Chapitre 10
Angélique le cœur battant dut s'avouer que le double rang des tambours, puis des fifres s'avançant hardiment dans leurs costumes blancs étincelants, la ceinture rayée à franges d'or, le bonnet bleu à glands d'or et s'écartant pour former la haie en un mouvement d'ensemble précis sans interrompre pour cela leur musique dont les roulements et les notes aiguës s'intensifiaient, produisait un effet de beauté et de puissance surprenant.
Plus impressionnants encore étaient les Espagnols de Peyrac en cuirasses et casques noirs, la pique en main qui formaient la garde du comte de Peyrac. Don Alvarez, leur capitaine, affectait le visage hautain et sévère d'un hidalgo pénétrant dans une ville flamande.
Flottaient au vent des oriflammes et des bannières portant les écussons des armes de chacun des capitaines des cinq navires qui étaient dans la rade et en tête celui qu'affichait le comte de Peyrac à Gouldsboro et sur ses forts du Maine : un écu d'argent sur fond d'azur3.
– Tiens, s'exclama quelqu'un, quand il était en Méditerranée, il portait son signe d'argent sur fond de gueules...
Angélique se retourna vivement, cherchant à repérer, au milieu de toutes ces faces pressées, tournées vers le cortège des arrivants, l'homme qui avait jeté ces mots d'un ton léger et sarcastique.
Il y avait donc quelqu'un, dans cette foule française, qui savait d'avance que derrière le comte de Peyrac se cachait l'ancien Rescator de la Méditerranée ?
Elle ne put reconnaître aucun visage. Et qu'importe ! Était-ce un danger ? Il fallait s'attendre à ce genre de rencontre.
En voulant pénétrer dans cette petite société dirigeante de la Nouvelle-France, directement reliée à la Cour et à ses intrigues, il faudrait s'attendre à voir surgir des fantômes du passé.
Le redoutait-elle ?
Elle n'eut pas le temps de s'appesantir, d'éprouver un frisson. Les Espagnols se séparaient, se rangeaient, eux aussi, sur le côté, se faisant vis-à-vis et tendant leurs piques élevées et entrecroisées formant une voûte d'honneur. Et l'on vit s'avancer le comte Joffrey de Peyrac de Morens d'Irristru.
Une rumeur courut dans la foule. Rumeur trahissant une émotion non dénuée de crainte et d'une certaine hostilité mais aussi d'étonnement.
Car il s'avançait donnant la main à Honorine.
Le charme ambigu qui émanait de sa grande silhouette conquérante, au visage couturé de cicatrices et portant la marque d'une existence fertile en combats et violence, était comme atténué par la présence de l'enfant.
Il avait certes l'œil sombre et sarrasin, des cheveux noirs et touffus qui ne devaient rien à l'art de la perruque et il affichait une élégance guerrière qui, avec ses hautes bottes à l'anglaise, ses gants à crispin et les deux baudriers en cuir de Cordoue supportant des pistolets à crosse d'argent, l'approchait de l'image que se faisaient les bonnes gens d'un redoutable pirate des Caraïbes.
Mais ce qui déconcertait, c'était la cordialité de son sourire, et surtout le geste simple et naturel avec lequel il menait la petite fille vers le gouverneur et les dignitaires.
On eût dit que c'était beaucoup plus elle qu'il voulait présenter que lui-même.
Honorine, sa main dans la main de Joffrey de Peyrac, était adorable de prestance et de dignité. Sa robe bleue, traversée de reflets verts soutenus, faisait ressortir l'éclat de ses beaux cheveux cuivrés, coiffés en nappe sur ses épaules. Elle, qui aimait tant être libre de ses mouvements, supportait avec patience le haut col de dentelle noué de galons à glands d'argent qui l'obligeait à tenir le cou bien droit. Elle supportait le corselet en pointe souligné de franges aurore qui tranchaient sur le vert du tissu damassé et les nœuds aurore qui nouaient aux poignets les manches bouffantes de lingerie fine sortant de celles plus courtes, à revers brodés, du casaquin. Sous son bras gauche, elle tenait son chapeau à plumes vertes et roses. C'aurait été trop lui demander que de le coiffer, mais cela pouvait s'admettre car beaucoup de dames avaient pris l'habitude, avec l'échafaudage de plus en plus compliqué de leurs coiffures, de porter leurs chapeaux sous le bras, à l'instar des hommes.
