Chapitre 6


Le beaupré avait été emporté. Peu s'en fallait que ce boulet, tiré des hauteurs de Québec, n'eût atteint le Gouldshoro dans ses œuvres vives, écrasant au passage la barque et ses occupants.

Le Gouldshoro manœuvrait avec une rapidité exemplaire pour se mettre hors de la ligne de tir.

La chaloupe avait été soulevée par une énorme vague. Les rameurs faisaient des prodiges pour s'éloigner du bâtiment et ne pas être projetés contre la coque.

Dans un bruit de chaînes et de claquements, les volets de bois des sabords du Gouldsboro se relevaient, découvrant la gueule noire des canons.

« Ça y est, c'est la guerre ! pensa Angélique hors d'elle de rage et de déception. Oh ! C'est trop bête. »

Elle avait été projetée en arrière, puis en avant et, maintenant, à demi assise, se cramponnait comme elle pouvait.

Par contre, Ville d'Avray, dressé, s'égosillait à l'adresse de M. d'Urville, commandant le feu de la dunette du Gouldsboro.

– Ne tirez pas par là ! Vous allez démolir ma maison. Tirez plutôt sur la gauche, sur celle de Monsieur de Castel-Morgeat, le gouverneur militaire, ce traître, ce ruffian. Voyez, là ! Là ! Là ! Celle qui est à l'angle, au-dessus de la chapelle du Séminaire. La maison avec le toit d'ardoise. Tirez ! Abattez-la !

Dominant le tumulte des cris et des ordres, la voix du comte d'Urville s'éleva :

– Feu !

Une salve étourdissante fit retentir les falaises et l'air s'emplit de fumée acre, tandis que les embarcations à l'entour du navire semblaient prises de folie. Le Gouldsboro manœuvrait voiles déployées. Les autres navires de la flotte se rapprochaient pour se ranger à ses côtés. Un brouillard jaunâtre rempli d'échos grondants et d'appels avait remplacé le calme du beau matin et, par là-dessus, les oies sauvages trouvèrent le moyen de repasser en sens inverse, affolées, en lançant des cris de sorcières.

Inquiète pour le jeune Anne-François de Castel-Morgeat, Angélique le cherchait à la surface des eaux. Savait-il nager ? Elle l'aperçut qui se débattait et elle appela pour que l'on portât secours. Il savait nager, mais ses gros vêtements de peaux de chamois le gênaient. Enfin un canoë indien où se trouvaient deux sauvages le repéra. Il se cramponna à leur pagaie. Une barque de pêcheur ensuite le prit à son bord.

On attendait d'autres coups, d'autres salves mais les échos roulaient encore en décroissant et rien ne suivait. Cela avait été comme une brève et folle convulsion. Lentement, la fumée se dissipa, le soleil reparut, la rade se révéla à nouveau vaste et miroitante, avec la ville plus que jamais agitée et en effervescence.

Alors ils s'aperçurent que leur chaloupe avait dérivé et que les remous l'avaient entraînée loin de la barque d'escorte où se trouvaient les matelots armés. Un fort courant les avait saisis qui les rapprochait irrésistiblement des quais de la Basse-Ville un peu en amont de la Place Royale où attendaient les officiels.

Tout à coup, ils découvrirent à quelques toises des personnes rangées le long de la rive qui les regardaient approcher bouche bée. On put entendre quelqu'un crier :

– La v'là...

Les rameurs s'efforçaient en vain de faire demi-tour. La marée, encore sensible sous Québec, venait de se renverser et le courant puissant les entraînait.

– Tant pis, abordons, décida Angélique.

– Mais c'est le quartier des entrepôts et des halles, dit Ville d'Avray.

– C'est Québec ! Et je suis venue pour y aborder.

Elle se dressa à l'avant dans sa robe royale. Le soleil faisait miroiter ses bijoux.

La chaloupe s'avançait très vite vers la grève. Angélique pouvait distinguer les visages. L'expression qui les marquait le plus était l'ébahissement. Angélique comprit que ces petites gens des bas quartiers qui n'espéraient pas avoir, aujourd'hui, beaucoup plus que des miettes du spectacle officiel, ne pouvaient réaliser qu'ils se trouvaient, subitement, aux premières loges.

De plus, pour avoir été ainsi refoulés dans ce coin écarté de la Basse-Ville, il devait y avoir parmi eux des éléments hostiles, désapprouvant la politique du gouvernement et prêts à conspuer les « étrangers » qu'on leur avait annoncés comme suppôts de Satan et alliés de leurs pires ennemis, les Anglais.

C'est pourquoi Ville d'Avray était furieux. Non seulement un abordage dans ce point négligé de la rive manquait par trop de décorum mais on allait être obligé de prendre pied parmi la canaille. Tout était manqué du beau spectacle où il devait jouer un rôle en vue et qu'il s'était promis...

– La plèbe ! La plèbe ! grommelait-il. Nous voilà bien !

Mais Angélique, ravie de voir se rapprocher a vive allure la grève de Québec, contemplait avec plaisir la foule compacte, qui, les prunelles écarquillées, regardait venir à elle cette barque où se tenait debout une apparition digne des grandeurs de Versailles.

