Ils l'ont menottée et emmenée si vite que je n'ai pas eu le temps de lui parler. J'ai fait un mouvement vers elle, mais Titus m'a retenu.
— Elle n'a plus le droit de communiquer avec vous, Malaussène, c'est plus grave que tu le crois.
Et Titus a plongé dans la voiture qui démarrait.
J'ai vu Thérèse une dernière fois, par la lunette arrière, entre Silistri et le substitut Jual. Malgré les menottes, elle me faisait non avec un index en se désignant de l'autre. On pouvait comprendre : « ce n'est pas moi », ou « ne t'inquiète pas pour moi », d'autant qu'elle souriait encore de la bouche et des yeux, comme si ces trois-là l'emmenaient boire une orangeade sur les bords de la Marne.
Et j'étais là.
Avec mon sac à dos rempli de bouquins.
Si con…
Tellement honteux…
À ce point lamentable…
Que mon premier réflexe fut de laisser Hadouch, Mo, Simon et Julie tétanisés sur le trottoir pour foncer dans notre chambre, défaire ma valise en quatrième vitesse, ranger mes affaires avec une fébrilité de marmot qui planque sa bêtise sous le tapis, jeter le sac à dos dans le panier à linge sale, dissimulation imbécile qui ajoutait à ma honte dans des proportions inouïes, regarde-toi, mais regarde-toi, regarde-toi, merde piteuse, à gommer les traces de ton insatiable parano, au lieu de te soucier de Thérèse, de ce qui arrive à Thérèse, de ce qu'a bien pu faire Thérèse pour qu'on vienne lui passer les menottes devant toi — les menottes ! devant toi ! Thérèse ! — , chiure de toi, à ranger ta chambre, là, pour ne pas paraître ce que tu es, sors les bouquins du panier au moins, comment vas-tu expliquer à Julie la présence de saint Jean de la Croix dans le linge sale, sors-les de là, fourre-les sous le lit, lecture pour l'hiver, je ne sais pas moi, mais d'où lui venait cet invraisemblable rayonnement, est-ce jouissif à ce point d'assassiner son mari le lendemain de ses noces, écrasé dans sa cage d'escalier, dieu de Dieu, défenestré autant dire, jeté d'en haut, basculé dans le vide, Thérèse, non, évidemment non, pas Thérèse, mais qu'est-ce qu'elle foutait ce soir-là, rue Quincampoix, quand je la croyais occupée à brûler vive dans sa caravane, et si guillerette le lendemain, si bouffie de plaisir, si désinvolte dans la chronique de ses noces helvétiques, et Titus, « c'est plus grave que tu le crois ! », mais je suis prêt à tout croire, moi, sauf Thérèse capable de prendre un conseiller référendaire de première classe par les chevilles — fût-il son mari — pour le basculer par-dessus la rambarde de son hôtel particulier et rentrer à la maison rassasiée de bonheur après avoir vu — et entendu, surtout, entendu ! — son corps s'écraser vingt mètres plus bas sur le marbre de ses ancêtres, non, pas Thérèse, ou alors nos sœurs ne sont pas nos sœurs, mais qui es-tu toi, Malaussène, à ranger ta piaule comme un malade au lieu de redescendre tirer des plans avec les autres, qui veux-tu être ? regarde-toi, tu es bel et bien en train de faire ton plumard, Malaussène, au carré, en bon soldat, comme on se fait une inconscience, et de classer soigneusement les bouquins sur les rayonnages de la bibliothèque, les romans avec les romans, poésie, théâtre, sciences sociales, philosophie, religions, et L'espèce humaine de Robert Antelme, où ranger L'espèce humaine ? C'est un vrai problème de civilisation, ça, où classer un livre comme L'espèce humaine dans la bibliothèque du XXe siècle ? Dans quel genre ? Car à chaque siècle son genre, mesdames et messieurs, son génie propre, c'est ce que l'école apprend à nos enfants, très schématiquement : poésie au XVIe, théâtre au XVIIe, lumières toutes au XVIIIe, roman au XIXe, et le XXe siècle, si on va par là ? Quel est son genre, au XXe siècle ? Littérature concentrationnaire, mesdames et messieurs, un fameux rayonnage si on ne veut rien oublier, suivre l'actualité et prévoir la suite…
