Chapitre 35
Le vent était violent et Angélique, tout en se rendant, par les rues, vers le couvent des ursulines où elle allait rencontrer la Mère Madeleine, était obligée de s'arcbouter et de se cramponner aux pans de son manteau gonflé comme une voile. Pourtant, lorsqu'on levait les yeux, le ciel se révélait d'une étrange pureté, lisse, presque sans trace de nuages. Mais l'on n'en éprouvait pas de sérénité, car l'on devinait que, dans les lointains de l'espace, à des hauteurs incommensurables, se perpétraient des cataclysmes glacés. Le firmament dans sa limpidité cristalline touchée d'or parlait de déserts interdits à l'homme, d'un enfer inconcevable et pire peut-être que celui décrit par les théologiens, l'enfer du froid.
Angélique marchait vite, comme en union avec cette annonce de phénomènes dévastateurs dont les prémices commençaient à vider les rues. Tandis qu'elle se hâtait à la fois portée par le vent et une fièvre intérieure, qui prenait le pas sur l'inquiétude, elle se disait qu'il n'y aurait pas une accusation de la Mère Madeleine qu'elle ne se sentait la force de réduire en charpie.
La convocation lui avait été portée par un clerc de l'évêché. Monseigneur de Laval l'avertissait qu'il s'était entremis avec les dames ursulines dès la fin de la neuvaine pour l'amende honorable. Les religieuses lui avaient fait savoir qu'elles recevraient volontiers Mme de Peyrac aujourd'hui à l'heure qui lui conviendrait mais, de préférence, après vêpres et avant l'office du soir.
Angélique était chez elle ce jour-là afin d'initier Suzanne à quelques travaux tels que fourbir les cuivres, frotter les étains, faire briller les meubles fragiles.
Même si l'ursuline l'accusait formellement, tombait en crise et en pâmoison sur le plancher, elle garderait son sang-froid, ce qui serait la meilleure réponse à infliger à toutes ces comédies.
Elle scruta ses traits dans le miroir, étudia le visage qu'elle allait offrir à l'examen de la visionnaire, ses yeux verts un peu trop brillants, et elle tapota son col de dentelle. Puis sous le coup d'une impulsion, elle choisit deux pendants d'oreilles, deux petites boules d'or reliées par quelques perles, qu'elle fixa à ses lobes.
Elle ne voulait se présenter ni humble ni provocante. Seulement avec son visage à elle. De femme. De grande dame.
Sur sa coiffeuse, elle laissait à disposition une cassette contenant quelques fards, des parures. Elle se mit un peu de rose aux joues et aux lèvres.
Tout le temps qu'elle demeura devant le miroir, Suzanne, la jeune femme canadienne, se tint debout à quelques pas d'elle, ne quittant pas de ses prunelles très noires ce visage où se jouait un débat intérieur.
Lorsque Mme de Peyrac se retourna, elle lui tendit aussitôt son manteau et l'aida à s'en revêtir et à bien rabattre le capuchon.
Elle était partie d'un bon pas sans attendre le clerc envoyé par l'évêché. Monseigneur de Laval serait-il présent à l'entrevue ? se demandait-elle. Ne le souhaitant pas, elle préférait être seule en face de la religieuse.
Elle évita la place de la Cathédrale et coupa par un sentier de terre qui passait devant le moulin des Jésuites. Les ailes de celui-ci tournaient à une allure folle. Elle déboucha sur la Place d'Armes à l'autre extrémité de laquelle le château Saint-Louis et les remparts de sa cour de garde se dressaient. Le vent devenait cinglant et tourbillonnait.
Angélique vit des soldats qui couraient et se hélaient. En se retournant, elle faillit pousser un cri. Un nuage violâtre, énorme, montait de l'horizon à une vitesse incroyable. Son aile s'étendait déjà sur les côtes blanchies de Beaupré, de l'île d'Orléans et du Saint-Laurent gelé. On eût dit l'escadron du dieu des Ténèbres lancé à l'assaut de la Terre.
Mais après avoir tourné l'angle du mur de la Prévôté, tout changeait. À croire qu'elle avait rêvé. Le vent tombait et l'on découvrait, à l'orée de ce premier chemin qui avait été creusé dans la forêt canadienne et que l'on appelait toujours la Grande Allée bien qu'il fût aujourd'hui une large rue bordée de maisons, l'ouest brillant d'un soleil suave à peine atténué et dont les rayons pâles faisaient miroiter l'ardoise mouillée des toits.
Comme elle approchait du monastère des ursulines, la silhouette d'un jésuite se détacha de l'ombre des murs et se porta à sa rencontre. Angélique reconnut le religieux qui avait attiré son attention le jour du Te Deum par ses mains mutilées et son expression d'innocence hautaine.
– Je suis le Père Jorras, se présenta-t-il, aumônier chez ces dames ursulines et confesseur de la Mère Madeleine de la Croix qui a souhaité vous rencontrer aujourd'hui, Madame.
De toute évidence, il serait présent à l'entretien. Le jésuite échangea quelques paroles de salutations avec le séminariste qui les rejoignait enfin. Elle comprit que, lui aussi, à la demande de l'évêque, assisterait à l'entrevue, que ces ecclésiastiques courtois et prudents ne nommaient pas confrontation. Son nom l'éclairait sur les motivations de l'évêque à l'envoyer près d'elle. Il s'appelait Didace Morillot. Ce n'était pas un séminariste mais ce jeune prêtre que Monseigneur avait désigné comme futur exorciste du diocèse.
La « rencontre » avec la Mère Madeleine devait lui offrir une occasion de faire ses premières armes dans ce cas douteux de démonologie. Didace Morillot expliquait.
– Monseigneur m'a prié de me trouver céans afin de pouvoir lui transmettre un compte rendu précis des questions et réponses échangées. Je suis chargé de consigner le procès-verbal, ajouta-t-il en désignant un sac qui devait contenir des papiers et des plumes.
La pensée de ces deux témoins qu'on lui imposait commença à inquiéter Angélique.
– Qu'attendons-nous ? demanda-t-elle.
– Le R.P. de Maubeuge.
Le Supérieur des jésuites tournait précisément le coin à l'angle du bâtiment de la Prévôté, en retenant d'une main son chapeau à large bord. Comme le vent se calmait subitement, les manteaux retrouvèrent leurs plis hiératiques et, les couvre-chefs ne risquant plus de s'envoler, on put s'aborder avec la dignité requise.
