Chapitre 11


– J'apporte pour Monseigneur de Laval un présent qui, je l'espère, lui agréera, annonça Peyrac.

– De quoi s'agit-il ?

– De reliques.

Six marins du Gouldsboro s'avancèrent, portant sur leurs épaules un brancard qui supportait une petite châsse d'argent.

– Ayant appris que votre basilique de Notre-Dame-de-Québec contenait les reliques de saint Saturnus et de sainte Félicité, j'ai voulu ajouter à ce trésor les reliques de sainte Perpétue qui, comme vous ne l'ignorez pas, partagea leur martyre, près de Carthage, dans les premiers siècles.

M. de Frontenac l'ignorait peut-être, mais il ôta son feutre avec respect et se signa.

– Des reliques ! L'évêque va être enchanté. Il a fait déposer plus de quatre-vingts reliques sous les pierres d'autel de nos églises. Notre cité est une cité sainte.

Le cortège s'organisa avec en tête les musiciens, puis les oriflammes. La châsse entourée des jésuites, récollets, prêtres du séminaire, qui l'isolaient du désordre populaire, suivrait, après les officiels, portée et escortée par les hommes d'équipage.

Angélique refusa la chaise à porteurs tant proposée par Ville d'Avray. Frontenac expliquait quelque chose à propos d'un carrosse d'honneur qui n'avait pu se frayer passage.

N'était-ce pas plus agréable de se rendre doucement à la cathédrale en s'élevant peu à peu dans la lumière dorée de cette belle journée d'arrière-automne ?

Le soleil, encore dans le milieu du ciel, dispensait un peu de tiédeur.

Le long de la côte de la Montagne qui était le chemin principal pour se rendre vers la Haute-Ville, une foule dense donnait à cette rue escarpée l'allure d'un torrent roulant des eaux tumultueuses et sombres.

Mais ces eaux s'écartèrent volontiers et lorsqu'on eut franchi le défilé étroit des dernières maisons dont chaque fenêtre ou lucarne, portait des têtes en grappes, il y eut assez d'espace pour permettre au cortège de s'élargir.

Au départ, l'étroitesse du passage avait posé une question de protocole. Qui de Peyrac ou de M. de Bardagne devait se tenir à la droite du gouverneur ? M. de Frontenac la résolut à la française, c'est-à-dire de façon galante, en faisant placer Angélique à sa droite et en s'avançant seul avec elle en tête.

Ensuite, lorsque le chemin se révéla un peu plus spacieux, à la gauche du gouverneur se trouva M. de Bardagne que personne ne remarquait. On le prit pour un officier d'escorte de Joffrey de Peyrac qui se tenait derrière le gouverneur et dont la haute taille et la magnificence attiraient tous les regards et suscitaient, ainsi que la beauté d'Angélique, des exclamations et des commentaires passionnés.

La rumeur des vivats et des applaudissements précédait et suivait leur passage.

Voici donc qu'Angélique et Joffrey de Peyrac gravissaient cette pente qui allait des quais de Québec à la ville aristocratique et conventuelle édifiée dans les hauteurs, pente aussi escarpée, rude et rocailleuse que le chemin du Paradis, et comme lui découvrant à mesure qu'on s'élevait des perspectives d'une surprenante beauté.

On arrivait au point culminant de ce rude chemin. Angélique fit halte, désireuse d'embrasser du regard le magnifique horizon, dont la beauté les accompagnait dans leur ascension, comme un hymne s'élevant et déployant peu à peu ses plus beaux accents.

Du ressaut de la falaise où ils se trouvaient, le fleuve se découvrait comme une immense baie miroitante que les lointains roses et bleus des montagnes élargissaient sans fin. Le ciel et l'eau semblaient se confondre dans une même tonalité lavée de rose, et, très loin, en bas, l'on apercevait les navires de la petite flotte de Peyrac, rangés en demi-cercle devant la ville, comme des jouets sur un miroir.

