Chapitre 16


Dans le creux de la nuit Mlle Cleo d'Hourredanne écrit une lettre à son amie lointaine, Marie-Gabrielle, veuve du roi Casimir V de Pologne, surnommée La Belle Herbière.

Le temps des vaisseaux est passé.

La missive ne partira pas avant que les mois d'hiver ne se soient écoulés, que le printemps en délivrant le fleuve des glaces n'ait ramené de France les navires. Mais Mlle d'Hourredanne trompera la longueur de l'attente en rédigeant ces épîtres qui sont pour elle comme autant de dialogues jetés par-dessus les océans.

L'une après l'autre elle les rangera dans une cassette réservée à leur garde.

Ma très chère,

J'ai tourné mon lit dans un autre sens.

Maintenant, de mon coin, je vois très bien la maison neuve que Ville d'Avray s'est fait bâtir en bordure de la concession des Counat-Banistère car, depuis cet après-midi j'aurai, à la regarder, d'autres sujets de distraction qu'à me morfondre de la vue de mon verger et du fleuve que je connais par cœur.

Un pirate somptueux a mouillé sous nos murs et comme il avait pris soin auparavant de capturer Monsieur d'Arreboust et Monsieur l'Intendant on n'a pu faire autrement que de le recevoir aussi somptueusement.

Voici l'heureuse conclusion d'une affaire dont je vous ai déjà entretenue.

Il s'agit de ce gentilhomme français allié de la Nouvelle-Angleterre, et dont l'établissement dans le sud de nos possessions, aux confins de l'Acadie et du Canada, nous a causé des alarmes. On a voulu le considérer en ennemi et il y a eu plusieurs campagnes contre lui.

L'on a appris qu'il avait une femme fort belle. Et l'émotion a été à son comble lorsqu'une de nos ursulines, Mère Madeleine, qui est visionnaire, a fait à leur sujet une prédiction où le diable semblait mêlé. On envoya des enquêteurs, ceux-ci ont rapporté des avis rassurants. Les esprits se sont calmés.

L'annonce de leur venue à Québec pour y faire des propositions de paix a relancé la querelle.

Le Père d'Orgeval qui préside aux destinées religieuses de l'Acadie est arrivé, les accusant d'avoir entravé sa campagne guerrière contre les hérétiques de Nouvelle-Angleterre.

Cela a causé un grand tintamarre et l'opinion s'est divisée. À l'approche de la flotte, on a vu l'annonce des pires calamités et il fut question de hisser la bannière de Notre-Dame pour sauver la ville.

Le sorcier de la Basse-Ville a raconté qu'il avait vu passer dans le ciel les canots en feu de la « chasse-galerie ». C'est une légende à laquelle tous ceux qui viennent des régions de l'ouest de la France croient volontiers. C'est un signe de malheurs proches.

Puis assez mystérieusement, ce virulent jésuite a disparu, ce qui a déconcerté ses partisans.

Frontenac, quant à lui, a tenu bon. Il a toujours été pour eux. Il s'est engagé dans cette affaire jusqu'à envoyer, cet été, plusieurs missives au Roi à ce sujet, lui démontrant les avantages qu'aurait la Nouvelle-France à établir dé bonnes relations avec ce puissant voisin que l'on dit fabuleusement riche.

Dans l'expectative d'une réponse qu'il espère approbative et bienveillante, le gouverneur a joué la carte de l'accueil et de l'amitié. D'autant plus que M. de Peyrac et lui sont de la même province du Languedoc, et chacun sait que les Gascons se tiennent entre eux.

Ainsi va le monde !...

L'on est chez nous, en Canada, assez friand d'événements nouveaux et de distractions.

Les esprits chagrins ont été écartés et l'on s'est préparé à recevoir M. et Mme de Peyrac.

Ma chère, il est malaisé de vous exprimer la joie que les peuples ont reçue de cette arrivée tant redoutée.

Et je n'affecte rien.

Madame de Peyrac possède-t-elle la vertu des reines ! Celle de méduser par leur seule apparition ?

Elle a donné si promptement dans la vue de tous que c'en est incroyable !

On l'a attendue sur les quais depuis l'aube et toute la ville était prête à y passer l'Avent si elle n'avait pas débarqué. Ce fut chose faite aujourd'hui.

Selon le jugement de M. de Magry, elle est d'une beauté à brûler le monde. Décidément, cette femme est une sorcière. Elle n'entrera pas dans ma demeure.

Mlle d'Hourredanne souligne de sa plume sa résolution.

Elle se cale un peu mieux contre ses oreillers de dentelle. D'un doigt, avant d'installer son écritoire sur ses genoux, elle a touché le lobe de ses oreilles d'un peu de son parfum préféré. Elle a regardé dans le miroir si la pointe de dentelle de Malines dont elle couvre ses cheveux blancs était bien posée. Elle s'est fait apporter deux chandelles neuves. Elle a renoncé à s'impatienter contre sa servante anglaise, morne, stupide et hérétique par-dessus le marché et s'est contentée de faire débarrasser son lit du coffret et des paquets de missives liées d'un ruban qu'elle n'a pas eu le temps de dénouer.

Le marquis de Ville d'Avray est venu les lui apporter, mais il s'est montré rapide, ne parlant que des réjouissances du jour et de celles du lendemain et pressé de courir on ne sait où. Et elle a compris pourquoi lorsqu'elle a vu toute une troupe d'étrangers guidée par Ville d'Avray envahir sa rue si paisible et s'engouffrer dans la maison dudit marquis.

C'est là, elle ne se le dissimule pas, une des raisons de son antipathie envers celle qu'elle nomme, à part elle, non pas la Démone, mais la Séductrice.

Carlon non plus n'est pas venu me voir et, pourtant, il est de retour en nos murs. Mais je lui pardonnerai car vous savez que j'ai un faible pour lui.

Toute la ville était dans la rue.

Jessy l'Anglaise, en courant jusqu'en bas du pré pour apercevoir ces vaisseaux qu'elle s'imagine, la sotte, venir la délivrer, a laissé échapper la chienne. Cela a été toute une affaire pour la rattraper et la faire entrer, surtout que nul ne s'est présenté à notre secours. J'aurais pu mourir dans le fond de mon lit, personne ne s'en serait soucié. Heureusement, je bois en ces jours qui précèdent l'hiver une décoction de racines qui me donne des forces..

M. le conseiller Magry de Saint-Chamond a eu pitié de ma solitude et m'a rendu visite.

De toute façon, vous me connaissez. Je n'ai rien vu, mais j'ai tout su.

J'ai entendu un coup de canon, un seul. Cela ne voulait rien dire, paraît-il.

C'est Sabine de Castel-Morgeat qui l'a tiré, dans sa rage de voir accueillir à Québec des personnes qu'elle considère comme des ennemis de la Nouvelle-France et surtout de son cher confesseur, le Père d'Orgeval. Ce jésuite qui la gouverne la fait communier tous les jours de la semaine. Bon Dieu ! Quelle profanation ! Mais je me tairai car l'on me dit que l'hostilité envers Port-Royal et les jansénistes ne désarme pas dans le cœur du Roi...

Cleo d'Hourredanne suspend son récit et demeure la plume en l'air. Elle ne va pas commencer à discourir sur Port-Royal. Sinon elle n'en finira plus.

M. de Peyrac s'est fait accompagner de sainte Perpétue, martyre. L'évêque a été pris de court. Il aurait bien voulu bouder. Mais l'annonce d'une aussi sainte relique et de ses « authentiques » l'a poussé à employer toute sa pompe.

Je vous dirai cependant que les Dames de la Sainte-Famille ont essuyé une grande honte à cause de l'une des leurs, Sabine de Castel-Morgeat. Non pas tant par ce coup de canon, geste qui ne manque pas de panache, mais ensuite, sommée par son époux d'assister au Te Deum, elle s'est habillée de noir, pour afficher le deuil de ce jour, et elle s'est couvert le visage de blanc de céruse et s'est fardé les lèvres de rouge sang, de sorte qu'elle était hideuse comme masque en Carême. Enfin un vrai scandale ! Mme Daubrun qui est si douce et bonne en a pleuré. Sabine se croit tout permis et elle a entraîné par son attitude outrancière une vague de sympathie envers celle qu'elle voulait insulter, la belle Madame de Peyrac, laquelle ne parut pas faire cas de tant de provocations de la part de Sabine et se montra aimable.

Mlle d'Hourredanne fait une pause. La nuit est calme et profonde.

La chienne noire et blanche est couchée au pied du lit, sur les marches de l'alcôve.

La dame a fait écarter les rideaux car elle ne veut pas quitter des yeux la fenêtre qui donne en direction de la maison du marquis de Ville d'Avray de l'autre côté de la rue.

Là aussi l'agitation s'est calmée. Tout est sombre. Des lumières amorties se devinent, mais ce ne sont que de simples veilleuses, ou bien ce qui reste de braises dans l'âtre de la cuisine. Pourtant, à une fenêtre haute, Cleo d'Hourredanne a cru apercevoir deux silhouettes qui regardaient la nuit, un homme et une femme et cette vision lui laisse un arrière-goût mêlé d'anxiété et d'intérêt dont elle ne s'explique pas la raison.

Une chose est certaine, la nuit semble particulièrement douce ainsi que l'atmosphère de sa petite demeure tiède où tictaque le battant de sa belle horloge à balancier.

Je me suis laissé dire qu'on leur avait donné pour logement un manoir en lisière sur la colline que l'on avait préparé pour une bienfaitrice, la duchesse de Maudribourg, qui devait arriver à l'été, avec sa recrue et beaucoup de biens... Mais depuis, rien !... Et le bruit court qu'elle s'est noyée...

En attendant, « ils » sont encore ce soir chez Ville d'Avray. Celui-là, vous le connaissez. Il s'adjuge toujours ce qui est le plus réputé, que ce soit d'un objet ou de personnes.

Il mourrait de jalousie de ne pas être préféré en tout !

Resteront-ils dans la maison du marquis ? Je le souhaite, car de ma fenêtre je pourrai suivre toutes leurs allées et venues.

Mais s'accommoderont-ils du voisinage d'Eustache Banistère, c'est une autre question. Depuis que celui-ci s'est fait retirer son « congé » de voyageur pour aller aux bois trafiquer la fourrure et depuis que l'évêque l'a excommunié parce qu'il avait porté de l'eau-de-vie aux sauvages, il est en procès avec tout le monde. Ses enfants sont des garnements qui font cent mauvais tours et martyrisent leur chien. Vous savez combien j'aime les bêtes et cela m'est sensible.

Pardonnez-moi, très chère amie, je n'ai pas encore pu me mettre à la lecture de vos lettres dont la vue m'a comblée de joie.

Entre nous, ma chère, bien à l'abri derrière les murs de ma maison, je me réjouis que ces visiteurs du sud nous amènent tant d'animation. J'aurai de quoi vous écrire. Pour cette fois, je vous ai rédigé tout cela d'un crayon assez gros. Il y a mille détails que je vous communiquerai plus tard.

Résumons : la Séductrice est dans nos murs. Elle ne nous quittera pas de sitôt.

Quelque chose dans le rouge du ciel, ce soir, me faisait penser que les glaces ne sont pas loin, bien que les milliers d'oies sauvages qui sont assemblées au Cap Tourmente n'aient pas encore décidé de leur migration vers le Sud.

Nul vaisseau ne peut désormais ni arriver ni repartir. Nos hôtes vont partager notre hiver canadien et nous n'avons plus à nous poser de questions. Car, chez nous, les comptes ne se règlent qu'au printemps lorsque le fleuve redevient libre, que les premiers navires apportent les premiers courriers et que l'on sait le choix du Roi...

*****

Si, quittant la modeste demeure de Mlle d'Hourredanne, l'on glisse en un vol plané d'une aile duveteuse d'oiseau de nuit au-dessus des clochers et beffrois de la Haute-Ville, l'on parvient au château Saint-Louis, résidence du gouverneur, forteresse, à la pointe du cap, dominant et surveillant le fleuve.

Dans l'aile droite, une fenêtre demeure éclairée.