À se voir entourée de soutanes noires, Angélique commença à craindre qu'à la prochaine étape le Père d'Orgeval n'apparût comme sortant d'une boîte. Sans y croire elle ne cessait de s'y attendre depuis son arrivée. Elle regretta de ne pas avoir demandé à Joffrey de l'accompagner, car, après tout, le Père d'Orgeval était leur adversaire commun. Il avait brandi son épée et levé son étendard contre Joffrey de Peyrac considéré par lui comme usurpateur en Acadie, avant même qu'il ne s'attaquât à elle et ne la dénonçât comme suppôt du diable.
Malgré ses résolutions, l'angoisse la prit tandis qu'elle levait les yeux vers les hauts murs de pierre grise du monastère.
Mais il n'y avait rien à Québec qui pût être entièrement solennel ou tragique du fait de l'intervention des Indiens qui, en toutes choses, fureteurs, farceurs, harcelants, importants, se trouvaient mêlés à la moindre affaire.
Au moment où le Père de Maubeuge s'apprêtait à soulever le heurtoir de bronze du grand portail on vit arriver par la Grande Allée un chef algonquin de la tribu des Montagnais et sa petite fille. Il venait remettre l'enfant aux dames ursulines afin qu'elles en fassent une chrétienne accomplie. M. Louis Jolliet, qui connaissait leur idiome, les accompagnait afin de leur servir d'interprète.
M. Jolliet présenta le Sagamore, titre que l'on donnait au chef de tribu, qui se nommait Mistagouche. La petite Indienne avait cinq ans. Baptisée au fond des forêts par un missionnaire itinérant, elle répondait au joli nom de Jacqueline. Son père, géant tatoué, l'arc et le carquois à l'épaule, la menait par la main, petit écureuil au cœur palpitant, aux grands yeux de nuit. Un bandeau brodé de perles et de poils de porc-épic retenait sa chevelure ébouriffée, copieusement ointe de graisse d'ours. Les mêmes dessins, tels que les sauvagesses aiment à en exécuter, ornaient l'ourlet de sa tunique de peau chamoisée ; ses chevilles émergeaient, frêles ; de ses mocassins frangés.
Puis, par cette même Grande Allée, arrivait aussi un cavalier. M. de Loménie-Chambord mit pied à terre et se dirigea vers eux. Sa venue n'était pas fortuite. Il avait prié les jésuites de l'avertir du jour où Mme de Peyrac se rendrait au couvent des ursulines.
– C'est moi qui ai été envoyé à Wapassou pour éclaircir les termes de la prédiction et juger de la créance qu'on devait y accorder. Je veux être près de vous aujourd'hui, lui dit-il.
Il accrochait la bride de son cheval à l'un des anneaux fixés dans le mur. Elle le prit en aparté.
– Êtes-vous venu pour m'aider ? lui demanda-t-elle.
Le chevalier de Malte sourit.
– Non ! Vous n'avez pas besoin d'aide, ma chère amie... Mais je suis venu parce que peut-être avez-vous besoin d'amitié ?... Entrons.
Dans l'épais vantail une porte s'était ouverte. Toute la compagnie pénétra à l'intérieur et descendit quelques marches de pierre qui menaient à un vestibule dallé. Quelqu'un s'y trouvait que l'on n'attendait pas : Monsieur l'intendant Carlon, lequel avait coutume de visiter parfois l'une des Mères avec laquelle il entretenait, même lorsqu'il se trouvait à Québec, une correspondance assidue. De nouvelles civilités furent échangées.
Par un tour grillagé sur la gauche, la voix d'une invisible sœur portière s'enquit du nom des religieuses que l'on désirait voir. Puis une autre porte manœuvrée de l'intérieur par une ficelle tirée les introduisit dans un parloir au parquet de bois bien ciré.
On vint chercher M. Carlon pour le conduire à un parloir plus exigu où, assis devant la clôture grillagée, il allait pouvoir s'entretenir avec sa pieuse égérie des fins dernières de l'âme.
La Mère Madeleine avait été prévenue, mais il fallait auparavant s'occuper du sauvage et de son enfant, ce qui retarderait un peu l'entrevue.
Le grand chef était impressionné par ce décor nouveau et bizarre pour lui. Il regardait autour de lui et avait des gestes timides et un sourire enjôleur, attendrissant pour sa carrure. Les Montagnais s'éparpillaient des environs de Saguenay jusqu'aux limites du Labrador. Mistagouche avait fait un long voyage pour atteindre ce monastère des Blancs. Admiratif, il examinait les tableaux suspendus aux murs qui représentaient des cœurs percés de glaives, couronnés d'épines, surmontés de flammes ardentes.
À la droite de la porte on trouvait un bénitier en faïence où chacun en entrant avait pris un peu d'eau bénite du bout des doigts avant de se signer.
Dans les profondeurs du couvent une cloche tintait. Une jeune religieuse entra, une novice qui avait droit de semi-clôture afin de pouvoir accueillir les élèves dès le seuil. Elle s'extasia de tendresse à la vue de l'enfant, lui ouvrit les bras, l'enleva sur son cœur. Elle lui parlait en langue indienne de racine huronne que la petite Montagnaise ne comprenait pas bien mais qui lui était familière. La novice couvrait de baisers et de caresses les petites joues ivoirines, ombrées de crasse, la câlinait et la berçait afin d'apaiser sa frayeur. Elle lui montra un pruneau confit, une balle rouge.
La dilection brûlante qui avait poussé cette jeune fille de noble famille à traverser les mers pour le salut des pauvres sauvages rayonnait sur le visage de la jeune sœur et s'exprimait dans ses transports qui auraient pu être ceux d'une mère retrouvant son enfant.
Elle assura le père de Jacqueline que la petite ferait l'objet de tous les soins des Mères, serait fort aimée d'elles, qu'on ne lui enlèverait pas son amulette qu'elle portait au cou pour la préserver des mauvais esprits, ni qu'on n'aurait garde d'oublier de l'oindre tous les jours de graisse pour la protéger du froid en hiver, des moustiques en été, pieux mensonges en ce qui concernait peut-être ces dernières assertions. En tout cas, Jacqueline ne manquerait jamais de rien, mangerait tous les jours à sa faim, certifiait-elle.
M. Jolliet traduisait.
La novice se retira, emportant l'enfant blottie dans son giron, tout en continuant de parler et de chantonner afin de la distraire de cette séparation d'avec son père. Celui-ci, qui, par sa taille, dominait tout le monde d'une tête, se tourna vers chacun en prononçant un petit discours qui devait être courtois. S'agenouillant, il tira de son havresac deux peaux de loutres et des dépouilles de renards puis les ayant posées à terre, il demanda de l'eau-de-vie. Les visages des jésuites se firent sévères, et Louis Jolliet gourmanda le sauvage.