Ils sont revenus dans l'après-midi. Le substitut Jual, Thérèse, Titus, Silistri, avec une escouade d'uniformes. Le substitut Jual a exhibé un mandat de perquisition mangé de tampons, en nous commandant de nous tenir à distance de Thérèse, toujours menottée. Nous sommes tous restés dans la pièce d'en bas, assis autour de la table, sous l'œil d'une fliquesse à l'air vachard et d'un bâton blanc qui attendait que ça se passe. Les autres cherchaient quelque chose. Ils ont cherché partout, dans le dortoir des gosses, les placards de la cuisine, le tambour de la machine à laver, la chasse d'eau, les matelas, partout. J'entendais les bouquins dégringoler de la bibliothèque et je me disais que c'était bien la peine. Ils ont sondé les murs, les plafonds, les planchers, creusé partout où ça sonnait creux. Ils ont violé le tabernacle de maman. À en juger par le regard de la fliquesse, ils auraient ouvert Julius le Chien en deux s'ils avaient pensé y trouver l'objet de leur recherche. (Ces gamines engagées dans la police, tout de même, cette orientation scolaire… et comme ça leur glace l'œil, l'uniforme, et leur crispe la mâchoire un ou deux crans au-dessus des mecs, et plus elles sont mignonnes plus elles se stalagmitent, comme on les dresse, bon sang, une vraie pitié, et tout ce dévoiement à l'insu de la DDASS…) Tandis que Thérèse, regardez Thérèse, la tueuse de maris, l'épousophage, la conjointicide, regardez-moi cette grâce, cette liberté dans le mouvement, le naturel avec lequel elle précède messieurs les enquêteurs, les fait passer de pièce en pièce, s'efface devant eux comme s'il s'agissait de leur louer notre quincaillerie pour d'estivales vacances, à croire qu'elle vante le « cachet » de la baraque, sa commodité pour les familles nombreuses, mais nom de Dieu que lui est-il arrivé la nuit dernière ? qu'est-ce que c'est que cette métamorphose ? qu'est-ce qui t'a déliée à ce point, Thérèse, dis-moi ! Mais elle ne dit rien, pas plus aux flics qu'à nous, juste des moues destinées à nous rassurer, « pas de panique, ne vous en faites pas pour moi, vraiment », jusqu'à ce qu'ils s'en aillent, les mains vides, le visage clos, chou blanc, rien trouvé, fumasses.
Comme ils passaient à ma portée, je n'ai pas pu résister, j'ai bondi vers Thérèse menottée, mais le lieutenant de police Titus s'est interposé, une intervention de flic, sèche et technique, ses pouces dans la paume de mes mains et la torsion arrière de mes poignets :
— Assis !
Le temps de m'en remettre, la porte de la quincaillerie s'était refermée. J'étais assis là, parmi les miens, poings fermés, résolu à tuer. Et j'ai senti quelque chose au creux de ma main droite. Je l'ai ouverte. Un papier est tombé sur la table. Je l'ai déplié. Titus y avait écrit un seul mot : « Gervaise. »
Si je rappelle que, dans une autre vie, Gervaise travaillait en qualité d'enquêtrice avec les lieutenants de police Titus et Silistri, que Titus et Silistri avaient été les anges gardiens de Gervaise, j'en dis suffisamment pour décoder le message de l'inspecteur Titus : « Contactez Gervaise », voilà ce que nous conseillait Titus. « Gervaise sait », voilà ce qu'il fallait en déduire.
Je me suis levé.
Julie m'a stoppé :
— D'après toi, combien de flics en civil t'attendent dehors pour te pister jusqu'aux Fruits de la passion ?
