V Du mariage De ce qui le précède et de ce qui naturellement s'ensuit

9

La dernière fois que j'ai vu Thérèse jeune fille, elle plongeait dans la robe de mariée que lui tendait Théo. « Plonger » est le juste verbe. C'était une robe bleu nuit qui engloutit ma sœur astrale comme si elle avait sauté du haut des cieux dans une mer sans fond. Puis sa tête et ses deux mains avaient resurgi, miraculeusement, et la robe s'était allumée ! Les enfants de Gervaise et les nôtres, assis en rond comme autour d'un magicien d'anniversaire, avaient poussé des oh ! et des ah !

— La Grande Ourse !

— Andromède !

— La nébuleuse d'Orion !

Telle avait été l'idée de Théo : piqueter cette robe nocturne de toutes les constellations qui encombraient la tête de Thérèse. Les putassons d'honneur, à qui Thérèse avait appris le ciel comme un livre, ne se lassaient pas de les identifier, tandis que la mariée tournait sur elle-même comme un vaisseau spatial en gracieuse apesanteur.

— Cassiopée !

— Éridan !

— L'Atelier du Sculpteur !

— Le Poisson austral !

— Le Taureau ! Le Taureau !

Voûte céleste clignotante, tête radieuse de la mariée, sur laquelle Théo déposa une auréole à feux pâles que le Petit reconnut aussitôt :

— La couronne boréale ! C'est la couronne boréale ! Je l'ai dit le premier !

Il avait été plus rapide que les fruits de la passion sur ce coup-là et tenait à le faire savoir. Théo lui délivra son brevet d'astronome :

— Et tu as dit juste, le Petit.

Puis se tournant vers moi :

— Alors, Ben, qu'est-ce que tu en penses ?

Il était grand temps que Théo s'engage comme semeur de paillettes chez Walt Disney, voilà ce que j'en pensais.

— Ton regard sue la mauvaise foi, Ben, tu trouves cette robe enchanteresse et tu ne veux pas l'avouer ! Une robe nitescente, mon cher… Tu sais ce qu'elle me rapporte, au moins ? me demanda-t-il à l'oreille.

— …?

— Deux jours dans les bras d'Hervé. Marie-Colbert a tenu à lui offrir un week-end dans mon lit. Tokyo-Paris en classe affaires, hop ! Ça tombe à pic, il n'en pouvait plus, le pauvre. Moi non plus, d'ailleurs.

Décidément, Marie-Colbert avait toutes les qualités.

— Attends, tu n'as pas vu le plus beau !

*

Le plus beau, c'était la traîne de la mariée, censée représenter la comète de Halley. On la verrait bientôt dérouler sa queue luminescente sur le parvis de Saint-Philippe-du-Roule et dans le cadre de la télévision. Les putassons d'honneur, que Théo avait déguisés en étoiles filantes, la soutenaient du bout de leurs doigts dorés.

Parce qu'il faut tout de même que je parle de cette émission de télé, la grand-messe conjugalo-caritative, la fucking cerise sur le monstrueux gâteau de ce putain de mariage. Quand j'avais fait observer à Thérèse que tout ce cirque manquerait un peu d'intimité, elle m'avait objecté qu'en s'unissant à Marie-Colbert elle épousait une cause, et qu'il n'y avait point de cause défendable sans caisse de résonance.

— Tout mariage est un engagement, Benjamin, et tout engagement un oubli de soi. Le mien un peu plus que les autres, voilà tout. Mettons que je m'immole aux caméras.

Les noces de Jeanne d'Arc, en somme.

Résultat des courses, le lendemain des épousailles, dimanche soir, jour de la diffusion, j'ai communié au mariage de ma sœur parmi quelques millions de téléspectateurs. Dans les conditions du direct, s'il vous plaît. Des conditions à ce point conditionnelles que le réalisateur avait, paraît-il, obligé la noce à entrer et à ressortir une dizaine de fois de l'église, comme si un sort s'était abattu sur elle.