– Ils sont incorrigibles, dit le comte de Loménie. L'an dernier des sagamores montagnais sont venus en délégation à Québec demander l'abolition de la traite de l'alcool qui les rend assassins et meurtriers entre eux, au point qu'ils tuent femmes et enfants dans leur délire. Mais, voyez, celui-ci a déjà oublié ses plaintes et ses serments...
Le sagamore se tourna vers Angélique et recommença par gestes sa demande. Un quart de chopine, semblait-il implorer, dont il mesurait la valeur du pouce et de l'index.
– Il sait que nous ne lui en donnerons pas. Il tente sa chance auprès de vous qui êtes nouvelle venue à Québec.
La clarté du jour baissait étrangement. Avec l'arrivée du nuage obscur, la pénombre s'alourdissait et seuls les visages et les mains se détachaient, blafards. Louis Jolliet sortit en disant qu'il allait réclamer du luminaire. Le Montagnais posa doucement, dans un coin, son arc et son carquois, son bouclier d'écorce. Il ne désespérait pas à la fin d'obtenir une petite dose d'alcool en échange de ses fourrures et du don qu'il avait fait de sa fille aux très saintes Mères.
Dans les profondeurs du couvent, la cloche continuait toujours à appeler à petits coups brefs et irréguliers.
L'interprète revint avec deux bougeoirs d'argent supportant chacun trois chandelles. Il voulait prendre congé, emmenant son sauvage avec lui. Mais Mistagouche avait mis son espoir en Angélique, cherchant à la désarmer par une mimique destinée à l'amuser et à inspirer sa pitié. Elle ne s'y laissait pas prendre, connaissant la hardiesse sans limite des indigènes et ce que leur sourire amène cachait d'entêtement et de ruse lorsqu'il s'agissait d'obtenir de l'eau-de-vie.
M. Jolliet finit par s'en aller car il avait répétition au Séminaire avec la chorale des petits élèves pour préparer les chants de Noël.
Le sagamore alla s'asseoir par terre, sous le grand crucifix, le dos au mur. Il ne bougeait pas plus qu'une statue et attendait. La clarté du jour remontait. Un rayon de soleil parut s'évader entre les nuages. Les deux jésuites et le prêtre parlaient entre eux dans un coin de la pièce.
Angélique était trop impatiente pour prendre place sur l'un des sièges disposés le long des murs du parloir. Elle allait et venait, examinant les tableaux.
La porte s'entrouvrit doucement et le profil de belette de Piksarett se glissa dans l'entrebâillement. Il souriait de toutes ses dents de rongeur, enchanté de la surprendre. Après avoir examiné les alentours et reniflé dans la direction du Montagnais avec un air dégoûté, il entra tout à fait, se couvrit d'eau bénite et de signes de croix.
– Salut, Sagamore, pourquoi viens-tu ? demanda Angélique.
– Il faut se hâter, répondit Piksarett, énigmatique.
Mais avec la même dévotion que Mistagouche tout à l'heure, il allait déposer ses armes, c'est-à-dire son mousquet d'honneur à long canon, dans une encoignure, puis rejetait sa fourrure d'ours noir. Nu, sans autre vêtement que son brayet de peau, et ses médailles et chapelets au cou, jamais il n'avait paru si dégingandé, avec ses longues jambes maigres d'échassier.
Il prit son calumet à sa ceinture, le bourra d'un tabac noir, battit le briquet et, après en avoir tiré quelques bouffées voluptueuses, alla échanger le tuyau de sa pipe avec celle du Montagnais qui s'était empressé de l'imiter. Ils fumèrent ainsi chacun au calumet de l'autre, signe de paix. Piksarett, l'Abénakis, le Narrangassett, fils des belles et hautes forêts du Sud, méprisait profondément ces peuplades du Nord qui rôdent parmi des arbres rabougris, mais les règles de l'hospitalité indienne et de la charité chrétienne mêlées l'obligeaient à se montrer civil. Du moment qu'il ne s'agissait pas d'un ennemi de Dieu... Ayant satisfait à son devoir, il revint s'installer sur sa peau d'ours, de l'autre côté de la porte, les jambes croisées.
Il faisait de plus en plus sombre, avec des lueurs dorées, fuligineuses, qui se posaient sur les objets et les meubles et faisaient briller le plancher. Angélique, que l'arrivée du Grand Baptisé avait distraite de son attente, reprit ses allées et venues à travers le parloir.
– Pourquoi t'agites-tu comme un loup maigre dans son piège ? demanda Piksarett qui la suivait des yeux avec ironie.
– Parce que je m'impatiente. Je voudrais en avoir fini. Tu as dit toi-même qu'il fallait se hâter...
– Qui attends-tu ?
– La Mère Madeleine.
– Elle est là.
Angélique sursauta. Depuis combien de temps un rideau avait-il glissé sur la grille de bois d'une clôture, permettant à la religieuse qui se tenait derrière d'observer sans être remarquée celle qu'on lui avait annoncée : Angélique de Peyrac, la Dame du Lac d'Argent ?
Angélique s'étonna de n'avoir pas senti peser sur elle ce regard comminatoire. En s'approchant elle se crut encore victime d'une méprise, tant l'apparence de la petite ursuline derrière la grille lui parut anodine pour une visionnaire.
La Mère Madeleine avait une physionomie d'enfant que la guimpe blanche qui serrait son visage rendait un peu poupine. Les jeûnes, dont on la disait coutumière, ne semblaient pas avoir eu d'influence sur sa bonne santé. Et pourtant, il y avait des jours où elle ne se nourrissait que d'une hostie. Son teint était blanc mais non pâle. Elle montrait la carnation laiteuse et lumineuse qui est celle de personnes s'exposant rarement au soleil. Fleurs d'ombre. Elle portait des lunettes rondes, cerclées de fer et, sans cela, on eût pu comparer son visage à celui des vierges flamandes comme en peignait Rubens, dont la fine et charmante beauté et le teint de porcelaine entraînaient si bien au culte de la Reine des Cieux.
Dans le fond de la cellule près d'une table où brûlait une lampe à huile se distinguait la silhouette sombre d'une autre moniale, debout, la Supérieure, sans doute, en chape de chœur et voile noir, les mains dans ses larges manches, et qui ne quitta pas sa pose hiératique de toute l'entrevue.
