— Ils sont en haut, m'a dit Jérémy quand j'ai fait exploser la porte de la quincaillerie.
J'ai avalé les escaliers, mais je n'ai trouvé personne dans notre chambre. Je veux dire personne d'autre que la compagnie habituelle : Thérèse, Julie, Théo — flanqué de l'Hervé qui s'était cru autorisé à se joindre. Pas trace d'alibi. Où avaient-ils planqué l'alibi ? Avaient-ils vraiment peur que j'écharpe l'alibi de Thérèse ?
Quand Théo s'est avancé pour jouer son rôle d'avocat, j'ai manqué de nuance :
— Toi, ta gueule ! Le tonton plaideur va la mettre en veilleuse et laisser le grand frère écouter la petite sœur. Tu as assez fait de conneries comme ça dans cette affaire. T'es disqualifié, Théo. Ferme-la et laisse parler Thérèse.
Julie a pris mon ton au sérieux.
— Benjamin a raison, Théo. Thérèse n'a besoin de personne pour la défendre. Elle s'en sortira très bien toute seule.
— Et comment ! a dit Thérèse avec une lueur de défi au fond de la prunelle. Bonjour, Benjamin, ça va ? Quand je te disais de ne pas t'en faire pour moi…
C'est toujours la même histoire : un môme fugue, on se fait un sang d'encre, on l'imagine aplati par un autobus, abominablement violé, distribué en morceaux dans des sacs-poubelle, la vie n'a plus qu'un goût de mort, et voilà que le môme réapparaît. Alors, sauf exception, au lieu de le manger de baisers pour qu'il n'aille plus mourir ailleurs, on n'a qu'une envie, le tuer sur place.
Thérèse m'a pris par les deux mains, m'a forcé à m'asseoir sur le rebord du lit, s'est accroupie devant moi et, comme une gouvernante anglaise payée pour la patience, elle a murmuré :
— Calme, calme, je suis là… Je vais tout te raconter.
Bon. Qu'est-ce que je voulais savoir au juste ? Ce qu'elle avait fait cette fameuse nuit ? Au fond, il n'y avait que ça qui m'intéressait, n'est-ce pas ? Peu importait qui avait tué Marie-Colbert, par exemple ? Et qui était parti avec les deux valises pleines de dollars ? Inutile de se demander où était passé tout cet argent volé au malheur du monde ? Non, la grande question, la seule, était de savoir avec qui Thérèse Malaussène avait couché cette nuit-là, n'est-ce pas ? Qui était ce fameux alibi ? Et pourquoi avait-il fait une si désastreuse impression aux inspecteurs Titus et Silistri ?
— C'est bien ça, Benjamin ? Entre la tragédie et le vaudeville, tu as choisi le vaudeville ?
Ses yeux dans les miens m'interdisaient de répondre.
— D'accord, je vais te raconter ma folle nuit.
Elle me tenait toujours les mains.
— Mais il faudra que tu attendes la chute comme tout le monde. Je vais tout te raconter, de la seconde où j'ai quitté la quincaillerie jusqu'au moment où j'y suis revenue sur la pointe des pieds, persuadée que vous dormiez tous. Il était trois heures du matin, par là. Il faisait très noir. Je n'ai pas vu que le dortoir était vide. Cela dit, je crois bien que, si vous aviez été là, je ne vous aurais pas remarqués davantage. J'étais dans un état… particulier.
La voilà donc, retour de mariage, qui se réveille et traverse la quincaillerie sans regarder personne. On lui a gardé une assiette au chaud mais elle ne touche pas à l'assiette chaude. Elle refuse de croiser les regards qui la suivent. Elle n'est pas en état de parler. Elle est raide de cette raideur qu'elle connaît trop bien. Renvoyée à la glaciation de son adolescence.
— Je vais éteindre Yemanja et récupérer quelques affaires.
