CHAPITRE XII
La pièce était tendue de cuir sombre, tapissée de haute laine brune. Quelques bronzes massifs écrasaient des guéridons aux pattes d’acajou. Des cartes, des diplômes, des photographies d’usines pendaient au mur. Au fond, le portrait de l’empereur se penchait dans un cadre d’or, surmonté de l’aigle bicéphale. Michel était assis derrière un fort bureau à cylindre et jouait négligemment avec son coupe-papier.
— Eh bien, Nicolas, dit-il après un court silence, vous ne répondez rien ? Mon offre vous agrée-t-elle ? Vos honoraires vous paraîtront peut-être un peu minces au regard du travail que vous aurez à fournir, mais il m’est impossible de hausser mon chiffre…
Les honoraires étaient très largement calculés. Mais Michel espérait vaincre la résistance de Nicolas en jouant à l’homme d’affaires intraitable. Formulée dans cet esprit commercial, son offre ne pouvait être prise pour une aumône, et la susceptibilité maladive de Nicolas n’aurait pas à s’en alarmer.
— Je ne m’adresse pas à vous en tant que beau-frère, mais en tant que directeur des Établissements Danoff, dit-il encore, pour mieux souligner sa pensée. Cette fonction m’oblige à oublier tout sentiment et à vous traiter comme un étranger. D’avance, je vous prie de m’en excuser.
— Je vous remercie, au contraire, dit Nicolas, d’aborder la question avec un esprit libre. J’aime mieux discuter affaires avec un commerçant qu’avec un parent, si agréable soit-il. D’ailleurs, le seul fait que je sois venu, après la scène pénible de l’autre jour, vous prouve l’estime que j’ai pour vous.
— Ne parlons plus de cette scène, dit Michel. J’ai su calmer, raisonner vos pauvres parents. Ils ont fini par admettre votre engouement pour des idées politiques contraires aux leurs. La seule chose qu’ils demandent, c’est que vous soyez prudent et ne ruiniez pas votre santé. J’ai cru devoir le leur promettre en votre nom. Vous n’allez plus chez Braniloff ?
— Je suis retourné là-bas pour chercher mes livres. J’ai trouvé votre mot. Longtemps, j’ai hésité à venir. Mais, je savais que mes parents étaient partis et que vous demeuriez le seul lien entre eux et moi. Alors, je n’ai pas pu tenir...
Nicolas parlait lentement et sans lever les yeux. Il paraissait gêné par le bureau somptueux, par la lumière, par le bruit des bouliers qui cliquetaient dans une pièce voisine. Il serrait les genoux. Sa main grimpait le long de sa cravate pauvre.
— Ne restez donc pas debout, lui dit Michel.
Nicolas s’assit et croisa les jambes.
— Pourquoi me proposez-vous de gérer vos intérêts ? dit-il tout à coup. Je suis très jeune. Je n’ai jamais plaidé. Chez Braniloff, je m’occupais plus d’apiculture que de jurisprudence. En somme, je suis le type même de l’avocat perdant.
Nicolas avait dit cela avec une violence soudaine, comme s’il en voulait à Michel de l’obliger à se dénigrer devant lui. Il était si tranquille avant cette visite ! Il ne se plaignait de rien. Pourquoi cherchait-on à le séduire ?
— Je ne puis vous rendre que de mauvais services, reprit-il d’une voix plus calme.
Michel sourit et laissa tomber son coupe-papier sur la table.
— J’aime les avocats qui savent plaider contre eux-mêmes, dit-il.
— Il y a mille avocats mieux désignés que moi pour cette tâche, plus éloquents, plus retors, plus célèbres...
— C’est justement parce que vous n’êtes ni célèbre, ni retors, et que vous ne vous croyez pas éloquent, que vous m’intéressez, mon cher. J’ai été roulé par tous mes avocats-conseils. Je veux me payer le luxe d’en avoir un qui soit honnête. J’ai pensé à vous. Me direz-vous encore une fois que je me suis trompé d’adresse ?
Nicolas se mordit les lèvres.
