II Où l'on fait plus ample connaissance avec le promis Ce qu'on en pense

3

Le lendemain, dans les ors du Crillon, quatorze heures pétantes, Marie-Colbert de Roberval (« Appelez-moi MC2, Benjamin, c'est ainsi que nous faisons à l'École, entre camarades de promotion »), MC2, donc, m'annonça son intention d'épouser Thérèse dans les plus brefs délais. Ses obligations professionnelles lui laissant peu de temps pour en débattre, il ne me demandait pas la main de ma sœur, il se l'accordait, tout simplement. Il épouserait Thérèse dans les quinze jours, voilà.

— À Saint-Philippe-du-Roule.

(« Sais-tu ce que les gogos disaient de Pétain et des Allemands pendant l'Occupation ? » me demanda Julie à ce point de mon compte rendu. Je ne savais pas. « Saint Philippe les roule. »)

— Sous le régime de la communauté universelle, précisa MC2 en touillant son café. Tout ce qui est à moi deviendra sien. Quant à elle…

Il y eut un silence de petites cuillers.

— Elle me suffit amplement.

Façon de m'informer qu'un prince acceptait ma Cendrillon, avec ou sans carrosse. (Le pognon prend de ces pincettes pour dire le prix du sentiment !)

— N'allez pas en conclure que Thérèse mènera une vie de femme entretenue, Benjamin. Ce n'est pas dans son tempérament.

Silence. Regard convaincant. Mots pesés :

— Votre sœur est une femme exceptionnelle.

C'était la première fois que Julius le Chien et moi entendions parler de Thérèse en qualité de femme. Tout compliment méritant salaire, Julius plongea un museau ruisselant d'affection dans l'entrejambe beau-fraternel et sa queue balaya joyeusement nos deux tasses à moitié pleines. Pluie de café, sucrier volant, ballet silencieux de la valetaille, serviette-éponge, ce n'est rien, couché Julius ! Gâteaux neufs, café fumant, napperons immaculés, voilà, on peut reprendre, excusez-le, je vous en prie…

— Thérèse conservera son activité. Seulement, elle l'exercera dans des sphères plus…

Quel adjectif cherchait-il : « éminentes » ? « fréquentables » ? « lucratives » ? « informées » ? « responsables » ? Soudain, il aiguilla la conversation sur une voie de traverse.

— Vous a-t-elle dit comment nous nous sommes rencontrés ?

Ils s'étaient rencontrés à propos du pendu. Le frère de Marie-Colbert de Roberval (MC2), Charles-Henri de Roberval (CH2), le pendu. Malheureux effet de la déontologie, cette pendaison ! Voici l'histoire : MC2 diligente une enquête sur le budget de fonctionnement d'un ministère où a régné son frère quelques années plus tôt, et CH2 se pend. Charles-Henri s'était-il senti soupçonné, bientôt jeté en pâture aux juges d'instruction ? Avait-il eu peur de voir son nom écartelé à la une ?

— Craintes d'autant plus absurdes qu'il s'agissait d'une enquête de routine, je vous l'assure, et la gestion de Charles-Henri se révéla irréprochable.

Mais la famille de Roberval avait l'honneur chevillé au nom, et un sens aigu du service public. Une constante familiale, oui, depuis Colbert, justement ! La particule gagnée sous Louis XIV avait été mise dès la Révolution au service de la République.

— Deux siècles de jacobinisme incorruptible, Benjamin, portant un peu à droite, je vous l'accorde, nous ne votons sans doute pas du même côté vous et moi, mais le centralisme d'abord, héritage commun du Grand Siècle et de la République, nous sommes bien d'accord ?

Bref, Charles-Henri se pend. Dans l'hôtel particulier des Roberval, au 60 de la rue Quincampoix, sous les pieds de son frère, quasiment. Était-il possible que ce fût à cause de son enquête à lui, Marie-Colbert ? MC2 en perd le sommeil, le boire, le manger, l'appétit d'être.