C'est exactement ce qu'elle va faire. Tirer un trait sur son ancienne vie sans avoir été fichue d'entamer la nouvelle. Elle est morte de honte. Elle marche dans la rue comme si ses os allaient trouer sa peau. Par bonheur, c'est l'heure du dîner, Belleville est à peu près désert. Elle se retourne deux ou trois fois pour s'assurer que Benjamin et Julius ne la suivent pas. Elle se glisse dans la caravane sans avoir été repérée. C'est un minuscule espace et c'est tout son passé. Elle débranche Yemanja, débarrasse les étagères, arrache les rideaux, fourre toute sa bimbeloterie dans un de ces sacs de plastique quadrillés bleu et blanc que les Ben Tayeb utilisent quand ils vont passer les vacances au pays. Sa vie est moins remplie que celle des Ben Tayeb, la caravane vidée, son sac ne pèse rien ou presque. Elle referme la porte sans la verrouiller. La caravane peut faire un bon squat ou être réquisitionnée par un marabout. Dehors, elle hésite. Elle voudrait aller fourrer le contenu du sac dans le tabernacle de maman. Dans une trentaine d'années quelqu'un violerait comme elle cette mémoire d'osier et s'étonnerait à son tour de ce que le présent ne laisse rien augurer du passé.
Mais elle ne veut pas retourner à la quincaillerie.
Pas de quincaillerie, pas de tribu, pas d'explication, pas de consolation, pas maintenant. À vrai dire, c'est leur discrétion qu'elle redoute par-dessus tout. Ce silence de couveuse, cette façon bien à eux de laisser mûrir les chagrins jusqu'à éclosion. Leur patience de consolateurs, cette tendresse obtuse… Non, elle ne supporterait pas. Et puis, ils se font d'elle une idée qui n'est pas la bonne. C'est cette autre Thérèse qu'ils chercheraient à consoler, la leur, la Thérèse qui ne ment jamais.
— Or tout commence par un mensonge, Benjamin.
Eh oui, elle a menti à Benjamin. Enfin ! Elle s'est affranchie du grand frère.
C'est la seule chose qu'elle ne regrette pas.
Quand Benjamin lui a envoyé Rachida avec le double thème astral, Thérèse a immédiatement compris qu'il s'agissait de Marie-Colbert et d'elle. Seulement voilà, depuis des semaines, elle préférait cet homme aux étoiles. Brusque révolution des valeurs. C'était cela, le vrai dépucelage, la perte du don. Elle s'était mise à préférer l'amour au ciel, cinq minutes avec cet homme à l'éternité des cieux. Thérèse était prête à braver les astres pour cette nouvelle certitude. C'était simple, il suffisait de ne plus les croire.
— Tu veux savoir ce qui m'a émue d'abord chez Marie-Colbert ?
C'était son titre. Non, attends, pas son titre : la façon dont Marie-Colbert énonçait son titre. Conseiller référendaire de première classe. Ça lui rappelait les romans russes que Benjamin leur lisait quand ils étaient petits. Il y avait tout Gogol dans ce « conseiller référendaire », et tout Dostoïevski, tout le pathétique russe de ces nobliaux affamés qui se persuadaient d'exister en martelant leurs titres. Je suis conseiller référendaire de première classe, ce n'est pas rien tout de même ! Bien sûr Marie-Colbert n'assenait pas son titre et n'avait rien d'un affamé, mais Dieu qu'il lui ressemblait, avec ce grand corps aussi raide que le sien et cette façon enfantine de placer son être dans son rang !
L'énarque et la magicienne… ces deux perdus… c'était cela qui l'avait émue.