Angélique s'approcha jusqu'à un pas du grillage croisillonné derrière lequel elle sentait fixé sur elle le regard de la Mère Madeleine.
– Eh bien ! lui demanda-t-elle, suis-je la Démone ?
D'une manière inattendue la jeune sœur se mit à rire.
– Non ! s'écria-t-elle, et vous le savez bien !
Alors ces messieurs rapprochèrent des chaises et les disposèrent devant la clôture.
Angélique prit place au milieu, en face de la Mère Madeleine, le Père Jorras à sa droite et le Père de Maubeuge à sa gauche. Loménie se mit un peu en retrait. L'abbé Morillot s'assit sur un tabouret et installa sur ses genoux son matériel de scribe. En haut d'une page il traça une croix, puis les trois lettres invocatrices J.M.J., puis les noms des personnes présentes.
Le compte rendu de cette entrevue qu'il rédigea à dessein d'en conserver les « minutes » pour les Archives de l’Évêché et celle des Jésuites commence par ces mots :
... La première a pris la parole, ladite dame de Peyrac, comparante, et a demandé, s'adressant à notre sœur ursuline, Mère Madeleine de la Croix. Question : Eh bien ! Suis-je la Démone ? Réponse : Non ! Et vous le savez bien !
La jeune religieuse avait répondu d'une voix douce. Elle paraissait étonnée et au fur et à mesure qu'elle étudiait Angélique, heureuse et même éblouie. Enfin, extrêmement soulagée. Angélique ne l'était pas moins. Ainsi, dès les premiers instants, l'affaire était réglée. Malheureusement, ni l'une ni l'autre n'en furent quittes pour autant.
Le R.P. de Maubeuge prit en main la suite de ce que l'abbé Morillot, dans son procès-verbal, désigna du terme, peu amène, d'interrogatoire.
De sa voix unie, un peu sourde, il proposa de rappeler les faits, tout d'abord dans leur ordre chronologique. Il souligna vers quelle époque la religieuse ici présente avait signalé à sa Supérieure l'apparition qui l'avait visitée, ce qui remontait à environ deux années, puis la date où elle en avait fait de nouveau le récit à son confesseur, puis les différentes dates où elle avait été entendue devant divers aréopages, où avaient pris place l'évêque, le Père d'Orgeval, le Supérieur du Séminaire M. de Bernières, et lui-même, Supérieur des Jésuites.
Il tint à lire la teneur de cette vision. Et, une fois encore, Angélique dut réentendre ce texte qui la première fois lui avait paru aberrant, puis insultant lorsqu'elle avait su qu'on s'attachait à reconnaître Gouldsboro dans le paysage décrit et elle-même dans le démon succube entrevu et qu'elle écouta cette fois avec l'indifférence de l'habitude.
... Je me trouvais au bord de la mer. Les arbres s'avançaient jusqu'au bord de la plage... Le sable avait un reflet rose... Sur la gauche était bâti un poste de bois avec une haute palissade et un donjon où flottait une bannière... Partout dans la baie des îles en grand nombre comme des monstres assoupis... Au fond de la plage, sous la falaise, des maisons de bois clair. Dans la baie, deux navires qui se balancent à l'ancre... De l'autre côté de cette plage, à quelque distance, et après qu'on eut dû franchir environ un ou deux miles, il y avait un autre hameau de cabanes avec des roses autour... J'entendais piailler les mouettes et les cormorans...
... Tout à coup une femme d'une très grande beauté s'éleva des eaux et je sus que c'était un démon féminin. Elle resta suspendue au-dessus des eaux dans lesquelles son corps se reflétait et sa vue m'était insupportable, car c'était une femme... et je voyais en elle le symbole de ma condition de pécheresse. Tout à coup, du fond de l'horizon, un être dans lequel je crus reconnaître un démon ailé s'avança d'un galop rapide et je m'aperçus que c'était une licorne dont la longue pointe étincelait au soleil couchant comme un cristal. La démone la chevaucha et s'élança à travers l'espace.
... Alors je vis l'Acadie, comme une immense plaine que j'aurais contemplée du haut des cieux. Je sus que c'était l'Acadie. Aux quatre coins des démons la tenaient comme une couverture et la secouaient violemment. La démone la parcourut d'un sabot ailé et y mit le feu... Tout le temps que dura cette vision je me souviens que je gardais la sensation qu'il y avait comme dans le coin du décor un démon noir et grimaçant qui semblait veiller sur la créature étincelante et démoniaque et j'avais, par instants, la crainte terrible que ce ne fût Lucifer lui-même...
... J'étais et me désespérais car je voyais que c'était là le désastre pour le cher pays que nous avions pris sous notre protection, lorsque tout parut s'apaiser. Une autre femme passa dans le ciel. Je ne saurais dire si c'était la Sainte Vierge ou quelque sainte protectrice de nos communautés. Mais son apparition parut avoir calmé la démone. Elle reculait, effrayée... Et je vis sortir d'un taillis une sorte de monstre velu qui se jeta sur elle et la déchiqueta et la mit en pièces, tandis qu'un jeune archange à l'épée étincelante s'élevait dans les nuées...
Une fois le rappel de la vision terminé, l'interrogatoire recommença et se poursuivit, rédigé au fur et à mesure par l'abbé Morillot, exorciste, dont la plume active grinçait sur les feuillets.
Le R.P. de Maubeuge commença par représenter à la religieuse qu'elle avait maintes fois souligné que dans sa vision elle n'avait pu voir le visage de la démone qui était contre le soleil, alors que son corps nu qui s'élevait des eaux était comme éclairé. Comment pouvait-elle affirmer alors en voyant Mme de Peyrac qui se présentait à elle, vêtue et ne pouvant s'identifier que par son seul visage, qu'il ne pouvait s'agir de l'apparition ?...
La question, en effet, était embarrassante à plus d'un point de vue.
Cette question de nudité avait toujours paru beaucoup préoccuper les ecclésiastiques ou personnages importants désignés pour examiner l'authenticité et la signification de cette vision.
Allait-on demander à Angélique de se dévoiler comme Suzanne au bain ?
Une gaieté intempestive l'obligea à se mordre les lèvres et elle jeta subrepticement un regard vers le chevalier de Loménie. Devinait-il ses pensées irrévérencieuses ?
Cependant la Mère Madeleine, après avoir paru déconcertée par l'argutie, secouait la tête.
– Qu'importe ! Ce n'est pas elle, fit-elle avec douceur mais d'un ton sans réplique.
Question du R.P. de Maubeuge à ladite religieuse :
– Vous maintenez les termes de votre déclaration ? Vous restez assurée d'avoir vu nettement les détails précités ?