— Les procès que vous aurez à plaider seront très simples, poursuivit Michel. Les Comptoirs Danoff n’attaquent une entreprise que lorsqu’elle est nettement en défaut. Nous sommes trop grands pour la chicane. Alors, à quoi bon prendre des as de la procédure ? Un avocat jeune, instruit, simple et consciencieux coûte moins cher et rapporte plus. Acceptez, et vous verrez que, ni vous ni moi, n’aurons à nous plaindre de notre accord.
— Vous me connaissez depuis longtemps, dit Nicolas. Pourquoi donc, tout à coup, cette offre…
— Une inspiration, dit Michel, et il se toucha la tempe avec la pointe de son coupe-papier.
Il y eut un silence. Nicolas réfléchissait aux avantages et aux inconvénients de la proposition. Certes, il lui faudrait s’habiller de neuf, louer un bureau en ville et jouer à l’homme d’affaires accablé de besogne. On l’inviterait chez les Danoff. On le présenterait à des imbéciles harnachés de décorations. On l’entraînerait à des spectacles futiles. Mais ce rôle dérouterait les soupçons éventuels de la police. Ayant une position sociale définie, il serait plus à son aise pour aider et renseigner. Et l’argent qu’il gagnerait, il en verserait la plus grosse fraction à la caisse du parti. Zagouliaïeff, Grunbaum et les autres lui seraient reconnaissants de son effort.
Cependant, Nicolas avait beau s’affirmer qu’il n’acceptait la solution de Michel que pour des raisons de haute politique révolutionnaire, il n’en éprouvait pas moins une satisfaction assez louche à se voir porté au rang d’avocat-conseil. L’orgueil de gagner de l’argent par son travail, l’attendrissement de rentrer dans l’ordre de la famille, il y avait de tout cela dans le sentiment qui agitait le jeune homme. Et il s’en voulait d’être accessible à ces avantages matériels.
Il jeta un coup d’œil méchant vers son beau-frère. Michel n’avait pas bougé. Un rayon touchait l’épaule de son veston, qui était d’un tissu bleu, serré et souple. Une pochette de soie. Une cravate à reflets pétrole. Un faux col glacé de coupe haute. Et, par là-dessus, le menton dur et propret de l’homme de bien. Tout, dans la personne de Michel, paraissait net, sûr, nécessaire, réfléchi, réussi. Cette perfection même était agaçante. Nicolas redressa la taille.
— J’accepte, dit-il.
— À la bonne heure, s’écria Michel.
Il semblait vraiment heureux de cet accord. Ses yeux s’attachaient aux yeux de Nicolas avec une expression de confiance et de gratitude. Il se leva et serra la main du jeune homme dans les siennes.
— Je suis content, dit-il. Cette collaboration nous permettra de nous mieux connaître. Je vous vois si rarement.
Nicolas devina l’attaque et répondit aussitôt :
— Je ne voulais pas vous déranger…
— Pouvez-vous croire que vous dérangez votre beau-frère ou votre sœur en leur rendant visite ? Tania souffre d’être séparée de vous…
— Il y a des séparations nécessaires, dit Nicolas. Je ne suis pas une fréquentation pour Tania.
— Et pourquoi ?
— Nos idées, nos goûts, diffèrent tellement !
— Existe-t-il une seule famille russe dont tous les membres soient d’accord sur la politique du gouvernement ? dit Michel.
— Il y a des désaccords superficiels. Mais moi, moi… je ne suis pas de la même race que vous, dit Nicolas avec une brusque arrogance. Je devrais vous haïr…
— Et vous ne me haïssez pas ? C’est l’essentiel.
À ces mots, Nicolas releva la tête pour répondre, et son regard rencontra le portrait de l’empereur dans son cadre de bois doré. Un long moment, il contempla ce visage rose, aux yeux tendres, aux moustaches châtain. Il lui sembla que le tsar souriant et digne, s’amusait de sa soumission. Dans un sursaut de colère, il voulut se reprendre. Mais, déjà, Michel appuyait du doigt sur le bouton d’une sonnette.
— Je vais convoquer le chef du contentieux, dit-il.
Nicolas frémit au son de ce timbre irritant. Puis il regarda ses chaussures, rougit et dit d’une voix basse :
— Ne craignez rien. Je serai mieux habillé la prochaine fois.
Zagouliaïeff écouta le rapport de Nicolas sans l’interrompre. Debout dans l’embrasure de la fenêtre, la casquette sur l’oreille, les mains aux poches, il grignotait des graines de tournesol.
