Chapitre 19


Les deux valets de Mme de Mercouville portant la chaise où avait pris place Angélique entamaient, non sans précautions, la pente abrupte qui menait au port. Au fur et à mesure que l'on descendait, la foule devenait plus dense et plus vive.

La Basse-Ville, c'était ce gros bouquet de maisons hautes et étroites, serrées les unes contre les autres, pressées au flanc du Roc, les pieds dans l'eau, et dont les cheminées monumentales, prolongées de leurs panaches de fumée, formaient couronne.

Angélique, par les interstices d'un petit rideau, regardait avec curiosité.

Il restait encore un peu de l'animation véhémente qui était celle de la Basse-Ville au moment du départ des derniers vaisseaux pour l'Europe et que l'arrivée de la flotte de Peyrac avait contribué à prolonger.

Il y avait des coureurs des bois, fortune faite, qui n'avaient pas encore tout dépensé en achats somptuaires ou en traites imprudentes. On les rencontrait dans leurs vêtements de peaux frangées, le fusil sur les bras, baguenaudant et déjà s'ennuyant, entrant chez le tailleur pour se faire couper un habit de marque, chez le taillandier pour y choisir des haches de traite ou de la quincaillerie. Des sauvages, qui n'avaient pas encore bu toute l'eau-de-vie de leurs transactions, s'attardaient dans la ville aux pièges et aux séductions insolites. Leur allure lente et rêveuse contrastait avec la promptitude générale qui régnait sur le port et dans les rues avoisinantes.

L'approche de l'hiver entraînait des travaux d'aménagement. On apportait le bois dans les cours, on le déchargeait, on l'empilait, et partout on entendait sonner le bruit des bûches jetées à la volée, on voyait des enfants occupés à édifier contre les maisons, sous l'auvent des galeries, la mosaïque d'un bûcher bien rangé.

Angélique aperçut le géomètre Fallières qui discutait avec le propriétaire d'une vaste maison prolongée d'une cour et d'une écurie. Un tabellion-notaire ou greffier était sur ses talons. Il était question d'appliquer une ordonnance qui fixait la mesure des bûches, la hauteur et la largeur des cordes de bois, souvent fantaisistes...

Les chevaux d'un charroi, dont les roues étaient calées dans la pente par de grosses pierres, attendaient patiemment devant l'entrée de la cour. C'étaient des chevaux doux et tranquilles, lourds, habitués à traîner des charges. On disait qu'ils tiraient la charrue au printemps car il y en avait plus que de bœufs de labour en Nouvelle-France et ce n'était pas l'un des moindres prodiges du Canada de les voir si nombreux, car ils étaient les descendants des douze chevaux envoyés dix ans plus tôt par le Roi de France.

Dans Québec, les enfants en sabots, turbulents et barbouillés, pouvaient en paix se disputer un pion de bois au bout d'une crosse, le jeu indien de prédilection, tirer leurs charrettes à chien, ou s'apprêter à dévaler la Côte de la Montagne sur une traîne quand viendrait la neige.

Angélique en aperçut de dix à douze ans, qui fumaient la pipe avec l'assurance de coureurs des bois chevronnés. Aussi bien tout le monde fumait, les nobles comme les paysans, les marchands comme les aventuriers, et même quelques femmes assises au seuil de leurs portes. C'était un besoin et un plaisir qu'avaient enracinés dans les mœurs la lutte contre les maringouins l'été, la longueur des soirées d'hiver, la familiarité des palabres avec le Peau-Rouge, lequel ne saurait s'entremettre en mille choses sans commencer par tirer une bouffée de son calumet et le repasser généreusement de bouche en bouche.

On plantait du tabac au coin de chaque rue, au seuil de chaque maison, et son odeur imprégnait les moindres recoins des ruelles.

Cette odeur s'ajoutait à celle du fumier, du goudron chaud lorsqu'on approchait du port, des volailles rôties lorsqu'on rôdait aux abords des auberges, des fourrures et du vin aux alentours des entrepôts et du boucan au coin des grèves que frangeaient d'algues les marées courtes du fleuve. En ces lieux, d'imprécis vagabonds installaient leurs feux d'herbes et d'épines choisies, entretenant jour et nuit l'encens d'une épaisse fumée qui ne cessait de gonfler et de se dérouler autour d'une tige en traverse, chargée de rubans d'anguilles.

Des cochons erraient çà et là, trottant sur leurs petites pattes et s'arrêtant pour regarder avec intérêt passer les équipages. Tout les enchantait, apparemment, et ils se montraient indifférents aux abois des chiens, aux procès que suscitaient leurs déprédations et, plus encore, aux multiples ordonnances de police dont ils étaient périodiquement l'objet.