M. de Castel-Morgeat bat sa femme. Il est fou de rage.

À mi-voix, pour ne pas éveiller les échos du château Saint-Louis où Monsieur le Gouverneur les héberge, il exhale sa rancœur et son déplaisir.

– N'est-ce pas assez, Madame, que vous me dédaigniez dans ma propre maison, que, depuis des années que je vous ai épousée, vous ne cessiez de m'y faire sentir le poids de ma présence comme si je n'y étais qu'un intrus, que vous proclamiez le dédain que vous avez de mes hommages pour faire de moi la risée des sots, il faut encore que vous me fassiez parjurer à ma parole donnée, que vous me couvriez de ridicule devant mes soldats et mes sauvages, moi, le lieutenant du Roi en Amérique...

Sabine de Castel-Morgeat plie l'échine. Les coups l'ont prise au dépourvu.

Il y avait longtemps, des années, qu'il ne s'était pas livré a ces violences.

Elle ne lui dénie pas son droit d'être en fureur mais elle le hait d'avoir tourné casaque si facilement.

Tout au long de cette affaire, il a opté pour le Père d'Orgeval, l'approuvant de vouloir écarter des terres d'Acadie un danger d'envahissement qui se doublait dune menace diabolique. C'est même l'une des rares fois ou il s'est trouvé en accord avec elle, sa femme Peut-être l'a-t-il regretté ? Il n'y a guère il assurait les jésuites de sa fidélité, il faisait le matamore...

Il a suffi... de quoi donc ? Que Frontenac l'assure de l'intérêt d'une alliance entre Gascons ? Que le Père d'Orgeval brusquement disparaisse, comme s'avouant battu ? Qu'il veuille, elle, la désavouer, l'humilier une fois de plus...

Il a suffi, surtout, que l'annonce parvienne que s'avançait vers Québec cet homme que l'on dit magicien, sûr de sa victoire avec sa flotte insolente et bourrée de richesses et de présents, sûr de gagner sans un coup de canon.

Eh bien ! Si ! Il y a eu un coup de canon. Celui qu'elle a fait tirer elle-même, comme jadis Mlle de Montpensier a fait tirer sur son cousin, le Roi. Quelle ivresse pour une femme que de sentir le pouvoir de faire tonner le canon sous ses doigts. Pouvait-elle deviner que son fils Anne-François était à bord ? Tout ce qu'elle entreprend se retourne contre elle !

Pourtant, puisque Anne-François est sain et sauf elle ne regrette pas son geste.

Ce geste d'hostilité a compensé la lâcheté générale. Mme de Castel-Morgeat a ainsi proclamé son attachement a ce confesseur qu'hier encore tout le monde encensait pour le désavouer aujourd'hui. Enfin il l'a vengée de toute la rancune, de toute l'amertume accumulées en elle au cours des années et dont ce couple attendu, image dit-on de la réussite de la vie et de l'amour, lui semble être la cause. Elle hait tout ce qui peut lui rappeler qu'elle n'a jamais connu le bonheur, ni le plaisir de l'amour.

Oh ! Quelle douleur éprouvée aujourd'hui, quelle douleur sans nom, devant ce couple insolite et magnifique qui est monté vers la cathédrale sous les ovations ! Toute sa vie à elle, gâchée, sans cesse déçue, en prenait une saveur plus amère. Jamais le lien ne lui a paru si lourd qui l'attache à ce Castel-Morgeat qu'elle n'a jamais aimé. Toute sa vie lamentablement perdue lui est remontée au cœur, à la vue de cette femme triomphante que toute une ville acclame, idolâtre, sans même la connaître, simplement parce qu'elle apparaît, parce qu'il n'y a qu'à la voir, parce qu'elle, elle a le CHARME. Tandis qu'elle, Sabine, on ne l'aime pas, elle ne plaît pas.

On l'a obligée à assister au Te Deum. Elle aurait préféré être jetée dans un cul-de-basse-fosse.

Personne ne s'est préoccupé de son humiliation et de sa douleur, ne lui a dit un mot de compassion.

Le seul qui eut pour elle un peu d'indulgence et de sincère estime n'est plus là : son confesseur.

À son chagrin intime, réveillé par les événements récents, s'ajoutent l'inquiétude et le désarroi.

Lui si fort, Sébastien d'Orgeval, a-t-il pu se laisser circonvenir par la crainte ? Non, cela est impossible. Ou tomber dans un guet-apens ? Son intuition extra-lucide l'aurait averti à temps. Alors que croire ? Qu'il se recueille en quelque retraite pour mieux frapper plus tard ? Mais quelle nécessité de s'effacer ainsi ? La situation était entre ses mains.

Il l'a abandonnée... Maintenant elle est seule et sans recours, livrée à la réprobation et à la détestation.

Des larmes coulent sur son visage tuméfié que les fards blanchâtres enlaidissent encore.

Le comte de Castel-Morgeat se sent plus encore hors de lui et fou furieux. Cette damnée bonne femme réussit toujours à le mettre dans son tort... Il tourne comme un lion en cage à travers l'unique chambre qu'on leur a dévolue. Il jette des regards furibonds au lit, ma foi, assez vaste et confortable qui a été mis à leur disposition et dont les courtines sont à demi relevées découvrant la blancheurs des draps.

– Jamais je ne coucherai avec vous dans ce lit, crie-t-il.

– Moi non plus. Allez donc coucher chez Janine Gonfarel, la maquerelle ! Vous avez l'habitude d'y trouver bon gîte et tendre accueil.

Il pousse un horrible juron, se rue sur le lit et se fourre sous les draps avec bottes et casaque.

Elle se jette hors de la pièce en réprimant un cri de rage.

Le valet de Monsieur de Frontenac, qui dort sur un lit de bivouac en travers de la porte de son maître entend un bruit de vaisselle cassée. Il se lève intrigué.

Le château est petit et, à cette heure de la nuit, tout le monde doit y dormir sans barguiner. Les sentinelles veillent au-dehors, cela suffit. Se dirigeant dans la direction d'où est venu le bruit, il arrive aux cuisines.

M. de Castel-Morgeat a aussi entendu. Il ne dormait que d'un œil.

« Elle a encore cassé quelque chose », pense-t-il. Il descend l'escalier en boitillant car sa jambe lui fait mal à l'approche du matin.

Il aperçoit in fantôme noir qui traverse l'antichambre, portant un panier, sous l’œil ensommeillé du valet et d'un marmiton en chemise.

C'est Mme de Castel-Morgeat, encapuchonnée, qui se dirige vers la grand-porte.

Il la rejoint de justesse au moment où elle va l'ouvrir et l'agrippe par le bras.

– Où allez-vous encore, espèce de folle ? Où courez-vous à cette heure de la nuit ?

Elle répond d'un air de martyre.

– Je vais porter quelque nourriture au bonhomme Loubette. Personne ne s'est occupé de lui aujourd'hui.

Ses yeux flamboient brusquement. Elle crache avec colère.

– Oui, la ville a perdu la tête ! Au point d'oublier ses pauvres, ses devoirs de charité les plus impératifs... Tout cela pour une femme dont la beauté dangereuse n'a d'autres buts que d'écraser ses rivales autour d'elle, que d'attirer tous les hommes à ses pieds, que de répandre le mal et la destruction de tout bien...

Elle a parlé avec tant de véhémence, la bouche tordue, que Castel-Morgeat, lui-même habitué à ses réactions outrancières, en demeure saisi. C'en est trop ! Quelque chose lui échappe dans ce comportement excessif.

Intrigué, il la regarde franchir le seuil d'une démarche de reine outragée.

Il dit :

– Pourquoi la haïssez-vous donc tant ?...

*****

La main décharnée et tremblante du vieux Pierre-Marie Loubette s'avance et parvient à saisir avec peine sa tabatière de fer-blanc posée sur un tabouret à son chevet.

Putain d'existence ! Sa tabatière est vide.

Il retombe sur ses oreillers et ramène frileusement jusqu'à ses épaules la couverture qui a glissé mais il n'arrive pas très bien à l'installer comme il faut. La fièvre le secoue tellement qu'il se découvre plutôt que ne se recouvre et, au bout d'un moment, il se sent brûlant et rouge comme un cul de chaudière en fonte sous laquelle on a forcé le feu.

Putain de vie ! Qu'est-ce qu'il en aurait fait de son tabac s'il en avait trouvé trois brins ? Il en aurait chiqué un peu. Fumer ? C'est exclu.

Dès qu'il commence à allumer son vieux calumet, presque aussi vieux que lui, et qu'il aspire une bouffée, le voilà parti à tousser jusqu'à ce qu'il s'en étrangle et crache du sang.

Chiquer ? Il peut encore. Il a gardé ses dents, des dents presque aussi bonnes que celles des Indiens, saines, solides. C'est bien à peu près tout ce qu'il a gardé. Le reste s'en est allé à vau-l'eau : ses forces, ses écus, ses amis. Ce sont des choses qui arrivent. Surtout aux anciens de cette putain de colonie. On n'en veut plus des anciens ici. On les a trop vus. On leur doit trop. On préfère les oublier. Tout le jour ces damnées cloches lui ont martelé la tête. Et bing ! Et boum ! Et encore ! Et j' t'en donne et j' te carillonne. Croyez-vous qu'il y aurait eu un être humain charitable pour venir lui dire ce qui se passe et ce que ça a voulu dire ce coup de canon tout seul ? Parce que... il n'a tout de même pas eu la berlue ! On a tiré du canon.

Mais il en restera sur sa curiosité. Toute la ville s'est égaillée comme une volée d'étourneaux.

Tout le monde s'est trouvé en bas pour accueillir les étrangers. Il est resté seul sur ce rocher de malheur presque comme du temps où il était enfant et qu'il y montait par un sentier de chèvre. Qui croirait que la grand-place pavée de la Haute-Ville où, aujourd'hui, les dames aiment à tourner carrosse, a été cette clairière ombragée de grands arbres où, dès l'âge de six ans, il rôdait, son petit couteau-jambette en main, à la recherche des asperges sauvages ou des crosses de fougères, pointant de la terre humide, et qu'il rapporterait à sa mère pour qu'elle les ajoute à la soupe familiale ?

Ce ruisseau qui traverse la grand-place dévalait parmi les herbes hautes. Il y a trempé ses pieds nus de petit Normand, levant les yeux vers les frondaisons des grands arbres d'Amérique. Il s'est taillé un pipeau adossé aux racines d'un chêne, là où s'élève la cathédrale. De la grande forêt primitive, il ne reste plus sur le promontoire que des enclos et des parcs entourant les propriétés bâties : le monastère des Ursulines, la maison et le collège des Jésuites, le séminaire et l'évêché, l'Hôtel-Dieu. Hors ces grands bâtiments dans leurs îlots de verdure, partout des rues tracées bordées de maisons. Et l'on entend les carrosses et les charrettes tressauter sur les pavés, le bruit des sabots ferrés des chevaux...

En ce temps-là (le temps de son enfance), il y a près de cinquante ans, il n'y avait au pied du Roc que deux ou trois familles de colons. Ça ne faisait que quelques petits enfants français qui s'élevaient comme une couvée de sarcelles sauvages au bord du fleuve perdu.

Six ou sept femmes et, parmi elles, Hélène Boullé, vingt ans, épouse de M. de Champlain et ses trois suivantes.

La fine Hélène Boullé, en robe blanche et son petit miroir au cou, où les Indiens se voyant refléter s'attendrissaient qu'elle « les gardât dans son cœur ».

Tout le monde logeait dans l'habitation que M. de Champlain avait construite sur la rive.

Un véritable petit château de bois en solide charpente, avec trois corps de logis, un vaste magasin, un petit colombier et, au second étage, sous la toiture en pente aux hautes cheminées, un balcon circulaire permettant aux sentinelles de surveiller l'immense horizon. Autour un large fossé flanqué d'un pont-levis et plusieurs canons braqués aux endroits stratégiques. L'habitation, on s'y entassait tous, dans les débuts, quand l'hiver venait, quand l'Iroquois menaçait. Colons, traitants, interprètes, soldats. On se tenait chaud. La falaise à laquelle on s'adossait vous suspendait au-dessus de la tête des franges de glaces géantes. Les marées d'automne rongeaient les pilotis. À manger, l'hiver, toujours des farines et des salaisons de la Compagnie, du cidre piqué comme sur les navires, quelque gibier qu'apportaient les Indiens ou qu'on prenait au piège.