— C'est le mot juste, Thérèse m'a rendu l'appétit d'être !

Ce qui ne me dit toujours pas comment il l'a rencontrée.

— Par un camarade de promotion, ancien ministre, lui aussi.

Qui la connaissait de ?

— Son domestique chinois. Cantonais pour être exact. Un pauvre bougre de votre quartier dont la femme avait pris le large et qui s'était mis à douter de sa virilité. Votre sœur lui a tiré le Yi-king et les choses sont rentrées dans l'ordre ; l'épouse égarée est revenue se faire engrosser à la maison.

— Tiré le Yi-king ?

— Divination chinoise, par jet de baguettes qui forment comme des idéogrammes. Un mikado spirite en quelque sorte.

— Thérèse vous a tiré le Yi-king, à vous aussi ?

Non, conseillé par son camarade de promotion, Marie-Colbert était allé consulter Thérèse avec la date, l'heure et le lieu de naissance de Charles-Henri, comme s'il se fût agi de tracer l'avenir d'un frère bien vivant. Thérèse avait jeté un œil sur les chiffres et levé les deux yeux sur Marie-Colbert : « Cet homme s'est pendu il y a quinze jours, c'était votre frère et vous vous demandez si vous êtes responsable de sa mort. Vous êtes bouleversé. »

— Mot pour mot ce qu'elle m'a dit, Benjamin.

*

Mot pour mot ce que Thérèse me confirma le soir même :

— C'est vrai, Marie-Colbert n'aurait pas pu éviter le suicide de Charles-Henri, je n'ai jamais vu un plus mauvais thème astral : Mars et Uranus en huitième Maison, tu te rends compte, Benjamin ! et en opposition avec Saturne qui plus est ! Non, trop de convergences, vraiment ! J'ai eu toutes les peines du monde à rassurer Marie-Colbert. Il se sentait tellement coupable. Un tel besoin de consolation… Tu sais, il me fait beaucoup penser à toi, Benjamin… si rationnel et si émotif, pourtant ! Donc, tu l'as vu ? Ça s'est bien passé ? Raconte !

Le tout à la table familiale, qui n'en perdait pas une, évidemment.

— Où vous êtes-vous rencontrés ? demanda Clara.

— Au bar du Crillon.

— Nul, intervint Jérémy. C'est au bar Hemingway que se décident les trucs importants aujourd'hui.

— Comment tu sais ça ? demanda le Petit.

— Ta gueule, suggéra Jérémy.

— Toi-même, conseilla le Petit.

— Je pencherais plutôt pour le café Coste, corrigea Théo, de passage à notre table ce soir-là. C'est au Coste que tout se joue, aujourd'hui.

— Le bar Hemingway, maintint Jérémy, le bar Hemingway du Ritz.

— Le café Coste, répéta Théo, je t'assure, depuis six mois le Coste.

— Du pipeau, fit Jérémy.

— Tout dépend de ce qu'on veut faire dans la vie, essaya Clara. Si c'est pour la photo, par exemple…

— Tout de même, un rancard au Crillon…, sifflota Louna.

— Ringard, trancha Jérémy.

— Qu'est-ce qu'il t'a dit ? demanda Thérèse. De quoi avez-vous parlé encore ?

— De ton avenir, ma grande. Et de celui de la nation.

*

Oui. MC2 avait pris feu. Les aptitudes divinatoires de Thérèse l'avaient « littéralement époustouflé ». Avec sa voix égale et son grand corps immobile, il avait atteint le comble de l'enthousiasme. À l'entendre, l'avenir du pays tout entier dépendait de Thérèse. Thérèse incarnait « l'intuition indispensable à tout gouvernement, le correctif nécessaire à une rationalité aveugle ». Elle était le « cerveau droit » de la République, « cette part intuitive de l'esprit, scandaleusement négligée par notre système éducatif au profit d'un rationalisme qui n'en finit pas de buter contre ses bornes ».