C'était une soirée douce. Amar, Hadouch, Mo et Simon avaient installé la télé du Koutoubia dans un arbre du boulevard et disposé chaises et tables tout autour, sur le trottoir et la contre-allée. Tout Belleville s'était pointé. Les invités et les autres. Un fumet syncrétique de canard laqué et de mouton rôti liait ce monde dans un même parfum de coriandre. Rabbi Razon arrosait l'assemblée d'un petit bordeaux casher, son offrande au trousseau de Thérèse. Chacun bouffait, buvait et s'extasiait, les yeux levés vers l'écran :

— Thérèse me l'avait prédit que je passerais à la télé !

— À moi aussi !

Non contente de les avoir conviés à ses noces, Thérèse avait élevé ses adorateurs à la gloire cathodique ! Il régnait, au pied de cet arbre, une atmosphère de reconnaissance éternelle.

— Y a pas à dire, Ben, ironisait Hadouch, ton beauf a le sens de la fête !

Mon beau-frère avait surtout un bras d'une longueur insoupçonnable. À écouter le sirop du commentateur, il ne fallait pas deux minutes pour comprendre que ce film avait été commandé de longue date, préparé avec soin et tourné dans le moindre détail pour la seule célébration de Marie-Colbert de Roberval, « personnalité caritative si discrète, si accaparée par son action sur tous les champs de la douleur humaine » (sic) qu'elle s'imposait aujourd'hui comme « l'honneur retrouvé d'une classe politique trop longtemps discréditée par les affaires » (resic). Oui, cet « inconnu venu de nulle part (tu parles…) qui, dans un gouvernement précédent, a refusé un fauteuil ministériel pour rejoindre l'austère Cour des comptes et consacrer son temps libre à la douleur du monde » (le brave homme…), incarnait une relève politique « à laquelle les Français avaient cessé de croire ».

Tout cela en un long trémolo, pendant que le pinceau de la caméra glissait sur les invités « humbles et multiculturels » (« humbles et multiculturels », texto !) qui attendaient l'apparition du « couple nuptial ».

Le vieux Semelle me prévint du coude.

— Regarde, Benjamin, c'est là que ça devient vraiment beau !

Le « vraiment beau » apparut dans la téloche sous la forme d'une ambulance. Une ambulance toute blanche avec une croix toute rouge. Thérèse et Marie-Colbert se mariaient en ambulance !

— Un GMC, précisa le vieux Semelle. Modèle 33 révisé 42, aménagé spécialement pour la Croix-Rouge. Un moulin increvable.

Une ambulance historico-symbolique, donc, au pare-brise vertical, aux gros pneus crantés et aux vitres arrière en double quart de lune, comme on en voit dans les films où Paris se libère.

— Marie-Colbert a plus de fantaisie que tu ne le crois, Benjamin, m'avait prévenu Thérèse.

Thérèse que je voyais maintenant descendre de l'ambulance, un Marie-Colbert en smoking et haut-de-forme blancs lui tendant une main gantée.

Autour de moi, les hourras de la foule se mêlèrent à ceux qu'elle avait poussés la veille dans les conditions du direct.

— Viens, Julius, on rentre.

*

Je n'ai pas voulu en voir davantage. Plus la télé vise à la surprise, moins elle surprend. C'est dans sa nature d'estomac ; les estomacs n'étonnent jamais, ils digèrent. Parfois, ils refoulent, c'est toute la surprise qu'on peut en attendre. J'aurais pu réciter le reste du commentaire sans les images : encore quelques vocalises sur l'amour de Marie-Colbert pour l'humanité, certificat d'authenticité fourni par deux ou trois gueules de notables émus aux larmes, entrée solennelle dans l'église (Bach, bien sûr), cohorte des « humbles multiculturels » aux regards soudain dilatés par les divines splendeurs, homélie du curé — de l'évêque, cousin probable du marié — sur la droite du Père réservée de toute éternité aux chômeurs de longue durée, communion à tour de bras, « oui » timide de la promise, « oui » responsable du promis, Deo gratias, et départ en blanche ambulance (Bach toujours) pour un voyage de noces vers une destination « que le respect de leur intimité nous commande de tenir secrète ». Sauf que je la connaissais, moi, la destination. Ce con de Marie-Colbert emmenait Thérèse à Zurich.