Réponse : Oui.
Question : Vous n'avez pas été entraînée après conversation avec votre Mère Supérieure à ajouter un détail qui vous aurait été suggéré pour aider à l'interprétation ?
Réponse : Non.
Question : Au cours de votre entretien avec le Père Jorras ?
Réponse : Non.
Question : Au cours de vos entretiens avec le Père d'Orgeval ?
Réponse : Non ! Non, répondait la petite religieuse avec énergie. Je n'ai rien ajouté, rien retranché. J'ai vu cette nuit-là ce paysage aussi nettement que si je l'avais vu sur un tableau peint par le frère Luc. Ce qui me plaisait c'est que le sable des plages était rose et je n'en ai jamais vu de cette couleur.
Question : Avez-vous reconnu l'établissement de Gouldsboro ?
Réponse : Je ne connais pas l'établissement de Gouldsboro. J'ignore où il se trouve.
Question : Êtes-vous-certaine de n'avoir pas prononcé le nom de Gouldsboro ?
Réponse : J'en suis certaine.
Question : Quel nom avez-vous donc prononcé ?
Réponse : J'ai parlé de l'Acadie. La seule chose dont j'étais certaine c'était que ces lieux se trouvaient en Acadie et que l'Acadie était menacée.
Le Père de Maubeuge se tourna vers Angélique. À la lueur de la veilleuse à huile, dans cette pénombre qui s'accentuait, son visage était de plus en plus celui d'un vieux savant chinois.
– Et vous, Madame, la description de ce paysage vous semble-t-elle se rapporter à votre établissement de Gouldsboro qui vous est familier ?
– À vrai dire cela pourrait être n'importe quel établissement de la Baie Française16, répondit-elle d'un ton neutre.
– Mais cela ne pourrait-il pas être Gouldsboro ?
– Cela pourrait l'être, admit-elle, comme cela peut ne pas l'être.
– N'y a-t-il aucun détail dans cette description précise qui ne vous ait persuadée en conscience qu'il s'agit bien là de votre établissement, qu'il ne pouvait s'agir que de Gouldsboro ?...
À ce moment Angélique croisa le regard de la petite religieuse fixé sur elle.
« J'ai dit la vérité, criait ce regard. Alors, toi aussi, tu dois dire la vérité. »
Et soudain elle comprit ce qui se débattait au sein de cette discussion pointilleuse. Elle comprit quel était l'enjeu que poursuivaient le jésuite et les autres ecclésiastiques en les engageant, elle et la Mère Madeleine, dans ces sombres dédales.
L'enjeu, c'était la vérité.
Les jésuites n'étaient pas des inquisiteurs. Leur ordre s'était toujours défendu de prendre le relais des dominicains au prétoire du sinistre tribunal. Ils n'étaient pas là comme aux temps affreux de l'Inquisition pour obtenir par de fausses déclarations ou de faux témoignages des abjurations ou pour confondre des hérétiques ou des sorcières promis d'avance, par eux, au bûcher.
Ils étaient là pour faire éclater la vérité.
Il leur fallait décider de la véracité des phénomènes supranormaux qui étaient soumis à leur jugement et, s'ils se montraient intransigeants, c'était dans la poursuite des examens qu'ils entreprenaient à la lumière prudente de leurs connaissances ésotériques approfondies.
Elle se souvint que le grand exorciste de Paris qui avait examiné Joffrey au moment de sa mise en accusation de sorcellerie était un jésuite, et qu'on l'avait assassiné afin qu'il ne pût venir témoigner au procès de l'innocence du comte reconnue par lui.
Et son frère, Raymond, le jésuite, avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver Joffrey du bûcher.
Tout cela repassa en quelques secondes dans sa tête tandis que son regard allait des deux graves physionomies des religieux, à celle, angoissée, de la jeune sœur derrière sa clôture.
« Dis la vérité », suppliaient les yeux de celle-ci.
Se taire, laisser volontairement dans le vague des certitudes qui permettraient au jésuite et à l'exorciste de décider du cas, c'était condamner la Mère Madeleine. On avait déjà dû l'interroger souvent, la harceler sans fin. On finirait par la traiter de simulatrice, d'hystérique, fabulant pour attirer sur elle l'attention, indûment.
Or, Angélique pouvait-elle nier Ambroisine ? Aujourd'hui, elle avait devant elle, celle, innocente, qui, par un de ces mystères, mal expliqués encore, l'avait « vue » la première et l'avait, en tremblant, annoncée.
Angélique pouvait-elle nier les scènes démentes, les crimes horribles dont elle avait été le témoin sur les « grèves » brûlantes du Golfe Saint-Laurent, où dans la chaleur de l'été et une odeur nauséabonde séchaient sur les galets la morue des pêcheurs bretons ?
Pouvait-elle nier la licorne de bois doré, échouée dans les sables roses du rivage de Gouldsboro et sa corne de narval étincelant au soleil « comme du cristal » ?
Elle abdiqua.
– Oui, c'est vrai, vous avez raison, reconnut-elle. Il y a eu un temps, à Gouldsboro, où TOUT FUT EN PLACE comme dans la vision. Les maisons de bois clair, sous la falaise, et qui n'étaient pas encore construites quand a eu lieu la prédiction... Les deux navires dans le port... Tout était en place, et je dois reconnaître que l'image est exacte et que la Mère Madeleine ne pouvait pas la composer d'avance. Mais cela ne veut pas dire que parce que j'habitais là et m'y trouvais à ce moment, je suis forcément l'esprit succube qui...
Le Père de Maubeuge l'interrompit d'un geste sec et sans appel qui signifiait qu'on ne lui demandait pas de plus amples informations, ni même son avis sur la question...
Mais, à partir de sa déclaration, l'interrogatoire prit la forme... d'un travail de collaboration efficace qu'Angélique accepta par esprit de loyauté envers la Mère Madeleine.
EXTRAITS DE L'INTERROGATOIRE
Question : Vers quelle époque situez-vous ce temps où le paysage de la « vision » s'est réalisé exactement à vos yeux ?
Réponse : Au début de l'été qui vient de s'écouler.
Question : Avez-vous été témoin en ce même temps de phénomènes démoniaques qui se seraient passés en ces lieux ?