En vain, Vauvenart, à l'avant, beuglait-il :

– Attrapez le filin ! tas d'empotés ! Attrapez le filin !

Personne ne bougeait.

Enfin, quelqu'un saisit le cordage que lançait l'Acadien et l'amarra.

Il y eut un léger choc contre les pilotis d'un petit môle un peu pourri et enfoncé dans la vase.

Ville d'Avray y sauta lestement, retrouvant son enthousiasme dès que la pointe de son soulier de satin toucha le bois humide du débarcadère de sa ville préférée.

Il tendit la main à Angélique et, aidée des occupants de la barque et de ses pages qui soutenaient son manteau et ses belles jupes scintillantes, elle prit pied à son tour sur la plate-forme de bois.

La joie et son sentiment de victoire l'illuminèrent alors.

Elle touchait à Québec. Elle y était enfin.

À Tadoussac, ils avaient repris pied sur le sol de France.

Mais à Québec, capitale de la colonie Nouvelle-France, c'était le Royaume qu'elle retrouvait, et presque Versailles, et derrière les maisons de pierre édifiées sur la terre d'Amérique, la face omniprésente du Roi, ce Roi qui l'avait aimée, qu'elle avait défié, qui l'avait bannie, Louis XIV, le Roi-Soleil, et qui était aujourd'hui le plus grand Roi incontesté de l'univers, le Roi des Français.

Car, quels qu'ils fussent, canailles ou braves gens, plébéiens ou seigneurs, ceux qui l'attendaient là étaient des Français comme elle, de sa race, qui parlaient sa langue, et, mieux encore, la plupart originaires de l'ouest de la France, dont faisait partie sa province natale : le Poitou.

Toutes ses réflexions et la sensation qui en découlait d'être chez elle, en pays de connaissance, lui causèrent un plaisir immense.

Cela devait se lire sur son visage souriant.

Ville d'Avray, faisant face à la situation, se campait auprès d'elle et, tirant son épée, la brandissant en un geste théâtral, s'écriait :

– Mes amis, de retour en notre bonne ville, moi, le marquis de Ville d'Avray, je vous salue. Et j'ai l'honneur de vous présenter la comtesse de Peyrac. Les hasards du courant ont fait qu'elle vous visite avant le gouverneur. Marquez-lui votre bon plaisir d'être ainsi favorisés du sort et faites-lui une haie d'honneur tandis que je la mène à nos officiels malchanceux qui l'attendent le nez en l'air...

Des rires et des vivats fleurirent spontanément à ce discours.

– En avant et haut les cœurs ! s'écria Ville d'Avray.

Il rabaissa son épée, la tenant écartée de lui sur le côté, pointe vers la terre, puis, de l'autre main, prenant celle d'Angélique, il commença de monter à travers le quai qui s'élevait et s'élargissait en une vaste place.

– Il nous faudrait de la musique, décida Ville d'Avray. Nous n'avions pas prévu ce cortège.

Le petit Neals Abbal qui l'entendit lui montra sa flûte de Pan. Il délaissa le manteau qu'il soutenait avec Timothy et, venant se placer en avant, il porta l'instrument à ses lèvres. La musique gracieuse et légère s'éleva et ils s'avancèrent à pas comptés.

Ils tenaient à s'avancer lentement afin de ne pas donner à la foule, par une hâte impatiente, l'impression de craindre son humeur. Des gens continuaient d'applaudir tandis que les rangs s'ouvraient devant eux. La musique de la petite flûte de roseau maintenait le charme.

Angélique se rappelait ces villes du Poitou, de Vendée, où elle avait fait parfois des entrées triomphales. On criait alors vers elle avec espoir et, comme jadis, ceux-ci, elle aurait voulu aussi les embrasser, les serrer dans ses bras. Et ils devaient sentir son élan vers eux car peu à peu les visages s'éclairèrent, des sourires s'ébauchèrent. Tout à coup, il y eut de francs éclats de rire. On regardait quelque chose derrière elle. En se retournant, Angélique aperçut le chat, son chat qui la suivait.

Sa queue touffue, dressée bien droite, il semblait régler sa marche à leurs pas lents et solennels, comme s'il avait voulu dire :

– Eh bien ! Moi aussi, ne vous en déplaise, j'entre à Québec !

Angélique fut si étonnée de le découvrir là qu'elle s'arrêta net. Comment avait-il fait pour la suivre ? Il avait dû sortir derrière elle du salon du Gouldsboro et ensuite se faufiler dans la chaloupe sans qu'on y prenne garde. Elle vit dans sa présence un signe de bon augure. Il lui avait toujours porté bonheur.

Jugeant que d'avoir été découvert l'autorisait à prendre le rang qui lui convenait, le chat les dépassa en quelques bonds et vint se placer près de Neals Abbal pour marcher devant eux.

Cet incident avait achevé de briser la glace.

Les applaudissements reprirent, mais plus fournis et plus chaleureux.