(À Zurich !)

— C'est tout de même plus original que Venise, s'était exclamé Jérémy quand j'avais fait la gueule.

Et, maintenant que Julius et moi étions seuls dans notre quincaillerie, maintenant que, prolongeant pour mon compte cette lamentable bluette, je m'asseyais sur le lit de Thérèse, la seule évocation de Zurich me broya le cœur. Je pensais à ce livre, lu jadis, dont je ne m'étais jamais vraiment remis, que Loussa et la reine Zabo avaient oublié de joindre à ma bibliothèque carcérale, cela s'appelle Mars, un jeune homme du nom de Fritz Zorn y meurt en vrai direct d'un effroyable cancer dont il attribue l'origine à une trop longue adolescence passée sur la rive dorée du lac de Zurich. Fritz Zorn affirmait que l'amour est l'honneur de l'homme, que la splendide humanité vivant au bord de ce lac l'avait privé de cet honneur, et qu'il en mourait.

Et c'était là, sur le lieu de cette agonie, que Marie-Colbert allait apprendre l'amour à ma sœur !

Cette nuit-là, je m'endormis sur le lit de Thérèse, en déroulant la pelote de mes dernières conversations avec elle.

*

— Je sais pourquoi tu n'aimes pas Marie-Colbert, Benjamin ; il n'est pas sentimental, non, mais il est bon ; sous ses allures de sénateur en herbe, il n'est pas tout à fait adulte, c'est vrai, mais pour obtenir ce qu'il veut vraiment il faut la foi de la jeunesse ; tu le soupçonnes de ne penser qu'à lui, quand il fait tout, au contraire, pour réparer les dégâts d'une famille qui n'a jamais vécu que pour elle-même ; tu lui reproches ses ambitions politiques… que ne fais-tu de la politique toi-même, mon petit frère ! Tu lui trouves une gueule de classe (si, si, c'est une de tes expressions favorites, « gueule de classe » et « cul propre », le Petit et Jérémy les ont adoptées), si tu veux dire par là qu'il ne nous ressemble pas, Benjamin, regarde-nous, nous ne ressemblons à rien.

Des phrases directement branchées au néo-cortex de Marie-Colbert :

— J'ai besoin d'un homme et d'une vie qui ressemblent à quelque chose, Benjamin, c'est ma façon d'être originale, de rompre avec le conformisme familial… parce que, en matière de conformisme — tu sais que je ne veux pas te blesser —, ce que tu appelles notre « tribu » se pose un peu là ! L'originalité à tous crins, le voilà notre conformisme à nous.

Ou encore, plus féminin :

— Que serait la vie d'une femme si elle ne mettait pas un peu son homme au monde ? Il faut beaucoup de femmes pour réussir un homme. Toi, par exemple, Benjamin, quoi que j'en dise, tu n'es pas complètement raté. Eh bien, il aura fallu Louna, Clara, Yasmina, Julie, la reine Zabo et moi pour obtenir ce résultat. Même maman y est pour quelque chose, c'est dire l'importance des femmes ! Accorde cette chance à Marie-Colbert, Benjamin, laisse-moi le mettre au monde…

À quoi elle ajoutait, imparable :

— Et puis, donne-moi la permission de me tromper. J'ai droit à l'erreur, comme tout le monde. Tu veux savoir à quoi rêvait maman, jeune fille ?

Là, je dois dire qu'elle m'avait scié.

— Regarde ce que j'ai trouvé dans son tabernacle.