Je jure qu'il parlait comme ça. Sans brouillon ! Il eut un sourire séculaire :

— Et c'est moi qui vous dis cela, Benjamin, moi, Marie-Colbert de Roberval, qui porte un prénom d'autorité allié à un patronyme de mesure !

(Quand je vous dis qu'il parlait comme ça…) Dans la foulée, il nous commanda deux cognacs.

— Eh bien, j'en suis revenu, mon vieux ! Dix minutes en face de votre sœur m'ont suffi pour admettre la part de l'âme. Et qu'on n'aille pas me taxer de superstition !

Bien au contraire, en épousant Thérèse, Marie-Colbert se promettait de chasser toutes les diseuses de bonne aventure qui infestaient les allées du pouvoir. Thérèse, elle, c'était autre chose.

— Avec Thérèse, nous n'aurions jamais dissous !

— Dissous ?

— L'Assemblée. Dissoute. L'an passé. Vous vous souvenez ? Les députés… les élections perdues. Si nous avions consulté Thérèse, nous aurions évité la dissolution. Nous serions encore aux commandes et la France s'en porterait mieux.

Allons bon.

— Et si mon frère vous avait connu, il ne se serait jamais pendu.

Pardon ?

Il se tut. Le cognac tournait au creux de ses mains. On aurait dit qu'il cherchait à y repêcher l'avenir du mort. J'en ai profité pour m'offrir une petite vision dans mon propre verre : Thérèse abandonnant le marc de café pour dire l'avenir dans la fine Champagne… ma Thérèse troquant sa caravane pour du Louis XV et son tarot pour le double jeu du bridge… Je l'ai vue, très nettement, là, dans le ventre de mon verre, Thérèse, penchée sur un velours de bridgeurs, lisant l'avenir à ce beau monde dans le jeu du mort étalé devant elle. Et ce fut mon premier flash. Oh ! trois fois rien, une intuition de passage, fugace mais nette comme un décret : j'étais dans la merde. Voilà. Ce mariage allait me plonger dans la merde, moi, personnellement, Benjamin Malaussène. Et pas n'importe quel merdier, rien à voir avec les merderies ordinaires dont le hasard m'avait sorti jusqu'à présent, non, une fosse d'aisance océanique à côté de laquelle tout ce qui m'était arrivé à ce jour relèverait de la plaisanterie. Je ne savais pas de quoi on m'accuserait au juste, mais, au fond de mon cognac et dans le silence feutré de ce bar, ça prenait une allure de totalité. Cette fois-ci, j'allais morfler pour de bon. Et pas d'échappatoire. On n'allait pas m'accuser de ceci ou de cela, non, non, non, on m'accuserait de tout.

Comme pour faire écho à ma terreur, la voix de Marie-Colbert (Marie-Colbert !) prononça distinctement :

— Ce métier de bouc émissaire, Benjamin…

Pas de doute, un copronuage se formait au-dessus de ma tête.

— Si vous aviez seulement enseigné les rudiments de la bouc-émissarisation à mon frère, il ne serait pas mort, aujourd'hui.

Quelle heure est-il ? Il faut que je me barre. MC2 continuait, droit dans mes yeux, comme s'il se confiait pour la première fois de sa vie :

— Charles-Henri était un pur produit de l'École, comme moi, c'est-à-dire un bouc émissaire, comme vous. À ceci près que, nous autres, nous l'ignorons. L'École nous prépare aux plus hautes fonctions, nous y entrons bons élèves et en ressortons ministrables, mais qu'est-ce qu'un ministre, Benjamin ? Et un président-directeur général ? Et un administrateur ? Et un responsable de chaîne ? Des fusibles, mon cher ! Des boucs égorgés à chaque tournant de la politique. Nous nous croyons formés pour la gestion et on nous destine au sacrifice ! Un professeur de bouc-émissarisation, voilà ce qui manque à l'École ! Quelqu'un de votre trempe, qui saurait préparer l'élite à l'immolation quand elle se croit destinée au pouvoir. Je vous le dis, l'École a besoin de votre enseignement !

