Chapitre 5


De temps en temps, le marquis de Ville d'Avray et Angélique ne pouvaient s'empêcher de regarder du côté de l'estuaire de la rivière Saint-Charles, dans la direction qu'avaient prise les chaloupes commandées par le comte de Peyrac. Un brouillard léger continuait à masquer les mouvements qui se tramaient par là.

– Qu'attendons-nous ? demanda-t-elle.

– Le signal qu'il doit nous envoyer. Mais, pour l'instant, il estime peut-être que le brouillard est trop dense.

Presque au même instant, les brumes qui voilaient les contours de la côte de Beaupré commencèrent à se dissiper et dans l'embouchure de la rivière, on distingua un navire échoué.

– Quel est ce bâtiment qui semble en mauvaise posture ?

– Le Saint-Jean-Baptiste, ce vieux sabot attardé et que nous avons déjà tiré de plus d'un mauvais pas au cours de la remontée du Saint-Laurent. On lui avait donné ses chances, mais il était en trop piteux état et, presque arrivé au but hier soir, il est allé se vomir à l'entrée de l'estuaire qu'il obstrue pour l'instant. Mais cet incident arrange nos affaires. Nos yachts Mont-Désert et Rochelais se sont portés au secours des passagers. Ils ont pris à leur bord ceux qui avaient un peu trop les pieds dans l'eau, dont Monsieur de Bardagne, l'envoyé du Roi, et les officiers de sa maison. Avec l'intendant Carlon et le baron d'Arreboust, Monsieur de Peyrac dispose d'un bon nombre d'otages. Mais il n'en usera pas. J'admire sa prudence politique. L'échouage du Saint-Jean-Baptiste lui a donné prétexte de s'affairer dans l'endroit pour se porter au secours des naufragés. Et il va arriver par-derrière, amenant dans ses bagages ses hôtes d'honneur sauvés des eaux, l'envoyé du Roi y compris...

Sur ces entrefaites un jeune homme, aux longs cheveux retenus par son bandeau de perles indiennes, les franges de peau de sa casaque flottant au vent, arriva à grands pas et vint se planter de l'autre côté d'Angélique, là dépassant de plus d'une tête. Il tenait sur son cœur un coffret d'écaille serti d'or avec autant de gravité qu'un roi mage à la crèche.

– Anne-François, s'exclama Ville d'Avray, que faites-vous là, mon ami ?

– Monsieur de Peyrac m'a chargé d'escorter Madame de Peyrac, fit l'adolescent en se redressant de toute sa taille qui était mince et n'en finissait pas.

– Comment ! L'ESCORTER ! Mais c'est MOI qui dois l'escorter, protesta le marquis, la main étalée sur son cœur.

– Peut-être n'aura-t-elle pas trop de deux défenseurs ?

– Billevesées ! Je suis bien capable de la défendre seul. De toute façon, vous mentez. On ne vous a chargé de rien. Et vous détonnez avec votre défroque de coureur de bois. C'est scandaleux !

– Je suis chargé de porter le nécessaire à parures de Madame de Peyrac.

– Dans cet accoutrement ! Mascarade ! Comment ! Vous n'avez pas été capable de vous vêtir selon votre rang et vous prétendez servir de chambellan à la plus belle femme du monde... Pas de ça, mon petit !

– Le signal ! s'écria Angélique qui venait de voir briller le sillage d'une lumière d'étoile filante qui, après s'être élevée assez haut, retombait et s'éteignait.

– Le signal ! répéta Ville d'Avray. C'est à nous.

Immédiatement mobilisé par la gravité de l'instant, il oublia sa querelle.

– Nous allons descendre dans la chaloupe. Venez, Angélique ! Et vous, petits pages, êtes-vous prêts ? Tenez le manteau comme ceci. Voilà... Quant à toi, Anne-François, recule-toi un peu et ne viens pas faire l'avantageux à ma place sinon je te tordrai le cou.