L'odeur des fourrures vous saoulait. Le mal de terre – le scorbut – vous faisait les chairs flasques, la peau blême, les gencives saignantes.

Louis Hébert, l'apothicaire, soignait cela avec de la décoction de myrtilles sèches. Les Algonquins apportaient leurs médecines mystérieuses.

Le soir, on disait la prière en commun et, le dimanche, pendant les repas, on lisait la Vie des Saints.

Une année où les navires de France amenant des vivres avaient été capturés par les Anglais, ce fut la famine. Minables récoltes de ces colons qui savaient à peine manier la houe ! Aucune réserve pour l'hiver. La mort promise sans recours.

M. de Champlain charria ses Français sur trois barques et ils s'en allèrent au long du grand fleuve Saint-Laurent demandant pitié aux sauvages.

C'est ainsi qu'elle a été sauvée la petite colonie. Par la charité des sauvages. Algonquins, Montagnais, nomades dispersés sous leurs wigwams de peaux ou Hurons sédentaires, dans leurs villages aux cossues maisons d'écorce en berceau, bien garnies de maïs récolté, les uns et les autres acceptant de recevoir, soit un homme, soit un enfant, ou un couple avec un bébé, afin de partager avec cette bouche supplémentaire leur bol de sagamite, bouillie de maïs, ou leurs réserves de poissons séchés ou de viande fumée.

Charité exemplaire car, pour toute famille ou tribu isolée, dans l'hiver inclément, une bouche supplémentaire peut être cause de leur perte pour peu que le printemps tarde à venir.

On en avait casé ainsi peu à peu au long du fleuve. À la fin, il ne restait plus qu'une barque, celle où il se trouvait lui-même avec ses onze ans et son copain, Tancrède Beaujars, qui en avait treize, et sa sœur Élisabeth Beaujars qui en avait dix. Tous trois, serrés sous une couverture et n'osant plus bouger tant le froid et la faim les tenaillaient.

Le nautonier lui-même, Eustache Boullé, beau-frère de M. de Champlain, était si faible qu'il n'avait plus la force de hisser la voile, à peine celle de manœuvrer le gouvernail.

La barque allait comme une barque fantôme, descendant le fleuve vers son embouchure polaire, entre les rives du Labrador et de Gaspé.

Les glaces commençaient. À la lisière des eaux salées, elles prenaient des transparences vertes et bleues qui scintillaient dans les brouillards. Les hautes falaises de cristal paraissaient peuplées de démons. Les enfants devenaient de plus en plus tristes. Ils avaient l'impression qu'ils étaient destinés à errer toujours dans les limbes. Quand on abordait, les grèves étaient désertes et ils n'avaient plus la force de partir à la recherche des villages. Ils suçaient des écorces, se partageaient un dernier morceau de biscuit marin.

Du côté de Gaspé, un chef algonguin avait accepté de prendre trois enfants. Eustache Boullé était reparti.

Dans les cabanes, fumée, vermine, mais du bon temps. Ensevelie sous les neiges, la vie dans les villages indiens n'est rien d'autre, l'hiver, que celle des bêtes au fond de leur terrier où l'on se blottit à l'abri des tempêtes, où l'on dort, où l'on mange, où l'on fait maintes choses agréables pour oublier les menaces du dehors. À se remémorer sa saison en Gaspésie, Pierre Loubette se prend à sourire.

Peu « honteuses » comme elles étaient de nature, ces sauvagesses, adolescentes et même les jeunes femmes n'ont pas été longues à se montrer curieuses des deux beaux garçonnets d'une race étrangère.

À ce souvenir il rit et s'esclaffe, et tousse, tousse jusqu'à ce que le sang vienne tacher le linge qu'il a porté à sa bouche.

Putain de vie ! C'est toute cette fumée respirée et tout ce froid inhumain, qui lui ont, à la longue, brûlé l'intérieur. Mais on ne peut pas regretter.

Un instant il s'est revu, petit gars râblé et vigoureux, tout surpris de son plaisir, se débattant sous les fourrures avec la belle Indienne au corps lisse, qui rit, le bécote, le caresse, le chatouille, l'agace, le lèche, le tourneboule comme un chiot et le fait éclater, lui aussi, de rire et de bien-aise.

Du bon temps !

Et comment voulez-vous, après une enfance pareille, qu'on se fasse à cette ville pleine de maisons, de boutiques, d'entrepôts, d'églises et de bordels, qu'on se fasse à ce salmigondis d'arrivants du Vieux Monde, racaille qui vous pille, ou clercs illuminés qui vous excommunient pour un rien, grands seigneurs en dentelles dont l'exil sanctionne quelque crime ou malversation, ou pieuses bienfaitrices débarquant avec tous leurs meubles, leurs tapisseries et les tableaux de tous les saints, fonctionnaires aux dents longues, grands jésuites promis au martyre, émigrants faméliques, soldats ahuris, officiers prétentieux qui marchent comme des ours sur le sentier de la guerre, tout ce monde-là n'ayant en commun que l'avide espérance de « faire son beurre » dans la fourrure.

Dans ce temps-là, les chênes de la forêt d'Amérique n'appartenaient pas au Roi de France, comme ça a été décrété un beau jour, et les braves colons du Canada pouvaient s'y tailler de beaux meubles, comme son buffet-vaisselier, aux dessins en « pointes de diamant ». Tout ce qui lui reste. M. le marquis de Ville d'Avray guigne dessus, mais il ne l'aura pas.

Il paraît que les étrangers arrivés aujourd'hui logent chez lui, en haut de la rue même. Il a entendu passer toute une compagnie brillante. Des cris ! Des appels ! On se hélait.

Pourrait-on croire que tout était si grand, si calme et désert, en ce temps-là, au Canada, quand, à cette heure de la nuit, des éclats de voix s'élèvent et que des ivrognes braillent dans la rue, pas plus loin qu'en face de chez lui : un éclair de lumière a glissé sur les petits carreaux de papier huilé de sa fenêtre.

C'est la porte du cabaret du Soleil levant qui s'est ouverte pour laisser passer un buveur titubant, puis qui s'est refermée.

*****

À l'entrée de la rue de la Closerie, juste en face de la maison où le vieux Loubette, oublié sur son grabat entre son buffet de chêne et son calumet de pierre rouge, se remémore le temps de M. de Champlain, se trouve le cabaret du Soleil levant avec son seuil de trois marches, traître aux ivrognes les jours de verglas et au-dessus sa belle enseigne d'or rayonnant d'un soleil qui sourit.

M. le duc de La Ferté, amer et tourmenté, s'y est réfugié à la nuit. C'est une chose pénible que de se cacher sous un faux nom, surtout lorsque le passé surgit à vos yeux sous l'apparence d'une femme troublante et que l'incognito dont on s'est affublé ne vous permet pas de vous faire reconnaître d'elle.

Il fait glisser son gobelet d'étain tout au long de la table de bois poli par deux générations de buveurs attablés. Et il reste là affalé, le bras tendu, sa manchette de dentelle fripée couvrant son poignet, ses doigts qui tremblent, crispés autour du récipient.

Il bredouille :

– Qui ne l'a pas possédée... ne sait pas ce que c'est : une femme...

Les trois autres qui forment sa cour éclatent d'un rire bruyant et moqueur.

– Riez toujours, les amis, dit-il, qui ne l'a pas tenue dans ses bras, n'a caressé cette peau divine, n'a pénétré ce corps aux pièges voluptueux, ne sait ce que c'est que l'amour.

Il braille soudain :

– ... À boire, gargotier ! Vas-tu me laisser le bras tendu jusqu'à ce que je sèche sur pied ?

Antonin Boisvite jette sur ce client malotru un regard méprisant. Voici trente années qu'il a accroché un bouchon de sapin au-dessus de son enseigne du Soleil levant et qu'il a reçu permis du juge royal « de tenir cabaret et de mettre la serviette et licence de fabriquer et servir de la bière et toutes liqueurs fortes, vins et sirops », et il n'oublie pas qu'il fut le premier cabaretier de la Nouvelle-France et le seul qui règne en ce jour sur la Haute-Ville. Sis à égale distance de la cathédrale, du séminaire, des jésuites et des ursulines, il ferme ses portes pendant les offices solennels et les messes du dimanche, et quoique distribuant la roquille ou le demiard d'alcool à une cadence fort honorable, il a su offrir aux dames la possibilité de venir s'asseoir en sa demeure pour y boire un doigt de malaga, du cidre ou de l'eau pure accompagnée de sirop d'orgeat à leur choix dans les heures de l'après-midi.

C'est dire que son établissement n'est pas de ceux qu'on peut baptiser du nom de « gargote ». D'où son humeur à voir ces grands seigneurs, étrangers au pays, oublier qu'ils ne se trouvent plus dans quelque venelle parisienne où leur dédain fait loi près de malheureux tenanciers sans défense. Les navires ont amené bien des personnes déplaisantes au cours de l'été. Il en arrive de plus en plus chaque année. Prendrait-on la Nouvelle-France pour un dépotoir ? Antonin Boisvite grommelle :

– Sécher sur pied ! Pas de danger. Il s'humecte bien trop le gosier pour que ça lui arrive.

On rit autour de lui et Antonin, vengé, s'approche de la table de ces messieurs avec son cruchon de grès.

Il va leur en donner du solide. Comme ça, ils tomberont raides un peu plus tôt et on pourra appeler leur valetaille pour les ramasser et les ramener chez eux.

Depuis le mois d'août où ils ont débarqué, ces quatre-là qui passent leur temps à boire, à jouer gros jeu dans tous les tripots et les salons de la ville et à rechercher la compagnie des femmes légères, lui causent du souci. Il se demande si, en fin de compte, ils seront solvables. Dans ses statuts, défense lui a été intimée de faire crédit aux fils de famille, aux soldats et aux domestiques.

Doit-il, bien qu'ils se présentent entre la quarantaine et la cinquantaine, les considérer comme « fils de famille » ? Ils se montrent parfois généreux, jettent un écu sur la table... Celui qui paraît de plus haut rang a des manières de commandement qui pourraient faire croire que c'est un homme de guerre, mais le plus souvent sa veulerie abandonnée contre les dossiers des bancs de bois exprime pour l'estimation de Boisvite l'idée la plus exacte qu'il se fait d'un « courtisan ».

Il n'en a jamais vu de si près, de ces princes, qui, dit-on, emplissent le Palais de Versailles, ruche aux mille alvéoles invisibles derrière le scintillement de ses hautes fenêtres vitrées et qui garde à l'abri des regards du commun ces courtisans, comme un essaim de frelons et d'abeilles bourdonnant autour d'une reine qui serait un roi.

L'intérêt d'accueillir en ses murs une espèce encore assez rare au Canada compense, pour Antonin, le désagrément de se faire traiter avec une hauteur et une désinvolture dont il a perdu le souvenir depuis trente ans qu'il a débarqué sur ces rives, apprenti forgeron sans le sou, ayant pour tout bagage une tenaille et un marteau... et un nom prédestiné pour devenir cabaretier : « Boisvite ».

Tout en leur versant le nectar de son vin le meilleur Antonin Boisvite les observe du coin de l'œil.

L'un d'eux, un homme âgé, le sidère car il est fardé comme une femme, pis, comme une mère maquerelle. Coquetterie destinée à dissimuler des traits vieillissants, un teint par trop blafard ou à accentuer un regard étincelant, souligner une bouche aux lèvres trop minces, mais l'on peut s'étonner que Monseigneur l'évêque tolère cela dans sa ville épiscopale.

Le plus jeune a de belles mains, gantées étroitement de rouge, qu'il ouvre et referme sans cesse comme s'il voulait évaluer la souplesse et la force de ses articulations et de ses muscles.

Le quatrième est d'une certaine corpulence, mais le seul qui semble avoir en toutes circonstances la tête sur les épaules. Son regard est dur et implacable. On l'interpelle en disant : baron, mais Boisvite suppose qu'il a la haute main sur les cordons de la bourse de M. de La Ferté et que c'est à lui qu'il devra s'adresser lorsque le crédit deviendra trop gros.