Le « tabernacle » de maman, c'était ce qui nous restait de notre mère quand elle était en amour. Une malle d'osier fermée par un nœud de raphia. Que Thérèse avait violée pour la circonstance. Elle en avait sorti un bouquin cartonné et cubique. Maman devait le tenir de sa propre mère, à en juger par l'état de la couverture et la date de parution : La femme, médecin du foyer. Conseils pratiques pour le mariage. (C'était le titre.) Doctoresse Anna Fischer. (C'était l'auteur.) De la faculté de Zurich. (Zurich, déjà Zurich !) Maison d'édition populaire, 1934.

— Tu veux que je t'en lise des petits bouts ? Juste les phrases que maman a soulignées… Écoute, Benjamin, écoute un peu à quoi rêvait notre mère à mon âge.

« Les rapprochements chez les personnes bien portantes et morales ne devraient avoir lieu que lorsqu'il existe un réel sentiment d'amour. »

Maman avait souligné « bien portantes », « morales » et « réel sentiment d'amour ».

« Si dans beaucoup de ménages l'homme manque d'égards pour son épouse, c'est qu'elle manque elle-même de pudeur et de dignité. »

En marge : « Très vrai. » Ponctué d'une double exclamation : « !! » (Maman !)

« Quelle est la base d'une félicité durable dans le mariage ? » demandait l'auteur. « C'est la modération des conjoints », répondait-il aussitôt. « Oui ! » s'était écrié le crayon de maman. Thérèse avait pointé ce « oui » d'un index victorieux. Jeune fille, notre mère avait donc été tentée par la modération. Incroyable. Une modération explicite, comme l'indiquait la phrase suivante, soulignée deux fois.

« Quant aux rapports conjugaux, la modération consiste à n'en avoir que le plus rarement possible, pas plus d'une ou deux fois par mois. »

Une ou deux fois par mois… Maman… Est-ce possible ? Sur quoi Thérèse avait conclu, une flamme dans les yeux :

— Pourquoi m'empêcherais-tu de réaliser le rêve de maman, Benjamin ? Où elle a échoué, je peux réussir. Elle sera fière de moi.

C'est là que j'ai rendu les armes. D'abord parce qu'il n'y avait aucune ironie dans la voix de Thérèse, ensuite parce que si notre mère, cette stakhanoviste de l'amour, avait un jour rêvé d'un seul accouplement mensuel, c'est que les champs amoureux étaient trop imprévisibles pour qu'on pût y planter le moindre conseil.

Va savoir pourquoi, j'ai fini par m'endormir en me souvenant d'un dernier passage de La femme, médecin du foyer, qui concernait les soins capillaires, celui-là : « La coupe répétée, au lieu de fortifier le cuir chevelu, est défavorable à la vitalité des cheveux. Elle serait même la première cause de calvitie dans le sexe masculin. » (Maman avait souligné dans le sexe avec un point d'interrogation.) J'ai sombré en rêvant d'un Marie-Colbert à la chevelure si longue et si dense que Thérèse la roulait en nattes dans un filet de rasta.

10

— Je peux avoir mon lit ?

Quelqu'un me posait cette question du fond de mon sommeil.

— Benjamin, je peux avoir mon lit ?

Quelqu'un que je connaissais.

— Réveille-toi, Ben, il faut que je dorme. Allez !

On me secouait sèchement.

Quand j'ai ouvert les yeux, Thérèse était debout devant moi. Quand j'ai ouvert la bouche, c'est elle qui a parlé.

— Non, tu ne rêves pas, je suis revenue. Finies, les noces. Rends-moi mon lit, il faut que je dorme.

Je suis sorti de la chambre à reculons. Thérèse s'est glissée dans les draps et s'est retournée contre le mur :

— On parlera plus tard.

*

En dehors de Thérèse, il n'y avait que Julie dans la quincaillerie. Louna était de permanence pour trois jours à son hôpital, Clara était allée relever Gervaise aux Fruits de la passion, les autres étaient ailleurs. Julie classait de la documentation Roberval éparpillée sur la table tribale.