« Ladite dame de Peyrac répond qu'elle n'est pas habilitée pour juger d'une telle question, elle ne se croit pas apte à pouvoir différencier les phénomènes démoniaques de n'importe quel autre événement mauvais qui pourrait survenir. »
À sa tirade le R.P. de Maubeuge riposta avec un mince sourire qu'il était au contraire persuadé qu'elle avait certains dons lui permettant de discerner ce qui ne se voit pas et dont avaient témoigné auprès de lui des personnes versées en cette science et dignes de confiance, à savoir le Père Massérat, le Père de Vernon dans une lettre qu'il lui avait fait parvenir avant de mourir, le Père Jeanrousse, également, un des jésuites d'Acadie...
À cette énumération Angélique se vit acculée, cernée par un cercle de Robes Noires comme une biche aux abois. Ils finiraient par tout savoir d'elle et d'Ambroisine s'ils ne savaient pas tout déjà.
Elle reconnut qu'il y avait en effet, en ce temps-là, à Gouldsboro, des événements que l'on pouvait qualifier de « démoniaques » mais ensuite elle serra les lèvres et décida, à part elle, qu'elle ne se laisserait plus rien arracher. Non, elle ne parlerait pas et jamais d'Ambroisine, la démone incarnée – elle ne l'avait que trop « vue » et de trop près – elle ne parlerait pas de ses crimes, ni de sa mort... Il y a des choses qu'il est préférable de taire lorsqu'elles ont été vécues et révolues. Rien ne sert de les inscrire dans la pierre ou sur le papier. Ainsi l'avait fait remarquer Ville d'Avray dans sa sagesse épicurienne. Il y avait beau temps que les sables des grèves d'Acadie n'en gardaient plus aucune trace. Elle estimait donc qu'elle en avait assez dit par son approbation, pour donner raison à la Mère Madeleine, et même au Père d'Orgeval lorsqu'il avait « désigné » Gouldsboro. Elle n'irait pas plus loin.
Le Père de Maubeuge lut-il sa résolution sur son visage, il n'insista pas. Se tournant vers la Mère Madeleine, il demanda, mais sur un ton qui laissait entendre qu'il s'agissait d'une question annexe.
– Ma Sœur, vous avez parlé récemment à votre Supérieure d'un autre songe au cours duquel le Père de Brébeuf vous serait apparu, vous adjurant de prier pour la conversion d'un sorcier. Y a-t-il relation entre ce nouveau message que vous avez reçu de l'Au-delà et les faits plus anciens qui nous occupent concernant Gouldsboro, Madame de Peyrac ou son époux ?
– Non ! Non, dit précipitamment la Mère Madeleine. Ce songe me fut donné la nuit de leur arrivée mais ils n'étaient pas en cause. Le Père Brébeuf m'avertit qu'un sorcier allait être sollicité pour commettre un sacrilège et qu'il fallait tout mettre en œuvre pour empêcher cette infamie. Je me suis jetée au pied de ma couche et j'ai prié de longues heures...
« Pauvre Mère Madeleine ! » pensait Angélique. Ses jours et surtout ses nuits ne lui paraissaient pas bien répondre à l'image calme et séraphique qu'Angélique se faisait de la vie d'une moniale cloîtrée.
Le R.P. de Maubeuge demanda :
– Il ne s'agit donc pas du sorcier dont il est question dans la vision ?
– Quel sorcier ? demanda la religieuse, troublée.
– Ce personnage sombre qui se tenait derrière la femme diabolique et dont vous craigniez que ce ne fût Satan.
– Non ! Non, ce n'était pas Satan, je m'en suis défendue par la suite...
– En effet. Alors était-ce un sorcier ?
– Non, ce n'était pas un sorcier.
– Alors, qui était-ce ?
– Un homme noir, murmura-t-elle d'une voix tremblante.
– Pensez-vous qu'il puisse s'agir de Monsieur de Peyrac ?
Angélique poussa un léger cri de protestation, auquel répondit en écho un même petit cri de la Mère Madeleine.
Le Père de Maubeuge ne paraissait pas impressionné par ces réactions de femmes trop sensibles et réitéra sa question.
– Je ne connais pas Monsieur de Peyrac, dit la petite nonne d'un air malheureux.
– Souhaitez-vous qu'il soit mis en votre présence ?
– Non, ce n'est pas la peine. Inutile de déranger ce grand seigneur. Ce n'est pas lui.
– Dans quelle certitude puisez-vous la conviction que ce n'est pas lui ?
Et comme elle ne répondait pas.
– Est-ce à dire, ma Sœur, que vous savez QUI est l'homme noir ?
– … !
– Ma Sœur pouvez-vous nous LE nommer ?
– Non ! Non ! Je ne PEUX pas, s'écria la Mère Madeleine en plongeant son visage torturé entre ses mains.
– Mais laissez-la donc en paix, la pauvre créature ! intervint Angélique. N'a-t-elle pas assez pâti, comme nous-mêmes, de toutes ces histoires ? À quoi riment ces précisions que vous exigez d'elle, mon Père ? Pourquoi tout préciser, dénoncer, définir ? Pourquoi ne trier que ce qui peut faire mal, décevoir sur la nature des êtres ? Tous les témoignages de destruction, de faiblesse, de déchéance doivent-ils nécessairement être inscrits ? Une tempête est faite pour passer. Si nous la retenions de force sur nos rives, elle ravagerait tout. Ce serait un geste insensé. Croyez-moi, mes Pères, il y a des choses qu'il ne faut pas retenir sous peine qu'elles ne vous ravagent. Il faut les laisser passer comme le vent... Mais qu'est-ce donc ? sursauta-t-elle malgré elle, alors qu'un de ces coups sourds, comme ceux d'un lointain canon qui par moments éveillaient les échos du monastère et n'avaient cessé d'accompagner leur conversation, éclatait avec plus de violence.
– C'est la tempête qui approche, répondit le Père de Maubeuge. Le vent qui passe... Que disiez-vous, Madame ?
– Que l'on ne gagne pas toujours à vouloir incarner l'esprit du mal, par des noms, par des signes qui demeureront, lui donnant pouvoir...
Elle frissonnait en se rappelant l'écriture du petit billet trouvé dans la casaque de l'homme tué par Piksarett... « Je viendrai ce soir si tu es sage. » La seule vue de l'écriture lui avait fait dresser les cheveux sur la tête. L'écriture d'Ambroisine...
– La plume parfois peut transmettre du venin, dit-elle.
À sa grande surprise, et alors qu'elle s'apprêtait à affronter les conséquences de son intervention, et à subir de nouvelles questions, le Père de Maubeuge eut un de ces petits signes de tête à la chinoise qui étaient sa forme de courtoisie, et, sans plus insister, il se leva, imité en cela par le Père Jorras, puis l'abbé Morillot.