— Eh bien, dit-il, lorsque Nicolas eut achevé son récit, je te remercie d’être venu me relancer chez moi pour m’annoncer la bonne nouvelle.
Et il souriait de biais, une pommette remontée, les yeux plissés de malice. Nicolas le contemplait avec inquiétude. Il n’était plus certain, brusquement, d’avoir agi pour le seul avantage de la cause. Il balbutia :
— Ai-je eu raison d’accepter ?
— Mais bien sûr ! s’écria Zagouliaïeff. Il faut toujours se laisser guider par son instinct. Tu n’étais pas fait pour la misère et le dévouement. Tu as essayé quelque temps de renoncer à toutes les chances qui t’étaient offertes, de rompre avec des parents et des amis fortunés, de passer au ban de la société pour mieux te consacrer à notre mission. Ça n’a pas duré.
— Tu n’as rien compris !… C’est pour vous !… C’est dans votre intérêt !…
— Tais-toi. Le mal s’est réveillé dans tes petits os, dans ta petite chair douillette de bourgeois travesti : la nostalgie des soupers au caviar, des chaussures confortables, des faux cols glacés, des courbettes de larbin et des baisemains protocolaires. Tu as lutté pour l’acquit de ta conscience contre cette démangeaison agréable. Tu as continué de nous fréquenter, mais en grelottant avec distinction dans nos chambres froides.
— Ce n’est pas vrai !
— Et puis, tout à coup, tes nerfs de femmelette ont cédé de la tête aux pieds. La tentation était trop forte. Au premier capitaliste qui t’a tendu la main, tu as fait amende honorable. Tu nous as trahis. Si c’était par suite d’un changement de conviction encore ! Mais non. Ce n’est pas une idée que tu as préférée à la nôtre. Tu nous as trompés pour une garde-robe et un menu de grand restaurant !
Il s’arrêta, le visage bouleversé par la haine, les lèvres luisantes ! Un souffle court soulevait sa poitrine.
Nicolas, atterré, s’était appuyé à la table.
— Pourquoi cette rage ? murmura-t-il enfin. Je t’assure que je n’ai pas songé à moi-même en acceptant cet emploi. J’ai cru vous rendre service. L’alibi que me créait ma nouvelle situation, le… l’argent versé à la caisse du parti…
— Admirable ! hurla Zagouliaïeff. C’est par abnégation que tu as consenti à te remplir les poches !
Il appliqua un coup de poing sur la table.
— Non, mon petit, dit-il en approchant de Nicolas sa face jaune et mince, non, les révolutionnaires n’ont pas besoin de tes alibis et de ton argent. L’alibi, on l’invente. L’argent, on le vole, quand il faut. Un véritable révolutionnaire n’est pas un dilettante, c’est un professionnel du combat. Il ne s’occupe pas du bouleversement social aux heures de loisir que lui laisse l’exercice d’une fonction honorable et grassement payée. Le bouleversement social est son métier. Il ne vit que pour ça. Il n’a plus d’attache avec ceux qui sont étrangers à sa cause. Il abandonne père, mère, frères, sœurs et femme pour être libre dans la lutte. Le Christ le demandait déjà, ce grand malin : « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » Le Christ, tu te rends compte ? Je suis en bonne compagnie !
Il ricanait en se frottant les mains.
Une lassitude infinie envahit le cœur de Nicolas. Il avait honte, car il savait avoir éprouvé du plaisir à l’idée de rentrer dans les traditions de son enfance. Les motifs de son acceptation n’étaient pas aussi purs qu’il voulait le faire croire aux autres. Zagouliaïeff avait reconnu et désigné le sentiment coupable.
— La conspiration est un sacerdoce. Il n’y a pas de place chez nous pour les délicats, les nuancés, et les doubles faces, reprit Zagouliaïeff. Ou tu es avec nous. Ou tu es avec eux. Choisis.
— Mais je me suis déjà engagé vis-à-vis de mon beau-frère ! dit Nicolas.