J'aurais dû me sentir honoré. Une proposition d'embauche, au moment même où la reine Zabo venait de m'éjecter… Et à l'École des écoles, pensez donc ! Moi, enseignant aux têtes des têtes ! Mais va savoir pourquoi, au lieu d'une couronne de lauriers, c'était bel et bien ce foutu nuage d'emmerdes que je sentais se tresser au-dessus de ma tête.

— Quand bien même aurait-il été coupable, Charles-Henri ne se serait pas pendu s'il vous avait eu comme professeur ! Il aurait joué son rôle de bouc, en excellent élève qu'il était, et il serait vivant, aujourd'hui.

Le nuage lâchait déjà des effluves auprès desquels Julius le Chien lui-même sentait bon. Pourquoi moi ? Pourquoi toujours moi ?

— Je ne plaisante pas, Benjamin. Les portes de l'École vous sont ouvertes. Un signal de vous et j'en parle à qui de droit.

Non, non ! Très aimable à vous, pas un mot à qui de droit, surtout pas à qui de droit ! Il fallait que j'y aille d'ailleurs, voilà, c'était très… le café… la conversation… le cognac, bien sûr, la confiance, aussi… l'honneur fait à ma sœur… vraiment très…

— Une dernière chose, Benjamin.

La dernière, alors, hein !

Et Marie-Colbert de Roberval, le conseiller référendaire de première classe, mon futur beauf, m'a servi la der des ders en réclamant l'addition :

— Ne le prenez pas mal, mais je préférerais que vous n'assistiez pas à notre mariage. Ni vous ni aucun membre de votre famille.

4

Ses arguments se défendaient. Thérèse lui avait raconté les amours sans noce de maman (géniteurs jetés aux orties), le mariage de Clara (mort violente du marié), celui du chirurgien Berthold avec notre amie Mondine (bagarre générale dans les travées de Notre-Dame : sept blessés dont trois sérieux)… « toutes choses qui l'ont beaucoup marquée, Benjamin ». Ce n'était pas que Marie-Colbert eût honte de notre famille, mais il ne voulait pas courir le risque d'une guerre civile pendant la cérémonie à Saint-Philippe-du-Roule, tout simplement, « votre sœur ne le supporterait pas ; elle a trop le sens du… sacré ». (Et comment !)

— Mais je n'ai pas eu le courage d'en parler à Thérèse, je préférerais que vous le lui annonciez vous-même, comme si l'idée venait de vous. Mettez cette petite lâcheté au crédit de ma délicatesse, Benjamin, je vous en prie.

Julius le Chien et moi remâchions tout ça en remontant à Belleville. On essayait de « tirer les conséquences » de cette conversation, comme disent les politiques. Mais les conséquences n'ont besoin de personne pour se faire tirer, contrairement aux conclusions qui ne demandent que ça. La conséquence, c'est justement le crash d'une conclusion mal tirée. Je voyais l'avenir en noir. Inutile de regarder en l'air pour savoir que le copronuage nous suivait…

Parce que, si on résume, de quoi s'agit-il ? Marie-Colbert de Roberval, une bête politique nourrie au grain de l'Histoire, se propose d'exploiter les dons de Thérèse pour sa carrière personnelle, voilà. Et le même stratège veut me bombarder professeur à l'École des écoles, pour me faire un jour porter le Chapeau des chapeaux. « Ce métier de bouc émissaire, Benjamin… » Pensez donc, un bouc à l'échelle de la nation, quelle aubaine pour un amateur de pouvoir ! Et une voyante pour devenir calife à la place du Calife en ces temps de chats noirs, le rêve de tout politicard ! Non, non, il n'y a pas un milligramme de sentiment là-dedans. Rien que du calcul. De l'arrière-pensée qui va de l'avant par tous les moyens. Monsieur, vous n'aimez pas ma sœur et, pour parler votre langue, je ne la sacrifierai pas à l'autel de vos ambitions.

