CHAPITRE II
Les premières nouvelles du front étonnèrent les milieux les plus pessimistes. Après la catastrophe de Tchémoulpo, l’amiral Makaroff, prenant le commandement de l’escadre, s’était porté au-devant de la flotte japonaise. Mais, dès le début du combat, le Petropavlovsk, battant pavillon amiral, heurtait une mine et coulait avec l’équipage et l’état-major. Les autres bâtiments, sévèrement canonnés, se retiraient dans la rade. Depuis le 7 février, les forces japonaises occupaient Séoul. Partout, les troupes russes reculaient devant l’ennemi.
Cependant, le théâtre de la guerre était si lointain, les noms des localités lâchées et reconquises étaient si étrangers aux préoccupations quotidiennes que les hostilités contre le Japon prirent très vite, pour le public, l’aspect d’une expédition coloniale, dont ni la réussite ni l’échec ne pouvaient affecter gravement l’avenir de la Russie. La garde impériale avait été maintenue à Saint-Pétersbourg pour assurer la sécurité de l’empereur et du gouvernement. Les proches parents de Nicolas II s’étaient abstenus, pour la plupart, de manifester leur dévouement à la cause. Seuls les grands-ducs Cyrille et Boris avaient été envoyés aux armées. À Saint-Pétersbourg et à Moscou, la vie mondaine n’avait rien perdu de son éclat. Simplement, les galas s’intitulaient galas de bienfaisance, les bals devenaient des bals-tombolas au profit des blessés, et quelques grandes dames, à l’exemple de l’impératrice, avaient institué des ouvroirs, où elles travaillaient avec leurs amies pour améliorer le paquetage des conscrits.
Dans le peuple, pourtant, la guerre était accueillie avec une morne colère. On ne comprenait pas cette aventure sanglante. On la subissait avec stupeur, comme une manifestation inexplicable de la fatalité. Des files de soldats, coiffés de gros bonnets en peau de mouton et vêtus de touloupes de cuir, s’embarquaient pour la Mandchourie. Ils allaient affronter le transport de plusieurs semaines dans les wagons à bestiaux, la traversée par étapes du lac Baïkal gelé, les assauts furieux des « diables jaunes ». À quoi bon ces départs et ces morts ? Défendait-on le sol de la Russie ? Non, mais les intérêts des familiers du tsar. Le mécontentement populaire créait un climat favorable à la besogne terroriste. Le fameux « groupe de combat », dont le développement avait été suspendu par l’arrestation de son organisateur, Guerchouni, reprit son travail sous l’autorité d’un autre chef. Complètement séparé des comités locaux, possédant sa constitution propre, ses ressources financières personnelles et sa caisse secrète, le groupe de combat n’était relié au Parti que par son obédience au Comité central. Les comités locaux ignoraient le nom des compagnons du groupe de combat. Il ne fallut pas moins de deux ans de démarches à Zagouliaïeff avant d’être reconnu apte à « l’action directe ». Et, pendant ces deux ans, Nicolas essaya vainement de le décourager. Au mois d’avril 1904 enfin, Zagouliaïeff disparut de son domicile sans laisser d’adresse. Il revint au bout d’une semaine, et, dès sa première entrevue avec lui, avant même que Zagouliaïeff eût ouvert la bouche, Nicolas comprit que son camarade avait obtenu gain de cause. Il y avait dans le regard de Zagouliaïeff une fierté cruelle qui était à elle seule un aveu. Debout devant Nicolas, dans la petite chambre sordide qu’il occupait au-dessus de l’atelier d’un tailleur, il paraissait plus grand et plus robuste que d’habitude. Un long moment, il garda le silence, puis il éclata de rire et s’écria :
— Tu en fais une tête ? Tu ne me reconnais plus ?
— Je ne te reconnais plus, en effet, dit Nicolas.
Cette réponse enchanta Zagouliaïeff. Il se frottait les mains :
— Psychologue, va ! D’ailleurs, tu es dans le vrai.
Puis il cligna de l’œil, s’avança jusqu’à toucher de son haleine le visage de Nicolas et murmura :
— L’affaire est dans le sac.
— Tu… tu es avec eux ?
— Jusqu’au cou !