L'on se remit en route et à un tournant, ils rencontrèrent un prêtre en surplis blanc, sur sa soutane noire, l'étole violette au cou et qu'escortaient deux gamins à gros sabots, eux aussi en lévites noires et surplis. L'un secouait une clochette à manche de bois, l'autre ployait sous la hampe d'une haute croix d'argent qu'il maintenait de son mieux dressée à deux mains. Un dogue les accompagnait.

L'attitude du prêtre était un peu celle d'un prophète chargé de rappeler à l'humanité pécheresse et négligente que la vie est douleur et que le service de Dieu passe avant toutes choses.

Mais la présence du chien changeait tout. Car si le visage de l'ecclésiastique exprimait des sentiments courroucés, l'attitude de l'animal, assis sur sa queue, la langue pendante et regardant venir la compagnie avec un beau regard paisible était l'image même de cette ville bon enfant et ôtait beaucoup de la solennité que souhaitait donner le prêtre à son discours. Affectant de ne pas remarquer Angélique qui pourtant n'était pas une apparition négligeable, il héla le gouverneur d'un ton impérieux.

– Est-ce une heure pour le Te Deum ? C'était prévu pour vêpres et vous arrivez à none. Ces messieurs du chapitre ont pris racine, on a usé la provision d'encens d'une semaine et Monseigneur est sur le point de retourner chez lui.

– Hé l'abbé ! Croyez-vous que toutes les questions diplomatiques peuvent se régler à la va-vite ? Surtout quand le canon s'en mêle... Et vous-même, que faites-vous ici à vous promener alors que vous devriez être avec les chantres ?

– J'ai été requis pour porter les saintes huiles aux victimes du bombardement.

– Quoi ! Cette canonnade stupide aurait fait des victimes ? Il y a eu des morts ?

– Deux. Mais ils ont pu recevoir les sacrements avant d'expirer.

M. de Frontenac fit halte derechef et repoussa son chapeau, cette fois pour se gratter le front sous sa perruque, avec souci.

– Diable ! Et que disent les familles ? Le voisinage ?

– C'étaient des gredins, déclara sèchement le vicaire. Personne ne s'en soucie. Profitant de l'absence des propriétaires, ils étaient en train de cambrioler la maison de Monsieur de Castel-Morgeat qui a été atteinte...

– Bravo ! cria la voix de Ville d'Avray dans la foule.

Et le gouverneur militaire, furieux, joua des coudes pour essayer de le rejoindre.

– Mais, je vous rappelle humblement, continuait le prêtre à l'adresse de Frontenac, que tout le monde attend sur le parvis de la cathédrale. Je vous en prie, hâtez-vous ! Ce n'est pas tolérable.

D'une bourrade, il intima aux deux petits acolytes de reprendre leur marche en le précédant, ce qu'ils firent, claquant des sabots, l'un hissant la croix le plus haut qu'il pouvait, l'autre faisant carillonner sa clochette. Le grand chien se redressant poussa une sorte de soupir et, dodelinant de l'arrière-train, les suivit avec philosophie.

Tout le monde leur emboîta le pas et l'ascension reprit. Tournant le dos au fleuve, on gagnait maintenant le revers du plateau. La pente se faisait moins rude et le chemin s'ouvrait. Les abords de la Haute-Ville s'annonçaient par des habitations plus vastes et cossues, sises au milieu de beaux jardins, entourés de palissades de pieux de cèdre et certaines avaient la prestance de petits châteaux campagnards, au milieu des prés et des vergers. On avait laissé sur la droite un cimetière, disposé en terrasse, au-dessus du fleuve.

Une puissante odeur de graisse d'ours et de fumée s'imposa comme on parvenait au carrefour des quatre routes et simultanément tous les habitants d'un petit camp de Hurons situé derrière la cathédrale déboulèrent dans un grand concert de cris, femmes, enfants et chiens en tête, poussant des acclamations, des « hous ! hous ! » et dansant en frappant des mains.

On profita de cet intermède et de l'espace de ce carrefour qui formait une sorte d'étoile, pour reformer les rangs selon un autre cérémonial, afin de déboucher sur la Grand-Place de la Haute-Ville avec toute la solennité voulue.