Elle l'avait écouté, elle lui avait répondu, elle avait accepté de le revoir, elle avait souri intérieurement à son jargon d'École, son cœur s'était serré au récit de l'épouvantable lignage, « il ne m'a rien caché sur les turpitudes de sa famille, au contraire », au point qu'elle avait décidé de lui faire un enfant d'entrée de jeu, pour renouveler le sang une bonne fois, elle avait adoré l'idée de ce mariage, lui avait trouvé les justifications les plus idéales — quel beau couple, ces contrebandiers de l'humanitaire ! — , mais la vérité vraie est que pendant tout ce temps, tous ces mots, elle n'avait songé qu'à une chose : le moment où elle déshabillerait Marie-Colbert, plongerait ce corps gigantesque dans un bain très chaud, le masserait lentement, attendrirait cette existence, rendrait cet homme à lui-même. Ç'avait été son premier émoi. L'eau de ce bain la faisait frémir. Il lui semblait que sa propre raideur y fondrait, que cette chaleur deviendrait sa chaleur, qu'alors seulement l'amour serait possible…
— Seulement, comme tu le sais, ça ne s'est pas passé exactement comme ça.
À cause d'un détail, peut-être : il y avait deux salles de bains dans leur suite de la Bahnhofstrasse.
— Comment entamer l'amour après cette séparation ?
Quand il s'était glissé sous leurs draps, Marie-Colbert avait rempli le devoir conjugal comme on exécute un contrat. Sans engagement excessif de sa part. Préservatif. Elle n'avait pas pu lui arracher un mot depuis la séance de signatures avec Altmayer. Ni mot ni caresse. Quant au bain chaud, elle l'avait pris seule. Après. Pour calmer cette brûlure sèche au milieu de son corps. Et quand l'eau avait complètement refroidi autour d'elle, c'est un bloc de glace et de honte qui avait pris le train du retour.
— Non, Benjamin, pas de consolation ! Écoute plutôt la suite. Je suis donc debout devant la caravane, à refuser de me faire plaindre, justement.
Où aller ? Qui trouver ? Louna ? Louna est une solution. Pour peu que Laurent soit en vadrouille, le chagrin de Louna la distraira du sien ; d'inconsolable, Thérèse se fera consolatrice. La vie reprendra son cours, en somme. Mais non, Thérèse n'a envie de consoler personne. Thérèse en veut à la terre entière. À elle-même pour commencer. À son propre ridicule. Cette histoire de bain, par exemple, quelle idiotie ! Des mois à rêver de ce bain alors que tout son corps le lui dit aujourd'hui : les bains ne valent rien à l'amour. En amour, l'eau assèche. C'est une donnée objective. Jeunes gens qui aimez, ne vous lavez pas. Prenez-vous dans la chaleur du désir fondant. Laissez tomber les préliminaires du bain. Ne vous lavez pas après non plus, d'ailleurs. Gardez ça pour vous le plus longtemps possible.
— Là, j'ai ri comme une folle.
Oui, assise dans le métro qui dévale vers Paris, son cabas à ses pieds, deux amoureux un peu inquiets sur la banquette d'en face, elle est prise d'un de ces fous rires qui peuvent d'une seconde à l'autre dégénérer en chapelet de sanglots ou en accès de fureur. La fureur, plutôt. Plutôt la fureur. Elle sait ce qu'elle va faire désormais. Elle sait où elle va. Cap sur Marie-Colbert ! Ne la trouvant pas à son réveil, il a dû se rapatrier lui aussi. Pourquoi ne lui a-t-il pas fait signe ? Pourquoi ne l'a-t-il pas appelée ? Pourquoi n'est-il pas venu ? Ignore-t-il que le départ d'une femme est toujours un message ? Pourquoi n'y a-t-il pas répondu ? Mais à trop se poser de questions on s'expose aux réponses. Parce que je suis nulle, voilà pourquoi ! Parce que je suis la reine des connes ! Parce que j'ai désiré un bain plutôt qu'un homme, voilà pourquoi ! Parce que j'étais muette et froide comme une pierre tombale quand il s'est glissé dans notre lit, voilà pourquoi ! Parce que j'ai trop lu La femme, médecin du foyer et que je suis allée à la bataille de l'amour comme une Zurichoise d'avant-guerre ! Parce qu'il ne savait pas s'y prendre mieux que moi et que je n'ai pas été fichue de l'aider ! Et je l'aimais, pourtant, je l'aimais ! Je l'aimais et je l'aime encore ! Je l'aime et j'y cours ! J'y cours et cette fois je me donne ! J'y cours et cette fois je le prends ! Foin d'orgueil et plus de retenue ! Le barrage a cédé ! Je jaillis vers lui !
