Chapitre 8


Un grand escogriffe arrivait en courant, dévalant le chemin de la Montagne, claudiquant et comme essoufflé, si noir de poil qu'avec sa barbe naissante sur son teint enflammé par le froid on l'aurait dit violet, une sorte d'Espagnol aux yeux de braise. Il s'arrêta brusquement devant Angélique comme un cheval qui vient de découvrir l'obstacle.

– Êtes-vous Madame de Peyrac ? demanda-t-il d'une voix haletante. Il ne vous a été causé aucun dommage ? Vous ne vous estimez ni blessée ni maltraitée ?

Et comme Angélique protestait du bon accueil reçu.

– ... Il faut prévenir les sauvages, cria-t-il tourné vers le groupe des traitants et coureurs de bois, qui dans leurs vêtements à l'indienne se mêlaient aux assistants. Le grand Narrangasett est en train de les ameuter sur les plaines d'Abraham en disant que l'on a tiré sur ses amis... Allez vite le prévenir...

L'un des « voyageurs » en qui Angélique reconnut Romain de L'Aubignière, se précipita au pas de course.

– Le grand Narrangasett ?... Piksarett, s'écria Angélique.

Il m'a précédée à Québec. Il m'avait dit qu'il m'y attendrait.

L'officier noir de poil continuait à se tenir devant Angélique avec un air désemparé. Il ramassait son manteau sur le bras avec nervosité et, voulant exécuter devant elle un courtois salut de Cour, ne semblait plus se rappeler de quel côté se trouvait la garde de son épée. Il avait tant couru que son souffle, dans l'air froid, sortait de sa bouche entrouverte comme des bouffées de vapeur d'une marmite.

– Monsieur de Castel-Morgeat, lieutenant du Roi de France en Amérique, présenta le comte de Loménie.

– Monsieur de Castel-Morgeat, s'écria Angélique. Est-ce vous qui avez fait tirer sur notre flotte ?

– Non, mordious ! J'avais donné ma parole ! Je sais la tenir.

Il s'appuya contre l'estrade.

– Aïe ! Aïe ! Ma jambe !

– Êtes-vous blessé ?

– Non, ce sont mes douleurs que j'ai contractées dans la campagne d'hiver en Iroquoisie...

Il la quitta d'un air encore plus hagard pour se précipiter sur un gentilhomme qui survenait entouré de douze soldats en justaucorps gris-blanc de l'infanterie, mousquet à l'épaule. Il se prit à lui chuchoter à mi-voix des explications volubiles.

Angélique devina que le nouveau venu était le gouverneur Frontenac. Il lui plut aussitôt. Il y avait en ce quinquagénaire robuste quelque chose de goguenard et de simple qui donnait l'impression de le connaître depuis longtemps. Lorsqu'il fronçait ses sourcils touffus, son regard étincelait comme de l'acier frappé par un brusque éclair. Mais, au repos, sa bouche aux lèvres charnues sous la moustache hérissée avait un pli de bonté, ses yeux riaient volontiers. On voyait qu'il était avant tout un militaire et que l'habit élégant enfilé le matin, le jabot noué au mieux, tous les rubans des décorations à leur place, les bas à baguettes d'or bien tirés avaient certainement requis beaucoup d'héroïsme et de savoir-faire de la part de ses valets. Sa perruque, qu'il portait de cheveux blancs bien qu'il ne fût pas un vieillard, était un peu de travers. Il écouta Castel-Morgeat avec attention mais impatience et expédia d'un revers de main les explications que l'autre recommençait.

– Tout est votre faute ! l'entendit-elle jeter au gouverneur militaire. Vous vous laissez mener par le bout du nez. Et, à cause de votre faiblesse insigne, me voici avec un grave incident diplomatique sur les bras. Je connais Monsieur de Peyrac de réputation de longue date et nous correspondons depuis plus d'un an pour mettre au point notre alliance ! Et voyez, ses vaisseaux se sont retirés. Que mijote-t-il ? Il ne va pas laisser passer cette insulte qui a failli lui coûter son navire amiral... Je veux lui faire porter tout de suite un message. Vous allez vous en charger pour votre peine. Allez, embarquez, tant pis si l'on vous tire dessus...

Sur ces entrefaites, on vint dire à M. de Frontenac que Mme de Peyrac se trouvait là. Il se retourna et l'apercevant poussa une exclamation stupéfaite et ravie et vint à elle les deux mains tendues.

– Madame de Peyrac ! Quel miracle ! Saine et sauve ! Et votre époux où se trouve-t-il ? J'espère qu'il ne nous en veut pas trop ?

Sans attendre les réponses à ses questions, il lui baisait les mains et la regardait avec enthousiasme comme s'il ne pouvait en croire ses yeux. Puis il s'inquiéta de nouveau.

– Où est Monsieur votre époux ? Que fait-il ?

– Je l'ignore...

Rapidement, elle lui conta son odyssée, comment elle se trouvait déjà dans la chaloupe au moment de la canonnade, et que l'esquif ayant été entraîné par les remous et les courants elle avait dû aborder en un point de la Basse-Ville.

– Monsieur de Peyrac doit être fou d'inquiétude à votre sujet et de rage contre moi. Il faut absolument le prévenir et le rassurer.

Il dicta à son secrétaire, sur une écritoire volante, une missive remplie d'excuses et d'explications et la remit à un officiel de son escorte.

– Pas vous, dit-il en refoulant Castel-Morgeat du geste, vous ne feriez qu'aggraver les choses.

L'officier prit place dans une barque. On perdit un peu de temps à trouver un drapeau blanc. On en fabriqua un avec l'écharpe blanche en sautoir d'un de ces messieurs. Sous l'impulsion de deux solides rameurs, le plénipotentiaire s'éloigna vers les lointains où se profilaient, estompés par une brume légère, les vaisseaux de la flotte de Peyrac. M. de Frontenac le suivit d'un œil anxieux et impatient.