Angélique avançait lentement parmi la foule hétérogène et bariolée où voletaient les coiffes blanches diversement ailées ou tuyautées de la plupart des femmes dont beaucoup avaient apporté la tournure de leur province d'origine : Normandie, Bretagne, Perche, Champagne, Aunis, Saintonge...

Les hommes se coiffaient du tapabor, large chapeau paysan, ou de bonnets de couleur et aux garnitures diverses.

Elle les voyait enfin dans leurs murs, ces Canadiens qu'elle avait rencontrés l'an dernier en guerriers fous d'audace, soit à Katarunk, soit en Nouvelle-Angleterre.

Elle les voyait aujourd'hui parmi leurs femmes et leurs enfants. Mais ils paraissaient à peine différents. Ils se révélaient rieurs, avec une certaine violence contenue dans le geste et l'attitude, une étincelle au fond des yeux qui n'était point commune ni familière. Elle les reconnaissait comme Français, mais des Français d'ailleurs, et cela les rapprochait de ce qu'ils étaient eux-mêmes, Peyrac et elle et leurs gens, qui aussi avaient connu le danger de l'Iroquois, l'hivernage, la menace du scorbut et de la famine.

Au centre d'une place qu'ils traversèrent, elle aperçut érigé le buste en bronze de Sa Majesté le Roi de France Louis XIV.

Janine Gonfarel habitait aux abords de la rue Sous-le-Fort, et son accueillante auberge, avec des dépendances, des galeries de bois couvertes, son cabaret et sa salle de restaurant où l'on faisait bonne chère, adoptait la courbe de l'anse du Cul-de-Sac où mouillaient barques et navires.

On ne pouvait être mieux situé.

Au-dessus du perron de l'entrée principale, le « bouchon » de branches de sapin, obligatoire pour désigner les établissements de ce genre, s'accompagnait d'une magnifique enseigne de fer forgé, entièrement dorée, et qui s'intitulait Au navire de France.

L'ensemble était cossu, inspirait confiance.

Dans la bousculade de la veille, Angélique n'avait pas remarqué ces belles demeures devant lesquelles leur cortège avait passé.

En mettant pied à terre, elle eut un instant de doute. Était-ce là qu'habitait Janine Gonfarel ? L'avait-on bien renseignée en lui disant que c'était la patronne du Navire de France qui avait recueilli son chat ? Mais elle aperçut le gamin rondelet qui était monté la veille lui porter des nouvelles de l'animal.

Lorsqu'elle pénétra dans la salle, obscurcie par la fumée des pipes, le tumulte cessa, les cornets à dés des joueurs de trictrac et les gobelets des buveurs demeurèrent en suspens. Le silence fut si complet que l'éclatement d'une grosse branche dans le brasier de la cheminée claqua comme un coup de feu.

Angélique cherchait des yeux la maîtresse des lieux et ne la distinguait pas dans cette semi-obscurité brumeuse qui est particulière aux tavernes, même en plein jour. Elle s'était attendue à ce que le chat bondisse à sa rencontre. Mais rien ne bougeait. Elle regretta de n'avoir pas pris au moins l'un de ses pages pour l'introduire. Les porteurs de Mme de Mercouville étaient restés dehors. Ils n'avaient pas le droit d'entrer dans un estaminet sans un billet signé de leur maître. Leur tâche accomplie, ils s'étaient donc accroupis le dos contre le mur pour faire un somme. Ce n'était pas des gens de grande maison et ils manquaient d'usages.

Comme né de la fumée nuageuse du tabac qui se muerait en apparition humaine, le sagamore Piksarett fut soudain aux côtés d'Angélique avec toutes ses plumes et ses médailles dans son chignon huileux, ses tresses d'honneur enfilées dans des pattes de renard et sa couverture de traite jetée royalement sur le superbe habit de drap rouge, soutaché de dorures, qu'il portait de préférence lorsqu'il se trouvait à Québec et qui était, en fait, une casaque d'officier anglais prise à l'ennemi. Il dit solennellement :

– Ne crains rien et avance-toi sans peur, ma captive. Tu es ici chez des amis. Je les connais et j'en réponds, à part quelques-uns qui sont mauvais chrétiens, mais ma hache et mon tomahawk les abattront avant que leurs mauvaises pensées ne se soient seulement formées en leurs têtes. Va ! Je veille !

La porte s'ouvrit dans le fond et Angélique vit la patronne venir à elle avec un large sourire. Elle avait dû se hâter pour se harnacher au mieux car l'édifice de dentelle soutenu par des fanons de baleines pour tenir plus raide, et qui lui servait de coiffe, était un peu de travers au sommet de sa tête abondamment bouclée. De lourds pendants de corail, en forme de poire, encadraient son visage rond.