La foule était de plus en plus dense. L'annonce que la comtesse de Peyrac, la Dame du Lac d'Argent, personnage mythique auquel jusqu'alors on ne croyait qu'à demi, avait réellement abordé à l'anse du Cul-de-Sac, et s'avançait par le quartier Sous-le-Fort, s'était répandue et vidait les ruelles et les maisons avoisinantes.

La partie semblait gagnée. Mais, alors qu'ils parvenaient à l'extrémité de la place et allaient s'engager dans une rue parallèle au fleuve afin de rejoindre la place du Marché, dite Royale, un groupe d'hommes déboucha avec l'intention visible d'obstruer le passage, poussant des cris séditieux :

– Vendus à l'Anglais... Traîtres !

– Traîtres vous-mêmes ! Laissez avancer ! Ne vous mêlez pas de ce qui se passe dans notre quartier. Vendus vous-mêmes ! On vous a payés ! Qui vous a payés ?... Le jésuite ?

– Tais-toi, blasphémateur !

Dans le hourvari subit qui venait d'éclater et où les habitants du quartier qui avaient accueilli Angélique à son débarquement prenaient violemment sa défense, des pierres commencèrent à voler. L'un des projectiles ricocha et vint frapper le chat.

Un miaulement éperdu s'éleva.

– Mon chat ! s'écria Angélique, bouleversée.

L'animal avait poussé un miaulement éperdu, avait fait un bond puis était retombé, immobile.

Sans souci de sa robe princière, Angélique se jeta à genoux près de lui. Tout se désorganisait. Les gens criaient et se molestaient. Les matelots de la chaloupe avaient immédiatement formé cercle autour d'Angélique. Celle-ci avait ramassé son pauvre chat, essayant de voir s'il était blessé ou seulement étourdi. Heureusement la pierre avait ricoché et l'avait frappé moins brutalement. Ville d'Avray, son épée tendue, réussissait à maintenir les gens à distance. Il n'aurait voulu blesser personne et les adjurait de se calmer. Mais on ne l'écoutait pas.

Une voix de poissarde éraillée et tonitruante domina soudain le tumulte.

– Arrêtez donc, malappris ! Sagouins ! Mal torchés ! Vous n'avez donc pas honte ! Vous en prendre à une bête ! Je vais vous réduire en chair à pâté, moi !

En quelques instants la situation fut de nouveau claire et nette. Comme les quilles ébranlées par la soudaine arrivée d'une boule bien lancée, quelques antagonistes allèrent mordre la poussière et dans l'espace ainsi découvert on aperçut une grosse femme, très violente, tous ses cheveux hors de sa coiffe, qui distribuait généreusement de grandes claques et des coups de pied, faisant le vide autour d'elle. Demeurée maîtresse du terrain, elle vint se planter devant Angélique.

– T'en fais pas pour ton chat, ma petite, lui lança-t-elle d'une voix radoucie.

Et tout bas, d'un ton de confidence :

– Il n'a rien. J'ai vu comment la pierre l'a frappé. Tiens, tu vois, il bouge. J'm'en vais te le soigner. Passe-le-moi. C'est pas le moment pour toi de soigner ton chat. Continue tout droit. Vaut mieux pas s'attarder par ici. J'ai envoyé mon larbin prévenir ces beaux messieurs et d'ici pas longtemps la garde va s'amener et t'encadrer pour te conduire au Gouverneur. Crains rien et fais-moi confiance. J' vais te le soigner, moi, ton chat.

Prenant délicatement dans ses bras l'animal qui commençait à gigoter, elle adressa à Angélique un clin d'œil énergique et complice et se perdit dans la foule qui lui livra le passage volontiers. Elle paraissait être connue ici et avoir une grande influence sur les gens de son quartier.

Ville d'Avray époussetait ses manchettes et rectifiait sa perruque. Timothy lui tendit son chapeau qui était tombé.

– Mais qu'est-ce que c'est que ces mœurs-là, ronchonna le marquis. Je ne reconnais plus ma bonne ville. Ce que c'est que de peindre le diable sur la muraille et d'effrayer les braves gens ! J'en ai reconnu quelques-uns parmi eux qui ne perdent rien pour attendre. Je vais leur faire payer cher leur insolence. Le lieutenant de police civile et criminelle est mon meilleur ami.

Angélique regarda autour d'elle. Elle n'était entourée maintenant que de personnes empressées à lui plaire. Mais l'incident du chat l'avait troublée. Quelque chose lui échappait dans l'intervention de la grosse femme. Pourtant cette femme, malgré sa familiarité, lui avait inspiré confiance.

Elle regarda vers Ville d'Avray et lui dit :

– Il faut que nous parvenions à joindre Monsieur de Frontenac.

À ce moment, la foule s'écarta avec empressement pour laisser s'avancer un homme qui venait au-devant d'elle d'un pas rapide.

Lui aussi tenait son épée hors du fourreau, comme prêt, s'il le fallait, à pourfendre quiconque s'opposerait à lui.

Botté et chapeauté de noir, il portait par-dessus son pourpoint une courte chasuble également noire, au centre de laquelle était brodée une grande croix pattée d'argent.

Elle reconnut, vêtu de son grand uniforme de l'Ordre de Malte, le chevalier Claude de Loménie-Chambord.

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