Elle avait l'air d'une enfant royale. C'est avec beaucoup de sérieux qu'elle s'approchait aux côtés de son père.
Alors que tous les yeux étaient fixés sur eux, des matelots du Gouldsboro s'égaillèrent vivement autour de la place. Des hommes armés de mousquets se portèrent à divers endroits, la main posée sur le briquet de leur ceinture.
Ces mouvements passèrent inaperçus. On se montrait, marchant derrière Joffrey de Peyrac et Honorine, les deux fils du comte, Florimond et Cantor, beaux adolescents de seize et dix-huit ans, et un groupe de personnages des plus dignes, en lesquels, au moins pour deux d'entre eux, Québec pouvait reconnaître des figures familières et estimées, soit le propre Intendant de la Nouvelle-France, M. Carlon, de retour de sa tournée en Acadie, et M. d'Arreboust, que l'on croyait parti pour l'Europe. Un troisième personnage, bel homme avec de la prestance et du sérieux, était inconnu, mais le bruit courait déjà qu'il s'agissait d'un envoyé extraordinaire du Roi, arrivé sur un navire démâté, et que la flotte de M. de Peyrac avait sauvé de la noyade.
Leur présence et celle des rescapés du Saint-Jean-Baptiste qui suivaient achevaient de transformer cette entrée dans la ville d'un corsaire redouté en une entrevue de puissances alliées désireuses de s'obliger et de se porter secours mutuellement afin d'établir des relations de bon voisinage.
Lâchant la main qui la tenait, Honorine fit une profonde révérence à M. de Frontenac, puis après un instant de réflexion elle en fit une seconde à Piksarett qu'elle avait vu s'avancer en premier, puis, sa tâche accomplie, elle s'élança.
Angélique crut qu'elle venait vers elle, mais c'était vers M. de Lornénie-Chambord que son œil d'aigle avait repéré dès son entrée sur la place. Le chevalier de Malte touché par cet élan innocent l'enleva dans ses bras et la serra sur sa croix d'argent.
– M'avez-vous préparé mon couteau à scalper ? lui demanda Honorine, dès qu'elle l'eut embrassé sur les deux joues. Vous me l'aviez promis ainsi que Monsieur d'Arreboust quand vous êtes venus à Wapassou...
Le chevalier fut surpris car cet engagement lui était tout à fait sorti de mémoire. Fort heureusement pour lui, Honorine fut accaparée par nombre de dames et de messieurs qui la trouvaient charmante et voulaient l'embrasser et la féliciter.
À Québec, malgré les efforts du gouverneur qui y tenait, le protocole ne se maintenait jamais très longtemps. L'intervention de l'enfant avait « brisé la glace », et l'on commençait à s'interpeller, se présenter les uns aux autres, se reconnaître. M. d'Arreboust fut entouré d'amis, enchantés de le revoir, car on le croyait voguant vers la Bastille et sa disgrâce avait bouleversé les éléments conciliateurs de la colonie.
Malgré tout, Frontenac s'évertuait à procéder à quelques présentations officielles. Au moins les membres de son administration civile et militaire.
Après le gouverneur militaire et ses officiers, les membres du Conseil souverain, les sieurs Gaubert de La Melloise, Magry de Saint-Chamond, Haubourg de Longchamp, Basile, Gollin, le procureur Noël Tardieu de La Vaudière, le greffier Nicolas Carbonnel.
Joffrey de Peyrac saluait et disait un mot à chacun. Angélique s'efforçait, cette fois encore, de retenir au moins quelques-uns de tous ces noms.
À son tour le comte présentait ses fils, ses lieutenants, officiers, écuyers, et surtout M. de Bardagne, envoyé du Roi, qui attendait fort patiemment.
Angélique, que le gouverneur Frontenac gardait à sa droite, se trouva tout près de M. de Bardagne lorsqu'il présenta ses titres et ses lettres de créance, tandis que le comte de Peyrac, en quelques mots, expliquait comment il avait eu l'agrément de pouvoir obliger le représentant de Sa Majesté, en difficulté dans le Saint-Laurent.
Enfin, Angélique put se glisser près de Joffrey. Elle le fixait, les yeux brillants. Il prit sa main et baisa furtivement le bout de ses doigts.
– Que vous avais-je dit ! glissa-t-il à mi-voix. Ils ont gagné !
– Qui cela ?
– Vos yeux verts !
– Oh ! Joffrey ! J'ai bien cru que tout était perdu. Qu'était-ce, ce coup de canon ?