On pria les musiciens de se regrouper derrière la croix de l'abbé. Puis la châsse de sainte Perpétue escortée de soutanes et de bures et des principaux chefs Indiens.

La cathédrale était au fond d'une grande place, bordée de maisons et plantée d'arbres, un peu inclinée comme tous les espaces dégagés de Québec. Le clocher était planté à la croisée du transept et la façade, tournée vers la place, présentait un grand portail et deux belles fenêtres de forme arrondie. Sur le parvis, vaste et très avancé avec tout un déploiement de marches qui rattrapaient la dénivellation, se déployait une imposante assemblée en surplis, chapes ou dalmatiques.

La hauteur des dentelles au bas des surplis variait suivant le grade hiérarchique. Les plus jeunes enfants de chœur portaient la soutane rouge, les plus âgés la soutane noire. Balançant des encensoirs, ou portant de gros chandeliers, la tête droite, ils encadraient l'évêque qui se tenait au sommet des marches devant la porte ouverte de l'église.

Monseigneur de Laval était un homme de belle prestance d'une cinquantaine d'années. La mitre qui le coiffait ajoutait encore à sa haute stature. Il tenait en main la crosse épiscopale, signe distinctif de son ministère qui le faisait gardien et conducteur des âmes et dont cette houlette précieuse d'argent massif représentait le symbole.

Comme il s'avançait, le soleil fit miroiter les cabochons de pierres précieuses qui ornaient la volute ouvragée de la crosse et briller les émaux de la tige et des deux petits globes entre lesquels se posait la main gantée de violet et garnie de bagues.

Le comte de Peyrac s'avança, fit un profond salut de cour, et ployant à demi le genou baisa l'anneau que Monseigneur de Montmorency-Laval lui tendait.

En le voyant se détacher du cortège, un murmure courut dans l'assistance. Était-ce lui l'homme noir de la vision de Mère Madeleine ?

Or, il n'était pas vêtu de noir, ni même de sombre, et cela entraînait un premier flottement dans les réactions populaires.

Joffrey de Peyrac parlait à l'évêque et l'entretenait sans doute des saintes reliques qu'il lui apportait en présent car on voyait le visage du prélat, jusqu'alors marmoréen et volontairement inexpressif, s'éclairer et ne pouvoir retenir une marque d'intérêt.

Angélique trouvait que l'on tardait à nommer Nicolas de Bardagne. Son malheureux ami de La Rochelle, arrivé après un voyage interminable, bardé de titres et de responsabilités d'une importance extrême, se voyait retirer l'attention qui lui aurait été consacrée en cette occasion, au profit d'étrangers dont il avait, par ailleurs, mission d'examiner le cas.

N'importe quel diplomate, à sa place, aurait été en droit de leur tenir rigueur.

Elle vit avec soulagement que le gouverneur Frontenac, peut-être sur l'initiative discrète d'un de ses officies, paraissait se rappeler la présence de l'envoyé du Roi et l'annonçait avec beaucoup d'emphase. M. de Bardagne s'agenouilla à son tour, baisa l'anneau avec piété, mais comme après qu'il se fut relevé l'évêque s'informait avec civilité de son voyage, M. de Bardagne se déroba aux questions disant qu'il partageait l'impatience de tous de rendre hommage aux saintes reliques. Angélique qui n'entendit que quelques bribes de ce discours lui sut gré de se tirer avec tact d'une situation qui jusqu'ici avait été assez mortifiante pour lui et son rang.

Mais voici qu'il se tournait dans sa direction :

– Cependant, Monseigneur, auparavant et me trouvant en terre française, nation que l'on sait des plus courtoises envers les dames, je voudrais vous présenter moi-même sans attendre Madame de Peyrac dont la beauté et le charme viennent honorer votre cité, ce qui ne peut manquer de réjouir un homme de goût tel qu'on vous en a fait la réputation.

