IV Où l'on voit qu'en amour même les étoiles trichent

7

On ne veut pas ce qu'on veut, voilà toute l'histoire. J'aurais dû sauter de joie en lisant le décret des astres que Thérèse avait confié à Rachida. Eh bien, non, la tristesse m'est tombée dessus dès les premières lignes :

« Le mariage avec Jupiter en transit dans la Maison VII indique un conjoint dissimulateur et destructeur », écrivait Thérèse avec cette calligraphie de sismographe qui devenait la sienne dès que les planètes lui dictaient sa copie. « L'amas Pluton-Uranus annonce un veuvage précoce… » Dieu de Dieu, « veuvage précoce… », noir sur blanc, là, sous mes yeux… mort de Marie-Colbert, comme naguère le Clarence de Clara…

Et, ainsi de suite, tout au long d'une page où, sans le savoir, Thérèse prenait acte des catastrophes que lui promettait le ciel. Évidemment, pour couronner le tout : « Un aspect harmonieux en Maison V indique par ailleurs la possibilité d'une naissance… » Tu parles… sachant que dans la tribu Malaussène les « possibilités de naissance » sont beaucoup plus que des certitudes, nous pouvions commencer à stocker les couches et à stériliser les biberons. Mais quel style tout de même, ces étoiles… Quelle administration, les cieux ! « Mercure en Maison IX promet un court voyage à l'étranger… Le rapport à la Maison II suggère un pays riche en banques. » Et quelles préoccupations ! « Un pays riche en banques » ; le cul, le fric et le cul… ô pureté de la voûte céleste !…

J'aurais dû sauter de joie, donc, en lisant ça. Thérèse était sauvée. Il y avait dans cette sentence astrale de quoi dessiller le cœur le plus ébloui. On allait économiser un trousseau de mariage et le papier timbré du divorce. Thérèse, tu ne vas tout de même pas épouser un mec chez qui « Jupiter dissone avec Pluton » ! Allons, Thérèse ! D'autant plus que ce même type a trouvé le moyen de loger « Mars et Uranus en Maison VIII », ce qui lui garantit « une mort subite et violente » ! Thérèse, tu vois bien…

Mais ça ne m'amusait pas vraiment. Que je ne croie pas à ces salades étoilées ne changeait rien au fait que Thérèse s'en nourrissait, elle. L'empathie jouant à pleins tuyaux, le frère se noyait dans les larmes prévisibles de la sœur. Sans parler de ce sentiment de trahison. Cette indiscrétion que Thérèse ne me pardonnerait jamais… ce viol cosmique… cet inceste sidéral… Ô Thérèse, pardonne-moi le bien que je vais te faire !

Comme il s'agissait d'une question professionnelle, je n'ai pas voulu aborder Thérèse à la maison ; l'enveloppe fatale sur mon cœur, je suis allé attendre mon tour dans la queue, devant la caravane tchèque. Bien sûr, il s'est mis à pleuvoir. Le Tout-Belleville pataugeait là, dans la curiosité de son avenir. À notre gauche le Père-Lachaise, lui, savait ce qui nous attendait, et de l'autre côté du boulevard la vitrine des pompes funèbres Letrou (allez-y voir vous-même si vous ne me croyez pas) exposait déjà nos couvercles de marbre. On ne peut pas reprocher aux croque-morts de monter boutique en face des cimetières, c'est le côté obscène de toute allégorie. Les marchands de layette sous les maternités, les bureaux de l'ANPE à la sortie des lycées, la permanence de Martin Lejoli à côté de l'ANPE, la caserne pas loin et les pompes funèbres Letrou en face du Père-Lachaise… l'ordre des choses.

Et si je laissais tomber ? Supposons que j'évite ce mariage à Thérèse… lui éviterais-je le reste ? Tout le reste ? Ce fatal enchaînement…

— Ça ne va pas, Benjamin ?

J'ai sursauté.

— Ça ne va pas ? Tu consultes Thérèse, toi aussi ?

Le vieux Semelle venait de poser sa main sur mon bras.

— Tu sais ce qu'elle vient de me dire, à moi ?

Il sortait juste de la caravane.

— Elle m'a dit qu'après sa nuit de noces elle ne pourrait plus lire l'avenir.

Il regardait une flaque, à ses pieds.

— Ça ne fait pas mon affaire.

Ses chaussures n'avaient plus l'âge de jouer avec cette flaque. De sa tête trempée, il a désigné la longue file d'attente.