— Ne me pose pas de questions, Benjamin, je n'en sais pas plus que toi. Elle vient d'arriver et elle ne m'a pas dit un mot. Tu veux un café ?

— Serré.

(Mariée samedi, rentrée au bercail le lundi matin…)

— Quelle heure est-il ?

— Dix heures et demie.

(… rentrée le lundi matin à dix heures trente.)

Julie laissa la mousse affleurer deux fois le col de la cafetière turque.

— Et promets-moi de ne pas jouer le frère vengeur avant d'avoir étudié le dossier à fond.

*

Pas facile à étudier, le dossier. Thérèse a roupillé toute la journée. Dans la soirée, quand la quincaillerie s'est remplie, ordre a été donné de marcher sur les pointes et de bâillonner les petits. Lorsque Thérèse a émergé, vers neuf heures (vingt et une heures) — on lui avait laissé son assiette au chaud mais elle n'y a pas touché —, elle a traversé la quincaillerie en regardant droit devant elle. Elle a juste dit :

— Je vais éteindre Yemanja et récupérer quelques affaires.

Même Jérémy n'a pas posé de questions.

Et elle est sortie.

Bon.

J'ai demandé :

— Tu viens, Julius ?

Julius le Chien vient toujours.

D'autant que c'était l'heure d'ajouter au monument qu'il érigeait à la gloire de Martin Lejoli.

Dehors, donc.

« Je vais éteindre Yemanja. » Ce qui signifiait, en message codé, que le mariage avait été consommé. Ergo : perte du don de voyance. Plus besoin de Yemanja. On boucle la caravane tchèque, d'accord. Mais que s'était-il donc passé ? Et si vite ? Marie-Colbert était-il rentré de son côté ? Quelque chose m'interdisait de me renseigner sur ce point avant d'avoir entendu Thérèse. J'avais pris suffisamment d'initiatives inutiles dans cette affaire. Tout de même, Zurich… Ne fallait-il qu'un seul jour à cette ville pour foutre un couple en l'air ? Et quel couple !

C'était un de ces soirs de chaleur où, fenêtres ouvertes, Belleville devient sa propre caisse de résonance. En tendant l'oreille j'aurais pu participer à toutes les conversations qui se tenaient dans le carré Saint-Maur, Belleville, Pyrénées, Ménilmontant. Bientôt, ces voix ne brasseraient plus qu'un seul sujet et je pourrais m'entendre penser dans la tête unique de mon quartier. « Thérèse ierdjà ! Thérèse est de retour ! » « Ouahed barka, un seul jour de mariage ! » « Même sa mère elle a pas fait plus vite ! » « Ouahed barka iaum, tu imagines ? » « Sur ma vie, tu me l'aurais dit, je l'aurais pas cru ! » « Po tian huang ! Jamais vu ça ! »

Ainsi anticipais-je, selon mon habitude, l'œil vague posé sur Julius qui poussait.

Julius qui poussait…

Étrange regard du chien poussant. C'est toujours une affaire qui le préoccupe. Il préférerait ne pas être vu, il voudrait bien regarder ailleurs, mais la chose réclame toute sa concentration. Il s'agit d'obtenir un équilibre pendulaire du train arrière, de calculer une exacte verticale, de ne pas s'en flanquer sur les pattes et de ne pas tomber assis dedans. Un grand nombre de paramètres à maîtriser simultanément. On voudrait faire vite et discret, mais l'événement commande la lenteur, exige de l'application. Le front se plisse, le sourcil se frise. S'il y a une circonstance de sa vie où le chien semble penser, un moment de pure introspection, c'est quand il pousse. Là, et seulement là, l'œil du chien atteint à l'humanité. Il la transcende, même, si j'en juge par l'affligeante simplicité du regard de Martin Lejoli, au-dessus de Julius. La complexité est en bas, l'idée fixe en haut. Le fertile enchevêtrement de tous les besoins est en bas, l'obsession monolithique en haut, toutes les contradictions de l'homme dans les yeux de Julius le Chien, un seul mobile dans le regard du candidat Lejoli. Le penseur est en bas, le prédateur en haut. Et j'ai eu peur. Pas du chien, de l'homme. L'intuition du pire. Une fois de plus le copronuage est venu se nouer au-dessus de ma tête. Et l'envie m'a pris de fuir très loin. Mais, solidarité oblige, on n'abandonne pas son chien dans cette position.