— La belle affaire ! Écris-lui une lettre où tu allégueras quelque raison bien entortillée pour revenir sur ta décision. On ne prend pas de gants avec ceux qui vous poussent à la trahison…
Nicolas, bousculé, écœuré, ne savait que répondre. L’accueil de Michel avait été trop cordial pour qu’il fût possible de rompre tout rapport avec lui. Mais Nicolas ne se sentait pas le courage, non plus, de renier l’œuvre qu’il avait entreprise aux côtés de Zagouliaïeff. Il était allé trop loin avec ces hommes pour, aujourd’hui, leur fausser compagnie. Que diraient de lui les camarades ? Que penserait-il lui-même, en conscience, de son abandon ?
Nicolas releva le front et regarda Zagouliaïeff avec soumission.
— J’écrirai la lettre, dit-il enfin.
— Parfait, s’écria Zagouliaïeff. Voici de l’encre, du papier. Moins tu en mettras, mieux ça vaudra. Je regrette… D’autres occupations plus pressées et mieux rétribuées… Je me souviendrai de votre complaisance… Votre dévoué… Et c’est fini.
Nicolas écrivit la lettre et la remit à Zagouliaïeff. Zagouliaïeff lut le papier et le fourra dans sa poche.
— Je l’expédierai moi-même, dit-il.
Pâle, les cheveux défaits, l’œil morne, Nicolas semblait fatigué par un long supplice.
— Ce n’est pas très beau vis-à-vis de lui, ce que j’ai fait là, dit-il doucement. Il ne méritait pas ça !
— Mais c’est beau, vis-à-vis de nous ! dit Zagouliaïeff. Et nous le méritons.
Il posa une main sur l’épaule de Nicolas et ajouta d’une voix brève :
— J’ai voulu tenter l’épreuve. J’ai voulu savoir si tu étais prêt à tout sacrifier pour nous suivre. À présent, je suis fixé. Merci. Tu es vraiment des nôtres…
Nicolas sourit faiblement et hocha la tête :
— Tu n’avais pas besoin de ça pour t’en rendre compte.
— Si, dit Zagouliaïeff. Car, d’année en année, notre rôle devient plus chargé, plus grave, plus dangereux. Il nous faut constamment contrôler nos forces. L’ère des grandes secousses approche…
— Qu’entends-tu par là ?
Zagouliaïeff enfonça sa casquette jusqu’aux oreilles et se dirigea vers la porte.
— As-tu dîné ? Non ? Viens manger un morceau avec moi. Je t’expliquerai mes projets…
Ils entrèrent dans une buvette enfumée et pleine de monde. Il y avait là des cochers, des vendeurs de cigarettes, des filles et des charretiers. Le plafond, très bas, s’appuyait sur de gros piliers de pierre décorés de dentelles en papier jaune. Une matrone au visage luisant de graisse trônait derrière le comptoir. Devant elle, s’alignait un parterre de concombres salés, de pains noirs, de fromages et de harengs. L’air sentait la bière aigre, le poisson pourri, les bottes. Nicolas et Zagouliaïeff s’installèrent dans un coin obscur, derrière une colonne, et commandèrent de la vodka et des harengs.
— Vois-tu, dit Zagouliaïeff en se penchant vers Nicolas, il y a longtemps que je réfléchis à notre travail révolutionnaire et que je cherche à le perfectionner. Je croyais, autrefois, que la propagande parmi les ouvriers devait être le seul objet de nos efforts et qu’on pouvait amener la révolution la plus sanglante, la plus définitive, sans la préparer autrement que par des tracts, des discours et des campagnes de mécontentement. Eh bien, c’est une utopie. Il faut payer d’exemple. Pour que l’ouvrier se sente fort, il importe de lui prouver que nous, ses dirigeants, ses responsables, ne reculons devant rien. Pour qu’il consente à verser le sang, il est nécessaire que nous le versions d’abord nous-mêmes. Pour qu’il tue, il est indispensable que nous commencions à tuer.
— Pourquoi tuer ?
— Grâce au meurtre politique seulement, nous arriverons à dérégler la machine administrative, à impressionner les masses, à leur faire comprendre que « tout est permis ». Tant que cette notion du « tout est permis, rien n’est sacré », ne sera pas entrée dans la caboche des hommes, ils ne seront pas prêts à se soulever contre le pouvoir. L’action terroriste est mal organisée chez nous… Dans certains pays, la Macédoine, par exemple, il n’y a pas de révolutionnaire qui ne soit terroriste. Et ici ? Une dizaine au plus forment le groupe de combat. Qu’est-ce qu’un révolutionnaire sans une bombe ? Un manchot ! Un bègue !
