourquoi me hâter inutilement ? Pourquoi vouloir tout obtenir tout de suite et dans sa totalité ? »

— Dépêche-toi ! dis-je en prenant l’aveugle par le bras et en pressant le pas. Nous sommes presque arrivés à la porte !

— Où m’amènes-tu par ce chemin en pente ? protesta l’infirme en essayant de se libérer de l’étreinte de mes doigts accrochés à lui. Me conduis-tu par hasard vers le précipice pour me pousser dans l’abîme sous prétexte que j’ai crié qu’on le crucifie ? Tu veux te venger, hein ?

— Je ne sais pas grand-chose de lui, mais je ne crois guère qu’il soit revenu de chez les morts dans le but de se venger. De cela, je suis certain.

Nous arrivâmes à la porte. Les sentinelles qui connaissaient mon compagnon lui crièrent quelques insultes en guise de salut, l’interrogeant sur ses gains de la journée. Il me semble même qu’ils l’auraient fouillé et lui auraient volé son butin n’eût été ma présence protectrice. Ils ne me firent aucune question : le tissu de mon manteau dépourvu de franges et ma tête rasée parlèrent pour moi.

L’aveugle reprit son calme en reconnaissant les voix familières des sentinelles, il s’assura avec sa canne de ce que nous étions bien au but puis, d’une brusque secousse se séparant de moi, il prit ses jambes à son cou : à présent il était en terrain connu ! De chaque côté de la petite place située près de la porte, plusieurs mendiants étaient encore assis, qui levaient les bras en implorant la charité d’une voix monocorde. À l’intérieur de la cité, l’activité de la journée s’apaisait maintenant et déjà l’odeur de pain cuit, d’ail et d’huile frits s’échappait des maisons aux feux allumés pour venir jusqu’à moi.

L’infirme, oui avait couru plus vite que moi, appela ses compères en brandissant son bâton.

— Fils d’Abraham ! criait-il. L’homme derrière moi m’a conduit jusqu’ici, mais c’est un possédé du démon ! Il a changé dans ma propre main une pierre en fromage en invoquant Jésus le crucifié. Ramassez des pierres et lapidez-le ! Il fait partie des disciples du maudit et il nous portera malheur !

Cherchant à quatre pattes sur le sol, il trouva une poignée de crottin qu’il lança dans la direction du son de mes pas et il ajusta si parfaitement son tir que mon manteau en fut tout souillé.

Aussitôt, ses amis se jetèrent sur lui pour l’arrêter tout en me suppliant de lui pardonner.

— As-tu perdu l’esprit en même temps que la vue ? crièrent-ils. C’est un étranger, et un riche ! Comment pourrait-il être disciple du Nazaréen ? Il n’est pas de Galilée, on le voit tout de suite !

Puis gémissant à qui mieux mieux, ils levèrent leurs membres, exhibant leurs plaies et blessures. Je leur distribuai une poignée de monnaies et, ôtant le manteau taché, je le déposai sur les épaules de mon aveugle.

— Tiens, lui dis-je en riant aux éclats, voici le manteau dont le tissu te séduisait si fort lorsque tu l’as tâté. Tu pourras t’abriter du froid si un jour tu ne rencontres personne pour te guider et que tu sois contraint de dormir au bord de la route.

— Ne voyez-vous pas qu’il est possédé ? vociféra l’infirme menaçant ses compagnons de son poing levé. Ma parole ! Si je lui donnais une gifle sur une joue, il me tendrait l’autre ! Il est fou !

Je redoublai de rire à ces mots. Ainsi la doctrine de Jésus de Nazareth n’était point si impossible à mettre en pratique que je l’avais cru tout d’abord ! En répondant à sa méchanceté par de la bienveillance, mon bonheur se trouvait décuplé. Et je fus pénétré de l’idée que je parviendrais à me rendre tout à fait maître de sa malignité par ce seul moyen. Si je l’avais frappé ou remis entre les mains des autorités, alors j’aurais triomphé du mal par le mal.

Les mendiants joignirent servilement leurs rires aux miens.

— Mais non, il n’est pas possédé ! expliquèrent-ils à leur compagnon. Il est ivre, tu n’entends pas ? Il n’y a qu’un homme ivre pour se déposséder ainsi de son manteau et te le donner et un homme ivre seul est capable d’accepter de te conduire ! Et s’il n’était ivre-mort, crois-tu qu’il rirait ainsi aux insultes ?

Ils n’avaient pas tout à fait tort : une ivresse incompréhensible s’était emparée de moi qui me faisait rire aux éclats et égarait ma raison à tel point que, bien que vêtu de ma seule tunique, je ne ressentis nulle honte devant les regards que me jetaient les citadins croisés en chemin.

Certes, de nombreux incidents pouvaient être préparés à l’avance, mais certainement pas celui de ce dur fromage perdu au milieu des pierres rondes et sur lequel le bout de la canne de l’aveugle s’était précisément arrêté.

La femme du marchand syrien frappa dans ses paumes à me voir paraître ainsi les jambes dénudées, tandis que son époux eut un haut-le-corps en imaginant que j’étais probablement tombé entre les mains d’une bande de voleurs. Mais comme je me bornai à rire, montai dans ma chambre chercher de l’argent et l’envoyai m’acheter un nouveau manteau, il se rassura et, à l’instar des loqueteux de la porte, finit par se persuader que sous l’empire de la boisson, j’avais joué et perdu mon vêtement.

Il ne tarda guère à revenir avec son achat. Tout en s’excusant, il me présenta un manteau de très belle laine, bordé de petites franges. Il me certifia que c’était de la fine laine teintée de Judée, il la palpa et la frotta sous mes yeux pour m’en démontrer l’excellente qualité. Il me garantit également avoir marchandé pour l’obtenir au meilleur prix.