Tous portent l'épée. Ils se sont déjà battus en duel, dit-on.

Antonin Boisvite s'éloigne pour répondre à l'appel d'un autre honorable client qu'il est assez flatté d'avoir dans son établissement ce soir. Il s'agit de l'envoyé du Roi arrivé aujourd'hui et qui lui paraît un homme aimable et décent.

Son bonnet à la main, le cabaretier s'incline très bas.

– Peux-tu me dire qui sont ces messieurs ? s'informe Nicolas de Bardagne.

Antonin Boisvite les nomme ; M. de La Ferté et ses amis : le comte de Saint-Edme, M. de Bessart et Martin d'Argenteuil. Il prend sur lui d'ajouter d'un air entendu :

– Ce sont des seigneurs de la Cour, de l'entourage du Roi.

Malgré cette affirmation qui en d'autres temps et lieux le rendrait circonspect, Nicolas de Bardagne continue d'éprouver à leur endroit une acre détestation. Il voudrait en douter mais il est de plus en plus persuadé que ce bellâtre, aux beaux yeux bleus et d'un visage assez avenant et noble malgré les stigmates de la débauche et de l'ivrognerie qui le marquent, parle d'Angélique quand il fait allusion à une femme qu'il a aimée, et Bardagne en conçoit une colère et une anxiété qui achèvent d'irriter ses nerfs déjà fort éprouvés par cette dure journée.

On l'a installé au diable vauvert, dans une assez belle résidence, mais perdue au milieu d'un bouquet d'arbres à l'extrémité d'un plateau herbeux qu'on appelle « Les Plaines d'Abraham ». Laissant ses serviteurs apporter coffres et bagages, il est revenu vers la ville, soucieux de savoir en quelle demeure M. et Mme de Peyrac se trouvaient...

S'il est entré s'asseoir au Soleil levant c'est que l'établissement se trouve au coin d'une rue qui monte et au bout de laquelle s'érige la maison où, lui a-t-on dit, ils logeront ce soir. C'est encore le marquis de Ville d'Avray qui a réussi à les avoir chez lui.

Pour l'achever, il a fallu que parviennent à ses oreilles les discours et les affirmations de ce M. de La Ferté, pour le moins insolentes et incongrues.

Voici encore celui-ci qui se lève et s'écrie, en levant son verre :

– Je bois à la déesse de toutes les mers et de tous les océans qui nous a visités en ce jour et qui m'a appartenu !

Cette fois, M. de Bardagne ne peut y tenir. Il décide de se lever et d'interrompre ces élucubrations scandaleuses et intolérables. Il s'approche de la tablée.

– Monsieur, dit-il à mi-voix, veuillez considérer que vos propos peuvent être désobligeants pour la réputation d'une dame de qualité. Ayez la galanterie de ne pas les tenir à si haute voix.

M. de La Ferté est un homme assez grand et bien fait. Il examine d'un regard vague celui qui l'interpelle.

– ... Qui êtes-vous ? interroge-t-il, en retenant un hoquet.

– Je suis l'envoyé du Roi, réplique Nicolas de Bardagne, offusqué. Ne me reconnaissez-vous pas ?

– Si fait ! Eh bien ! Moi... je suis le frère du Roi ! Qu'en dites-vous ? Ceci vaut cela !

M. de Bardagne se recule pour échapper à l'haleine avinée de son interlocuteur.

– Trêve de sottises ! Le Roi n'a qu'un frère et, Dieu merci, vous n'êtes pas celui-là.

– Bien ! Je vous le concède, se moque l'autre. Je ne suis pas son frère... mais, je peux dire... son parent... en quelque sorte... son parent... de la main gauche... Aussi, prenez garde, Monsieur l'envoyé du Roi... Il y a des querelles de famille où les étrangers ne peuvent avoir le dernier mot... Il vaut mieux ne pas s'en mêler.

M. de Bardagne est sur le point de lui jeter son gant au visage et de le provoquer en duel. Mais ce serait bien mal inaugurer ses importantes fonctions dans la capitale de la Nouvelle-France. Il déplore soudain d'être investi d'un rôle si lourd qu'il ne puisse s'accorder la liberté de châtier comme il le mérite cet arrogant personnage qui le regarde avec une insolence gouailleuse et méprisante.

– Oui, fait-il d'une voix traînante, elle est belle n'est-ce pas, la nouvelle reine de Québec ? La comtesse de Peyrac.

– Cessez, Monsieur, de mêler le nom de Mme de Peyrac à vos divagations !

– Elle m'a appartenu, répète le gentilhomme avec défi.

Et ses yeux bleus ressemblent à deux morceaux de verre trouble.

Ulcéré, Nicolas de Bardagne bat en retraite. Retourné à sa table, devant une chopine de bière où il a à peine trempé ses lèvres, il ressasse les paroles du gentilhomme. Il s'attarde sur ce point souligné : « de la main gauche ». Il lui revient en mémoire que le frère d'une des maîtresses du Roi, Louise de La Vallière, a longtemps bénéficié d'une charge à la Compagnie des Indes et qu'il avait la haute main sur certains revenus du Canada.

Serait-ce lui ? Mais que signifieraient ces vantardises à propos d'Angélique ? Que va-t-il lui falloir apprendre encore au sujet de celle qu'il aime d'une passion irraisonnée et déraisonnable ? M. de Bardagne soupire.

*****

Après les confidences du policier cynique, celles du gentilhomme débauché. Où qu'il aille et si loin qu'il aille il n'aura donc jamais fini de souffrir.

Malgré tout, son intervention a un peu dégrisé M. de La Ferté. Une amertume jalouse corrode son cœur. Il est duc. Et ces croquants se permettent de le considérer de haut... Palsembleu ! Où donc est-il tombé ? Fuir au bout du monde réserve des surprises... Il se sent mal.

– Hé ! Gargotier. Il n'y a donc pas un peu de café turc dans ton estaminet ?

Un homme d'allure militaire, qui boit et fume non loin, intervient :

– Monsieur, si vous voulez du café turc, je vous convierai chez moi. J'y ai pris goût à Budapest, en combattant contre les Turcs pour l'empereur d'Allemagne.

Il s'annonce comme Melchior Sabanac, lieutenant réformé, venu au Canada avec le régiment de Carignan-Salière et demeuré au pays après avoir eu le pied gelé dans une campagne d'hiver contre les Iroquois des Cinq-Nations.

– Certes, la vie à Québec est moins somptueuse qu'à Versailles, ajoute-t-il en considérant la riche vêture des quatre personnages.

Celui auquel il s'adresse ricane.

– Ah, vous trouvez ! Après une journée comme celle que nous venons de vivre, vous croyez que Versailles a de quoi en remontrer à Québec ? Vous avez reçu une de ses reines, Messieurs, une des reines de Versailles, le savez-vous ? Sinon la Reine ! La seule reine de tous les cœurs.

Il recommence à bredouiller.

– Quand j'y songe ! Le Roi ! Cocufié par ce pirate, et moi-même...

Celui qu'on appelle le baron intervient.

– Monseigneur, parlez plus bas... Vos déclarations vont nous attirer des ennuis. Ici, tout se sait et se découvre très vite...

– Ouais ! Comment pourrait-il en être autrement ? Nous sommes piégés au fond d'une nasse.

Avec humeur, il recommence un refrain que ses amis n'ont que trop entendu déjà depuis quatre mois qu'ils sont là. Qu'est-il venu faire à Québec ? Petite ville stupide, grossière, campagnarde, occupée par des manants qui se prennent pour des seigneurs parce qu'on leur a accordé le droit de chasse et de pêche.

– Monseigneur, de quoi vous plaignez-vous ? insiste le nommé Bessart qui semble avoir dans le groupe plus un rôle de mentor que de complice. Vous venez de le dire vous-même, cette ville aujourd'hui nous a offert des distractions que dans nos plus ambitieuses espérances nous n'avions pas rêvées.

Le comte de Saint-Edme, le vieillard au visage fardé, se penche en avant.

– Monseigneur, je vous vois troublé, mais je partage l'opinion du baron de Bessart. L'hiver s'annonce bien. Quand nous nous sommes embarqués au Havre, nous étions prêts à souffrir les mille ennuis d'un exil provisoire pour brouiller notre piste. Le policier était sur nos pas, et il fallait laisser oublier ces quelques petits flacons de poison de la commère Monvoisin...

– Pas de noms..., interrompt M. de Bessart.

– Bast ! Nous sommes loin... Remercions... l'enfer de nous avoir menés en ces lieux où personne ne peut venir nous rechercher pour de longs mois. Et qui peut nous imaginer au Canada ? En revanche, je pressens de plus en plus que nous allons connaître ici bien des plaisirs raffinés.

Il se penche plus encore et insiste à voix basse.

– Je vous l'avais prédit, mes frères. Il faut avoir parfois le courage de partir au loin non seulement pour échapper aux fâcheux et aux imbéciles, mais aussi pour rassembler ses pouvoirs, se dégager des erreurs des non-initiés. Aujourd'hui, à Paris, tout le monde se vante de convoquer le Diable. Finalement, de toutes ces maladresses ne surgiront que des marionnettes en bonnets carrés des juges. Écartons-nous de ces désordres. Nous pouvons trouver au Canada un lieu quasi vierge pour y distiller notre science dans le secret et, de s'élaborer à distance, notre œuvre n'en sera que plus puissante. Croyez-moi...

Il parle à mi-voix avec un sourire de dément, le regard illuminé.

M. de La Ferté l'écoute avec une expression désabusée. Qui l'observerait bien devinerait aussi dans le regard qu'il pose sur son compagnon de la répugnance et un certain doute.

– J'augure bien de la venue de ces étrangers que vous semblez connaître, continue l'autre en passant sur ses lèvres une langue gourmande. Des signes se cachent derrière la beauté de cette femme et la personnalité de cet homme. Et ce n'est pas le hasard qui les a conduits en ce lieu où vous vous trouvez, mais la conjonction des astres. Cet homme et cette femme ne semblent en apparence que de brillants personnages, aventuriers des mers comme il s'en trouve tant sur les côtes d'Amérique, mais ils sont plus que cela... beaucoup plus que cela.

– Oh certes ! Je le sais, s'écrie le duc de La Ferté en éclatant d'un rire dont il est seul à comprendre la résonance sarcastique.

– Cela pourra-t-il nous nuire s'ils viennent à vous reconnaître, Monsieur le duc ? demande le jeune homme aux gants rouges.

– Rien ne peut nous nuire, affirme le vieillard, précédant la réponse du duc, je vous le répète, nous sommes les plus forts car nous avons fait alliance avec le prince de ce monde : Satan. Une seule chose m'inquiète : le comte de Varange, qui nous avait reçus et accueillis et aidés à nous réfugier dans cette ville, a disparu depuis plus d'un mois. J'ai heureusement le moyen de savoir ce qu'il est devenu.

Mais le jeune homme aux gants rouges continue à regarder du côté de M. de La Ferté pour décider de la situation et de ses avantages.

Celui-ci secoue lentement la tête.

– Non... Je ne sais pas... Je ne sais plus. Il se peut que de l'avoir retrouvée, elle, arrange mes affaires à la Cour, à moins que... Oui, vous avez raison, Saint-Edme, nous n'allons pas nous ennuyer...

Il ajoute d'une voix sourde :

– ... Aussi bien, là où elle apparaît, la vie prend une autre saveur... Le Roi en sait quelque chose... Où allez-vous, Saint-Edme ? demande-t-il en voyant le vieillard se lever.

Ce dernier, debout, rassemble les plis de son manteau autour de ses épaules.

– Quelqu'un doit me remettre un talisman grâce auquel il nous sera loisible de voir plus clair en notre situation et aussi de savoir ce qu'est devenu Varange. Celui que je convoquerai nous renseignera parfaitement sur tout cela.

M. de La Ferté le regarde avec ironie. Tout au fond il ne sait pas si ce Saint-Edme, avec sa manie de l'occultisme, ne lui inspire pas une certaine frayeur. Mais c'est aussi un homme habile et efficace. Il faut le ménager

– Qui allez-vous donc convoquer ? s'informe-t-il.

Nouveau froid sourire de la bouche fardée.