— Et tu vas commencer à travailler pour eux ?
— Dès demain. Mais avec ton aide, si tu permets !
— Avec mon aide ?
— Oui, ils m’ont confié une mission délicate. J’ai besoin d’être secondé. J’ai pensé à toi.
— Mais je ne veux pas tuer ! s’écria Nicolas, avec une voix aiguë qui n’était pas la sienne.
— Qui te parle de tuer ?
Le cœur de Nicolas s’était mis à battre très vite. Il baissa les paupières, honteux de son émotion trop visible.
— Tu devrais être flatté de ma confiance, poursuivit Zagouliaïeff. J’aurais pu m’adresser à quelqu’un d’autre. C’est toi que j’ai choisi.
— Je te remercie, dit Nicolas, mais de quoi s’agit-il au juste ?
— Plehvé.
— Quoi, Plehvé ?
— Ils ont résolu d’organiser un nouvel attentat contre lui. Et je suis chargé de confectionner la dynamite.
Nicolas frémit et regarda ses mains pâles et faibles. Il se sentait tout à coup dépassé par les événements, entraîné dans une direction qu’il n’avait pas voulue. Il demanda :
— Sais-tu au moins préparer des bombes ?
— Oui et non. Pokotiloff savait les préparer, et il a été tué par une explosion. Moi, je suis un novice. J’aurai la chance pour moi.
— Mais avec quoi fabriqueras-tu ces engins ? Où les fabriqueras-tu ?
— J’ai tout prévu, dit Zagouliaïeff avec orgueil. Un ingénieur chimiste, membre du Parti, m’a remis les clefs du laboratoire municipal, rue Gagarinskaïa. Mais la préparation de la dynamite se passera la nuit, dans une salle désaffectée, en l’absence du camarade ingénieur. Il ne veut pas se mouiller, tu comprends ? Quant aux matières premières, j’en ai obtenu, grâce à une fausse demande rédigée au nom d’un représentant du zemstvo. Nous pouvons commencer demain, si tu es libre ?
— Je suis libre, dit Nicolas.
— Nous entrerons dans le laboratoire par la porte de secours, qui sera entrebâillée à partir de neuf heures du soir. Le concierge fait sa ronde à huit heures et demie. Une fois dans la cour, nous nous dirigerons sur un kiosque à verrière dont voici les clefs.
Zagouliaïeff fit sauter un trousseau de clefs dans sa main ouverte.
— Là, nous pourrons travailler à l’aise, dit-il encore.
Nicolas inclina le front en silence. Zagouliaïeff le considéra un long moment, et, soudain, croisa violemment les bras sur sa poitrine :
— Je me demande pourquoi j’ai pensé à toi ! Tu es timide, peureux, tourmenté de scrupules…
— Peut-être est-ce pour cela que je t’inspire confiance, dit Nicolas doucement.
— Peut-être, dit Zagouliaïeff.
Ils se turent. De la rue montait le cri d’un coupeur de chats.
— Je coupe les chats ! Je coupe les chats ! hurlait l’homme.
Nicolas s’approcha de la fenêtre. Il vit, au-dessous de lui, sur le trottoir, un chirurgien ambulant, avec son attirail de ciseaux et de scalpels pendu en travers de la poitrine. Le camelot s’était déchaussé et avait enfoncé un chat, la tête la première, dans sa botte. Des commères l’entouraient. Un miaulement atroce déchira les oreilles de Nicolas.
— Je coupe les chats, sans douleur ! glapissait l’autre.
— Sans douleur ! répéta Zagouliaïeff.
Un sourire presque tendre plissait ses lèvres bleues :
— À quoi bon la douleur ?
Nicolas avait les tempes serrées.
— Quand viens-tu me chercher ? demanda-t-il.