— C’est un vêtement juif, ajouta-t-il, mais si j’avais cherché un étranger, il m’aurait fallu me rendre au forum où il m’aurait coûté le triple. Tu peux ôter les franges si tu le désires, bien que rien ne t’y oblige puisque tu laisses pousser ta barbe. Pour ma part, je crains et respecte le dieu d’Israël et il m’arrive d’aller déposer mon obole dans le tronc du parvis intérieur afin que mes affaires marchent toujours bien.

Il me considéra attentivement, un sourire plein de malice au fond de ses yeux noirs, et me rendit le reste de la monnaie en comptant scrupuleusement chaque pièce. Je lui offris un pourboire pour le remercier de ses services, mais il le repoussa d’un geste de la main.

— Ce n’est pas la peine, le boutiquier m’a déjà payé une commission sur cette vente. Tu es bien trop généreux aujourd’hui, tu ne devrais plus sortir. Mieux vaut te coucher, et rester au calme ! Mais en premier lieu, il faut que tu avales la délicieuse soupe qu’a préparée mon épouse ; elle y met tant d’oignons et d’épices que tu peux être sûr d’avoir la tête claire demain en te levant !

Lorsqu’il s’aperçut que je ne gravissais toujours pas les marches, il secoua la tête d’un air soucieux.

— Bon, bon ! s’exclama-t-il. Ce que j’en disais était seulement pour ton bien, mais si tu préfères, je vais envoyer mon fils t’acheter une mesure de vin doux ; mais je t’en prie, ne bois pas davantage, et ne te mets point non plus à aller et venir dans les escaliers toute la nuit ; tu te casserais le cou et finirais en mauvaise compagnie.

Quand pour tenter de me défendre, je marmonnai que je n’avais pas bu, le Syrien leva les bras en signe d’impuissance.

— Tu as la figure toute rouge et les yeux brillants, s’écria-t-il, mais je vois que tu arriveras à tes fins ! J’enverrai mander une jeune femme qui fréquente les étrangers ; seulement elle ne se présentera point avant la nuit noire pour ne pas se perdre de réputation dans le quartier, essaye de prendre patience jusque-là ! Elle te retiendra au lit et te calmera, ainsi tu cuveras ton vin tranquillement. Naturellement, elle ne sait ni chanter ni jouer d’un instrument, mais c’est une femme saine et pleine de charme, je crois qu’elle n’aura pas besoin de vocaliser pour t’endormir !

Il était si fermement convaincu et si persuadé de savoir exactement ce dont j’avais besoin, que j’eus beaucoup de mal à décliner ses offres. Pour lui faire plaisir, je me couchai néanmoins et il monta en personne pour me couvrir du manteau neuf. Peu de temps après, sa fille m’apporta un plat fumant de soupe épicée et elle resta à me regarder manger, se cachant la bouche avec la main pour étouffer de petits rires. Le breuvage était si fortement assaisonné que j’en avais la gorge en feu ! Toutefois, sa chaleur intensifiait encore mon euphorie à tel point que j’en éprouvais presque des vertiges de plaisir.

La jeune fille remplit la cruche, se retira et dès qu’elle fut partie, je me levai à pas feutrés, prenant garde à ne point faire de bruit, et montai sur la terrasse où je m’installai. Enveloppé dans son manteau, j’écoutai les voix de la cité s’éteindre peu à peu et respirai la fraîcheur nocturne. De temps en temps, une brise suave passait sur mon visage brûlant, et tel était mon bonheur qu’il me semblait que quelqu’un me caressait la joue d’une main pleine de douceur. Certes, j’avais toujours la notion du temps qui passe et du poids qui me lie à la terre, mais pour la première fois de mon existence, je sentais également au fond de moi une force qui m’assurait que la vie n’est pas seulement cendres et illusions, et cette assurance me plongeait dans un silence sans fin.

— Fils de Dieu ressuscité ! priai-je dans l’obscurité de la nuit. Efface de mon cerveau toutes les connaissances stériles ! Accepte-moi dans ton royaume, sois mon guide vers l’unique chemin ! Il se peut que je sois dément, malade, ensorcelé à cause de toi. Je crois que tu es plus que tout ce qui t’a précédé en ce monde.

Complètement transi, je me réveillai tout engourdi lorsque résonnèrent les trompettes du temple. Les sommets s’illuminèrent vers l’Orient mais la cité reposait encore enveloppée dans une brume bleutée et l’étoile du matin brillait comme une lampe suspendue dans les nues. J’avais retrouvé la paix. Grelottant, je serrai plus étroitement mon manteau autour de moi et me dirigeai sur la pointe des pieds vers ma chambre pour regagner ma couche. En vain je tentai de susciter quelque honte en moi pour mes pensées de la nuit. J’avais plutôt l’impression que mon esprit baignait dans une lumière paisible et pourtant mon ivresse s’était maintenant dissipée !

C’est pourquoi j’ai tranquillement laissé pousser ma barbe et n’ai point quitté mon logis, prenant le temps d’écrire sur le papyrus tout ce qui m’est avenu ce jour-là. Lorsque j’aurai terminé de tout transcrire avec le plus d’objectivité possible, j’ai l’intention de retourner à la porte de la Fontaine. À présent, j’ai acquis la certitude que tout ce qui est survenu et tout ce qui arrivera possède un but, et cette certitude me remplit de confiance. Aussi absurdes que soient mes écrits, ils ne me font aucune honte et je ne renie pas un seul mot dessiné dans cette lettre.

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