– Je l'ignore encore... Un excité. Peut-être une suprême attaque de votre cher ami, le Père d'Orgeval.
– Il n'est pas présent à Québec. Il a disparu. Monsieur de Loménie vient de m'en informer...
– Ah vraiment !
Il réfléchit et sourit. Angélique aurait juré qu'il n'était pas tellement surpris de la nouvelle.
– Eh bien ! Voilà qui est parfait. Un adversaire de moins à circonvenir...
Il était très à l'aise, amusé.
Qu'a-t-il tramé encore ? se demanda-t-elle, qui a entraîné cette... fuite du Père d'Orgeval ? Joffrey n'avait-il pas fait allusion à un espion secret qu'il aurait à sa solde au cœur même de Québec ?
Elle regarda autour d'elle, interrogeant ces visages nouveaux, tous différents, mais joviaux et animés. On devenait follement gai.
– J'ai tremblé pour vous, reprit Peyrac, profitant du chassé-croisé des conversations pour la retenir, un peu, près de lui. Ce coup de canon pouvait avoir des conséquences désastreuses... Heureusement, dans le message qu'il m'a fait parvenir, Monsieur de Frontenac m'assurait qu'il s'agissait d'une lamentable erreur, que tout allait bien maintenant, malgré la réponse violente du Gouldsboro.
– Oui, votre riposte a été rude, interjeta Frontenac qui avait saisi au vol les derniers mots... Grâce à Dieu, pas de morts... une seule maison démolie, celle de... Après tout, c'est bien fait... Je vous expliquerai...
La ville paraissait délivrée d'un sortilège. Les enfants s'étaient enhardis et couraient partout, buvant, mangeant, provoquant les Indiens à la course ou au tir, venant admirer sous le nez les toilettes somptueuses des belles dames et des beaux seigneurs de la Haute-Ville, aujourd'hui descendus vers la Basse-Ville.
Les hommes de Peyrac et les gens de sa maison faisaient connaissance avec la population et acceptaient des mains d'accortes jeunes filles une chopine de bière, une pinte de vin.
Angélique fut surprise de voir Honorine aller embrasser un petit garçon parmi les pupilles du Séminaire. Puis tous deux restèrent là se tenant la main et se considérant gravement.
Angélique s'approcha.
– Pourquoi as-tu embrassé ce petit garçon ? D'où le connais-tu ?
Honorine hocha la tête.
– Tu sais bien que je lui ai donné un morceau de sucre candi l'an dernier quand il est venu chez nous avant que tout brûle.
Honorine avait une mémoire étonnante des visages et de toutes choses en général. Ce n'était pas la première fois qu'Angélique s'en avisait.
À son tour, elle reconnaissait en effet le petit Marcellin, neveu de M. de L'Aubignière, qu'un parti d'Iroquois qui le détenait prisonnier depuis trois ans avait rendu aux Canadiens, qui les encerclaient sur les rives du Kennébec, en échange de leur liberté.
Il ne disait mot.
– As-tu gardé les billes que t'avait données Thomas ? Réponds-moi. Tu parles français maintenant ?
Mais l'enfant demeurait coi. Elle devina pourtant qu'il la reconnaissait à un rapide éclair de malice et de méfiance qui passa dans son regard bleu.
Étonnés de la voir agenouillée devant l'un des pensionnaires du Séminaire et sensibles au tableau qu'elle offrait avec son grand manteau de fourrure blanche, la corolle de sa robe bleu brillant gonflant autour d'elle, les gens s'étaient attroupés.
L'arrivée en force des Acadiens qui, eux aussi, avaient été des passagers du Gouldsboro, relança un nouvel échange de saluts.
– Décidément, comte, vous avez battu le rappel des attardés, disait le gouverneur à Peyrac. Sans vous, je commence à comprendre que bien des nôtres se seraient trouvés en difficulté pour rallier Québec à l'automne. La navigation se fait de plus en plus difficile dans la Baie Française avec les Anglais. D'autre part, je me serais réjoui que vous m'apportiez des nouvelles d'un contingent de Filles du Roy que m'annonçait dans les premiers courriers de l'été, avec grandes recommandations, la Compagnie du Saint-Sacrement. Leur bienfaitrice, la duchesse de Maudribourg, avait frété un navire sur sa cassette et les accompagnait.
Il s'interrompit, fixant avec étonnement quelqu'un qui se trouvait derrière Angélique et le comte de Peyrac.