Hadouch lui a donné raison :
— On est cloué. On peut même pas aller pisser.
Silence.
— Si on envoyait Rachida ? a proposé Simon.
Visiblement, Hadouch n'était pas chaud.
Mo le Mossi a plaidé dans le même sens :
— Les flics connaissent pas Rachida. Elle sort de son boulot, elle va trouver Gervaise, c'est tout.
Non, Hadouch était contre :
— C'est au retour qu'elle sera grillée. Quand elle viendra nous faire son rapport.
Hadouch ne voulait pas mouiller son cœur dans cette affaire. Il fallait joindre Gervaise autrement.
— On lui téléphone ?
Non, sujet trop grave pour télécommuniquer. Sans doute sur écoute, d'ailleurs, notre téléphone…
— Bon. Qu'est-ce qu'on fait ?
C'est là que j'ai pris les rênes. J'ai fait observer que sœur Gervaise dirigeait une honorable institution à laquelle nous avions confié nos enfants, qu'il était précisément l'heure d'aller les y chercher et qu'aucun flic au monde, en civil ou en uniforme, en planque ou en évidence, ne m'empêcherait de remplir ce devoir familial, qu'il y en avait marre de vivre dans cette paranoïa victimaire — je crois bien avoir dit « paranoïa victimaire », oui, je ne me contrôlais plus tout à fait, j'entamais ma phase héroïque, je tissais une bannière de concepts derrière laquelle j'allais monter à l'assaut de l'« État policier », et tout seul s'il le fallait ! Qu'on me laisse encore fabriquer deux ou trois phrases de ce calibre et j'allais défoncer le quai des Orfèvres au bulldozer pour libérer Thérèse, quitte à prendre le substitut Jual en otage.
Julie a dû sentir l'urgence parce qu'elle a interrompu mon escalade en ouvrant les deux mains :
— Bon, ça va, pas la peine de te mettre dans un état pareil, on y va, on y va…
Et nous sommes allés trouver Gervaise aux Fruits de la passion. Hadouch, Mo, Simon, Julie et moi.
— Tout compte fait ça tombe bien, a dit Hadouch, Rachida voulait y inscrire son bébé.
Simon a soulevé une objection :
— Mais ce sera pas un fils de pute, le môme de Rachida !
Hadouch a éludé :
— On demandera une dérogation.
— C'Est Un Ange et Monsieur Malaussène non plus ne sont pas des putassons, a fait observer Julie.
— C'est pas ce que je voulais dire, s'est excusé Simon.
Il y avait tant de flics en civil pour nous suivre, et tant de curieux pour suivre les flics, et tout ce monde marchait d'un si bon pas que ça faisait une discrète manifestation. Belleville montait à l'assaut de Pigalle.
Mais, arrivé au métro Père-Lachaise, Belleville rencontra Pigalle qui venait à lui. Gervaise grimpait tranquillement les marches de la station. Elle portait C'Est Un Ange en kangourou et Monsieur Malaussène en chimpanzé. Clara la suivait avec deux sacs à provisions, Verdun à ses basques. Jérémy et le Petit fermaient la marche.
Ne jamais compter sur Gervaise pour emballer la dramaturgie. Elle a juste dit :
— Comme vous étiez en retard, on a décidé de venir nous-mêmes.
Il y eut un moment de flottement, puis la manif a fait demi-tour. J'ai failli présenter mes excuses à la police. Les badauds faisaient la gueule, comme si on les avait privés d'un épisode.
Gervaise désigna Jérémy et le Petit :
— Clara et moi avons rencontré ces deux intellectuels sur la route du retour.
Jérémy et le Petit ployaient sous le fardeau scolaire.
— Thérèse est là ? a demandé Jérémy, en laissant tomber son sac dans l'entrée de la quincaillerie. Elle est réveillée ? Elle est là ?
J'ai refermé la porte. J'ai regardé Julie. J'ai dit que Thérèse était ailleurs.