À neuf heures et demie du soir, Nicolas et Zagouliaïeff se trouvaient dans un petit laboratoire aux murs blancs et au sol de ciment grisâtre. Des fioles, des cornues, des brûleurs à gaz et des éprouvettes encombraient les rayons de bois. Une table de marbre jaune tenait le centre de la pièce. La boîte aux ordures, poussée dans un coin, regorgeait de verres en miettes et de paperasses calcinées. Il y avait de la poussière partout. Une forte odeur d’ammoniaque piquait les narines. La porte refermée, Zagouliaïeff alluma un fanal à acétylène et l’entoura de chiffons, pour ne pas éveiller l’attention du gardien, qui pouvait s’aventurer dans la courette où étaient les cabinets. Puis il enfonça sa casquette sur ses oreilles, enfila deux paires de gants de cuir, l’une sur l’autre, et se mit à déballer les bouteilles de produits chimiques qu’il avait apportées dans une valise. Nicolas suivait ses moindres gestes avec attention. L’ombre de Zagouliaïeff se développait largement sur le mur. La lumière assourdie du fanal accrochait des prunelles de feu au ventre renflé des bonbonnes. Un train passa, tout près sans doute, et les flacons tintèrent sur leurs rayons de bois. Nicolas eut peur et toucha le bras de son camarade.
— Il faut nous dépêcher. Veux-tu que je t’aide ?
— Allume le bec.
Nicolas frotta une allumette. À ce moment, un pas pesant retentit sur le pavé de la cour.
— C’est le gardien, souffla Zagouliaïeff. Camoufle la lumière.
Nicolas jeta son manteau sur le fanal et s’accroupit derrière la table avec Zagouliaïeff. Ils demeurèrent ainsi, tapis l’un près de l’autre, retenant leur haleine.
— S’il va pisser, on le laisse faire, murmura Zagouliaïeff. S’il entre ici, je le descends…
Il tira un revolver de sa poche. Les pas se rapprochaient.
— Il va entrer, dit Nicolas.
Et il sentit la sueur qui sortait de son front comme une rosée. Il serra les dents. Il ferma les yeux. Il compta mentalement :
— Un, deux, trois, quatre…
Les pas s’éloignaient, maintenant. Une porte battit au fond de la cour. Nicolas aspira une large bouffée d’air et se signa dans l’obscurité. Après un court moment, les pas revinrent, hésitèrent devant le kiosque. Mais l’homme se racla la gorge, cracha et repartit en traînant les pieds. Enfin, il n’y eut plus de bruit. Zagouliaïeff empocha son revolver.
— Au travail, dit-il, en démasquant le fanal.
La sensation d’avoir échappé au péril décuplait l’ardeur de Nicolas. Il était gai. Il avait envie de courir dans la nuit. Zagouliaïeff avait disposé un vase en bois, doublé de plomb, sur la table.
— Passe-moi la bouteille, dit-il à Nicolas. Pas celle-ci. L’autre…
Dans le récipient placé devant lui, il versa de l’acide nitrique, puis de l’acide sulfurique concentré. Le flacon serré contre son ventre, il grommelait :
— Parfait… Parfait… Arrose les parois extérieures avec de l’eau fraîche… Grouille-toi !…
Nicolas tourna un robinet à long col de caoutchouc, et l’eau gicla en aiguilles fines contre les flancs du vase.
Pendant près de deux heures, ils laissèrent le mélange au repos dans son réservoir. De temps en temps seulement, ils refroidissaient les flancs de la cuve avec de l’eau ou des torchons mouillés. Ils ne parlaient pas. Ils étaient très calmes. Zagouliaïeff sifflotait une chanson de route. Plus tard, il enleva ses gants, fourra quelques semences de tournesol dans sa bouche. À trois heures du matin, ils se remirent à l’œuvre. Zagouliaïeff tira une bouteille de glycérine de la valise, la déboucha, la renifla et fit la grimace.
— On verra bien, dit-il en enfilant de nouveau ses gants de cuir.
Ensuite, il inclina le flacon au-dessus du récipient, et la glycérine descendit goutte à goutte dans le mélange. Nicolas était chargé de remuer vivement la masse liquide avec une baguette en verre.
— Plus vite, plus vite, disait Zagouliaïeff.
Des reflets rouges tremblaient sur le composé acide. Une vapeur rosée montait en léchant les flancs du vase. Nicolas remarqua la mine soucieuse de son ami.
— Ça ne va pas ?
— Les matières premières ne doivent pas être très pures… On dirait… on dirait qu’elles se décomposent…
— C’est grave ?
— Ne t’occupe pas de ça !