Nicolas regardait son ami avec épouvante. Zagouliaïeff grimaçait. Un tic nerveux lui bridait les lèvres :
— Il faut en finir, s’écria-t-il. J’ai décidé de mettre la main à la pâte. J’entrerai dans l’organisation de combat. Je tuerai ceux qu’on me dira de tuer. Avec quelle volupté ! Assez ! Assez ! Si tu savais comme je les hais ces personnages dilatés d’importance ! Je ne veux plus vivre s’ils doivent régner sur moi. Je suis leur égal, entends-tu ? Leur égal !
Il s’arrêta, essoufflé, et vida d’un trait son petit verre.
— Je connais tes raisons, dit Nicolas. Mais comment peux-tu accepter de tuer un homme ? Je préférerais mourir que tuer.
— C’est une solution de lâche, dit Zagouliaïeff en s’essuyant la bouche avec la manche de son veston. Il est plus facile de mourir que de tuer. Il faut un effort sur soi-même pour tuer. J’aime l’effort. Je tuerai.
— Un ennemi, peut-être, et dans un moment de colère…
— N’importe qui, si on m’affirme que sa présence nous est nuisible. Notre cause est sacrée. Si quelqu’un se met en travers de nos intérêts, je revendique l’honneur de l’abattre. Devant cette nécessité, pâlissent toutes les discussions morales, toutes les remontrances religieuses, toutes les amitiés. Bogoliepoff, Sipiaguine. La liste est ouverte. Je veux y ajouter quelqu’un…
— Qui ?
— Les candidats ne manquent pas, dit Zagouliaïeff.
— Et si on t’arrête ?… Et si on te déporte ?…
— J’attendrai en Sibérie l’heure d’être délivré. Car je serai délivré. Nous serons tous délivrés…
Il leva un regard inspiré vers le plafond.
— Tous, tous, murmura-t-il.
Son visage devint immobile, comme une pierre taillée.
Nicolas ne voulait pas troubler sa méditation. Désespérément, il cherchait un motif pour condamner Zagouliaïeff. Mais Zagouliaïeff avait répondu à tout. « Peut-être a-t-il raison ? Peut-être est-ce très noble de se sacrifier pour la cause, de préférer le triomphe du parti à sa propre tranquillité morale, de consentir à n’être qu’un assassin ? »
Dans le fond de la salle, deux hommes se dressèrent en titubant, et un garçon, en tablier, les poussa vers la porte. Les ivrognes gueulaient des injures, trébuchaient contre les pieds des chaises : « Et pour ceux-là aussi, il faut qu’on se sacrifie ! » pensa Nicolas. Zagouliaïeff sortit de sa rêverie.
— Je suis heureux d’avoir compris, dit-il. Toi aussi, tu comprendras un jour. Notre amie, Dora Rouboff, m’a promis d’intercéder en ma faveur auprès d’un membre de l’organisation de combat. Si je suis reconnu digne…
Il avala une tranche de hareng.
— Si je suis reconnu digne, les citrouilles n’auront qu’à bien se tenir.
Nicolas songeait à cette mystérieuse organisation de combat, dont tout le monde parlait sans trop savoir quelles étaient sa composition et sa règle. La plupart des crimes politiques étaient préparés et commis par elle. Les neuf dixièmes de ceux qui perdaient leur vie pour le triomphe de la cause étaient membres de cette confrérie redoutable.
— Je pense, dit Nicolas, que les membres de l’organisation de combat sont tous des désespérés, des illuminés…
— Quelle idée ! s’écria Zagouliaïeff. Suis-je un désespéré, un illuminé, moi ?
Et il se mit à rire.
Des gens entraient dans le tripot. On entendait battre les portes. Une pile d’assiettes se cassa par terre. Des taloches claquèrent sur la joue d’un gamin. Le gamin se précipita vers l’escalier en hurlant :
— Au secours, bonnes gens !