— Et ça doit faire l'affaire de personne dans tout ce monde-là…

« Tout ce monde-là » dégoulinait sur place.

J'ai refoulé un ricanement, mais je n'ai pas pu m'empêcher de lâcher :

— Vous allez tous passer à la télé, Semelle, ça console.

*

C'était une caravane œcuménique. Des crucifix de toute géométrie, des mains de Fatma de toutes les couleurs, en passant par les constellations fluorescentes collées au plafond et la ménagerie zodiacale brodée sur les rideaux, il y en avait pour tous les désespoirs.

— Thérèse, j'ai fait quelque chose de…

Confession chuchotée dans une pénombre d'entre deux mondes que rougissait la flamme d'une bougie, sous une statuette de Yemanja. La bougie ne s'éteignait jamais. Au plus noir de la nuit Yemanja veillait sur Belleville.

— Thérèse, j'ai fait quelque chose que tu vas trouver dégueulasse.

Et j'ai posé l'enveloppe devant elle. Je lui ai expliqué l'arnaque sans reprendre mon souffle. J'ai précisé plusieurs fois que Rachida n'y était pour rien, que c'était moi qui avais monté le coup, pour son bien à elle, Thérèse, parce que elle-même n'avait pas fait crédit à mon instinct fraternel, d'où mon recours aux astres pour qu'elle puisse en juger objectivement… désolé… mais voilà… voilà, quoi.

La Thérèse qui m'écoutait, de l'autre côté d'un guéridon pourpre, ne s'était pas fait une tête de bonne aventure. Ni bagouses, ni voile, ni turban, rien d'évanescent ; c'était notre Thérèse à nous, les joues un peu plus creusées par la pénombre, peut-être, mais la même, les mêmes angles, la même voix électrique.

— Non, Benjamin, je ne t'en veux pas. Je ne peux que te remercier, au contraire. Tu as fait ton devoir de frère.

La même éloquence administrative. Elle regardait l'enveloppe posée sur le cachemire du guéridon. Elle ne la toucha pas. Elle changea de sujet :

— Te rappelles-tu qui m'a donné cette Yemanja ?

Elle s'était tournée vers la statuette. Non, je ne me le rappelais pas.

— Un travesti brésilien…

Ah oui ! c'était un travelo brésilien, camarade de jeu de Théo. La grande époque du bois de Boulogne.

— Exactement. Et te rappelles-tu ce que ce travesti m'a dit, quand il m'a vue pour la première fois ?

— Non, pas vraiment, non.

— Il a dit, en portugais : « Essa mossa chorava na barriga da mãe. » Il disait que je pleurais déjà dans le ventre de maman. C'est le tout premier signe de la voyance, Benjamin.

Puis, revenant au sujet de notre conversation :

— Rachida t'a-t-elle expliqué comment j'ai dressé ce double thème astral ?

— Avec les données que je lui ai fournies, non ?

— Je te parle technique, Benjamin. T'a-t-elle dit quelle technique j'ai utilisée ? Comment je m'y suis prise ?

Non, Rachida s'en était tenue au résultat.

— J'ai procédé par imposition des mains. Je n'ai pas ouvert l'enveloppe. Je l'ai laissée sur le guéridon, comme maintenant, et j'ai posé mes deux mains sur elle. Une enveloppe déposée là par une femme de douleur. Du papier tout imprégné des tourments de Rachida. Si l'enveloppe avait été vide, mes conclusions auraient été les mêmes. Rachida n'était que souffrance ; fureur et souffrance. Ce n'est pas l'avenir de mon couple que j'ai lu en posant mes mains sur cette enveloppe chargée de souffrance, c'est le passé du sien.

(Quoi ? Pardon ? Qu'est-ce que tu dis ? Ai-je bien entendu ? Répète un peu pour voir…)

Thérèse n'a pas répété, elle a développé. Le mari flic de Rachida avait effectivement été un conjoint « destructeur » et ô combien « dissimulateur » ! Du charme, certes, une juvénilité qui faisait illusion, d'accord, mais un « tempérament brutal et sans scrupule », qui lui en avait fait voir de toutes les couleurs et qui finirait sans aucun doute dans un fait divers.

— Mais… le voyage à l'étranger…, dis-je. Le pays riche en banques…

— C'est le plus drôle de l'histoire, Benjamin. Éric — le policier en question s'appelait Éric — a emmené Rachida à Monaco. Il avait la passion du jeu. Une nuit, après avoir beaucoup perdu, il s'est mis en tête de cambrioler l'appartement d'une vieille joueuse absente pour le week-end. L'appartement avait un système de sécurité particulier ; des portes autobloquantes et des volets d'acier se sont refermés sur Éric jusqu'à l'arrivée de la police monégasque.