– Je vous l'ai déjà dit... Satan !

*****

Le comte de Saint-Edme quitte le cabaret du Soleil levant et, par une habitude de méfiance, ramène les pans de son manteau sur sa bouche pour dissimuler le bas de son visage. Précaution bien inutile. Dans une ville comme celle-ci on a vite fait par une nuit de clair de lune de reconnaître tout et chacun à sa démarche.

Les rues sont désertes. Le froid métallique semble tomber du ciel comme en tomberait la pluie. Cela vient de très loin, de très haut. Alors qu'à Paris le froid est plutôt comme un fleuve enserré entre les murs des maisons et qui se coulerait d'une encoignure à l'autre, ici la ville ne protège de rien. Elle est ouverte, livrée à la nature géante et souveraine. Les courants y tournoient sans pouvoir s'y apaiser. Rien ne stagne, on est traversé sans rémission. Cet état de virginité des choses ne déplaît pas à M. de Saint-Edme. Ce n'est pas à la légère qu'il a parlé tout à l'heure de la nécessité de s'écarter d'un monde inepte et désordonné tel que celui qui règne à la Cour. Cela trouble la concentration indispensable à la réalisation des phénomènes occultes. Tous ces incapables, qui manient la fiole de poison ou le rituel satanique comme ils le feraient d'un bilboquet ou d'un jeu de cartes, vont un jour se faire arrêter et condamner au feu et à la hache, comme de vulgaires truands. Ils n'ont pas encore compris que la police du royaume a changé de visage.

Ici, les grands esprits incubes et succubes peuvent itinérer librement. Le sol du pays est encore chargé de forces telluriques et l'éther parcouru de courants libres et forcenés. En ce pays, il est connu que les apparitions sont fréquentes, que les religieux ont des visions, que des miracles s'accomplissent. Excellentes dispositions pour les sciences hermétiques.

Dans le gris perlé de la lune qui la baigne d'une lumière cendrée, la ville et ses grands bâtiments de pierre, ses clochers ciselés, hérissés de croix, apparaissent à M. de Saint-Edme comme une cité déjà soumise à l'Empire des Ténèbres et telle que son esprit parfois se l'imagine, où il se promènerait en prince, en dieu, armé de tous les pouvoirs transcendants.

Alors qu'il va déboucher sur la place de la Cathédrale, quelqu'un sort de l'ombre à l'angle d'une maison.

Celui qui s'avance vers le comte de Saint-Edme lui rappelle inopinément qu'il se trouve bien au Canada, car il évoquerait plutôt la silhouette d'un ours gris, dont il paraît que dans les premiers temps les abords de la ville recevaient parfois la visite. Cela n'arrive plus que rarement.

En l'occurrence cette nuit-là, il s'agit bien d'un homme, c'est un géant, lourd, massif, au pas pesant quoique rapide. Vêtu de peaux chamoisées comme un coureur des bois, son bonnet de laine enfoncé jusqu'aux yeux qui se devinent à peine entre le rebord de la coiffe et le touffu d'une barbe noire de huit jours, le nouveau venu ne se présente pas sous un aspect rassurant.

– M'avez-vous apporté ce que je vous ai demandé, Eustache Banistère ? s'informe le comte de Saint-Edme.

L'autre hoche la tête avec un grognement affirmatif. Il tend une petite boîte de fer-blanc de forme rectangulaire.

– Où vous les êtes-vous procurées ?

– Chez les ursulines. Par mes caves, je peux pénétrer dans leurs caves.

Le comte hoche la tête avec satisfaction.

– Les ursulines... C'est parfait ! De saintes filles... Vierges... Les mains pures... Donnez !...

Mais le géant retire la main tenant la boîte et tend l'autre, ouverte, carrée comme un battoir. Il annonce ainsi qu'il attend la contrepartie pour abandonner son butin.

Le comte extrait de sous son manteau une bourse assez gonflée d'écus qu'il dépose sur cette paume puissante.

La petite boîte passe dans la sienne. Éructant un vague salut d'adieu, le géant s'éloigne. Le comte de Saint-Edme traverse la place de la Cathédrale et, par la rue de la Fabrique, commence à descendre la côte de la Montagne.

Il soulève d'un doigt le couvercle de la petite boîte et a un sourire furtif qui glisse sur ses lèvres minces et rouges : des hosties !

Avec ce que contient cette boîte, ce serait bien le diable – et il ricane – s'il n'arrive pas à « voir » ce qu'il est advenu de son ami le comte de Varange, disparu mystérieusement depuis plusieurs semaines, alors qu'il se rendait au-devant de la flotte de ce redoutable Peyrac et de son inquiétante et trop belle femme.

*****

Tandis que M. de Saint-Edme quitte le plateau de la Haute-Ville et plonge vers la Basse-Ville par le raide chemin de ce côté de la Montagne, le géant Eustache Banistère va frapper à la porte d'une maison basse, cachée entre les hauts murs du jardin des ursulines et ceux de l'hôtel de la famille de Mercouville.

C'est l'atelier de François Le Basseur, maître menuisier, doyen de la confrérie de Sainte-Anne et huissier ordinaire de la ville après avoir été le premier huissier du Grand Conseil. Bien que menuisier, bien que requis surtout à travailler le bois pour l'ornementation des églises et sculpteur de retables, de tabernacles et de statues pieuses, on le recherche encore pour rédiger des pièces officielles dans une ville où les notaires ont été interdits afin de guérir les Français de leur maladie de plaider.

Ça ne les guérit pas ! On se contente d'un compagnon menuisier-sculpteur qui sait établir des pièces de procès.

Si François Le Basseur est encore debout à cette heure, lorsque le poing d'Eustache Banistère ébranle sa porte, c'est qu'il travaille au dessin d'un reliquaire dont Monseigneur de Laval évêque du Canada vient de le charger, afin d'abriter les saints restes de Perpétue, martyre, arrivés en ce jour à Québec.

Ce reliquaire doit être situé au-dessous du couronnement du maître-autel de la cathédrale, en place de la niche centrale.

Le Basseur le rêve de beau noyer, en forme de brûle-parfum oriental, qu'encadreraient deux anges agenouillés, portant les palmes du martyre.

Une vitre de forme ovale fermerait le réceptacle permettant d'apercevoir le cœur de vermeil qui contient les reliques. On peut envisager un socle en forme de coquille et une couronne où s'incrusteraient quelques pierres précieuses. Mais, pour ce dernier détail, il faut en parler à Monseigneur l'évêque.

Le coup violent frappé à sa porte fait sursauter l'artisan. Il jette un regard autour de lui et prend sa lampe à huile. Avec précaution, il évolue entre les établis, les pièces de bois à peine dégrossies dans lesquelles ses apprentis et ses fils ont commencé à tailler les différentes pièces d'un grand tabernacle que leur confrérie destine au nouveau sanctuaire de Sainte-Anne, sur la côte de Beaupré.

Les pieds écartent une mer de copeaux et il veille à ce qu'aucune goutte brûlante ne tombe à terre. Quel désordre ! Tout le travail est resté en plan avec l'arrivée de ces étrangers qui ont mis la ville à l'envers.

Méfiant, il entrouvre la porte et se trouve en face du colosse Banistère, vêtu de peaux d'élans, qui lui tend une bourse pesante.

– Eustache Banistère, que fais-tu à rôder à cette heure ?

– Voici l'argent, tu vas établir les pièces de mon procès. Il me faut des grimoires pour obtenir mon dû. J'assigne le Procureur du Conseil parce qu'il a laissé tomber mes lettres de noblesse en désuétude. J'assigne les Mères ursulines parce qu'elles ont construit sur des terres qui m'appartiennent. J'assigne le marquis de Ville d'Avray parce qu'il a creusé sous des terres qui m'appartiennent et parce qu'il a entrepris des démarches pour se faire accorder mon champ qui jouxte sa propriété...

– Banistère, ta vindicte te perdra. Tu ne vis que pour la chicane.

– Ce n'est pas moi qui ai commencé. L'évêque m'a excommunié parce que je portais de l'alcool aux sauvages ! Comme si j'étais le seul ! On m'a retiré mon « congé » pour aller aux bois récolter de la fourrure. Je n'ai pas le droit de quitter la ville... Eh bien je m'en occuperai de la ville... Puisque j'y suis, j'y reste et je surveille mon bien. De l'or, j'en ai et j'en trouverai pour plaider... Es-tu huissier, oui ou non ? Est-ce que je te paye, oui ou non ?...

Les petits yeux méchants fouillent l'ombre de l'atelier où l'on voit s'ébaucher des formes en coupoles, des colonnades aux volutes grecques, des panneaux sculptés de bas-reliefs représentant des fleurs ou des fruits, des ciboires et des crucifix.

– Griffonne tes attendus, greffier, ou je viendrai mettre le feu à ton échoppe et ton retable de Sainte-Anne flambera, avant seulement que tu aies pu en porter les pièces aux ursulines pour les faire dorer...

*****

Mère Madeleine, la jeune ursuline visionnaire, ne peut dormir, ni même se reposer. En vain a-t-elle quitté l'inconfortable paillasse de balle d'avoine, enclose dans l'une de ces alcôves rustiques de sapin blanc qu'on appelle, au Canada, des « cabanes » et où l'on peut sommeiller à l'abri des courants d'air lorsqu'on a tiré devant l'ouverture les rideaux de serge verte.

En vain s'est-elle agenouillée sur le froid dallage de sa cellule pour y chercher l'oubli de ses tourments par la vertu de la prière et de la mortification.

Alors, battant le briquet, elle s'est acheminée, chandelle en main, jusqu'à l'atelier de dorure.

Dans les lointains du cloître une enfant pleure, une des petites pensionnaires que les religieuses élèvent sous l'œil de Dieu. La nuit est oppressante, les enfants elles-mêmes en sont agitées...

Maintenant, elle se tient au milieu de l'atelier, et le calme revient en elle à considérer le cadre des paisibles travaux auxquels ses sœurs et elle-même se livrent, alors que les jours passent au son argentin des cloches, scandant les heures pleines de ferveur et de dévotion qui les mènent de la chapelle où se déroulent les offices, aux classes et aux dortoirs des enfants, puis ici où, par leur talent en ce difficile art de la dorure, elles rapportent quelques biens à leur communauté.

Voici que l'étoile d'une lampe tremble au bout du couloir. Une religieuse plus âgée se tient maintenant sur le seuil de la porte.

– Ma sœur Madeleine, que faites-vous ? Je vois que vous manquez gravement à la discipline monastique en n'employant pas à réparer vos forces ces heures précieuses de la nuit qui nous sont accordées par la miséricorde divine, sachant combien nous sommes faibles pour la tâche que nous avons à accomplir.

– Ma mère, pardonnez-moi ! Cette journée, bien que nous l'ayons vécue derrière les murs de notre clôture, a été une épreuve pour nous. Son écho nous en est parvenu. Que nous apporte l'arrivée de ces étrangers ? Tourments ou apaisements ? Voici que je vais devoir être confrontée à cette femme si belle en laquelle d'aucuns ont cru reconnaître celle qui m'était apparue sous les traits d'un démon succube. Ma chair se hérisse rien qu'à l'évoquer. Vais-je la reconnaître ? Quelle lourde responsabilité m'incombe ! Et le Père d'Orgeval n'est plus là pour soutenir ma faiblesse. Me défendre le cas échéant.

« Or, à mon angoisse vient de s'en ajouter une autre. Cette nuit même le Père Brébeuf, martyr des Iroquois, vient de m'apparaître en songe. Il me suppliait de me lever et de me mettre en prière pour obtenir la conversion d'un sorcier qui œuvre dans cette ville.

– Vous a-t-il dit son nom ?

Mère Madeleine secoue négativement la tête.

– Non ! Il m'a seulement recommandé de prier et de prier encore et m'a promis que les démons ne m'inquiéteraient pas pendant ce temps-là et seraient empêchés d'intervenir.

– Dieu soit loué ! Eh bien, venez, ma sœur. Mettez votre cape de chœur. L'heure va sonner où nous devons nous rendre à la chapelle pour chanter matines. J'aime cet office où nous sommes chargées de prier dans la nuit où s'engendrent tant de crimes. Cette nuit plus qu'une autre, nos chants garderont Québec.