Nos six pattes nous remontaient vers Belleville à travers un Paris électoral où Julius le Chien compissait certains panneaux de candidats et pas d'autres. Je n'y ai pas prêté attention d'abord, et puis je n'en ai pas cru mes yeux. Aucun doute pourtant, de toutes ces têtes d'avenir qui affichaient des sourires prometteurs à la sortie des écoles, Julius choisissait soigneusement celles à qui il faisait l'affront d'un pissat jaunâtre. Le Petit et Jérémy m'avaient prévenu, mais je n'avais pas voulu les croire.

— On lui a appris, Ben, je te jure.

— Il est doué, tu verras, il se goure jamais. Une vraie conscience politique !

Nom de Dieu, c'était pourtant vrai, mes deux crétins de frères avaient initié Julius au sacrilège électoral ! Pendant que je m'échinais à leur apprendre le respect des opinions et les vertus de la diversité, ils en avaient fait le chien le plus sectaire de la capitale !

— Arrête, Julius, bon Dieu !

Julius le Chien n'arrêtait pas. Julius le Chien passait et les candidats baignaient. Certains candidats. Une terreur rétrospective me vrilla la moelle. Et si par la faute de ces petits cons Julius avait compissé Marie-Colbert en plein Crillon ? Mais non, Julius le Chien pratiquait la politique à la française : il s'attaquait aux images pour mieux pactiser avec les personnes. Salopard ! Bonne conscience de quat'sous. Réaliste, hein ? Pauvre clebs…

— Julius, arrête !

Cette fois, c'était plus sérieux. Nous étions arrivés à la maison. Depuis une dizaine de jours, des mains anonymes avaient placardé la figure angélique d'un certain Martin Lejoli sur le mur d'en face. Martin Lejoli nous promettait une France monochrome en brandissant un flambeau tricolore. Jérémy, le Petit et leur bande avaient beau l'affubler de cornes ou de moustaches, lui noircir les incisives ou lui pocher les yeux, orner son front d'une virgule hitlérienne ou transformer son flambeau en pénis inavouable, tous les matins Martin Lejoli renaissait de son martyre, indemne, tricolore et souriant, dans une affiche flambant neuve. Assis sur son gros cul, Julius le Chien regardait Martin dans les yeux. Quand j'ai compris ce qu'il allait faire, c'était trop tard, il le faisait. J'ai tourné les talons, je l'avoue. J'ai renié mon chien et suis rentré chez nous comme un foireux. Lorsque j'eus le courage de lever un coin de rideau, Martin Lejoli fumait, au-dessus d'un flambeau assez pareil au sien, et Julius grattait à la porte pour entrer à son tour.

Ces insanités m'avaient achevé. J'étais de très mauvais poil. Moi vivant, Thérèse n'épouserait pas ce Marie-Colbert, point final !

— Tu paries ? m'a demandé Julie.

J'ai parié, j'ai perdu.

Thérèse a démoli mes arguments un par un. À commencer par les plus conventionnels. Cela s'est passé à table. Dans le silence tribal. Ci-joint le dialogue :

MOI : Thérèse, tu as confiance en moi ?

ELLE : Je n'ai confiance qu'en toi, Benjamin.

MOI : Ton Marie-Colbert, je ne le sens pas.

ELLE : C'est à moi de le sentir.

MOI : Tu ne sais rien de lui, Thérèse.

ELLE : Sa famille est dans les livres d'histoire depuis le XVIIe siècle.

MOI : Aujourd'hui la politique n'est plus un métier sûr !

ELLE : Cite-moi un seul métier sûr, aujourd'hui.

MOI : Enfin, Thérèse, tu l'as regardé ? C'est pas notre milieu, quoi !

ELLE : Mon milieu, c'est la vie.

MOI : Distribuer des petits-fours dans un tailleur Chanel, c'est ça, la vie ?

ELLE : Ni plus ni moins que se taper la vaisselle en robe de chambre.

MOI : Ce type est un gommeux, Thérèse, il nous méprise, il n'a jamais dépassé la Bastille avant de venir dîner à la maison.