— Grouille-toi, Julius !

Seulement, Julius le Chien ne pouvait pas se grouiller.

Ma peur s'est dilatée…

— Non, Julius, non !

… en une terreur que je connaissais bien.

— C'est pas le moment, bordel !

Mais l'épilepsie n'avait jamais choisi le bon moment chez Julius. Et ce qu'il était en train de me faire là, accroupi sous cette affiche de malheur, œil visionnaire, babines retroussées, crocs de vampire, langue de Guernica, longue plainte montante, c'était bel et bien une crise d'épilepsie ! Et son hurlement a très vite couvert les conversations de Belleville, et je me suis précipité au moment où il roulait sur le côté, hurlant toujours, et j'ai saisi sa langue avant qu'il ne l'avale, et son hurlement a cessé tout soudain, mais l'atroce urgence que j'ai lue dans ces yeux, cette supplication hallucinée, qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce que tu vois, Julius ? m'a fait faire une chose que je n'avais jamais faite, je l'ai abandonné là, en pleine crise, et j'ai couru où son regard me disait de courir, et pendant que je courais l'air de Belleville s'est embrasé, et tout de suite après le souffle de l'explosion j'en ai entendu le bruit, et j'ai couru plus vite qu'il est possible de courir, tout en sachant qu'il était trop tard, et il était trop tard en effet, quand je suis arrivé au Père-Lachaise la caravane tchèque était en flammes, un brasier droit tendu vers le ciel, dont la chaleur rejetait au loin ceux qui tentaient de l'approcher, « Thérèse ! », j'ai crié, « Thérèse ! », et il y a eu une deuxième explosion, et j'ai vu le corps en feu projeté hors de la caravane, et le toit de la caravane s'est écrasé à côté de moi, et j'ai continué à courir, bien décidé à plonger, à sortir Thérèse de cet enfer, mais autre chose m'est tombé dessus, m'a plaqué au sol, une masse de muscles, qui me maintenait contre le bitume et me protégeait contre les scories enflammées, et j'ai senti le souffle de Simon le Kabyle à mon oreille, qui me disait : « Arrête, Ben, arrête, il n'y a plus rien à faire ! » Et les larmes me sont venues, et le nom de Thérèse s'est pris dans ma gorge…

*

— Ne regarde pas !

La main de Simon plaquait ma joue au sol. Je pouvais juste voir les gens courir sur le trottoir du Père-Lachaise. J'entendais les cris.

— Merde, ça se propage aux bagnoles !

Simon m'a relevé, il a couru, ployé au-dessus de moi, j'ai vu se dérouler les flammes du premier réservoir à essence dont le souffle nous a rattrapés.

— Bordel !

D'autres types se sont refermés sur nous, nous ont entraînés à couvert dans la bouche du métro, alors seulement Simon m'a relâché, et j'ai pu foncer, tête en avant, remonter vers Thérèse, ressortir.

— Reviens, Ben !

Mais tout ce que j'ai vu c'est la cime d'un arbre s'embraser, les flammes attaquer l'image d'un homme au torse nu sur une colonne Morris, et la chaleur m'a cloué là plus sûrement que le poids de Simon. Je ne voyais même plus la caravane. L'incendie des voitures faisait barrage. Il gagnait la station de taxis. Un des chauffeurs qui avait voulu sauver sa voiture l'abandonnait, porte ouverte, il plongeait sur le boulevard, le bas de son pantalon en flammes, ses collègues se ruaient sur lui, leurs extincteurs en batterie, puis Simon m'a rejoint :

— Viens, Ben, viens !