Elle n'est plus dans le métro à présent. Elle court bel et bien vers le numéro 60 de la rue Quincampoix. Je le prends, je m'offre, je nous arrache à notre passé, à nos familles, à nos terreurs, je donne la parole à nos corps, je nous mélange une bonne fois, je nous plonge dans une nuit d'amour comme jamais l'amour n'en a connu ! Pas de bain ! Pas d'hésitation ! Pas de bafouillage ! Le vif du sujet ! L'invention ! J'ai tout à inventer ! Tout inventer et faire un bébé Roberval par la même occasion ! Abonnir la lignée une fois pour toutes !
— C'était exactement ça, Benjamin ! J'ai monté son escalier en courant, et veux-tu que je te dise ? C'était comme si je plongeais en amour !
Silence dans notre chambre. Julie, Théo, Hervé, silencieux.
Et moi donc.
Et Thérèse hors d'haleine.
Comme si le seul souvenir de cette nuit lui coupait encore le souffle.
Thérèse amoureuse.
Ses yeux luisaient, ses mains broyaient les miennes.
C'était donc ça ?
Thérèse de Roberval avait tout bonnement fait l'amour avec son mari, cette nuit-là…
Un mari qui venait de lui envoyer un tueur…
L'amour réinventé, pendant que la caravane flambait…
Ô Titus… Ô Silistri… oui… ça y est… j'y suis… je vous comprends… d'accord.
Silence, donc.
Immobilité et silence.
L'amour réinventé… Puis, Thérèse radieuse sur le chemin de la quincaillerie, pendant qu'on lui assassine son mari retrouvé.
…
Jusqu'à ce que la voix de Thérèse reprenne, tout en bas de la gamme :
— Tu veux la suite, Benjamin ?
Au point où nous en étions…
— Eh bien, là non plus, ça ne s'est pas passé exactement comme je l'avais prévu.
Non ?
Non.
Il l'attendait en haut des marches.
— Tu sais ce qu'il m'a dit ?
Elle gravit, éblouissante, la dernière volée de marches. Passé le virage du palier, elle le voit, là-haut, debout dans son costume, très immobile. Il est pâle, un peu, et il est en chaussettes. Va savoir pourquoi c'est ce qui la frappe d'abord. Pas la pâleur, les chaussettes. Elle ne s'y connaît toujours pas en amour mais l'intuition lui souffle que certaines chaussettes ont raison du désir plus sûrement que les bains les plus froids. Il se tient donc là-haut, droit dans ses chaussettes. Il ne sourit pas. Il n'ouvre pas les bras. Il ne l'accueille pas. Il avise juste le cabas de plastique quadrillé bleu et blanc et demande :
— Vous émigrez ?
Une telle ironie dans sa voix… Tout ce qui fondait en elle se fossilise. Si vite qu'elle croit son cœur saisi des glaces. Un de ces chocs dont on meurt.
— Que venez-vous faire ici ?
C'est une demi-morte qui répond. Qui s'excuse. Qui veut expliquer son départ de Zurich. Cette fuite. Il la coupe.
— Ce n'est pas une fuite, Thérèse, c'est une insulte.
Pas du tout, c'était de la panique. Du désespoir. Elle s'excuse. Elle est revenue. La voilà. Me voilà. Elle est là. Je suis là. Elle oppose un tutoiement ardent au voussoiement glacial. Tout est encore possible.
— C'est beaucoup trop tard.
Il lui tourne le dos, il pénètre dans l'appartement, il rabat la porte qu'elle retient, suppliante. Il hésite, hausse les épaules, la laisse entrer. Près de la porte, elle aperçoit les deux valises à coins de métal que leur a remises Altmayer, le manteau de Marie-Colbert en attente sur le dossier d'un fauteuil, la paire de chaussures qu'il s'apprêtait à mettre quand elle a sonné, et qu'il lace, maintenant, avec application. Tout en lui parlant de madame Bovary. Oui, tout en dissertant sur Emma Bovary. Tout en expliquant à Thérèse qu'elle est une sorte de Bovary. Il ajoute :
— Les rondeurs en moins.