— Où ça ? a demandé le Petit.
J'ai dit qu'on ne savait pas.
— On la tient plus depuis qu'elle est mariée !
J'ai dit que c'était bien mon avis.
— Alors, la fille de la caravane, c'était qui ? a demandé Jérémy.
— Qui c'était ? a fait l'écho du Petit.
— Vous, occupez-vous de l'intendance, a répondu Gervaise en flanquant C'Est Un Ange à Clara et Monsieur Malaussène à Jérémy.
Elle désigna les hauteurs :
— Nous autres, nous avons à parler.
— Je peux venir ? a demandé le Petit.
— Tu peux surtout mettre la table, a répondu Julie.
— Un couvert de plus, a ajouté Gervaise, je m'invite.
— Trois de mieux, a fait Hadouch, on s'incruste aussi.
— Et on est pointilleux sur le service, a lâché Simon.
— Plutôt, a confirmé le Mossi.
J'ai suivi le mouvement. Nous sommes montés dans notre chambre. Gervaise avait une histoire à nous raconter.
Une histoire que l'inspecteur Silistri lui avait confiée au téléphone.
Tradition orale : une histoire qu'elle était chargée de nous transmettre.
Une histoire que nous connaissions bien, à quelques détails près :
Cela commence par une note exotique. Un Cantonais de Belleville, Zhao Bang, c'est son nom, vient se faire tirer le Yi-king par Thérèse Malaussène. Sa femme l'a quitté, dit-il, Zhao Bang en meurt de dépit, de chagrin, de honte, de fureur et d'impuissance. Perte de l'honneur, de l'appétit, du sommeil, de la dignité, jérémiades, bouteilles de ginseng, errance, ne sait plus qui il est, ne sait plus où il va, jusqu'à ce qu'un ami l'aiguille vers la caravane tchèque d'une Thérèse Malaussène qui dit l'avenir, boulevard de Ménilmontant, là-bas, entre le Père-Lachaise et les frères Letrou, tu vois ? Zhao, tu devrais y aller, je t'assure, elle est formidable ! « Wo qu ! » (J'y vais !) Thérèse Malaussène reçoit Zhao Bang, l'écoute, lance les baguettes, le rassure, Ziba va revenir (Ziba, c'est le nom de la femme volage), Ziba est peut-être déjà rentrée à la maison, mais oui, que Zhao Bang coure chez lui, que Zhao Bang aille y voir. Zhao Bang court, Zhao Bang va y voir, et Zhao Bang revient avec Ziba, car Thérèse Malaussène ne s'est pas trompée, elle est revenue, la femme adultère, Ziba est revenue !
Première conséquence, la famille Malaussène mange cantonais midi et soir jusqu'à ce que Verdun, Jérémy et le Petit entament une grève de la faim pour la réhabilitation du couscous et du gratin dauphinois.
— C'est vrai, je m'en souviens, je n'avais pas fait le rapprochement.
Deuxième conséquence, une quinzaine plus tard, un grand type venu d'ailleurs, glabre, digne et droit, costume trois pièces, cul rebondi sous l'impeccable pan de sa veste, attend, devant la caravane tchèque de Thérèse Malaussène. Son tour venu, il se présente, nom, titre, fonction, Marie-Colbert de Roberval, énième comte du nom, conseiller référendaire de première classe, et dépose devant Thérèse le thème astral d'un frangin dont l'avenir lui soucie. Dit-il. Et pour cause, puisque l'avenir en question, Charles-Henri, le frère, l'a suspendu à une poutre de leur demeure familiale, deux semaines plus tôt. Thérèse débusque le mensonge et prodigue la consolation. Que Marie-Colbert se calme, son enquête administrative n'y est pour rien, Charles-Henri est mort par la faute des astres et de l'amour, car l'amour tue, comme les jeux de hasard : cette certitude qu'on ne pourra jamais se refaire. Marie-Colbert en est consolé, un peu. Et embarrassé, beaucoup. Il tord ses doigts distingués. Il se dandine comme un jouvenceau. Il demande gauchement s'il pourrait, s'il serait convenable, enfin si Thérèse souhaiterait le revoir. En consultation ? Aussi souvent qu'il le voudra, la caravane est ouverte de l'aube au couchant. Non, pas en consultation, non, discrètement, au contraire, le plus discrètement possible. Pour quoi faire, alors ? « Le bien », répond Marie-Colbert de Roberval. Le bien ? Le bien. Non plus aux proportions d'un quartier de Paris mais à l'échelle du monde. Du monde ? De la planète, oui, qui a bien besoin de bien, pauvre planète.
