Chapitre 3
Le froid la prit à la gorge dès qu'elle déboucha sur le balcon du premier pont. Un brouhaha énorme s'élevait. Celui du navire en effervescence dans les derniers préparatifs du débarquement, mais aussi un tumulte venu de la ville, porté par l'écho des falaises et l'air trop limpide.
Où avait-elle pris l'idée dans le salon du Gouldsboro que le silence régnait au-dehors ?
Un bruit de cloches carillonnantes et d'appels s'élevait formant une rumeur immense qui grondait comme un souffle dans la conque d'un coquillage.
Le brouillard continuait à rôder en aval du fleuve et à cacher une partie de la côte, mais l'on pouvait voir que la rade alentour s'était couverte d'embarcations de toutes sortes, barques de pêche, canots de bois ou d'écorce, et même des sortes de radeaux faits de rondins encordés avec un gouvernail de fortune sur lesquels les audacieux de ces rivages, qui n'avaient d'autre moyen de transport que le fleuve, n'hésitaient pas à se pousser d'une rive à l'autre.
Joffrey de Peyrac conduisit Angélique sur le premier pont. Il retenait sa main et elle devina tout à coup qu'il devait se faire violence pour la laisser remplir une mission où elle risquait d'être en danger loin de lui.
Un grand plateau d'argent s'interposa entre eux. Le maître d'hôtel et ses aides y présentaient des gobelets d'argent ou de cristal contenant soit du rhum, soit un alcool translucide et parfumé, que le seigneur de Wapassou et de Gouldsboro se procurait à la Nouvelle-Orange, aux sources du fleuve Hudson où les Hollandais le fabriquaient avec des baies de genièvre.
– Le coup de l'étrier, expliqua Joffrey de Peyrac. Pour chacun de mes combattants depuis le mousse jusqu'à vous-même, ma chère, la plus belle ambassadrice des terres d'Amérique.
Les gobelets contenant l'alcool étaient posés sur un lit de glace pilée car il devait se boire très frais.
– Je préférerais un grand verre d'eau, dit Angélique s'avisant qu'elle avait la gorge sèche au point qu'elle n'aurait pu prononcer deux mots.
On le lui apporta presque aussitôt. Elle but avidement et poussa un soupir.
– Je me sens mieux. Que voulez-vous, je suis devenue comme les Indiens. Seule, l'eau des sources me communique la force de la Terre.
Elle vit dans le regard de Joffrey de Peyrac qu'il avait une envie folle de la prendre dans ses bras et de la couvrir de baisers.
– Vous êtes belle ! Cela va être un triomphe. On ne tire pas sur une femme qui s'avance comme une reine dans ses plus beaux atours. On prend au moins la peine, auparavant, de détailler tous les agréments de sa toilette, ses bijoux, la façon dont elle est coiffée et... la partie est gagnée. Le spectacle se déroule, continue. Nul n'est tenté de l'interrompre. La vie n'est pas si fournie de distractions de choix dans cette petite capitale de la Nouvelle-France.
– Moi aussi, je me réjouis. La partie sera difficile, mais je ne sens plus aucune peur.
– Oui-da ! La peur sera pour moi, dit le comte avec une grimace.
Et il avala d'un seul coup un gobelet de rhum.
Elle comprit qu'il ne la laissait pas aller au feu sans appréhension. Cependant, il ne doutait pas de sa réussite.
Ensuite, il coiffa son abondante chevelure que le vent tourmentait de son feutre noir entouré d'une plume blanche retenue par une boucle de diamants. Il enfila soigneusement ses gants de cuir à crispins soulignés de dentelle.
– Je vais vous quitter, Madame, et commencer la manœuvre tournante de débarquement que je vous ai annoncée. À la faveur du brouillard qui cache l'embouchure de la rivière Saint-Charles, je prends pied sur la rive et, longeant la côte, j'atteins les faubourgs de la Basse-Ville et vous rejoins bientôt sur le port avec fifres, tambours et trompettes. Rassurez-vous pour les enfants, ils sont sur le Rochelais. Celui-ci croise un peu au large et ne se rapprochera que lorsque le plus gros de nos troupes aura pris pied sur la rive. Un signal avertira le Gouldsboro de la réussite de la manœuvre et, à ce moment-là, vous descendrez dans la chaloupe d'honneur et vous dirigerez droit vers Québec.
Tandis qu'ils parlaient, leurs yeux continuaient à s'interroger et à se répondre. Leurs cœurs suivaient un autre dialogue.
« Je t'aime... tu existes... tu es merveilleuse... »
« Je t'aime... tu existes et je me sens belle, je me sens plus forte... »
– Et l'enjeu, murmura-t-elle. L'enjeu de tout ceci, de tous ces risques. Quel est-il ? Amener le roi de France à nous rendre justice ? Ou bien amener ces peuples qui lui sont soumis à se prononcer contre lui ?... C'est fou, irréalisable. Nous nous battons et nous nous débattons, mais dites-moi, mon seigneur, l'enjeu, quel est-il ?
– Le même que pour tous, répondit-il avec gaieté : vivre, survivre sur cette damnée Terre où l'on goûte tant de merveilles. Vivre au mieux. Se battre pour vivre. En épargnant, non pas nos efforts, mais autant que possible le sang et la violence... Certes, nous accueillir, pour la Nouvelle-France, est absolument illégal. Mais l'hiver commence. Il n'y aura pas de liaison avec la France pendant des mois. Nous sommes en force, animés d'intentions pacifiques. Ma correspondance avec Frontenac porte ses fruits.
– Et vous avez aussi un autre allié dans la place, m'avez-vous dit ?
– Chut ! fit Peyrac, mon allié est d'autant plus efficace qu'il demeure secret. Mais peu à peu tout se révélera. C'est déjà beaucoup que le gouverneur soit ouvertement pour nous. Il a pris le risque d'être un jour désavoué par le Roi. Et quel est le sentiment du Roi à notre égard ? Nous l'ignorons encore.
– En attendant, notre enjeu, s'il est plus modeste, ne nous en comblera pas moins. Pour nous qui sommes des bannis et des errants, qu'y a-t-il de plus miraculeux que de réussir à passer un hiver à Québec, sur le sol de France, parmi des amis ?