J'ai abattu ma dernière carte, sans aucune illusion :

— Et la prédiction de grossesse ?

— Rachida est déjà enceinte. Soit elle fera sauter le gosse, soit Hadouch l'adoptera. Je parierais plutôt pour la deuxième solution.

— Hadouch et Rachida ?

— Oui, et j'ai l'impression que ça se passera mieux avec le bandit qu'avec le policier. Une morale qui devrait te plaire, mon petit frère.

Thérèse regarda l'enveloppe, sur le guéridon, et avec un brusque sourire :

— Alors l'enveloppe de Rachida contenait ma date de naissance et celle de Marie-Colbert ? Eh bien, tu vois, Benjamin, ça, je ne l'aurais jamais deviné !

8

La nuit suivante, le copronuage qui me suivait depuis l'entrevue du Crillon explosa dans une gerbe aveuglante. Je me suis réveillé en hurlant. Julie a allumé aussi sec. Mais il ne pouvait pas faire plus clair que dans ma tête.

— Je sais ce qui va se passer, Julie.

Et je lui ai dit ce qui allait se passer :

— Thérèse va épouser ce Marie-Colbert de Roberval, un saint authentique, comme le Clarence de Clara, et Marie-Colbert va se faire flinguer, comme le Clarence de Clara. On va m'accuser du meurtre et me foutre au trou. Cette fois-ci, je vais morfler vraiment. Je vais avoir toute la classe politique sur le dos et c'est pas un Coudrier à la retraite qui m'en sortira. Neuf mois plus tard la tribu Malaussène héritera un nouveau pensionnaire qui sortira des cuisses de Thérèse pendant que je serai en taule. Voilà ce qui va se passer.

— Rien que d'habituel, en somme.

C'est tout ce que Julie a trouvé à répondre avant d'éteindre et de se rendormir.

Je ne me suis pas rendormi, moi. Je me suis levé et me suis mis à gamberger, debout à la fenêtre. « Rien que d'habituel »… il y avait une atroce vérité dans ce soupir d'humour. Ce n'est pas seulement que l'histoire de notre tribu soit régie par le mécanisme lassant de la fatalité, c'est que l'Histoire tout court, la grande, se répète bel et bien, quoi qu'on pense, dise, suppute, analyse, conclue, prévoie, décide, vote, fasse ou commémore, l'Histoire se répète en s'aggravant, comme en témoigne l'angélique et sale gueule de Martin Lejoli, placardée sur le mur d'en face, dans le biais de la pluie, l'orangé du réverbère, et la certitude de sa victoire finale. Or, or, or, or… disaient les battements de mon cœur… à force de répétition l'humanité va y avoir droit pour de bon, un jour que je sens proche. Et moi aussi.

Oui, proche était le jour où je finirais mes jours en taule.

Quelque chose me disait que c'était pour cette fois.

Autant m'y préparer tout de suite.

*

Le lendemain au petit déjeuner, personne n'a osé me demander à quoi je pensais. J'ai à peine trempé mes lèvres dans le café et j'ai quitté la quincaillerie sans un mot. Je me suis rendu aux Éditions du Talion, où j'ai partagé l'ascenseur avec la reine Zabo.

— Je croyais vous avoir viré, Malaussène.

— Exact, Majesté, et vous avez bien fait. C'est juste pour une consultation.

— Dans ce cas…

Elle m'a introduit dans son bureau. J'ai demandé du café et la présence de mon ami Loussa de Casamance.

— Si je vous ai bien suivi, résuma la reine Zabo quand j'eus fini de parler, vous allez écoper d'une condamnation longue durée pour le meurtre d'un éphémère beau-frère, conseiller référendaire à la Cour des comptes, c'est bien ça ?

— De première classe, oui.

— Et comme d'habitude, il est inutile de perdre notre temps à te persuader que ce sont des conneries ? demanda Loussa.

— Alors, dites-nous ce que nous pouvons pour vous, mon garçon.

— Me recommander une bibliothèque inusable, Majesté. Des livres que je puisse relire à perpétuité.