Zagouliaïeff commanda encore de la vodka. Nicolas ne supportait pas l’alcool. Après quelques verres, il se sentit la tête lourde, le cœur soulevé. Il ne parlait plus. Il surveillait les pulsations accélérées de ses artères. Une vapeur grise noyait les coins de la pièce. Les visages des consommateurs se gonflaient comme des bulles de savon. Cependant, Zagouliaïeff discourait toujours, et ses paroles coulaient dans les oreilles de Nicolas avec un bruit de source. C’était très agréable. Mais, sûrement, Nicolas allait vomir. Il eut la force de hausser le menton et de murmurer :
— Je ne suis pas bien, Zagouliaïeff. Sortons.
— Tu tournes de l’œil, mon ange, dit Zagouliaïeff. Monsieur ne supporte pas les boissons grossières. Sois tranquille, je ne t’abandonnerai pas. Tu n’es pas capable de rentrer chez toi. Mais je vais te conduire chez Dora, où tu pourras te reposer un peu. D’ailleurs, il faut que je lui parle, à Dora.
— Oui, allons chez Dora, dit Nicolas. Cette fumée, cette odeur sont intolérables.
Dora Rouboff habitait à quatre maisons du cabaret. Zagouliaïeff soutint Nicolas dans la rue et dans l’escalier. Nicolas se laissait faire, le regard brouillé, le ventre meurtri, la bouche épaisse. Une porte s’ouvrit. Il vit une pièce sombre, un visage de femme, un lit dérangé. La voix de Zagouliaïeff et la voix de Dora se répondaient dans une région lointaine. Des mains le poussaient sur un matelas. Une compresse humide vint glacer son front. Il ferma les yeux. Il entendit encore des paroles incohérentes :
— Demain, je le verrai. Je lui parlerai de vous. Il a besoin d’hommes de votre trempe, camarade. Ah ! celui-là ! Oui… Oui, je le soignerai… Il loge chez Pilatova ?… Est-ce bien prudent ?… Andersen avait passé là… Bon, puisque vous en êtes sûr… Il repartira demain matin. Soyez tranquille… Voulez-vous vous taire !...
Un rire de femme monta jusqu’au plafond. Puis, la porte se referma, tranchant net un lambeau d’air et de lumière grise. Et ce fut le silence. Nicolas sombra dans les ténèbres. Des vagues le recouvraient de leur eau sale. Et ce balancement continu lui donnait la nausée. Lorsqu’il rouvrit les yeux, la nuit était venue. Une lampe jaune, entourée de journaux, éclairait la pièce. Il reconnut le « local conspiratif » de la camarade Dora, avec sa table tendue de toile cirée rouge, et encombrée de bobines et de lambeaux d’étoffe. Dora était couturière. De la vaisselle souillée traînait sur une desserte, pêle-mêle avec des livres et des cahiers. Un samovar était posé par terre. La cage des canaris pendait à l’espagnolette de la fenêtre. On respirait une odeur d’huile, de parfum vulgaire et de cigarettes. Une petite horloge paysanne cliquetait au-dessus de la porte. De la cour, venait le ronronnement ennuyé d’un orgue de Barbarie. Dora était dans la cuisine. Elle rentra dans la chambre, bientôt, sans remarquer que Nicolas avait ouvert les yeux. C’était une fille haute et souple, au teint très pâle et aux yeux noirs allongés vers les tempes. Sa bouche était grande, lourde. Ses lèvres luisaient. On la prétendait féroce. Elle avait abattu deux agents à coups de revolver, lors d’une échauffourée aux abords de l’Université. Elle était en rapport avec des terroristes notoires qui recherchaient ses conseils. Nicolas regardait cette belle fille charnue, qui débarrassait la table avec des gestes précis de ménagère, et qu’on disait capable de tuer père et mère pour servir la révolution. Comment était-elle venue à la révolution ? Avait-elle vraiment sacrifié à la cause son désir, sa faiblesse de femme saine et jolie ? Le programme du parti remplaçait-il pour elle tout ce qu’une créature de son sexe et de son âge attend de l’existence ? Quelle force miraculeuse émanait donc de cet idéal, pour que des êtres aussi dissemblables que Zagouliaïeff, Grunbaum, Andersen, Dora et lui se retrouvassent unis dans la même foi ! Comme cette alliance était douce et féconde ! Comme c’était bon de croire !