– Pourquoi te signes-tu, soldat ?
– C'est que vous avez prononcé le nom de cette bougresse-là, mon gouverneur, balbutia la voix troublée d'Adhémar, qui caché derrière Angélique se couvrait de larges signes de croix. La Maudribourg ! Oh ! Pitié pour nous ! Tout le monde sait qu'elle était fille du diable !
L'ensemble de cette déclaration embrouillée se perdit dans un bruit de paroles véhémentes que certains des arrivants qui se trouvaient là lancèrent avec beaucoup de vigueur, afin de la couvrir.
Joffrey put enfin saisir l'opportunité de renseigner M. de Frontenac sur le sort de la duchesse de Maudribourg.
– En effet, Monsieur le gouverneur, vos pressentiments sont justes. La Licorne, le navire de cette dame bienfaitrice, s'est perdu corps et biens sur les côtes de l'Acadie. Me trouvant là, j'ai pu secourir quelques-unes de ces malheureuses jeunes filles, mais, hélas, la duchesse a trouvé la mort dans ce naufrage.
– Vingt dieux ! s'exclama Frontenac, la Compagnie du Saint-Sacrement va me chanter pouilles !
– Nous avons amené avec nous quelques-unes de ces rescapées...
– Que vais-je en faire maintenant que leur bienfaitrice n'est plus là pour les soutenir ?
Le gouverneur chercha des yeux autour de lui.
– Je vais demander son avis à Madame de Mercouville... C'est une personne de bon jugement, très active. Elle est présidente de la Confrérie de la Sainte-Famille. Elle aura certainement une idée. De toute façon, je dois réunir le Grand Conseil demain, non, après-demain, car je veux vous laisser, ainsi qu'à Madame de Peyrac, le temps de prendre vos quartiers... Après ce long voyage... J'ai été bien inspiré. Voyant que je n'avais plus à l'attendre pour cette saison, j'ai mis à votre disposition le manoir que j'avais prévu pour la duchesse de Maudribourg, c'est l'une de nos plus belles bâtisses...
Chaque fois qu'Adhémar entendait prononcer le nom de la duchesse de Maudribourg, il se signait abondamment. Le quartier-maître Vanneau finit par l'écarter et par le dissimuler derrière le rempart des hommes du Gouldsboro. Il valait mieux qu'il n'attirât pas trop l'attention dans son uniforme flambant neuf, tant qu'on n'aurait pas éliminé pour le pauvre soldat l'accusation de désertion qui risquait de peser sur lui en Nouvelle-France.
Comme par une réaction de conjuration envers la duchesse, l'instant parut choisi pour présenter les jésuites. Étant avertie que le Père d'Orgeval ne se trouvait pas parmi eux, Angélique les aborda sans appréhension. Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver aussi de la déception. Ce jésuite, leur ennemi, qu'ils n'avaient jamais vu et qui se dérobait toujours au moment de la confrontation, demeurait ainsi un adversaire inquiétant. Il aurait été bon de pouvoir croiser le fer avec lui une fois pour toutes, d'affronter « ce regard bleu à la dureté de saphir » dont parlait Ambroisine.
Privé de cette présence, le groupe des jésuites, nonobstant leur expression de courtoisie distante, n'inspirait pas la crainte.
Ils étaient une dizaine environ.
Le supérieur de la communauté, le Révérend Père de Maubeuge, apparut à Angélique comme un énigmatique personnage. On disait qu'il avait passé de longues années en Chine, parmi les savants qui avaient fondé l'observatoire de Pékin. Était-ce l'effet de sa réputation ? On ne pouvait s'empêcher de trouver à ce religieux, d'origine picarde, on ne sait quelle ressemblance avec les Asiatiques dont il avait si longtemps partagé l'existence et les coutumes.
Âgé d'une soixantaine d'années, peut-être plus, de taille moyenne, presque chauve, il avait la peau lisse, ivoirine, les gestes rares, les traits impassibles mais qu'une lueur d'humour pouvait éclairer parfois. Sa barbe grisonnante était courte et pointue. Il échangea des paroles de bienvenue avec le comte de Peyrac. Sa forme de politesse et quelques petits saluts dont il ponctuait son discours complétaient cette impression d'avoir affaire à un mandarin, à un homme d'une race différente, étrangère à celle de ces Français bruyants et turbulents qui s'ébattaient alentour.