C'était bien mon idée, consulter ces deux-là pour constituer la parfaite bibliothèque du taulard. Je dois dire qu'ils y ont mis du leur. Dans un premier temps, Loussa a cherché du côté de la littérature d'évasion — au sens propre —, il m'a conseillé de relire Le comte de Monte-Cristo, Le caporal épinglé, mais la reine Zabo a décrété que je n'étais pas homme à creuser des tunnels avec mes ongles et que l'évocation du grand air me flanquerait le bourdon.

— Non, Malaussène, quand on a un petit chez-soi, il ne faut pas chercher à l'agrandir. Il faut tirer parti de ses limites.

Son idée, assez convaincante, étant qu'un type confiné pour le reste de ses jours dans une cellule de trois mètres sur deux ne devait fréquenter qu'une littérature de l'enfermement.

— Les grands mystiques, par exemple ; Jean de la Croix, connaissez-vous Jean de la Croix, Malaussène ? La montée du mont Carmel, ça vous dit quelque chose ? La nuit des sens et de l'esprit, tout ça, non ?

— Ou dans un autre ordre d'idées, Erving Goffman, intervint Loussa. Asiles de Goffman, as-tu lu ? Un essai sur les asiles et autres lieux clos. Ça te sera très utile, petit con. Tu y trouveras de quoi décrypter le comportement de tout un chacun dans les univers carcéraux. Et si par hasard on te libère un jour, tu pourras te faire interner dans un hôpital psychiatrique ou t'engager sur un sous-marin nucléaire sans problème. Ba mian ling long, comme disent les Chinois, il faut savoir s'adapter à son entourage.

Je dois dire que je n'ai pas perdu ma matinée. La reine Zabo et Loussa de Casamance m'ont lesté de toute la littérature concentrationnaire disponible, de Robert Antelme et Primo Levi aux Récits de la Kolima de Chalamov, en passant par tout ce que les Chinois ont fait subir aux Chinois, et plus généralement l'homme à l'homme en ce siècle d'idées. « Et puis tu reliras Le mur de Sartre, m'avait conseillé Loussa. — À rebours de Huysmans », avait ajouté la reine Zabo, et, en un ping-pong débridé : Le château, La montagne magique, La femme des sables, Robinson Crusoé, Le journal d'un fou, la Paulina de Jouve, oui, la double incarcération de Paulina ! Le joueur d'échecs, La conscience de Zeno, Surveiller et punir, une centaine de titres que j'ai aussitôt commandés à mon libraire Azzouz, en le priant de ne faire aucun commentaire.

— Ah ! et tu y ajouteras les Carnets de Cioran, avait conclu Loussa. Tu connais Cioran, tout de même ! Un Roumain qui trimballait sa prison avec lui. Tu verras, il dit des choses encourageantes sur l'inanité de l'évasion.

La reine Zabo n'était pas d'accord :

— Mais non, Cioran avait la clé de sa cellule dans la poche et n'osait pas sortir, c'est très différent !

*

Les semaines qui suivirent se déroulèrent dans la double préparation du mariage de Thérèse et de mon incarcération. En ce qui concernait Thérèse, chacun y allait de son conseil :

— Un seul truc à te rappeler pour pas avoir l'air d'une conne dans le beau monde, disait Jérémy : couteau à droite, fourchette à gauche.

— La fourchette pointes en bas, précisait Louna. Ce sont les Anglais qui la posent à l'envers.

L'ami Théo papillonnait :

— Pour ta robe de mariée, tu t'en remets entièrement à moi. Viens par ici que je te mesure, ma poupée.

— Théo, tu es un amour, s'exclamait Thérèse sur le ton frauduleusement excessif de son nouveau milieu.

— Je commence dès demain l'entraînement des enfants d'honneur, promettait Gervaise.

De mon côté, j'avais troqué le lit de Julie pour un matelas gonflable dans le dortoir des enfants. Comme j'allais me farcir quelques années d'une préventive surpeuplée, autant m'entraîner tout de suite à dormir dans les gémissements du Petit, les injures de Jérémy, les soubresauts électriques de Thérèse, les réveils intempestifs de Verdun et les effluves de Julius le Chien. Clara, C'Est Un Ange et Monsieur Malaussène ne posaient pas problème, ils pionçaient comme des souches… — Même dans les pires cellules, il doit bien y avoir deux ou trois inconscients pour dormir normalement.

Pendant que la table familiale profitait des cours de cuisine que Clara donnait à Thérèse — Thérèse s'était laissé dire que les petits plats entretiennent les grandes amours —, moi je bouffais des œufs durs en conserve sur une bouse d'épinards frangée d'eau saumâtre.