Il m'a poussé et nous avons traversé le boulevard vers le mur du Père-Lachaise, moi trébuchant et hoquetant le nom de Thérèse, sans entendre le hurlement de la première sirène :

— Attention !

Le camion rouge m'a évité de justesse, a percuté le taxi en flammes, l'a rejeté sur le côté, les pompiers ont jailli, ont foncé dans le feu, se sont ouvert un passage à grands geysers immaculés, et ça s'est mis à converger, les sirènes, tout ce rouge, le bleu sombre des flics, les gifles glaciales des gyrophares, et ils ont tracé le périmètre de sécurité, mais si rapide que ce fût c'était beaucoup trop tard, je ne voyais plus que cette torsade noire monter au ciel, entre les murs du Père-Lachaise et la façade des établissements Letrou. L'homme au torse nu se rétractait avec la colonne Morris qui fondait.

Et il a fallu s'occuper des enfants qui arrivaient.

Jérémy le premier :

— Thérèse ! Où est Thérèse ? Elle était là ?

Puis, le Petit, muet, en état de cauchemar éveillé.

— Simon, prends les garçons, emmène-les !

Le Petit et Jérémy ruant dans les bras de Simon, Clara debout, immobile, les yeux sur la caravane, l'appareil photo à la main, mais n'osant pas photographier, pas cette fois, n'osant pas.

— Clara, suis-les, occupe-toi des garçons.

Et Julie :

— Tu n'as rien ?

— Julie, ramène-les à la maison, tous !

11

Jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien que la taule noircie des voitures, la peinture bouillonnante et cloquée, le plastique de la caravane fondu sur son châssis, les dernières coulées de flammèches bleutées au pied de la colonne Morris sur l'asphalte grésillant, le hurlement de l'ambulance emportant le taxi blessé, le cercle des flics et du Samu autour du corps calciné. Que j'ai voulu voir.

— Laissez passer, c'est son frère !

— Vous êtes son frère ?

Mais étais-je encore le frère de cette chose calcinée dont il ne restait que les angles ?

— Elle était venue éteindre Yemanja.

— Yemanja ?

— Qui c'est, ce type ?

— C'est le frère de la victime.

— Elle s'appelait Yemanja ?

La voix de Hadouch :

— Ben, ça va ? Ben, tu m'entends ?

— Faites-le monter dans le camion.

— Il est sous le choc, on n'en tirera rien.

— Faites-le monter !

Les flics ont fini par tirer de moi ce que je savais. Ils ont fait revenir Julie, Clara et les garçons.

Et Verdun ? Et C'Est Un Ange ? Et Monsieur Malaussène ? Qui s'occupait d'eux ?

— Les petits ? Qui garde les petits ?

Hadouch m'a rassuré, Yasmina était restée auprès des petits.

— Ne t'inquiète pas, Ben. Ma mère les a couchés là-haut, dans votre chambre. Elle dort avec eux.

Ils nous ont tout fait raconter depuis le retour de Thérèse. Séparément. Dans leur camion d'abord, puis au commissariat Ramponneau. Et c'était d'un calme, ces questions brèves, ces demi-voix, la course des doigts sur le clavier des ordinateurs, déjà le calme du deuil, et la signature pour finir, nos signatures muettes au bas des procès-verbaux. Le jour pointait quand on est ressorti. Cinq ou six heures du matin peut-être. Une aube d'essence, de plastique, d'asphalte, de peinture, de chair morte, une aube froide de mort stagnante. Amar, Hadouch, Rachida, Mo et Simon nous attendaient dehors. Je me souviens, Rachida a posé un châle sur les épaules de Clara et nous sommes rentrés à la maison.