L'une derrière l'autre, levant haut leurs luminaires, les deux religieuses quittent l'atelier, longent le froid vestibule qui conduit à l'église.

*****

De la chapelle des ursulines, les chants psalmodiés s'élèvent dans la nuit. Ils voguent jusqu'à la grande et belle demeure des Mercouville, voisine du monastère.

Le petit bébé gourmand s'assied d'un coup dans sa bercelonnette.

La lune regarde par la fenêtre. À ses yeux c'est un bonbon. C'est un éclat de sucre. Ermeline de Mercouville, deux ans et demi, petite enfant coloniale du XVIIe siècle, née à Québec, éclate de rire tout haut.

Elle rit ! Elle rit !

Son rire est une clochette qui tinte et réveille la maisonnée.

Ses frères et sœurs, alignés par trois ou quatre dans de vastes lits monumentaux, se retournent en grognant. Le rire d'Ermeline traverse les murailles, les rideaux les plus épais.

Elle n'a jamais été aussi heureuse.

Demain, le soleil va lui apparaître. Elle le sait. Il l'attendra dehors, les bras chargés de friandises. La jubilation de la vision la fait tressaillir de tout son corps frêle. Ses petits pieds la démangent de courir vers le matin. Son rire devient de plus en plus claironnant.

Monsieur le juge son père enfonce son bonnet de coton sur ses oreilles et soupire.

– Voici encore l'enfant qui a ses accès de gaieté ! Je ne sais vraiment pourquoi on lui attribue une maladie de langueur.

– C'est qu'elle ne marche pas, à près de trois ans, gémit Mme de Mercouville, et elle ne fait aucun effort pour se tenir sur ses jambes. En désespoir de cause, je me suis rendue au sanctuaire de Sainte-Anne sur la côte de Beaupré, pour y planter un cierge et ai commencé une neuvaine qui se termine demain.

– La petite paraît bien joyeuse.

– C'est vrai. Elle est toujours gaie.

Du berceau d'Ermeline la nourrice noire Perrine s'est approchée. Mme de Mercouville qui a été élevée à la Martinique l'a amenée avec elle lorsqu'elle est venue se marier au Canada. Perrine commence à chanter et à bercer. Peu à peu le chant de la négresse remplace le rire d'Ermeline. Les enfants, dans les chambres voisines, retournent à leurs songes. Les ronflements sonores du juge remplacent à leur tour le chant de la négresse.

Seule, Mme de Mercouville, présidente des Dames de la Sainte-Famille, reste éveillée. Elle se remémore tous les instants de la journée. Une réussite malgré les folies de Sabine de Castel-Morgeat... Va-t-il falloir l'exclure de la Confrérie ?

Mme de Mercouville écarte ce souci. Sa robe lui allait fort bien. Madame de Peyrac a l'air enjouée, active, entreprenante. Elles se sont tout de suite entendues. Va-t-il falloir l'admettre dans la Confrérie ?

Mme de Mercouville est heureuse. Elle se sent gaie comme Ermeline, et énumère dans son esprit les activités qui l'attendent. Maintenant que M. l'intendant Carlon est de retour beaucoup de projets vont se réaliser. Elle va lui montrer le métier à tisser dont elle a fait venir un modèle de France et qui est arrivé au cours de l'été. Carlon donnera des ordres aux charpentiers pour en fabriquer d'autres. On les distribuera dans les foyers et les femmes se mettront au travail. Ainsi elles s'occuperont utilement pendant les mois d'hiver au lieu de jacasser, jeter les dés et souvent boire. Avec le chanvre et le lin dont on a entrepris la culture, l'on va fabriquer de bonnes toiles du pays.

Mme de Mercouville croit déjà entendre le bruit joyeux des métiers à tisser résonnant dans la grande salle des habitations campagnardes, ou dans les greniers des maisons bourgeoises.

Elle se rendort, le sourire aux lèvres.

*****

Si de la Haute-Ville on descend, comme le fait présentement M. de Saint-Edme, par cette faille tranchée en plein roc qu'on appelle le chemin de la Côte de la Montagne, on trouve la Basse-Ville et ses maisons hautes à toits pointus, sous la plantation serrée d'immenses cheminées.

Trois longues venelles, s'étirant dans le sens du rivage, séparent les demeures bancales de la rue Sous-le-Fort, adossées à la falaise même, des beaux hôtels du rivage qui appartiennent à des seigneurs ou à des commerçants aisés, tels que M. Le Bachoys, M. Basile, M. Gaubert de La Melloise et dont l'eau du fleuve, au temps des grandes marées, vient lécher les seuils.

Dans ce foisonnement d'habitations, places et placettes, cours, entrepôts, magasins, hangars trouvent le moyen de s'imbriquer comme par miracle.

Murs et palissades de pieux, vantaux solides de bois plein, massives portes barrées d'une poutre préservent des voleurs les richesses amoncelées dans les entrailles du Québec portuaire : fourrures, vins, blé, bois, étoffes...

Peu de lumières filtrent. La nuit venue, les actifs habitants de la Basse-Ville se renferment chez eux. Ils dorment, jouent aux cartes, boivent ou forniquent.

Quittant la blanche voie qui l'a conduit des sommets aérés de la Haute-Ville vers ce fétide et sombre labyrinthe, le comte de Saint-Edme franchit la frontière de clarté et pénètre dans l'obscurité de la rue Sous-le-Fort, comme il s'engagerait dans le dédale de l'enfer.

Un bras se tend vers lui, dans l'obscurité, une main gantée de rouge se pose sur son épaule.

– Je vous accompagne, dit la voix de Martin d'Argenteuil, maître paumier du Roi, je suis anxieux d'assister à une messe noire au Canada.

*****

Petite musique de chambre chez M. Le Bachoys qui a quatre filles, trois fils, une grosse femme carrée, rougeaude, aux yeux incroyablement bleus, qui a reçu le don de plaire à tous les hommes et qui le fait cocu plus souvent qu'à son tour.

À vrai dire, présenter la chose ainsi ne donne pas une estimation exacte de la situation. Car, en l'occurrence, ce mari trompé apparaît plutôt comme un privilégié. Car enfin, lui a l'avantage de posséder, sur cette femme dans les bras de laquelle tant d'hommes aspirent à se trouver un jour, des droits aimables et inaliénables, dont il peut user quand bon lui semble, c'est-à-dire plus fréquemment que ses rivaux. D'où la rancune et la jalousie que ceux-ci lui vouent. D'où l'égalité de son caractère et la sérénité avec laquelle il porte ses cornes. Comme on le sent gagnant en cette affaire, il y a longtemps qu'on a perdu le goût d'en rire. Son prestige et son autorité en seraient plutôt renforcés. C'est l'éminence grise de Québec. Ancien agent général de la Compagnie des Indes Occidentales, il garde la main sur à peu près tout ce qui se traite dans le pays.

Pour le moment, il joue au billard avec M. Magry de Saint-Chamond. Il frotte de résine la pointe du court bâton aplati, recourbé à l'extrémité, dont on se sert pour pousser les balles. Le billard n'est encore qu'un jeu de mail de salon. Il comporte une quille qu'il ne faut pas renverser et un arceau.

M. Le Bachoys jette un regard pensif sur ses hôtes. Il y a là M. Gaubert de La Melloise, cheveux blancs, élégance. Romain de L'Aubignière qui vient pour faire sa cour à sa fille cadette, Marie-Adèle. Celle-ci est assise devant le virginal, un instrument de musique semblable à l'épinette ou au clavecin, mais au son plus grêle et dont elle joue fort bien. Il y a aussi deux violons et un hautbois.

Sa fille aînée est absente. Elle n'a pas voulu paraître de la journée et s'est tenue enfermée dans sa chambre. Elle s'est considérée longtemps fiancée au lieutenant de Pont-Briand qu'on dit avoir été tué en duel par ce gentilhomme du Sur, Monsieur de Peyrac. La fille ne se console pas. Elle a décidé de ne pas se marier.

Espérons que la cadette va avoir plus de chance.

De temps à autre, Marie-Adèle se tourne vers Romain de L'Aubignière et cherche à attirer son attention.

Mais le jeune seigneur est distrait. Trop de choses se sont passées aujourd'hui. Romain, le coureur des bois invétéré, le guerrier fanatique toujours prêt à suivre le Père d'Orgeval dans les expéditions punitives qu'il menait contre la Nouvelle-Angleterre, n'était pas des plus à son aise à l'idée de revoir M. et Mme de Peyrac, il se félicite que les événements aient tourné au mieux pour lui et pour tout le monde. Il y a quelques jours on ne pouvait en espérer autant.

Quand le bruit s'est répandu que les canots de la « chasse-galerie » avaient été vus au-dessus de Québec, la partie semblait perdue pour les étrangers du Maine. La terreur s'emparait de la population.

Un vent de panique soufflait sur la ville. Les femmes se déchaînaient. Elles sont des instruments dociles entre les mains des prêtres et le Père d'Orgeval semblait être vainqueur, puis tout à coup, il a disparu.

Et la mauvaise fière s'est apaisée comme par enchantement.

Et maintenant, Trois-Doigt de Trois-Rivières5 ne peut s'empêcher de se poser des questions et d'être tourmenté.

« Où est-il ? Qu'est-il devenu ? Quelle force a bien pu décider le jésuite à quitter la ville au moment de l'affrontement, alors que celle-ci était prête à le suivre et à livrer un combat acharné à « l'envahisseur » ? M. de Castel-Morgeat allait, répétant que ses magasins de poudre étaient remplis et ses pièces bien pointées. On commençait de creuser des tranchées et d'élever des bastions de défense avec des sacs de terre.

« Il a disparu... L'a-t-on enlevé ? Assassiné ? Où est-il allé ? Sur quelle route où le hante son besoin de sacrifice et de domination ? Cela lui ressemble si peu de se dérober devant le combat... ! Ou prépare-t-il sa revanche ? »

Pourtant une rumeur est venue aux oreilles du coureur des bois. On dit que le jésuite s'en est retourné aux missions iroquoises.

Alors, là, c'est de la folie !

M. de L'Aubignière contemple ses mains aux doigts tranchés ou calcinés. Un pouce quasi réduit en cendre dans le fourneau d'un calumet. Un index scié lentement avec le tranchant d'un coquillage. Et encore, lui n'était pas considéré par ces barbares comme leur pire ennemi.

Si le Père d'Orgeval retourne aux Iroquois, il est perdu. Ils le feront périr dans les tourments les plus abominables.

*****

Enfoncé dans un profond fauteuil, bercé par l'agréable musique, M. Gaubert de La Melloise appuie l'un à l'autre le bout de ses doigts gantés et se demande ce qu'il doit penser de la tournure folle de cette journée.

Sans être expressément du côté des jésuites, il ne peut s'empêcher de déplorer la défaite de ceux-ci. L'introduction dans la ville d'audacieux Français qui, si généreusement et agréablement qu'ils se présentent, n'en sont pas moins des hors-la-loi – et il faudra éclaircir le bien-fondé des récits qui courent à leur sujet – ne va-t-elle pas ébranler gravement l'équilibre moral et économique, l'un découlant de l'autre et vice versa, déjà bien instable de leur cité ?

M. Gaubert de La Melloise est dévot. Il appartient à la Confrérie de la Vierge, à celle de la Sainte-Famille, et il garde solidement en lui l'empreinte de la Compagnie du Saint-Sacrement à laquelle il adhéra jadis.

Ainsi, il estime que M. de Frontenac, en l'occurrence, a outrepassé ses droits en matière de politique et qu'il a décidé bien légèrement de charger les épaules de ses administrés d'un fardeau trop lourd à porter : celui de la tentation du luxe et de la dissipation que les nouveaux venus vont apporter avec eux, n'est-il pas l'un des plus ardus à repousser ?

M. Gaubert de La Melloise se promet de tirer au clair bien des choses. Ainsi, que va-t-on faire de ces Filles du Roy dont la bienfaitrice a disparu ? A été noyée, dit-on. Mais le flair acquis par une longue pratique d'espionnage vertueux qui est celle des adeptes de la Compagnie du Saint-Sacrement avertit M. de La Melloise que quelque secret se dissimule derrière les explications données. Il regrette amèrement la non-venue de Mme de Maudribourg à Québec, car on la lui avait expressément recommandée par missive de Paris, on la disait fort riche, et il a prêté la main à son installation, sous l'impulsion du Père d'Orgeval dont elle avait été la pénitente à Paris.