Force fut à Angélique de s'approcher à son tour, de s'agenouiller devant l'évêque et de baiser l'anneau que le prélat tendait avec une certaine raideur. Elle avait bien senti que l'évêque, comme l'abbé précédemment, affectait de ne pas la remarquer, mais l'intervention de M. de Bardagne n'en restait pas moins inattendue. Tout le monde s'accorda à juger que ce n'était pas le rôle de l'envoyé du Roi de présenter la noble visiteuse, qu'il avait outrepassé ses droits et qu'on ne s'expliquait pas pourquoi.

– Certes non, je n'aurais eu garde d'oublier la comtesse de Peyrac, bougonnait Frontenac vexé, de quoi se mêle cet imbécile ? Ça commence bien !

Par la suite, la passion de l'émissaire du Roi s'étant fait rapidement reconnaître des bonnes commères aux aguets, on débrouillait mieux les raisons de ce comportement bizarre. L'envoyé du Roi était subjugué et ne voyait que par elle. On croirait, naturellement, que ce « coup de foudre » ne datait que de Tadoussac, où ils avaient été censés se rencontrer pour la première fois.

Angélique ne s'attarda pas à observer sur le visage de Monseigneur de Laval les traces de la surprise. Elle se releva promptement. M. de Bardagne voulut lui offrir son bras, mais Ville d'Avray encore une fois ne se « laissa pas faire », et la ramena vivement en arrière, près de lui.

La châsse de sainte Perpétue arrivait sur son brancard de satin et de bois des îles, portée par les matelots. Sa vue suscita une rumeur d'admiration, de curiosité et d'émotion mystique. La châsse scintillait et, après qu'elle eut été surélevée à bout de bras afin que tous pussent l'apercevoir, elle fut déposée devant l'évêque.

– Quelle idée mirobolante et incroyable ! chuchota Ville d'Avray à Angélique. Votre époux ne pouvait trouver mieux pour encourager Monseigneur à voir d'un œil favorable des pourparlers entre la Nouvelle-France et les envahisseurs du Sud. Comment ce diable d'homme fait-il toujours pour me damer le pion et me surprendre ? Je suis jaloux !

Angélique partageait l'opinion du marquis que Joffrey ne finirait jamais de l'étonner.

Elle était toujours prise de court par son activité, ses mille idées et projets qu'il tramait et entrecroisait sans cesse. Elle se demandait quand il avait pu se préoccuper de faire venir ces reliques, ces « authentiques », ces manuscrits, d'une valeur inestimable ?

Le fait est qu'ils étaient là.

On attendait sur le parvis.

– Il fait froid, dit Ville d'Avray. Le soleil tourne. N'en déplaise aux martyrs de Tunis, nous ne sommes pas en Orient ici. Couvrez-vous !

Et pour bien montrer, au su et vu de tous, qu'il avait des droits sur elle, il l'aida à ramener sur ses cheveux la capuche de satin ourlée de fourrure, soins qui lui attirèrent un regard noir de Nicolas de Bardagne.

– Que vous êtes ravissante, ma chère ! Personne n'a pu résister à votre image, vous avez vu ? Victoire sur toute la ligne...

Cependant l'évêque remerciait en quelques phrases choisies et qui parurent aux témoins, venant de sa part, chaleureuses.

Ensuite, il invita tout son cher peuple de Québec à entrer dans la maison de Dieu pour y chanter le Te Deum...

– Victoire ! Victoire sur toute la ligne, répétait Ville d'Avray, tandis qu'Angélique à son bras ils gravissaient les marches et s'avançaient vers la grand-porte ouverte à deux battants, d'où s'échappaient par bouffées des roulements d'orgue solennels.

– À propos, reprit-il, je sais qui a fait tirer du canon sur votre flotte... Oui ! On vient de m'en instruire dans la montée... C'est tout à fait inattendu... Vous ne me croirez pas... Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille.

– Mais parlez... Vous me faites mourir !

– Eh bien ! c'est MADAME DE CASTEL-MORGEAT !...

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