Sur le chemin nous avons été rejoints par Joseph Silistri, un ami de la tribu, l'inspecteur Silistri, « lieutenant de police », comme on dit aujourd'hui.

— Malaussène, je peux te parler ?

Il m'a tiré à l'écart en faisant signe aux autres de continuer. Il était un peu essoufflé.

— Excuse-moi, j'arrive tard. Titus vient juste de me réveiller.

L'inspecteur Titus était son alter ego, l'autre tête du tandem. Titus et Silistri. Le Tatar et l'Antillais de la Crime.

— C'est nous qui sommes chargés de l'enquête, Malaussène.

Si vite ? Comment pouvaient-ils être au courant ? Mais je n'ai pas eu envie de poser la question.

— Malaussène, tu m'entends ?

Titus et Silistri ne faisaient pas partie du premier cercle, ils me tutoyaient mais m'appelaient par mon nom. Une intimité de collègues. Silistri me servit la phrase convenue en ce genre de circonstances.

— On va trouver les salauds qui ont fait ça, tu peux compter sur nous.

Ce n'était donc pas un accident…

— Tu sais…

Silistri cherchait la syntaxe des condoléances.

— On a de la peine pour vous tous.

C'était probablement vrai… Mais comment consoler ceux qui vous consolent ?

— Tu veux qu'Hélène passe vous voir ?

J'aimais beaucoup Hélène, la femme de Silistri, mais j'avais mon compte de pleureuses.

— Écoute… Vu l'état du cadavre… je veux dire du corps… enfin de Thérèse… ses restes, quoi… tu vois, le…

Il se débattait dans la fosse aux mots.

— Ma hiérarchie a décidé…

J'étais vraiment ailleurs, les mots avaient perdu leur chair avec celle de Thérèse, partis en fumée, tous ; une seconde je me suis demandé qui était cette bonne femme, la Hiérarchie, ce qu'elle représentait pour Silistri. Silistri suait à la racine des cheveux.

— Enfin, ils ont décidé de poursuivre l'incinération.

Je ne comprenais toujours pas.

— Tu comprends, Malaussène ? On a confié le corps au Père-Lachaise pour qu'ils finissent le travail dans leur incinérateur.

Il a mis sa main devant sa bouche. « Finir le travail », c'était sorti comme ça. Il avait épuisé l'humain, le pro avait repris le dessus. Il en était désolé. Il s'excusa.

— Excuse-moi.

Il dit aussi :

— Théoriquement on aurait dû te demander ton accord, mais Titus ne voulait pas qu'on t'emmerde avec ça. Il s'est porté garant pour toi. Ça doit être terminé à l'heure qu'il est. Il a eu tort ?

Non, non, Titus avait eu raison. On ne pouvait pas laisser Thérèse comme ça. Ni l'enterrer dans cet état. J'ai dit merci, bon, merci, Titus a eu raison, c'est ce qu'il fallait faire, merci. Et puis, j'ai demandé, un peu par automatisme :

— Où il est, Titus ?

Silistri a hésité un peu, puis il a dit :

— Chez Roberval.

Bien sûr, Marie-Colbert… Bien sûr, Titus est allé prévenir le mari, informer le veuf, évidemment… ça se fait…

— Non, Malaussène, c'est pas exactement ça…

Non ? Titus soupçonnait Marie-Colbert ? Marie-Colbert était le premier sur la liste de Titus ?

— Pas ça non plus, non…

Silistri m'a regardé dans les yeux pour la première fois.

— Roberval a été assassiné lui aussi.

Un regard de flic, dont on ne sait pas s'il interroge, s'il accuse déjà ou s'il réfléchit encore.

— On l'a retrouvé écrasé dans le hall, chez lui. Balancé du quatrième, dans la cage d'escalier. On attendait ce matin pour interroger Thérèse.

J'ai dit :

— Ah…

Et j'ai rejoint les autres.

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