Puis il sourit.
— Vous ne croyez plus aux astres, Thérèse ?
La question la prend de court.
— Ni au tarot ?
Il vient de lacer sa deuxième chaussure.
— Vous devriez vous faire tirer les cartes, pourtant.
Il redresse la tête, les mains sur ses genoux.
— Elles vous annonceraient l'inévitable deuxième femme.
Comment ?
— Ma belle-sœur. La veuve de Charles-Henri.
Il ajoute :
— Je rebondis immédiatement, quand on me quitte.
Elle veut protester. Elle veut lui dire qu'elle ne l'a pas quitté. Il l'en empêche, en prononçant la phrase la plus longue de toute l'entrevue.
— Ce n'est pas si grave, Thérèse, nous étions une erreur, vous et moi. Non seulement les Roberval ne devraient pas se mésallier, mais ils devraient ne se marier qu'en famille.
Chaussures lacées, le voilà debout. Il se dirige vers le manteau.
— C'est ce que je vais faire. Dès que nous aurons divorcé.
Il sort une enveloppe de la poche intérieure.
— Avec ma belle-sœur, la veuve de Charles-Henri.
Il exhibe un billet d'avion. Il conclut :
— Maintenant, excusez-moi, j'étais sur le départ. Il faut que je la rejoigne.
Oh, bon Dieu, Thérèse…
— Surtout ne dis rien, Benjamin. Encore une fois, je ne veux pas être consolée.
Et de me le prouver aussitôt :
— Tu sais comment elle se prénomme, la belle-sœur en question ?
Avec le sourire mutin de quelqu'un qui va en sortir une bien bonne :
— Zibeline !
Suivit un accès de cynisme guilleret :
— Un prénom pareil, ça suppose de gros besoins. Marie-Colbert était l'homme qu'il lui fallait. Mais la voilà veuve une deuxième fois, la pauvre.
De là à supposer que ladite Zibeline soit partie seule avec les valises d'Altmayer après avoir jeté le deuxième mari dans le vide, il n'y a qu'à bien interpréter le regard que me lance Julie. Mais pourquoi ce cadavre en chaussettes, puisque précisément il venait de lacer ses chaussures ? Et pourquoi hilare, le défunt ? Et quid de l'alibi ?
Thérèse m'avait lâché les mains. Elle en avait besoin pour dénigrer les charmes de sa rivale, « une sorte de grand machin cosmétique, vous voyez ». Ses doigts voletaient. Elle ne comprenait « décidément pas comment on pouvait… ».
— Thérèse, qu'as-tu fait, le restant de la nuit ?
Elle s'arrêta, bouche ouverte. Elle se claqua la cuisse.
— Bon sang, la question de l'alibi. Je l'avais complètement oubliée !
C'est ça, pensai-je, fous-toi de moi. Mais je ne te lâcherai pas.
— L'alibi, l'alibi…, chantonna-t-elle. D'après toi, Benjamin, où ai-je pu aller en sortant de chez Marie-Colbert ?
— Jouons, d'accord ? Essaye de trouver toi-même où j'ai bien pu avoir envie d'aller en sortant de chez Marie-Colbert. Imagine-moi dans la rue, en larmes, avec mon baluchon, cette porte se refermant définitivement derrière moi. Où aller, maintenant ? La quincaillerie ? Pour rien au monde. Louna ? Louna aurait ajouté à mon désespoir. Alors ?
Cela dit avec une gaieté de monitrice, comme si nous passions une soirée de colo et que le jeu consistât à me faire trouver un bibelot planqué dans notre chambre, en attendant l'extinction des feux.