Une odeur âcre envahissait la pièce. Tout à coup, Zagouliaïeff se mit à crier :
— De l’eau !… Apporte un broc d’eau !… En vitesse !...
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il y a que nous allons sauter !
Nicolas remplit le broc d’eau et le tendit à son camarade.
— Écarte-toi, dit Zagouliaïeff.
Puis il recula lui-même d’un pas, allongea le bras et versa le contenu du broc dans le vase. Un chuintement sinistre répondit à son geste. La nitroglycérine arrosée gicla par hautes gerbes. Des éclaboussures atteignirent l’avant-bras et la poitrine de Zagouliaïeff, et y explosèrent en flammèches jaunes. Zagouliaïeff poussa un juron et lâcha le broc qui se brisa sur le sol. Nicolas se précipita vers son ami. Les vêtements de Zagouliaïeff étaient brûlés, et sa peau apparaissait, noire et fumante, par les déchirures de l’étoffe.
— L’explosion est noyée, dit Zagouliaïeff d’une voix sourde. Et la matière première est fichue pour une bonne moitié.
— Tu as mal ?
— Ça n’a pas d’importance.
— Il faudrait mettre de l’huile sur tes brûlures.
— Nous n’avons pas le temps.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il faut recommencer.
Et, en effet, malgré ses blessures, il reprit la préparation de la dynamite. Tout en aidant son compagnon, Nicolas observait à la dérobée ce visage serré par une souffrance et une volonté méchantes. Zagouliaïeff était presque beau dans sa lutte contre la douleur. Ses yeux brillaient d’une ardeur fixe. Ses lèvres minces étaient jointes dans un rictus de colère. Il semblait qu’il savourât déjà la vengeance de tous ses maux. Nicolas songea un instant à ces deux êtres, si éloignés l’un de l’autre : ici, Zagouliaïeff, petit conspirateur furieux, qui fabriquait de la dynamite dans un laboratoire désaffecté ; et, là-bas, à Saint-Pétersbourg, dans son palais cerné de gendarmes et de mouchards, derrière les portes capitonnées, harnaché de médailles, ventripotent et grave, la victime, le ministre Plehvé. Zagouliaïeff et Plehvé. Quelle étrange rencontre que celle de ces deux êtres aux destinées contraires ! C’était un rêve, une plaisanterie. Rien de plus.
— Donne-moi un verre d’eau. J’ai soif, dit Zagouliaïeff.
Nicolas lui tendit un verre d’eau et Zagouliaïeff le but d’un trait, en fermant les yeux. Visiblement, il avait très mal. Ses joues luisaient de sueur.
— Le cochon, le cochon, grognait-il. Il me paiera ça.
— Quand comptez-vous le tuer ? demanda Nicolas.
— Oh ! nous prendrons notre temps. Dans les premiers jours de juillet, si tout va bien. Le tsar se sera installé à Peterhof et recevra Plehvé tous les jeudis. Chaque jeudi, Plehvé prendra donc le train à la gare de la Baltique pour se rendre chez son patron. Quelques lanceurs échelonnés sur le parcours, et le tour sera joué…
Il se frotta les mains et ajouta avec emphase :
— Celui qui a étouffé les tentatives libérales des zemstvos, celui qui a multiplié les persécutions policières contre nos amis, celui qui a autorisé les massacres juifs de Kichinev, celui qui a encouragé le tsar à déclencher la guerre contre le Japon, périra, selon ses mérites, et je serai l’artisan de sa mort. Quelle heure est-il ?
— Cinq heures du matin.
Zagouliaïeff vacilla sur ses jambes.
— Sommeil, marmonna-t-il encore.
Puis il se remit à la tâche. Nicolas avait la gorge sèche. Les émanations du liquide lui donnaient la migraine. Des étincelles rouges dansaient devant ses yeux.
À six heures du matin, les deux amis quittèrent les lieux après avoir camouflé leur attirail sous des caisses vides et des toiles de sacs. Ils rentrèrent chez eux sans être remarqués. Ils dormirent toute la journée. Le soir même, ils retournaient au laboratoire. En trois jours, Zagouliaïeff parvint à réaliser six kilos de dynamite. Il partit aussitôt pour Saint-Pétersbourg, afin de les remettre au combattant technique chargé de la préparation des bombes.