Du bref regard oblique qu'il lui jeta de sous ses paupières bridées, Angélique garda le sentiment d'avoir été examinée par le représentant d'un monde mystérieux et inaccessible. Cependant, elle n'en éprouva pas d'effroi.
– Nous n'oublions pas que nous vous devons la vie d'un de nos frères, Madame, lui dit-il d'une voix tranquille et monocorde.
Et comme elle s'étonnait, il se tourna vers un autre jésuite à ses côtés, trapu et solide, à la forte barbe noire, dans lequel elle reconnut le Père Massérat, souriant et bonhomme.
– Vous, mon Père ? Quelle bonne surprise de vous trouver ici ! Pardonnez-moi de ne pas vous avoir reconnu plus tôt...
– C'est à moi de vous prier de m'excuser. J'écarquillais les yeux ne reconnaissant pas, dans une si fastueuse apparition, notre bonne hôtesse de Wapassou, à qui nous devons de ne pas avoir péri, transformés en statues de glace, un soir d’Épiphanie. J'ai tardé à venir vous saluer.
Ils commencèrent d'évoquer les souvenirs de cet hiver terrible au cours duquel le Père Massérat les avait aidés à soigner les malades.
Les Filles du Roy étaient arrivées avec Yolande et Chérubin, et la cohorte des voyageurs du Saint-Jean-Baptiste que les équipages de Peyrac avaient tirés de leur mauvaise posture, à l'entrée de la rivière Saint-Charles.
Angélique les vit de loin qui introduisaient les jeunes filles auprès des aimables Canadiens avec lesquels ils avaient lié connaissance, et qui leur faisaient servir à boire et à manger, tâchant de les encourager et de les égayer.
On était à Québec, plus de doute ! Et le moment était venu de voir comment allait se résoudre une foule de petits détails dont la proposition n'était pas simple.
Que faire entre autres du malheureux Anglais du Connecticut, Élie Kempton, razzié par le capitaine du Saint-Jean-Baptiste dans le Golfe Saint-Laurent ? Pour l'instant, on ne le montrait pas, car il faudrait lui éviter d'être emprisonné comme ennemi des Français et vendu comme esclave aux Indiens ou à une famille pieuse chargée de le convertir au catholicisme.
Angélique poussa une petite exclamation. Ces Canadiens avec leurs boissons explosives lui avaient fait oublier son chat.
– Ne craignez rien, affirma Ville d'Avray. Il est en bonnes mains, je vous le réitère. On peut compter sur Janine Gonfarel quand elle vous a rangé de son côté.
– Janine Gonfarel ! répéta Angélique, vous ne voulez pas dire que... que... cette grosse femme qui est intervenue.. Mais on nous avait dit qu'elle nous était hostile et très dévouée aux jésuites...
– Si fait... Mais il faut croire qu'elle aime les bêtes. Elle voulait bien qu'on vous lance des pierres, à vous, mais pas à votre chat... Rassurez-vous ! Rassurez-vous, insista le marquis, voyant Angélique pâlir. Je me porte garant de son tendre cœur. On la craint, elle terrorise la moitié de la ville par son verbe haut et son remue-ménage. Il n'est pas de jour qu'elle ne monte au château Saint-Louis ou à la Prévôté ou chez l'intendant se plaindre de ceci ou réclamer cela. Mais soyez tranquille pour votre chat. Il va être soigné et gâté ! Songez qu'elle est patronne de la taverne du Navire de France, un endroit où l'on mange divinement. Rassurez-vous, vous dis-je ! C'est une très brave femme ! Je l'aime comme ma sœur...
Malgré les protestations du marquis, Angélique sentait, une fois de plus, sa joie troublée d'un souci intérieur mal défini. Quoi qu'il en ait dit, l'intervention de la virago n'avait pas été sans l'interloquer et maintenant qu'elle savait qu'il s'agissait de Janine Gonfarel, ce revirement d'une personne défavorable à leur venue ne laissait pas de l'inquiéter plus que de la rassurer.
Mais il lui fut impossible de s'appesantir au milieu d'une telle agitation et d'un tel vacarme.
Les sons carillonnants d'une volée de cloches s'ébranlant tout à coup dans les hauteurs de la ville, et roulant jusqu'à eux en réveillant les échos des falaises, vinrent ajouter au tumulte.
– Le Te Deum ! s'exclama le gouverneur. Et Monseigneur l’Évêque qui nous attend depuis des heures sur le parvis de la cathédrale !
Il ne manquait plus que ça !