— Tu peux très bien y arriver, Benjamin. Fais un effort. Mets-toi à ma place. Parce que moi, précisa-t-elle, moi j'ai fait exactement ce que tu aurais fait, toi !
Je ne voyais vraiment pas. L'affolement avait dû me coller un fameux bandeau sur les yeux.
— Voyons, insistait Thérèse, quand tout s'effondre, quand tu as des embêtements par-dessus la tête, quand Jérémy fiche le feu à son école, par exemple, ou quand on t'accuse de faire sauter des bombes dans le Magasin, qui vas-tu trouver, Benjamin ? Et quand tu te demandes où ta sœur Thérèse a passé la nuit, à qui vas-tu le demander ?
Nom de Dieu…
— Voilà, tu brûles, tu y es presque, le 3 de la rue aux Ours est à deux cents mètres de chez Marie-Colbert…
J'ai levé les yeux sur Théo qui a immédiatement pris les devants.
— Hervé et moi avons essayé de te le dire, Ben, qu'elle était venue chez moi, mais on ne pouvait pas en placer une. Tu nous as demandé de répondre par oui ou par non à tes questions et dès qu'on débordait tu te mettais dans un état épouvantable.
— Absolument terrorisant, confirma Hervé.
— Tu es entré comme un dingue, tu es ressorti comme un bolide ! La seule chose que tu ne nous as pas demandée, c'est si Thérèse était venue me trouver !
Thérèse ouvrit les mains de l'évidence :
— Benjamin, j'ai fait comme nous avons toujours fait dans la famille quand les choses tournent mal, je suis allée trouver Théo.
— Stop !
J'ai hurlé : « Stop ! » Et j'ai expliqué le plus posément possible que je me foutais de cette étape intermédiaire. Thérèse était passée par chez Théo en sortant de chez Marie-Colbert, d'accord, je n'avais pas laissé à Théo l'occasion de me le dire, soit, Théo était le refuge épisodique de la tribu en perdition, c'était vrai, merci Théo, vive Théo, grâce lui soit rendue, mais ce que je voulais savoir maintenant, c'est ce que Thérèse avait fait cette nuit-là, après être allée pleurer dans le giron de l'inestimable tonton Théo.
— Nom de Dieu, Thérèse, où as-tu passé le reste de cette putain de nuit ? Je sens que je vais me foutre en rogne ! Où es-tu allée après ?
Là, ils se sont mis à parler tous les trois en même temps, Thérèse pour me dire qu'il n'y avait pas eu d'après, que c'était la fin de la course au trésor amoureux, qu'elle avait couru chez Théo pour ne pas aller se jeter dans la Seine, femme fichue avant même d'être femme, dans un état, Ben, tu n'imagines pas, confirma Théo, persuadée la pauvre petite, renchérit Hervé, que plus jamais elle n'aimerait ni ne serait aimée, quand nous-mêmes étions au cœur de l'amour, rappela inutilement Théo, et qu'en conséquence ils l'avaient accueillie tous les deux d'un même élan, entourée de leurs bras, réchauffée de leur souffle, ils avaient séché ses larmes, lui avaient ouvert leur lit, avaient rabattu draps et couvertures sur la tragique nudité de ce désespoir, tant de douceur, admit Thérèse, tant de douceur la rendant peu à peu à cet état de femme que sa passion pour Marie-Colbert lui avait tout de même permis d'entrevoir, rien n'était perdu, commençait-elle à penser, il restait encore quelques braises, oh, à peine rougeoyantes, toutes proches de la cendre, certes, mais luisant encore d'un soupçon d'étincelle, et ils avaient donc soufflé sur ces braises comme je l'aurais fait à leur place si Thérèse n'avait pas été ma