ELLE : Tu descends souvent jusqu'à la Concorde, Benjamin ?

MOI : Il y a un pendu dans sa famille !

ELLE : Son frère ne se serait pas pendu s'il t'avait connu, j'en ai la certitude.

MOI : Thérèse de Roberval… sincèrement, tu trouves que c'est un nom pour toi, Thérèse de Roberval ?

ELLE : Ton propre fils s'appelle Monsieur Malaussène Malaussène. J'étais contre, rappelle-toi.

MOI : Thérèse, crois-moi, je n'ai rien contre lui mais ce type ne me dit rien qui vaille. Il est raide comme un décret !

ELLE : Et moi toute en angles, on est fait pour s'entendre.

MOI : Dans cinq ans, tu divorces !

ELLE : Cinq ans de bonheur ? Je n'en espérais pas tant.

La méthode bourgeoise ne donnant rien, j'ai essayé d'attirer Thérèse sur son propre terrain.

— Bon, ma chérie, calmons-nous.

— Je suis calme.

— Le mariage est une chose sérieuse.

— D'accord sur ce point.

— As-tu pris tes précautions ?

— Des précautions ?

— Est-ce que tu as étudié son thème astral, au moins ? Et le tien ? Et le vôtre ? Est-ce que tu t'es préoccupée de votre avenir commun ?

— L'astrologie ne sert pas à ça, Benjamin.

— Non ?

— L'astrologie sert à se soucier des autres, pas de soi.

— Ne m'emmerde pas avec des questions de déontologie !

— Ce n'est pas une question de déontologie. Le voile d'amour rend aveugle, voilà tout. Si je voulais nous tirer les cartes, je ne le pourrais tout simplement pas. L'amour ne se prédit pas, il se construit. Regarde Julie et toi…

— Laisse Julie de côté, tu veux ?

(D'autant que Julie était en train de gagner son pari.) J'ai décidé de laisser choir la diplomatie pour frapper un grand coup :

— Thérèse, Marie-Colbert nous interdit d'assister à votre mariage, il te l'a dit ?

— Et alors ? Puisque tu es contre. Il te rend plutôt service, non ?

Je jure qu'il n'y avait pas plus d'une demi-seconde entre mes questions et ses réponses. Finalement, j'ai lâché le morceau :

— Écoute, Thérèse, j'ai bien observé Marie-Colbert cet après-midi, je ne voulais pas te le dire mais je suis ressorti de là avec la conviction qu'il veut exploiter ton don pour sa carrière personnelle, un point c'est tout. C'est un homme de pouvoir, il t'épouse par politique !

— Tu veux dire qu'il ne m'aimerait pas pour moi-même ?

— Exact. C'est la voyante qui l'intéresse.

— Ça au moins, c'est facile à vérifier.

Elle a prononcé cette phrase avec un sourire si paisible que j'en ai retrouvé tout mon courage.

— J'aurai perdu mon don le lendemain de ma nuit de noces, ajouta-t-elle. S'il me répudie, c'est qu'il voulait épouser une voyante.

Il nous a fallu un certain temps pour assimiler toutes les informations contenues dans ces quelques mots.

Ce fut Jérémy qui craqua le premier :

— Tu veux dire que quand tu ne seras plus… tu ne…

— Exactement.

— Parce que vous n'avez pas encore… il ne t'a pas…

— Sautée ? Baisée ? Tronchée ? Tirée ? Niquée ? Fourrée ? demanda Thérèse en puisant dans le lexique de Jérémy. Non. J'ai décidé d'arriver vierge au mariage. Une petite pointe d'originalité dans notre vie familiale…

— C'est à maman que tu fais allusion ?

— Maman est maman. Moi, je suis moi.

Et la soirée a tourné au vinaigre, Jérémy prenant violemment le parti de maman, que Thérèse se défendait d'attaquer, jusqu'à ce que tout le monde foute le camp et que les portes claquent, comme dans les familles les mieux structurées.

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