De nouveau, Nicolas baissa les paupières. Il se rendormit. À travers le sommeil léger, il lui semblait entendre un pas de femme, qui tournait autour de sa couche. Une ombre blanche se penchait sur lui, contemplait son visage, souriait à sa fatigue, le bénissait d’un geste vague et s’éloignait pour revenir aussitôt. On eût dit que tout cela se passait dans un très vieux miroir habillé de poussière. Quand Nicolas se réveilla enfin, il aperçut Dora, inclinée au-dessus de son lit, une tasse de thé à la main.
— Buvez, dit-elle.
Il but le thé brûlant et parfumé, où nageaient des rondelles de pomme.
— Vous allez mieux, dit-elle encore. C’est Zagouliaïeff qui vous a entraîné, j’en suis sûre. Il croit que tout le monde a, comme lui, un gosier imperméable.
La voix de la jeune fille n’était plus celle que Nicolas avait entendue aux réunions du groupe. Il avait gardé le souvenir d’une voix nette, gutturale, désagréable, et Dora lui parlait à présent sur un ton radouci, presque maternel, qui touchait Nicolas jusqu’aux larmes.
— Vous êtes très bonne pour moi, murmura-t-il. Mais il est tard. Il faut que je m’en aille.
— Dans cet état ? Vous ne tiendrez pas sur vos jambes.
— Vous n’attendez pas de camarades ce soir ?
— Non. La réunion est ajournée.
Elle se leva pour porter la tasse vide à la cuisine, et revint s’asseoir au chevet de Nicolas. Longtemps, elle examina en silence le visage fin du jeune homme. Puis elle soupira, serra les pans de son gros peignoir bleu sur ses genoux, sur sa poitrine.
— Plus tard, je vous donnerai à manger, dit-elle.
Elle paraissait heureuse d’avoir quelqu’un à soigner.
— Je ne vous imaginais guère dans le rôle d’une garde-malade, dit Nicolas.
— Pourquoi ?
— Vous aviez toujours l’air si dure, si cruelle…
— Pour les ennemis !
Elle posa une main tiède sur la main de Nicolas.
— Vous n’êtes pas un ennemi, dit-elle.
Nicolas frémit à cette caresse. Cette main avait tué. Lentement, il se dégagea.
— Je pensais tout à l’heure, dit-il, à l’idée qui nous rassemble. N’est-il pas admirable qu’une même cause enflamme des êtres aussi différents que vous, Zagouliaïeff et moi-même ?
— Il en est ainsi de toutes les religions, dit-elle.
— Pour vous, le socialisme-révolutionnaire est une religion ?
— Oui.
— Et le meurtre politique ferait partie de cette religion ?
— Oui. En tant que sacrifice.
— L’agent abattu au coin d’une rue, le ministre écrabouillé par une bombe, remplaceraient donc l’agneau immolé à quelque dieu antique ? demanda-t-il, en souriant.
— Non, dit-elle, ce n’est pas la victime qui est l’objet de mon sacrifice.
— Et qui donc ?
— Moi-même.
— N’est-ce pas là une dialectique un peu trop subtile ? dit Nicolas.
— Nous ne sommes pas des criminels, dit Dora. Je ne suis pas une criminelle. Quand j’ai tué, je savais que cet acte resterait sur ma conscience et me torturerait jusqu’à mon dernier souffle. Je savais que c’était moi-même que j’immolais en abattant ces hommes dont j’ignorais le nom. Mais je recommencerais s’il le fallait, avec le même dégoût, la même angoisse, le même remords. Je recommencerais pour porter encore un peu de ma souffrance en offrande à l’idéal commun. C’est si bon d’avoir mal pour quelqu’un, pour quelque chose…
Les mains de Dora, longues et nues, étaient croisées sur sa poitrine. Ses lèvres fortes bougeaient voluptueusement, Nicolas ne pouvait s’empêcher de l’admirer et de la comprendre.
— Zagouliaïeff tuerait par haine de l’ennemi, dit-il.
— Et je tuerais par amour de la cause, dit-elle.
— Il ne souffrirait pas de son crime.
— Mon crime n’aurait de sens que si j’en souffrais comme une damnée !