Cette dame s'annonçait donc comme une recrue de choix.

Le manoir de Montigny, sur le versant nord de la colline Sainte-Geneviève, a requis tout l'été le soin des couvreurs et des charpentiers, celui des tapissiers pour l'ameublement. Et voici que la riche bienfaitrice ne vient pas et, comble d'ironie, on y loge M. de Peyrac que M. Gaubert de La Melloise en tant que membre de la Compagnie du Saint-Sacrement a combattu de son mieux.

Il y a dans ce tour de passe-passe d'inquiétantes habiletés. M. Gaubert prend la résolution d'être très vigilant car le bien doit triompher.

D'un geste qui lui est coutumier il lisse les plis de ses gants sur ses mains qu'il a belles et déliées. Les gants sont mauves et exhalent un parfum de violette. Ils épousent au plus près la forme de la paume et des doigts.

Ses gants sont la coquetterie de M. Gaubert. Il en possède ainsi plusieurs paires de nuances et de senteurs différentes. L'Indien eskimo du Bougre rouge les lui tanne dans des peaux d'oiseaux, le mercier de la rue Sainte-Anne les lui coud et il les fait teindre par deux prisonniers anglais, captifs chez les Hurons de Lorette et qui possèdent le secret des teintures. Il en a offert une paire du plus beau rouge à M. Martin d'Argenteuil lorsqu'il a su que ce superbe gentilhomme joue à la paume avec le Roi. La finesse de ces gants égale la plus fine soie et protège mieux.

... Une fois plumé l'oiseau, la peau enlevée délicatement, il paraît que l'Eskimo happe ce qui reste de la bestiole et le broie, bec, os et pattes de ses dents aiguisées en pointe. Eskimo ne signifie-t-il pas « mangeur de chair crue » ?...

Bien que la nuit soit fort avancée, on continue de lancer cartes et dés, aux tables de jeu, de pousser les boules de billard. Les musiciens et leurs ritournelles dispensent de parler. On fume de ces feuilles de tabac roulé, que M. de Peyrac a distribuées avec munificence. Ces « cigares », comme il les appelle, ont, avec le goût du tabac de Nouvelle-Angleterre, celui du fruit défendu.

Profitant de ce que les violonistes accordent leurs instruments, M. Magry dit en hochant la tête :

– Leur tabac est quand même meilleur que le nôtre...

– Doit-on le considérer comme marchandise étrangère importée ? s'informe le procureur Noël Tardieu de La Vaudière.

On jette un regard vers M. Le Bachoys, mais comme celui-ci ne semble préoccupé que de sa partie et qu'il fume avec une évidente délectation le tabac incriminé, on se rassure.

Un peu plus tard, M. Gaubert de La Melloise dit :

– La présence de ces aventuriers, dont beaucoup doivent être impies et sans scrupule, va causer des perturbations parmi notre population déjà turbulente de nature. Sur le simple plan financier, il y a une question. Comment paieront-ils leurs dépenses ? Notre budget déjà vacillant va être déséquilibré...

Le Bachoys répond, tout en suivant des yeux sa boule qui passe l'arceau :

– Ne vous préoccupez pas... Basile va arranger cela.

*****

Chez M. Basile, le comte d'Urville est assis en face de celui-ci, l'un des plus importants commerçants de Québec. Là aussi on fume des « cigares » de Virginie. Ce qui n'empêche pas M. Basile de travailler activement. Il achève de peser sur une petite balance des jetons d'argent pur, que son commis enferme au fur et à mesure dans des bourses de cuir.

– Vous pouvez assurer Monsieur de Peyrac qu'aucun dilemme ne sera soulevé par la circulation de ces pièces. Je m'en porte garant. De plus, dès l'aube, je vais vous faire remettre un certain nombre de billets revêtus de ma signature et qui pourront servir à votre compagnie pour s'entremettre avec différentes personnes ou entreprises de la ville. Le temps de les parapher et mon commis vous les portera.

M. d'Urville se lève et remercie au nom de M. de Peyrac pour toutes les commodités que M. Basile a mises à leur disposition.

Courtoisement, il ne laisse pas paraître son étonnement. Mais jamais il n'a rencontré maître et commis aussi disparates. Autant Basile a l'aisance compassée d'un bourgeois nanti, un peu corpulent, madré en affaires, autant le commis, maigre, le teint blafard avec un regard vif et aux aguets, donnerait l'impression d'un individu qui a perpétuellement le ventre vide et qui ne subsiste que de chapardages. Or, certes, telle n'est pas sa situation à Québec. Celle-ci semble des plus assurées dans la maison de l'important M. Basile. Ce dernier l'a présenté négligemment :

– Paul-le-Fol ou Paul-le-Follet... Comme on veut, a-t-il ajouté.

Il est vrai qu'il y a dans la silhouette et le visage du susdit quelque chose qui rappelle le Pierrot des comédies italiennes. Il peut paraître tour à tour facétieux ou sinistre. Au demeurant, il se révèle vif, entendu, d'esprit aussi agile que de corps. Sa désinvolture est telle qu'on ne se choque pas de l'entendre tutoyer son maître.

La main sur le pommeau de son épée, le comte d'Urville s'incline et prend congé.

Lorsqu'il est sorti, le commis ouvre la fenêtre aux petits verres ronds et épais, sertis de plomb, et le froid pénètre aussitôt, dissipant la fumée de la tabagie.

Paul-le-Fol se penche au-dehors. Aux grondements du fleuve qui défile raclant la grève, heurtant quelques rocs et les pilotis d'un embarcadère, se mêlent les sons assourdis de la petite musique qui s'échappe de l'hôtel de M. Le Bachoys. Les accords mêlés des violons, hautbois et du virginal par bouffées s'envolent et semblent bercer l'extase d'un Indien, assis au pied de la maison, et qui vient sans doute de troquer sa dernière peau de loutre contre un « demiard » d'alcool.

Si modeste que soit cette mesure, elle suffit à le transporter vers les visions exaltantes que procure l'eau-de-feu.

Il est immobile, insensible au froid. Et pourtant le gel se pressent dans cette nuit lunaire.

Le commis écoute l'ample rumeur des courants qui bientôt vont se taire.

– Quand retournerons-nous sur les bords de la Seine ? demande-t-il. Chaque fois que je l'écoute, cette chanson du fleuve me donne la nostalgie...

M. Basile secoue la tête tout en rangeant ses poids, ses pinces et ses balances.

– En ce qui me concerne, je ne retournerai jamais là-bas. Nulle vie ne peut m'y convenir. J'y périrais d'ennui et de révolte...

Le commis referme la fenêtre et revient s'asseoir derrière le négociant. D'un geste familier, il lui entoure l'épaule tandis que son astucieux visage ébauche une grimace à la fois triste et gouailleuse.

– Alors, je mourrai sans revoir Paris... Car rien ne peut nous séparer toi et moi, n'est-ce pas, mon frère ?

*****

– Trouve-moi des pieds de cochon, dit Janine Gonfarel, la patronne de l'auberge du Navire de France à son valet. J'en veux faire un ragoût.

– Des pieds de cochon ! À c't'heure ? Où en trouver ? Nous ne sommes point encore à la Noël. Et puis, vous n'y pensez pas, maîtresse... Vous savez bien que cabaretiers et regrattiers n'ont pas le droit de retenir ou d'acheter de marchandises avant neuf heures du matin.

– Huit heures, mon gars ! Nous ne sommes pas encore en hiver...

– ... Et avant qu'elles n'aient été une heure durant exposées aux marchés de la Haute ou de la Basse-Ville.

– Tais-toi ! Laisse-moi tranquille avec les ordonnances de ce bâtard de Tardieu. J'm'en suis pas venue si loin au Canada pour être encore emmouscaillée par les argousins... Trouve-moi des pieds de cochon, j'te dis ! C'est une question de vie ou de mort. Va les demander au commis de Monsieur Basile, Paul-le-Follet. Pour moi, il est capable de réveiller le boucher. Mais rapporte-moi les pattes avant l'aube. J'ai dit !

Accablé mais résigné, le garçon attrape son capot et se glisse au-dehors, dans la nuit.

Satisfaite, Janine Gonfarel se tourne vers le chat, qu'elle a installé confortablement sur un coussin douillet. Elle le taquine du bout du doigt sous les bajoues. Il accepte la caresse avec une condescendance lascive, en plissant les paupières.

– Tu me plais, toi, dit-elle. Hein ! Est-ce qu'on n'est pas mieux chez la mère Gonfarel que chez cette garce-là avec ses affûtiaux de princesse ?... Les grandes dames, laisse-moi te le dire, c'est pas une fréquentation pour un chat... Tu as vu ce que ça t'a coûté... Crois-moi, petit, reste donc plutôt chez la bonne Janine.

Il ronronne. Elle le considère et ses lèvres, entre ses joues pleines, ébauchent une moue chagrine.

– Oui, j' te vois venir : t'es bien comme tous les hommes, matou... Entre une garce et une brave femme, c'est toujours à la première qu'ils donnent la préférence. Va ! J'me fais pas d'illusions. C'est elle encore que tu choisiras. Comme d'habitude !

Avec un soupir résigné, elle va regarder par la fenêtre la place qui aujourd'hui a vu s'avancer une femme vêtue de bleu, des boucles de diamants aux oreilles... Elle... Un vrai miracle.

À cette heure, la place est déserte. Janine voit passer deux silhouettes furtives qui disparaissent au coin d'une ruelle. Ce sont le comte de Saint-Edme et Martin d'Argenteuil.

– Tiens ! Que font ces beaux messieurs dans un tel coin ? Je parie qu'ils se rendent chez le Bougre Rouge, le sorcier de la Basse-Ville...

*****

Le repaire du Bougre Rouge dans ce quartier misérable, édifié sur l'emplacement du fort de bois que Champlain appelait l'Habitation construit sur la rive à l'abri de la falaise ; il n'en reste que les traces du fossé défensif sur lequel on abaissait le pont-levis et où les ivrognes attardés viennent parfois trébucher et prendre un bain glacé lorsque l'eau des pluies s'y est déversée.

Au-delà de cette limite, l'ingéniosité des immigrants, acharnés à trouver un peu d'espace pour se loger, a édifié une superposition étonnante de maisons de bois, cabanes, huttes qui se sont bâties les unes sur les autres, profitant du moindre ressaut de terrain, du moindre éboulement ou d'anfractuosités naturelles.

C'est une floraison étrange de constructions primitives de planches ou de rondins, aux toits de chaume ou de bardeaux, dont la progression rampante au flanc du Roc, tel du lierre grimpant, hante les cauchemars du procureur Tardieu, responsable de la salubrité de la ville et de sa protection contre les incendies.

C'est ainsi que pour atteindre l'antre de Nicolas Mariel dit le Bougre Rouge, et aussi le Sorcier, le comte de Saint-Edme et Martin d'Argenteuil commencent par se glisser dans l'étroit boyau qui sépare deux hautes maisons de pierre cossues, de la rue dite Sous-le-Fort, se heurtent aux latrines branlantes d'une des habitations, les contournent pour trouver une échelle adossée à des pilotis qui les mène à une sorte de courette suspendue où leur présence tire de leur sommeil des poules renfermées dans un poulailler aux planches mal jointes. Elles gloussent.

– Qui va là ? crie une voix de vieille femme derrière un volet branlant.

Il faut enjamber une barrière qui prétend clore cette propriété posée au flanc de la falaise tel un nid de pie sur une branche. Au-delà un terre-plein boueux permet quelques pas sur une sorte de sentier, puis c'est à nouveau le rocher où l'on a taillé des marches.

La maison du Bougre Rouge est la toute dernière au sommet de l'échafaudage. Ensuite, c'est le Roc dressé nu et droit. L'on entend l'eau ruisseler, dégoutter... Lorsqu'on lève les yeux l'on aperçoit au loin, là-haut, les fenêtres éclairées du château Saint-Louis, résidence du gouverneur, et un peu plus bas celles des corps de garde où les soldats jouent aux cartes en attendant la relève.

