Chapitre 31


Voici une semaine que les étrangers du Gouldsboro sont arrivés à Québec, écrivait Mlle D'Hourredanne, appuyée à ses oreillers de dentelles et relevant de temps à autre les yeux pour guetter la maison d'en face. Je peux vous le dire sans ambages. Ces êtres-là ont bouleversé la ville, comme prévu, mais d'une autre folie que celle que nous craignions et que je ressens derrière mes murs, sans qu'on m'en entretienne. Mes amis m'ont en quelque sorte abandonnée pour s'empresser de faire leur cour à M. et Mme de Peyrac, grands favoris.

Je n'ai vu qu'une fois l'intendant Carlon depuis son retour. Il est venu, très excité à la suite d'un Grand Conseil exceptionnel, me dire qu'il va faire de la potasse avec M. de Peyrac, échanger du lard avec du cochon, et fabriquer des tissus de laine... Vous le connaissez, il n'en faut pas plus pour le rendre heureux... Mais, sachant aussi la faiblesse que j'ai pour lui, vous devinez combien je souffre de sa désaffection.

En revanche, le voisinage de cette très belle dame que l'on dit sorcière dans la maison du marquis de Ville d'Avray m'amène des gens dont je me passerais bien et qui veulent satisfaire leur curiosité en la guettant de ma fenêtre qui est, je l'avoue, un magnifique poste de vigie pour cela. Ces fâcheux se défendent en vain de venir à moi par amitié. Je ne me leurre point.

J'ai donc reçu entre autres la visite de Mme de Campvert... Mme de Campvert que je ne vois qu'une fois l'an lorsqu'elle ne trouve pas de partenaires pour se ruiner à son jeu et qu'elle se rabat sur moi afin de battre un « trente-et-un » auquel je suis assez habile, s'est présentée hier avec de grandes démonstrations d'amitié. Elle était accompagnée des messieurs de sa coterie, et je vous dis tout de suite que je les ai jugés fort déplaisants. Il s'agit de Messieurs de La Ferté, Bessart, de Saint-Edme et d'Argenteuil. À la façon dont ils se sont assis, tournés vers la rue les yeux fixés sur la maison de Ville d'Avray, j'ai su qu'ils venaient pour glaner quelques visions de nos hôtes. Ils se tordaient le cou et n'ont pas tardé à me demander toutes sortes de détails sur la belle Mme de Peyrac. Ils ont l'air de quatre larrons dont chacun aurait un rôle dévolu dans une bande de brigands.

Le nommé Bessart est celui qui tient les comptes. C'est un financier. Il a dû voler trop de gens, d'où son exil en Canada.

Le plus jeune a nom Martin d'Argenteuil. Il doit être cadet de famille et sert d'escorte à M. de La Ferté qui, lui, est sans nul doute de haut rang. Ce d'Argenteuil a belle mine, mais son regard est instable. Il porte des gants rouges que lui a fait faire M. de La Melloise et ouvre et ferme sans cesse les doigts comme s'il voulait étrangler quelqu'un. On m'a laissé entendre qu'il avait eu la charge de maître-paumier du Roi et jadis était compagnon de Sa Majesté. Mais depuis quelques années, le Roi déserte le fronton, se plaint-il. Le Roi préfère la chasse. Lui aussi parle d'opération magique et d'alchimie. Il a rencontré et aimé cette Brinvilliers, l'empoisonneuse, qu'on vient de décapiter en Place de Grève, et pleure sur elle en disant que c'était « une sainte ». Il ferait mieux de moins se vanter. C'est sans doute la raison de sa présence loin de Paris.

Pour tout vous confier, je crains que l'un ou l'autre de ces gentilshommes, et peut-être tous les quatre, ne soient atteints du mal napolitain, cette horrible gangrène due à l'amour charnel et que les armées du roi Charles VIII ont rapportée en France d'une guerre trop galante avec les Italiens, lesquels l'avaient prise chez les Espagnols revenant d'Amérique.

Terrible fléau que ce mal où les hommes risquent de voir leur virilité tomber comme fruit pourri et les femmes devenir objet de dégoût, par la lèpre qui ronge ce qu'elles possèdent de plus intime, de plus précieux, de plus convoité et de plus charmant.

Je ne cessais de penser à cela durant cette visite, et vous me comprendrez si je vous déclare que je n'étais pas enchantée de les voir assis dans mes fauteuils de soie brodée.

M. de Saint-Edme et M. d'Argenteuil m'ont demandé si je croyais que Mme de Peyrac était sorcière comme on l'avait dit. C'est alors que nous l'avons vue passer. Elle était accompagnée de M. de Bardagne, l'envoyé du Roi, qui rôde toujours en ces parages.

Ces messieurs se sont tus et M. de La Ferté s'est penché en avant. J'ai vu briller ses yeux, qu'il a très bleus, mais qui ne me plaisent pas...

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