sœur, ce n'était pas leur vocation bien sûr mais l'urgence transcende bien des clivages, ils s'étaient senti la mission primitive de ne pas laisser mourir le feu de l'humanité, ils rejoignaient d'ailleurs Thérèse sur ce point, la question des bébés, ça aussi Ben on a essayé de t'en parler, la question des bébés, mais tu ne voulais vraiment rien entendre, la très importante question des bébés — et là-dessus même le pape leur aurait donné raison —, tant et si bien que de braises en flammèches, de flammèches en joyeuse flambée, de flambée en embrasement, ils avaient tous les trois allumé un incendie qui les avait complètement dépassés, un incendie concerté néanmoins car ils ne songeaient qu'à l'avenir de Thérèse, qui ne s'était pas mariée pour la gaudriole, Thérèse, mais bel et bien pour l'avenir, lequel a toujours une tête de bébé, un bébé qui, entre parenthèses, ne tomberait pas dans la pire des familles, élevé par Benjamin Malaussène, pensez donc, combien de bébés envieraient la place, aimeraient lui piquer un pareil papa, et une fois résolue l'importante question de l'éducation ils s'étaient mis à pétrir l'avenir tous les trois, à fabriquer l'avenir tous les trois, gaiement, devoir de consolation d'abord et franche allégresse ensuite, car le bonheur de l'enfant naît dans le plaisir de sa conception, tous les manuels de pédiatrie te le confirmeront, Benjamin, un joyeux déchaînement de bonnes volontés donc, au point que les autres locataires de l'immeuble s'en étaient trouvés réveillés, offusqués, furibards, cognant contre toutes les parois et de toute la ferveur de leur frustration, hurlant qu'ils allaient déposer toutes sortes de plaintes à toutes sortes de niveaux, comme toujours quand la vraie vie se manifeste, mais eux n'en avaient cure, ils étaient l'avenir en marche, pas seulement celui de Thérèse, le somptueux avenir de l'espèce humaine…
Jusqu'à ce que Thérèse, qui soit dit en passant était plus que douée, inventive infiniment, comme il arrive quand on se donne corps et âme à un projet qui en vaut la peine, jusqu'à ce que Thérèse les laisse là, plus morts que vifs — dans l'état où je les avais trouvés —, complètement vidés de cette vie dont ils l'avaient remplie, les laisse pantelants donc et coure, sous les insultes qui pleuvent des fenêtres, vers un taxi en maraude, « je voulais rentrer avant l'aube, j'avais peur que tu me grondes, Benjamin », et c'était là toute l'histoire, et si Thérèse n'avait rien dit devant le substitut Jual, ce n'était pas pour l'honneur du seul Théo, ni pour l'honneur d'Hervé, non, Thérèse avait sauvegardé l'honneur de l'Homosexualité, avec un grand H, rien de moins, voilà ce qu'elle avait fait, c'était sublime !
Glapissait Théo.
— Sublime, confirma Hervé, Thérèse a été sublime !
Un acmé de l'enthousiasme.
Que Thérèse laissa retomber lentement.
Avant de se récrier qu'à sublime, sublime et demi, que Théo et Hervé non plus n'avaient pas lésiné sur le sublime pour la sortir de prison, et que c'était cet héroïsme-là qui avait dû faire une si forte impression aux inspecteurs Titus et Silistri.
— Écoute, Benjamin, écoute bien ce qu'ils ont fait pour me délivrer.
Rien d'extraordinaire au dire de Théo.
— Quand tu es sorti de chez moi, Ben, nous avons bu ton café et passé dix minutes sous une douche glacée.