– Et maintenant, il nous faut attendre.

Angélique pensait que l'attente promettait d'être longue. Elle ne pouvait guère extrapoler sur le tour que prendraient les décisions de Joffrey de Peyrac après cet échange de boulets. Lorsqu'elle s'était embarquée, il était, lui, à terre avec ses hommes en aval de Québec. Avait-il regagné son bord ? Ou bien, progressait-il avec des intentions guerrières vers la ville traîtresse ? Savait-il seulement ce qui lui était arrivé à elle ?

Il fallait attendre les effets de la lettre de M. de Frontenac, si celle-ci lui parvenait.

Angélique aurait aimé lui demander quel était le parti hostile qui avait osé désavouer et contrecarrer les plans généreux du gouverneur. Il était évident que celui-ci avait été pris de court et dominait mal sa colère qui lui revenait par bouffées. Il revint à elle.

– Désolant ! Une si belle réception ! J'avais tout organisé avec l'étiquette voulue. Vous auriez été reçue somptueusement, comme une reine, on vous aurait présenté les tambours et les trompettes faisant retentir les échos. Tandis que regardez-moi ce désordre de foire ! Les gens boivent et rient et se congratulent comme si rien ne s'était passé.

– Peut-être ma venue les a-t-elle rassurés ? Me voyant là ils savent que les pourparlers ne sont pas rompus.

– Et si Monsieur de Peyrac refusait de parlementer ?

– Eh bien ! N'avez-vous pas en moi un otage de marque ? Vous pourrez m'échanger contre le pardon de votre offense.

– Et Monsieur de Peyrac, de son côté, peut vous menacer de pendre haut et court Messieurs Carlon et de Bardagne qu'il détient en son pouvoir, s'écria Ville d'Avray d'un air réjoui.

– Fi ! Fi, de ces odieux chantages, de ces lâches menaces ! se plaignit Frontenac. Ah ! J'avais rêvé autre chose.

Angélique voulut le réconforter.

– Monsieur, nous plaisantions...

– Madame, vous riez !

– Mais oui ! Jusqu'ici nous n'avons à déplorer rien de grave. Pour ma part, je m'estime en bonne compagnie. Et vos vins sont très encourageants.

– Eh bien ! Je vais suivre votre exemple, décida Frontenac en saisissant un verre sur un plateau qu'on lui présentait, j'en ai besoin.

Il tint son verre levé devant le sien.

– À notre alliance ! dit-il.

Il paraissait ému. Elle se remémora qu'il était d'Aquitaine et peut-être savait-il sur elle et sur Joffrey bien des choses que les autres ignoraient ou avaient oubliées. Le regard de Monsieur de Frontenac, plongé dans le sien, parut évoquer toutes sortes d'images.

– Aussi belle que la légende, murmura-t-il. Madame, tout ceci n'est pas très protocolaire, mais pardonnez une légitime émotion, après une si longue attente et de si difficiles tractations. Voir triompher d'obstacles infranchissables la volonté d'amitié qui m'unit à vous et à votre époux me bouleverse au-delà de ce que je puis exprimer. Il y a encore un instant j'ai cru que nous n'en viendrions pas à bout et que cette heure verrait la fin de nos espoirs. Et puis l'on m'annonce que vous êtes là et j'entends les vivats de la multitude. Et je vous vois...

Il vida son verre d'un coup et se fit servir une seconde fois.

De temps à autre, Frontenac regardait avec impatience vers le large.

– Que se passe-t-il ? Que fait-il ?

Mais Angélique qui savait que Joffrey avait déjà débarqué en aval de Québec ne s'attendait pas à le voir de sitôt, surtout si sa progression avait été interrompue par l'incident du coup de canon. Dans l'expectative, il lui fallait au moins s'aviser de la situation de sa flotte et des intentions de la ville. Alors le message de Frontenac finirait par l'atteindre.

Parmi la foule, des valets circulaient portant de grandes corbeilles de brioches et des pâtisseries.

Des petits garçons vêtus de noir, une collerette blanche au cou, y faisaient grand honneur. Un groupe de prêtres les patronnait. Les enfants, qui avaient été amenés sur la place de bonne heure, avaient les joues rouges et les yeux brillants. Ils avaient bu de la bière d'épinette et on avait du mal à les faire tenir tranquilles. C'étaient les pupilles du séminaire de Québec.

Non loin, un autre groupe de soutanes noires attira son attention et elle comprit qu'il s'agissait de l'assemblée des jésuites, dont le gouverneur avait plus ou moins exigé la présence afin d'honorer les nouveaux venus et de ne souligner aucune réticence.

Les battements de son cœur s'accélérèrent et elle se pencha vers le chevalier de Malte Loménie-Chambord, l'attirant un peu à l'écart.

– Monsieur de Loménie, lui dit-elle tout bas, voulez-vous avoir l'obligeance de me désigner, parmi ces messieurs de la Compagnie de Jésus, le Père Sébastien d'Orgeval ? Je sais qu'il est votre ami et que vous êtes le nôtre, mais il n'en est pas moins vrai qu'il s'est comporté en ennemi à notre égard et qu'il nous demeure certainement hostile. Je suis impressionnée à l'idée de me trouver devant lui et je veux m'y préparer.

Le front du comte de Loménie-Chambord se rembrunit. Puis il eut un sourire un peu triste. Il regardait avec indulgence le beau visage de femme levé vers lui. La timidité rendait la déesse émouvante.

– Vous ne le verrez pas, dit-il. Depuis trois jours il a disparu.

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