Sa collerette de dentelle l'engonçait un peu et ses trois jupes superposées selon les critères de la mode l'avaient fait doubler de volume. Sur son abondante poitrine, ses bijoux, fort beaux, paraissaient plutôt présentés sur un plateau à l'admiration des amateurs que destinés à ajouter à l'élégance de leur propriétaire et elle tenait d'une main un mouchoir de dentelle et de l'autre un superbe éventail espagnol ouvert avec tant de gaucherie qu'on se demandait ce qu'elle comptait en faire. Mais Angélique, qui la trouvait plaisante, pensa qu'elle valait bien toutes les infantes d'Espagne et même la reine de France qui était si médiocre et raide dans sa présentation et manquait en plus de grâce aimable.

– Madame, j'ai voulu venir sans tarder vous remercier.

– Tout l'honneur est pour moi, marquise ! s'exclama Mme Gonfarel de sa voix grasseyante et cordiale, après avoir exécuté devant Angélique un petit plongeon qui voulait être une révérence et qui faillit lui faire perdre l'équilibre. Si vous voulez bien me suivre dans mes appartements, marquise...

Elle indiqua le chemin de la porte d'où elle avait surgi. À mesure qu'on avançait vers « l'appartement » de la patronne du Navire de France, des effluves savoureuses de cuisine firent palpiter les narines gourmandes d'Angélique.

– Votre fricot sent bien bon, Madame, ne put-elle s'empêcher de remarquer alors qu'elle pénétrait en compagnie de l'hôtelière dans la pièce voisine.

– Tu parles ! J'm'en doute ! s'exclama l'autre, joyeusement.

Elle referma la porte avec des précautions et des mines de conspirateur.

La chambre était vaste et agréable, bien meublée. À gauche s'ouvrait un âtre où sur un lit de braises était posée une grosse marmite de terre. Janine Gonfarel en vint soulever le couvercle avec des précautions mystérieuses.

– Regarde ! J't'ai préparé des pieds de cochon ! C'est-y pas ta préférence ?

Elle était revenue au tutoiement comme elle l'avait fait la veille. On sentait que c'était une personne originale et spontanée, incapable de s'embarrasser trop longtemps de manières cérémonieuses.

D'ailleurs, Angélique se trouvait bien dans cette pièce en compagnie de cette femme. Elle n'aurait pu expliquer pourquoi. Mais depuis son arrivée, et même avant..., se dit-elle... depuis des années peut-être, elle n'avait pas éprouvé une si cordiale impression de détente, de sécurité. Elle était seulement ennuyée de ne pas apercevoir son chat et le cherchait des yeux.

– C'est-y pas ta préférence ? répéta l'aubergiste.

Par politesse, Angélique se pencha au-dessus du ragoût qui bouillonnait doucement et avait un aspect des plus appétissants.

– Certes ! J'ai toujours raffolé des pieds de cochon...

– Oh ! Ça je sais !

Angélique, surprise par l'intonation, releva la tête. L'expression de son hôtesse avait changé. Il y avait eu dans sa voix comme un mélange de triomphe et d'aigreur et son visage lui parut hostile.

Troublée, Angélique sentit basculer sa confiance et comme, la veille, dans son bain, la panique irraisonnée la saisit.

Elle jeta un regard furtif et angoissé vers la marmite. La peur s'emparait d'elle. Ces sourires cauteleux, cet empressement cachaient-ils une méchanceté sournoise ? Est-ce qu'on avait fait un mauvais sort à son chat ? L'instant d'un éclair, elle s'attendit à voir le gamin dodu surgir, ricanant et chantant :

C'est la mère Michel


Qui a perdu son chat...

Cependant la déception la plus sombre se lisait sur les traits de Mme Gonfarel. Les sourcils et les coins de sa bouche s'abaissaient, lui donnant une expression chagrine, et sa lèvre inférieure se mit à trembler comme celle d'un poupard sur le point de se mettre à pleurer.

– Alors, vrai ! Tu m'remets pas ? s'écria-t-elle tout à coup.

Et comme Angélique demeurait coite, son attitude parut porter à son comble l'amertume de la commère.

– Faut-y qu' j'aie descendu la pente, se lamenta-t-elle. Faut-y que j'en aie pris des rides et des bajoues et que j'en aie marqué les années, l'une après l'autre, pour que ça m'arrive une chose pareille... Faut-y que j'aie descendu la côte jusqu'au plus bas... pour qu'elle ne me reconnaisse pas, moi, la Polak, sa frangine de la Cour des Miracles ! Ah ! Tu seras bien toujours la même... Une brise-le-cœur, voilà ce que tu seras toujours, Marquise des Anges !

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