Éclairée par une lampe dont la mèche trempe dans de l'huile de marsouin blanc, en cette pièce toutes les senteurs se combattent. Celle, tiède, de poisson qui émane de la lampe, celles des plantes : racines, rhizomes, feuilles, écorces qui sèchent, suspendues aux solives ou étalées sur des claies, celle, sûre et fruitée, du « bouillon », la boisson canadienne commune, sorte de limonade fabriquée à partir de pâte fermentée et celle, inattendue, qui s'exhale des reliures de cuir d'une quantité de livres grands ou petits, épais ou minces, entassés dans un coin.

Dans un autre coin, on découvre une créature accroupie, dont les mains tressent habilement un filet. La tête ronde couleur d'acajou verni, aux yeux bridés, semble assez grosse pour un petit corps trapu. C'est l'Indien eskimo.

Sous la lampe en bec de corbeau, un homme est assis à l'indienne, sur des fourrures jetées au sol, et il écrit en prenant appui sur une écritoire portative.

Martin d'Argenteuil s'étonne de le voir vêtu de peaux chamoisées à franges, avec un bonnet de fourrure vissé jusqu'aux sourcils. On ne sait quel âge lui donner.

– Qui êtes-vous ? interroge-t-il en jetant sur les visiteurs un regard sans aménité, tandis que ceux-ci prennent place sur les fourrures. Je ne vous connais pas.

– Si fait, lui rappelle M. de Saint-Edme, je suis déjà venu chez vous avec le comte de Varange.

– Où est-il ?

– C'est ce que je voudrais savoir, précisément, et que vous seul pouvez me révéler.

– Je ne suis pas devin.

– Si, vous l'êtes, je vous ai vu à l'œuvre, Nicolas Mariel.

– Vous n'avez rien vu du tout. Je ne m'occupe que d'interpréter le Grand et le Petit Albert, de fabriquer des talismans contre le mauvais sort et des médecines.

– Vous pouvez bien plus que cela. Il n'y a pas que le Grand et le Petit Albert dans les livres que vous possédez là. Vous y avez appris ce que John Dee a vu dans le miroir noir. Et je sais que vous pouvez converser avec les esprits et faire apparaître qui vous désirez convoquer. Je vous le répète, il n'y a pas longtemps que je VOUS AI VU À L'ŒUVRE.

– Les temps ne sont plus les mêmes.

– Qu'est-il advenu de nouveau ?

– Les présages sont mauvais.

– Mais encore ?

– J'ai vu passer, une nuit, au-dessus de la forêt, les canots de la « chasse-galerie »...

– Vous l'avez déjà raconté à tout le monde.

– Ce que je n'ai point dit c'est que votre compagnon de ce soir était dans l'un de ces canots en feu. Je le reconnais.

– Moi ! s'écrie Martin d'Argenteuil horrifié.

Cette révélation ne lui plaît pas du tout.

– Est-ce que cela veut dire qu'il va mourir ?

Il regrette d'avoir suivi le comte de Saint-Edme dans son expédition. Il s'intéresse à la magie ; mais il ne tient pas à être mêlé aux élucubrations d'un sorcier de bas étage.

Pouvait-on s'attendre à mieux au fond de ce Canada obscur, ignare ? Les officines parisiennes, où il est allé voir opérer le magicien Lesage ou l'abbé Guibourg, sont loin, avec leurs coquemars et leurs cornues, leurs fumées d'encens ou d'herbes enivrantes. Il en garde un souvenir indescriptible. Il est vrai qu'il apercevait parfois, à travers les brouillards, le doux visage de la subtile et étrange Marie-Madeleine d'Aubray, marquise de Brinvilliers, qui avait su l'ensorceler. Mais elle ne le voyait pas. Elle ne vivait que par la volonté de son amant, le chevalier de Sainte-Croix. Quand il y songe, le maître paumier du Roi trouve son sort actuel des plus affligeants.

M. de Saint-Edme cherche à amadouer le bonhomme.

– Vous devez nous aider. J'ai apporté ce qu'il vous faut.

– Quoi donc ?

– D'abord ceci, dit le comte en montrant une bourse assez bien gonflée d'écus, et puis ceci.

Il exhibe la petite boîte de fer que lui a remise tout à l'heure Eustache Banistère. Il en repousse le couvercle, et découvre des pastilles blanches de pain azyme.

– Des hosties !

Mais le sorcier ne bronche pas. Il fixe comme s'il ne les voyait pas les objets que lui tend son visiteur. Puis il se met lentement à remuer la tête négativement.

– Prenez garde, messires, murmure-t-il enfin. Ne vous attaquez pas à cette femme qui a débarqué aujourd'hui à Québec.

– Madame de Peyrac ?

– Ne prononcez pas son nom ! s'écrie l'autre d'un ton farouche. Chut !... fait-il, soudain mystérieux. Vous voulez votre perte. Elle est plus forte que vous et toutes vos sorcelleries. Sa force est telle qu'elle évite les pièges qui lui sont tendus, qu'elle traverse les flammes sans en être effleurée, qu'elle dévie le glaive qui la frappe, et qu'elle fait trembler la main qui lui lance une pierre, je le sais, je l'ai vue aujourd'hui sortant des eaux. C'est par elle que l'autre femme que vous attendiez a été écartée.

– Madame de Maudribourg ?

– Je vous dis, ne prononcez pas de noms.

– La vision de la mère ursuline serait donc juste ?

– Je ne me mêle point des visions des nonnes. Chacun son domaine. Ce que la Mère Madeleine a vu, elle seule le sait. Quant à moi, je ne dis rien de plus, et je vous répète : gardez vos hosties. Je n'ai pas besoin de vos manigances sacrilèges. J'ai mes livres, mes formules et le don de double vue qui m'a été donné à ma naissance et que j'ai aiguisé par ma science. C'est pourquoi je vous dis : je ne veux pas m'attaquer à cette femme car je n'ai rien à faire de son ressentiment et ce serait inutile. Ses charmes et sa féerie la mettent hors d'atteinte.

– Au moins aidez-nous à retrouver Monsieur de Varange. Vous avez reconnu son habileté de magicien. Lui sera de force contre elle, je m'en porte garant.

Il a à peine eu le temps d'achever sa phrase qu'il sursaute et regarde autour de lui, cherchant à deviner d'où sort ce bruit de crécelle qui vient subitement d'éclater.

Il lui faut un certain temps pour réaliser que c'est leur hôte qui est parti à rire ou plutôt à ricaner, la bouche fendue en un rictus hilare. Le Bougre Rouge se balance, tout secoué de rire, et se tape sur les cuisses, tant il semble trouver comique ce qu'il vient d'entendre.

– Partons, chuchote Martin d'Argenteuil, exaspéré. Le drôle est soûl. Croyez-moi, je ne suis pas près d'être convaincu des merveilles qui se font en ce pays-là.

– Pourquoi riez-vous ? s'informe le comte.

L'homme retrouve son sérieux comme avec peine et tend vers eux brusquement une main griffue, paume ouverte.

– Donnez vos écus, mes beaux messieurs, et je vous dirai pourquoi...

Les doigts se referment sur la bourse et il la fait disparaître dans les plis de sa ceinture de laine. Puis il essuie sur ses lèvres sa salive brunie de tabac.

– C'est ce que vous venez de dire qui me fait rire, mes beaux messieurs... Que nenni ! Le sire de Varange ne sera pas plus fort que cette femme-là...

Ses yeux brillent par intermittence comme des lucioles.

Il dit à mi-voix :

– Parce que c'est elle qui l'a tué, et de sa propre main.

*****

En la Haute-Ville, Eustache Banistère, passant derrière les maisons de la rue Sainte-Anne, a regagné sa bauge.

Une masure, une chaumière, construite dans les premiers temps par ses père et mère, tout au bout de ces champs qui lui appartiennent.

Il a passé au pied du moulin des jésuites et maintenant le voici dans sa cour plantée d'un grand arbre. Un chien maigre qui est attaché à cet arbre vient vers lui avec un bruit de chaîne. Il lui décoche un violent coup de pied, puis il s'approche jusqu'à la limite de sa cour. De là, il surplombe la maison de son plus proche voisin, le marquis de Ville d'Avray. La façade donne sur la rue de la Closerie. L'arrière avec une grande cour et des communs s'étend à la limite des terres de Banistère. Il le sait bien que le marquis fore comme une taupe sous son champ, toujours avide de se creuser des caves pour y ranger ses vins, ses provisions, amasser de la glace pour l'été...

Des caves naturelles, il y en a tant qu'on veut là-dessous. Pas difficile de passer chez le voisin d'un coup de pioche.

Et maintenant, voilà que le marquis a rempli sa maison de visiteurs. Encore des bruyants qui vont venir lui disputer des lambeaux de son territoire et lui chercher des noises.

De cet endroit, on voit très loin, et la vaste étoile d'eau que forme ce carrefour du fleuve sous Québec brille de partout, se répandant entre les îles, les caps et les golfes. Des nuages blancs s'allongent sur le métal du ciel et, là-bas, sont les lignes des montagnes en vagues bleues et noires... sans fin.

L'homme est prisonnier de la ville. Il ne peut plus aller aux bois. S'il s'en va, on lui prendra son bien.

Les insultes les plus sacrilèges, les blasphèmes les plus terribles roulent dans sa tête épaisse. Il se garde de les prononcer à voix haute. Il n'a pas envie de se faire couper la langue par-dessus le marché...

Le mutisme auquel il est condamné par la crainte augmente sa rancœur. Un homme qui ne peut pas jurer quand il est à bout, c'est comme une baudruche trop gonflée qui va éclater.

Un jour, il va avoir de l'or, beaucoup d'or, et il se vengera de tous, même de l'évêque, dans des procès sans fin.

Eustache Banistère. ploie ses épaules d'ogre et rentre dans sa chaumière.

Le chien maigre reste seul dans la nuit, couché au pied du hêtre rouge.

*****

Le chien maigre de Banistère est couché au pied du hêtre rouge, la faim le torture. La nuit a succédé au jour. Et rien n'est venu qu'un coup de pied de l'homme tout à l'heure. Son espérance s'étire à la mesure de sa douleur. Chaque instant qui passe est lourd de promesses et de déceptions.

Le pauvre chien efflanqué, affamé, enchaîné, n'est plus qu'un seul regard tendu vers la forme sombre de la masure.

C'est de là que viendront les quatre enfants, ses maîtres. Ils se détacheront de cette masse trapue qui les abrite et les sécrète comme la ruche sécrète l'abeille. Il les verra venir à lui vêtus de brun, de gris, de noir, titubant comme des quilles, comme des totons informes qui s'entrechoquent. Leurs visages sont de grosses lunes roses et floues. Quand ils se penchent très près, il voit s'allumer leurs yeux et le blanc de leurs dents qui rient.

Alors le regard du chien n'est plus qu'un seul appel à leur puissance démesurée.

Le sentiment qui l'envahit et le tend vers eux l'habite avec une telle force, une telle plénitude, qu'il sent presque malgré lui s'agiter faiblement sa queue.

De leurs mains vient la vie. Un os, un bout de couenne. Il happe ce qui arrive, croque, avale, et fond de bonheur. Parfois, c'est la surprise douloureuse : un clou, une pierre...

L'autre jour, ils lui ont jeté une braise ardente. Il en a encore le museau endolori. Aujourd'hui rien. Il ne les a pas vus. La lune sort d'un nuage, éclaire le toit de chaume de la masure où dorment les humains, découpe, sur le mur de torchis, l'encadrement de la porte. La porte qui s'ouvrira... sur les enfants... Les enfants qu'il aime !

Au pied de Québec, vers le nord et la côte de Beaupré, l'estuaire de la rivière Saint-Charles disperse ses sinuosités argentées parmi les belles prairies de la paroisse de Notre-Dame-des-Anges. À l'embouchure le flot murmure et bat les flancs du navire qui s'est échoué là. Dans les entrailles pourries du Saint-Jean-Baptiste abandonné, l'ours Willoagby dort de son sommeil hivernal.

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