S'ils s'accordaient avec Thérèse pour juger l'eau incompatible avec l'amour, ils lui reconnaissaient des vertus guerrières. On y trempait les lames, pour mieux les aiguiser. Or, ils en avaient conscience, ils devaient s'armer de lucidité, ils partaient en campagne. Ils montaient à l'assaut de la forteresse sociale et, au cœur de cette forteresse, ils allaient s'en prendre au donjon en personne, arracher Thérèse au quai des Orfèvres, rien de moins, la sombre Conciergerie, de sinistre mémoire. Ils étaient donc l'alibi de Thérèse. Mais qui serait disposé à les croire ? Quel crédit leur accorderait-on ? Ils se sentaient de taille à vaincre la méfiance professionnelle des policiers — après tout, ils étaient des messagers de vérité —, mais pas leurs préjugés. Ni leur souci de vraisemblance. On ne les croirait pas. Pas eux. Pas aptes à ça. Donner tant de joie à une femme — eux ? — , jamais on ne les croirait. Cette conviction les consterna. Autant dire que Thérèse n'avait aucun alibi. Cependant l'eau glacée faisait son œuvre d'affûtage. Savoir si l'idée vint de Théo ou d'Hervé engendra un débat annexe, aigre-doux, vite réprimé par l'urgence du récit. L'un des deux avait eu l'idée, là était l'essentiel. Puisqu'ils n'étaient pas dignes de foi, ils devaient s'entourer de témoins infaillibles. C'était l'idée. Or les témoins ne manquaient pas qui avaient passé cette portion de la nuit à frapper contre leurs murs, leur plafond ou leur sol. Les témoins avaient entendu Thérèse monter aux cieux à l'heure même où Marie-Colbert basculait dans le vide. Les témoins avaient vu Thérèse courir sur l'asphalte quand Marie-Colbert gisait depuis longtemps sur le marbre familial. Les témoins connaissaient très bien Théo pour le mépriser à proportion de son génie amoureux, ils commençaient à bien connaître Hervé qui « ne valait pas mieux que l'autre »… Témoins idéaux ! Témoins auditifs aussi bien qu'oculaires. Témoins olfactifs, si nécessaire ! Et témoins honnêtes, de surcroît, braves gens patentés, sentinelles de l'ordre, que la police croirait les yeux fermés, car ils étaient les yeux de la police.
Encore fallait-il les convaincre d'être fidèles à leurs menaces. Les persuader de venir porter les plaintes promises… Ça n'avait pas été le plus simple de l'affaire.
— J'ai même dû payer un mec pour qu'il dépose contre nous.
— J'te jure…, soupira Hervé.
La mayonnaise avait pris, finalement. Une troupe vociférante les avait suivis jusqu'au quai des Orfèvres. Tout un immeuble d'alibis ! On témoigne, on témoigne ! Bacchanale nocturne, monsieur le substitut ! On se plaint ! On dépose ! Et comment ! Une honte ! Les oreilles de nos enfants ! Pareille nuisance ! Sommeil compromis ! Travail du lendemain ! Honneur du petit commerce ! Soudoyés ou volontaires, ils étaient la guilde morale, toujours résolue à se faire entendre. Et plutôt deux fois qu'une ! On laissera pas passer ça ! Dans le couloir qui menait au bureau du substitut Jual, ils poussaient Hervé et Théo devant eux, comme s'ils les avaient arrêtés de leurs propres mains. Excités au point que les inspecteurs Titus et Silistri avaient craint pour la vie de Thérèse.
— Je te jure, Malaussène, confirma Titus dans son propre récit, quand on a vu débouler les deux archanges de Thérèse poursuivis par la vertu en folie, on a eu peur pour elle.
— On s'est vraiment demandé s'il ne valait pas mieux la garder avec nous, admit Silistri.
Le substitut Jual avait eu le réflexe inverse. Il avait pris les dépositions et ouvert à Thérèse les portes de la liberté. Après avoir officiellement admonesté les trois contrevenants, il avait murmuré à l'oreille d'Hervé qui passait près de lui :
— C'est bien. Recommencez.
— Il n'est pas mal du tout, ce substitut Jual, reconnut Théo. Il a relâché Thérèse avec tous les honneurs dus à son cran…
— Pas mal et plutôt mignon, a confirmé Hervé.
Julie et moi n'avions plus de force pour le moindre commentaire. Nous les avons laissés là-haut tous les trois. Nous leur avons même abandonné notre chambre pour la nuit. Thérèse voulait présenter ses deux géniteurs à toute la tribu, au petit déjeuner du lendemain : « pour clarifier les choses, qu'il n'y ait pas d'ambiguïté ».
Et puis Julius le Chien grattait à la porte. C'était l'heure de Martin Lejoli.