— Je me sens plus près de vous que de lui, dit Nicolas. Et, cependant, tuer un homme, rompre une vie comme on casse du pain, c’est… c’est… Non, je ne pourrais pas…
Il cacha son visage dans ses paumes. Dora posa une main sur sa nuque. Il sentit de tout près l’odeur fraîche de sa peau, de ses cheveux âcres.
— Chacun sa vocation, dit-elle. Toi, tu es tout jeune encore. Un gamin. Alors, il ne faut pas te mêler de la grosse besogne. Laisse-la aux autres…
Une pause suivit, pendant laquelle Nicolas n’entendit plus que le souffle de Dora répondant au sien. Ces respirations conjuguées lui parurent énormes, assourdissantes. Deux bêtes. Il voulut se lever du lit. Mais un vertige subit lui tourna la tête. Il demeura assis au bord du matelas, les jambes pendantes, le front appuyé contre l’épaule de la jeune femme. Il songea qu’il n’avait pas de faux col, que sa chemise était dégrafée, qu’on lui avait retiré ses chaussures. Il avait honte de ce désordre. Mais il ne bougeait pas. La joue de Dora se colla contre sa joue.
— Ne parlons plus de politique, dit Dora. Nous avons bien assez des réunions du parti pour confronter nos idées. Oublions un peu que nous sommes les soldats de la révolution. Soyons nous-mêmes pour un instant. Nicolas et Dora.
Elle répéta d’une voix lente, en insistant sur chaque syllabe :
— Nicolas et Dora… Tu es si joli, si fin… Comme une fille… Il y a longtemps que je t’observe… Et ton cou est si blanc…
De nouveau, elle se tut. Il releva un peu la tête et vit, de tout près, ce visage pâle et dense, aux grosses lèvres de sang. Les lèvres s’ouvrirent sur une rangée de dents brillantes. Nicolas repoussa doucement la jeune femme. Elle s’écarta de lui pour montrer son peignoir déboutonné sur la naissance de la gorge. Elle haletait. Ses yeux étaient dilatés et fixes. Elle murmura :
— Viens.
Mais une détresse affreuse immobilisait Nicolas. Il avait toujours eu peur des femmes, de leur chair, de leur corps étranger, exigeant et mou. Celle-ci l’épouvantait. Avancer la main, la bouche, vers cette inconnue, se coucher dans sa chaleur, poser des caresses sur ces hanches fortes, et travailler ensuite honnêtement, longuement, en bon ouvrier, jusqu’au plaisir, c’était si bête ! Il aurait voulu éprouver le désir que n’importe qui eût éprouvé à sa place. Ou du dégoût, au moins. Mais il ne sentait rien, comme d’habitude. Rien que la crainte d’être ridicule.
— Viens, dit-elle encore.
Était-ce bien la même créature qui l’entretenait naguère de ses souffrances morales, et qui, présentement, ne songeait plus qu’à rouler avec lui dans les draps ? N’avait-elle pas le courage élémentaire de renoncer à son désir pour mieux se consacrer à leur idéal commun ? Ne pouvait-elle s’empêcher de ressembler aux autres ? Quelle laideur les femmes apportaient dans le monde, avec leur sourire et leurs longs cheveux ! Rien de grand, rien de pur n’était possible auprès d’elles. Leurs plus nobles élans s’arrêtaient devant un bois de lit.
Nicolas se mit debout avec un soupir.
— Dora, dit-il. Je vais mieux. Je vous remercie. Je peux rentrer chez moi.
Elle demeura un instant stupide, les mains pendantes, le regard puni. Puis, elle ramena vivement les pans de son peignoir sur sa gorge nue. Ses lèvres se serrèrent. Des larmes brillèrent dans ses yeux. Elle dit d’une voix mate :
— Fort bien… Si vous voulez passer à côté pour brosser vos vêtements et vous rafraîchir le visage… Je vous verrai à la prochaine réunion, n’est-ce pas, camarade Arapoff ?...
— Oui, dit Nicolas. Je viendrai... Je vous remercie...
Il se sentait fautif. Il eût donné n’importe quoi pour la voir sourire. Mais elle évitait son regard. Elle s’assit devant la table tendue de toile cirée rouge et se mit à compulser des papiers, des livres. Un reflet de sang était sur son visage. Ses mains ne tremblaient pas. Quand Nicolas sortit, elle ne tourna même pas la tête.