Le torse bombé, le talon cambré, le marquis de Ville d'Avray prit la main d'Angélique, la levant haut et, comme s'il avait eu à la mener à la pavane sous le feu des regards de la Cour, il lui fit traverser le premier pont jusqu'à la coupée.

Au pied du Gouldsboro, la chaloupe dansait sur les flots. En prévision de l'ampleur de la robe et du manteau de fourrure d'Angélique, on avait ajusté au flanc du navire une sorte d'escalier de bois avec une « main » de corde qui permettait d'embarquer plus facilement dans la chaloupe.

On fit descendre les deux petits pages. Puis le chevalier de Vauvenart qui pria Angélique de l'excuser de passer devant elle, mais c'était pour l'aider à prendre place. Le balancement du navire ne facilitait pas le transbordement. La robe et le manteau s'accrochaient et Angélique fut contente de profiter de la solide poigne du seigneur acadien. Cela lui réchauffait le cœur de se voir entourée d'amis canadiens et acadiens qui ne craignaient pas d'affirmer à la vue de tous l'estime et l'affection en lesquelles ils la tenaient.

Dans la chaloupe, elle préféra se tenir debout car ces robes de cour étaient décidément très encombrantes, mais l'embarcation était large et stable et le fleuve peu agité.

Elle remercia le ciel de la clémence du temps. Par des bourrasques de pluie ou de neige, des flots noirs et furieux, on aurait couru à l'échec. Sous ce firmament translucide, tout se déroulait avec calme comme pour intensifier la perfection du moment de l'arrivée et de l'image qu'elle devait imposer à Québec. Levant les yeux, elle vit passer un vol d'oies sauvages. Les dernières... Dessinées en noir, le cou tendu, traçant un V gigantesque à travers le ciel, elles lançaient quelques cris aigus, comme un appel ou un salut et Angélique vit en elles un signe bénéfique. Mais aussitôt lui revint le souvenir de la voix feutrée qui chuchotait :

« J'ai appris à haïr la mer parce que vous l'aimiez... et aussi les oiseaux qui passaient... parce que vous les trouviez, beaux... »

Les paroles haineuses et folles d'Ambroisine-la-Démone l'ébranlèrent d'une crainte furtive comme pour lui rappeler qu'il y avait, on ne sait où, contre elle des ennemis qui ne désarmaient pas1.

Même morte, cette femme, envoyée pour la détruire, pouvait-elle encore la poursuivre et lui porter malheur ?

M. de Ville d'Avray descendait à son tour l'escalier mobile et réclama une place sur l'un des bancs de nage. Il s'assit en relevant les pans de sa redingote brodée, galonnée, soutachée, un vrai chef-d'œuvre.

Les rameurs saisirent leurs lourdes pales. À l'instar de tout l'équipage ils étaient vêtus de blanc, de bleu et d'or, un pistolet passé à la ceinture. Dans une barque voisine qui devait les suivre, six matelots armés de mousquets complétaient l'équipage.

Angélique, à l'avant, regardait vers Québec. Elle était maintenant impatiente d'entamer l'action, de partir à la conquête de nouvelles amitiés, de mesurer son pouvoir de séduction sur des êtres prévenus contre elle. Ce fut ainsi qu'elle fut la première à voir s'épanouir au sommet du Roc, derrière la palissade d'un fortin, une grosse fleur de fumée blanche.

– Alerte ! cria-t-elle.

Puis leur parvint la détonation sourde. Et, simultanément, tout proche, inconcevable, ronflant, terrifiant, ce vent du boulet. Il y eut un bruit de bois fracassé, une énorme secousse. Une grande colonne d'eau, surgie comme par miracle à l'avant du Gouldsboro, grimpa à une hauteur prodigieuse et retomba en gerbe avec un crépitement d'averse. Arraché par le choc, à la coupée, au moment où il s'apprêtait à descendre, le jeune Anne-François passa par-dessus leurs têtes et alla faire le plongeon un peu plus loin dans le Saint-Laurent serrant toujours sur son cœur le nécessaire à parures en écaille serti d'or.

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