– Dois-je conclure sur ces derniers mots ? demanda ce dernier.
– Lesquels ?
– « ... La plume parfois peut transmettre du venin... », relut gravement le jeune clerc.
Un sourire vint aux lèvres du Supérieur des jésuites.
– Cela me semble parfait, approuva-t-il.
Et il y avait eu sur ses traits une expression d'humour et de satisfaction.
– Dois-je relire la rédaction ? demandait l'abbé Morillot.
– Non, car la tempête approche. Nous allons signer.
La plume passa de main en main. Le manuscrit fut posé dans un tiroir que la Mère Madeleine avait poussé vers l'extérieur, puis qu'elle ramena derrière la grille afin de le signer à son tour.
Puis l'abbé Morillot reprit le tout et le rangea dans un sac en peluche.
– Ma Sœur, je reviendrai vous voir, cria Angélique avant que le rideau noir ne retombât de l'autre côté de la grille, lui cachant la Mère Madeleine.
Angélique avait été obligée de crier à cause des bruits du vent qui ébranlait les portes et qui ne faisait que s'accroître.
– Oui, revenez nous voir, chère dame, répondit la voix douce derrière la tenture. Nous vous ferons visiter nos sept autels.
Piksarett et le chef montagnais se rapprochèrent. On les avait oubliés dans la tension de l'heure précédente.
Le comte de Loménie prit le bras d'Angélique sous le sien.
– Je vais vous accompagner, Madame.
Maintenant que tout était terminé, Angélique leur trouvait à tous une apparence aimable.
– Vous avouerai-je, mon Père, que je me sens lavée comme par l'eau lustrale d'un nouveau baptême.
– Vous n'aviez rien à craindre, Madame, répondit le Père de Maubeuge. Cette confrontation comme vous l'avez fait remarquer vous-même ne visait qu'à mettre en lumière ce que nous savions tous.
Cependant, malgré l'urgence pour tous de regagner leur domicile, le Père de Maubeuge leur réservait encore une annonce d'importance. Il se tourna vers le comte de Loménie.
– Je m'adresse à vous, Monsieur le chevalier de Malte, car je sais l'amitié de longue date qui vous a uni au Père Sébastien d'Orgeval. Je sais aussi les questions que vous vous posez sur son sort et les inquiétudes que vous en concevez. Je ne pouvais parler jusqu'à ce jour, avant que la question que nous venons de traiter ne soit éclaircie à la lumière du Saint-Esprit. Cela étant, je suis heureux de pouvoir désormais vous rassurer sur le sort de votre ami et je vous autorise, mon frère, si nos concitoyens s'en informent près de vous, à leur révéler les décisions prises en commune volonté par nous-même et le Père d'Orgeval. Vous n'ignorez pas que nos missions d'Iroquoisie, dont les territoires s'étendent des confins du grand sault de Niagara à ceux du lac nommé de Toronto, et délaissées longtemps depuis le grand massacre des Hurons et de nos missionnaires perpétré par les Iroquois des Cinq-Cantons, se relevaient de leurs cendres.
« Depuis des années des catéchumènes, des baptisés, appartenant à ces nations apparentées aux Iroquois, réclamaient de plus en plus ardemment le retour des Robes Noires pour les conserver dans la foi de leur baptême. J'ai jugé le moment venu d'envoyer en ces lieux déshérités le plus capable, le plus influent, le plus courageux de nos missionnaires : j'ai nommé Sébastien d'Orgeval. N'a-t-il pas, presque à lui seul, quasiment converti les immenses territoires de l'Acadie de l'Ouest, veillé par les armes au maintien des frontières avec les hérétiques de Nouvelle-Angleterre ? « Aux Iroquois » il saura soutenir et défendre ces peuples abandonnés et sans cesse menacés d'extermination par leurs frères demeurés païens. Tout le désignait, car s'il a appris facilement de nombreux dialectes abénakis, il parle aussi couramment le huron-iroquois. Il s'est donc mis en chemin alors que votre flotte parvenait sous Québec, Madame. Voici pourquoi vous et votre époux ne l'y avez pas trouvé. Lui-même comprenait que c'était mieux ainsi. Il ne s'arrêtera ni aux Trois-Rivières ni à Ville-Marie. S'il ne peut atteindre les limites d'Iroquoisie avant les grandes tempêtes de neige qui en interdiraient l'accès, il hivernera au fort de Cataraqui sur le lac Frontenac.
Le Supérieur parlait de sa voix posée et l'ébranlement des coups de vent orchestrait avec une force de plus en plus violente ce récit tranquille. Angélique en avait les nerfs secoués.
– ... Comme vous le voyez rien de mystérieux dans ce décret. Il était seulement préférable d'attendre l'apaisement des passions, avant de susciter par notre ville, volontiers bavarde et excessive, les commentaires d'une démarche que le Père d'Orgeval a accomplie en toute lucidité. Il s'est éloigné conscient de suivre au mieux la voie désignée par son Maître, Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont il demeure le soldat aveuglément soumis par ses vœux.
Au même instant, un bruit terrible commença de monter au-dehors, comme l'arrivée par la forêt d'attelages de cent chariots en folie : galops, escadrons, heurts des roues de bois sur les pavés, une armée démente parut défiler devant le couvent, poussant des rugissements sans fin. On eût dit des charrois de canons roulants, traînés par des chevaux emballés faisant résonner les voûtes et craquer les portes.
Angélique se crut la proie d'une hallucination.
– Qu'est-ce donc ? s'écria-t-elle se cramponnant nerveusement au bras de Loménie.
– La tempête ! répondirent-ils sans paraître s'émouvoir.
Piksarett remettait sa peau d'ours.
La porte s'ouvrit avec fracas et l'intendant Carlon entra, poussé dans le dos par la force du courant d'air. Les silhouettes d'une sœur converse tenant un bougeoir et d'un vieil homme portant une torche se profilaient derrière lui. Le hurlement du vent sauta dans la pièce tel un être fou, tournant en tous sens, et les assourdit.
– Ce n'est rien, cria M. Carlon, ce n'est qu'une petite tempête. Nous allons pouvoir regagner à temps nos demeures. Mais il faut que nous vous escortions, Madame, et nous devons partir aussitôt.
– Laissez vos chevaux à l'écurie, Messieurs, conseilla la sœur converse, la neige est déjà trop haute, ils tomberont...