— Qu'est-ce que tu fais ? demandait le Petit, au bord du vomissement.

— Un régime.

— T'es malade ? demandait Jérémy.

— Je m'immunise.

— Tu quoi ?

En toute circonstance j'adoptais le laconisme agressif de ces taulards à tatouages que le Petit et Jérémy aimaient trouver dans leur film américain du dimanche après-midi. Ils étaient contents que je les accompagne.

— Ça y est, tu t'intéresses enfin au cinoche, Ben ?

— Fuck you !

Ni les uns ni les autres ne comprenaient ce que je faisais au juste. Je m'entraînais secrètement. Anticiper le malheur sans faire partager les affres de l'anticipation, là est le véritable héroïsme. Et puis, si je leur avais annoncé qu'on allait m'embastiller, ils s'en seraient probablement foutus. Chacun avait son obsession : Thérèse l'obsession de son mariage, les autres l'obsession du mariage de Thérèse, et Julie l'obsession du bouquin qu'elle avait décidé d'écrire sur l'extravagante dynastie des Marie-Colbert.

— J'en ai trouvé un autre en 54, Benjamin, fin de la guerre d'Indochine, le père du marié, mouillé jusqu'au cou dans le scandale des piastres.

Pendant que Thérèse était de plus en plus fière de son Marie-Colbert à elle :

— Marie-Colbert a eu une idée merveilleuse ! Au lieu d'ouvrir une liste de mariage au Printemps ou à la Samaritaine, qui sont hors de prix, il l'a ouverte chez Tati !

(« Une idée merveilleuse »…)

— Et comme nos invités n'ont vraiment pas les moyens, il a tout acheté lui-même ! Ils n'auront qu'à choisir le cadeau qu'ils nous feront, sans débourser un sou. Ce n'est pas merveilleux ?

Cette nuit-là j'ai eu envie de m'enchaîner à la cave.

*

Et Julie a craqué. Le jour où je lui ai demandé sans rire de broder mes initiales sur mon trousseau de prisonnier, elle a craqué.

— Ah non, Malaussène ! Ne me dis pas que tu t'entraînes vraiment à la taule ! (Elle ne m'appelle Malaussène et n'utilise les italiques qu'en dernière extrémité.) Je croyais que tu faisais semblant, moi ! Non, tu ne joues pas ? C'est pour de bon ? Tu es aussi con que tu en as l'air, alors ? Fous-moi le camp tout de suite, dans ce cas ! Va t'entraîner ailleurs ! Va buter ce Roberval, tant que tu y es ! Qu'une fois dans ta vie on te juge pour ce que tu as fait !

Elle était absolument hors d'elle. J'ai vu le moment où elle allait casser du matériel.

— Mais qu'est-ce que je fous avec ce curé à la sauce laïcarde, conne que je suis ! Avec ce maniaque de la compassion, ce mégalo de l'empathie, maso jusqu'au sang, bon qu'à se tresser des couronnes d'épines et à prendre des mines de saint suaire dès que la réalité ne correspond pas à ses idéaux rose bonbon !

Elle a ouvert une valise.

— Tu vas en taule, Malaussène ? Tu veux que je te prépare ta petite valoche ?

Elle s'est mise à y jeter tout ce qui lui tombait sous la main — y compris un cendrier plein.

— On va appeler un taxi, qu'il te conduise direct à la Santé en attendant l'assassinat du beau-frère ! Tu pourras t'entraîner tout de suite à te faire enculer ! Parce que c'est ça, la prison, mon bonhomme, c'est pas seulement les odeurs de pieds, les épinards et les œufs durs !

J'ai dû faire une tête particulière…

Parce qu'elle s'est arrêtée.

Elle a réfléchi.

Elle a débouclé ma ceinture.

Sa voix a quitté les sommets pour puiser en profondeur.

— Si j'étais à ta place, Benjamin, si vraiment j'avais peur d'en prendre pour perpète, je m'y préparerais autrement. Je boirais au sein et je baiserais à couilles rabattues, je m'offrirais les meilleurs restaus, les meilleurs films, les meilleures pièces, les plus faramineuses rigolades, je m'enverrais en l'air si haut qu'il me faudrait beaucoup plus qu'une perpétuité pour me souvenir de tout ce plaisir accumulé…

J'ai réfléchi pendant qu'elle éparpillait nos fringues.

Et je me suis rallié à son programme.

Jusqu'au mariage de Thérèse.

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