Dans l'entrée, pourtant close, on dut avancer courbé en deux. Des vents turbulents passaient par tous les interstices, sifflant comme des vipères, crachant des jets d'une vapeur cinglante et froide. Des cristaux de neige s'infiltraient sous les plinthes. Les portes étaient secouées comme par une poigne démente. La sœur converse voulut absolument nouer un bout de lainage sous le menton d'Angélique afin de mieux maintenir le capuchon de sa mante.
La poterne ouverte révéla, dans son rectangle découpé, un monde grisâtre, bouillonnant, déchiré, ravagé de zébrures horizontales. Les rafales passaient, entraînant une neige fine, poudreuse, qu'on voyait à peine, mais qui montait au sol avec la rapidité d'une eau emplissant un réservoir.
La bougie de la converse fut soufflée. La torche du vieux domestique grésilla et s'éteignit dès qu'il eut mis un pied dehors. Il trouva les chevaux qui avaient déjà de la neige jusqu'aux jarrets et les entraîna vers le porche de la cour du monastère. Curieusement, au sein même de la tourmente, le bruit semblait moins effrayant qu'à l'intérieur du couvent. Sans doute parce qu'il s'amplifiait jusqu'à en rendre inconscients ceux qui s'y plongeaient...
Dès les premiers pas, ils étaient surtout absorbés par la lutte contre le mur de la bise. On aurait dit avoir affaire à un hercule haletant et invisible qui s'opposait sauvagement à leur avance. Dans la rue on ne voyait plus rien, ni bâtiments, ni rues, ni sentiers.
Cramponnée à ses compagnons qui, de leurs bras, la serraient et la soutenaient, Angélique avançait, faisant confiance à la connaissance qu'ils avaient de leur ville et des tempêtes du Nord. À Wapassou, se dit-elle, elle ne se souvenait pas avoir affronté de pareilles tourmentes. Il est vrai que lorsque le temps était mauvais, on restait chez soi. Jamais, la rage du Septentrion ne lui avait paru aussi farouche.
Ils allaient presque couchés en avant. Le vent était une faux, une lame qui vous sciait les jambes, le visage. De temps en temps, tout se calmait. Et la neige soudain tombait en cataractes duveteuses et diluviennes, à croire qu'elle allait vous ensevelir dans la minute. Il fallait se secouer pour se dégager. À un tournant, la tornade les reprit à la gorge, secouant, renversant ; à un autre, le sol se déroba.
Ils trébuchèrent dans une congère. Il fallut l'aide des deux Indiens, qui les avaient suivis, pour s'en extraire. Rapprochés, rivés les uns aux autres, ils se rassemblèrent comme en boule, offrant leurs échines aux coups et discutèrent du chemin à prendre. C'était un conciliabule de sourds. En tout cas, Angélique en jugeait ainsi, mais ses compagnons paraissaient se comprendre à mi-mot et même sans mot selon une mimique éprouvée. Leurs gestes signifiaient : « Nous venons de passer devant la petite chapelle de Sainte-Foy... Nous allons couper par le haut... Nous arriverons par la cour des Banistère et descendrons vers la maison. »
Une lueur dansa devant eux. Un sillon dans la peluche immaculée de la neige les précédait. Au bout, s'avançait un homme portant une lanterne sourde et une pelle sur l'épaule. C'était un domestique des jésuites qui se rendait au moulin pour en bloquer les ailes. De quelques signes, il proposa son aide, lorsqu'il aurait rempli sa tâche. Avec sa pelle, il allait leur ouvrir la route. Il monta le talus en déclenchant des avalanches. Au-dessus d'eux, les grincements et le tic-tac du moulin invisible ajoutaient aux râles de rage de la tempête comme les ricanements d'un oiseau géant.
La mécanique s'arrêta et les claquements frénétiques s'apaisèrent. L'homme revint. Grâce à sa pelle et à sa lanterne de corne, le reste du trajet s'accomplit sans difficulté majeure. Ils arrivèrent par la cour des voisins, transformée en cratère blanc.
Une boule sombre s'ébrouait et se débattait au pied de l'arbre.
– C'est le chien, dit Loménie.
« Pauvre bête ! » voulut dire Angélique. Mais son menton était gelé, aussi raide qu'une galoche de bois.
Un peu plus loin, elle crut, cette fois, réellement tomber au fond d'un puits et eut de la neige jusqu'à la taille. Mais l'on arrivait dans la cour de la maison de Ville d'Avray, « sa » demeure à elle, dont la porte s'ouvrait toute grande sur des visages, des rires, des cris heureux.
Le phare de l'âtre apparut.
– Maman ! Maman !
Les enfants l'appelaient avec transport. Yolande, Adhémar, le vieil Eloi, Cantor.
– Mère ! J'allais partir au-devant de vous...
Sire Chat, prudemment retiré en boule sous l'auvent de la cheminée, parut satisfait de la voir passer le seuil.
Claude de Loménie et Jean Carlon refusèrent d'entrer. Pas de quoi s'affoler, disaient-ils. On n'en était pas encore aux grandes, aux « vraies » tempêtes qui vous tiennent trois jours enfermés, là où elles vous surprennent.
Transformés par la magie de la neige et du blizzard en compagnons de goguette, le chevalier de Malte et le grave intendant de la Nouvelle-France repartirent en titubant, agglutinés l'un à l'autre.
À suivre
1 Cf. « Angélique et la démone ».
2 Matachier : terme indien désignant l'acte de se décorer de peintures de guerre.
3 En termes de blason : fond d'azur = fond bleu ; fond de gueules = fond rouge.
4 Sac de toile fine contenant la poudre qui était ainsi placée au lieu d'être versée.
5 Surnom donné à Romain de L'Aubignière à cause de ses mutilations, et parce que sa seigneurie se trouvait près de la ville de Trois-Rivières.
6 Dans les prisons, les gardiens coupaient souvent les cheveux des prisonnières pour les revendre aux perruquiers.
7 Dans le langage populaire, le « Bougre Rouge » désignait parfois le diable.
8 Nom qu'on donnait aux Bohémiens.
9 Sorte de pouf carré.
10 Cf. « La tentation d'Angélique ».
11 Aujourd'hui Baie de Fundy entre le Maine et la Nouvelle-Écosse.
12 Nom donné par les Indiens au gouverneur.
13 Nom donné par les Indiens à Joffrey de Peyrac.
14 Louis XIV, à la mort de Mazarin, décida de ne pas le remplacer dans sa fonction. Il fut lui-même son Premier ministre.
15 Ville-Marie a été lé premier nom de ce qui sera plus tard Montréal.
16 Aujourd'hui Baie de Fundy, entre les rives de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et du Maine.