Fin de la première partie.
Gervaise fait une pause.
— C'est comme ça que Roberval a recruté Thérèse.
— Recrutée ?
— Sans qu'elle s'en aperçoive, oui. Par l'intermédiaire du couple cantonais.
La vie de Thérèse Malaussène change peu. Elle continue d'éclairer l'avenir dans sa caravane. Mais de nouveaux pèlerins se joignent aux anciens : mêmes races, mêmes langues, même variété, même clientèle en apparence… Seulement, aux nouveaux venus, Thérèse ne vend pas de l'avenir, elle vend de l'urgence, clandestinement, médicaments en tout genre, couvertures, tentes, vêtements, infirmeries, blocs opératoires, livres scolaires, crayons, stylos bille, gommes, ambulances, semailles, outils agraires, tout ce qui peut se vendre au nom de la vie en somme…
— Oui, bon, nous savions déjà ça. Et alors ?
Et alors, Thérèse suit les consignes de Marie-Colbert, désormais invisible : telle quantité aux uns, telle aux autres, selon des barèmes et des codes énigmatiques que Thérèse applique sans les comprendre. 223 432 cachets d'aspirine, par exemple, même si l'aspirine se vend en vrac dans les pharmacies du tiers-monde, ce chiffre, à l'unité près, deux cent vingt-trois mille quatre cent trente-deux cachets d'aspirine, aurait mérité un instant de réflexion.
— Pourquoi ?
Gervaise m'a regardé. Elle a hésité. Finalement, elle a abandonné le récit pour passer à l'exégèse.
GERVAISE : Parce que si tu remplaces chaque cachet d'aspirine par une mine antipersonnel, Benjamin, tu trouves un chiffre beaucoup plus… parlant.
MOI :…
GERVAISE : Et les stylos bille par des lance-roquettes, et les suppositoires par des missiles sol-air, et les ambulances par des automitrailleuses, et les boîtes d'agrafes par des caisses de munitions…
MOI :…
GERVAISE :…
MOI :…
GERVAISE :…
HADOUCH : Alors, comme ça, Thérèse fourguait de l'armement en croyant faire dans la pharmacie…
GERVAISE : Et elle touchait son pourcentage dans une banque suisse de la Bahnhofstrasse, à Zurich.
JULIE : Son pourcentage ?
GERVAISE : Sur un compte ouvert à son nom par Marie-Colbert, oui.
Bon, ça va comme ça, j'ai compris. Thérèse Malaussène ou la couverture idéale : un trafic d'armes prend sa source dans la roulotte d'une cartomancienne qui croit donner de bonne foi dans la charité universelle ; l'argent tombe dans un coffre suisse, à son nom ; si l'affaire est découverte, le conseiller Roberval reste blanc comme neige. Thérèse Malaussène ? Connais pas. Zhao Bang ? Quel Zhao Bang ? Ziba ? Quelle Ziba ? Recrutée ? Quel recrutement ?
Mais ce mariage, alors ? Pourquoi l'a-t-il épousée ?
MOI : Et le mariage ? Pourquoi l'a-t-il épousée ?
GERVAISE : Pour récupérer l'argent. Roberval a laissé passer le temps qu'il fallait. Quand il a jugé les gains suffisants et constaté qu'aucun danger ne se profilait à l'horizon, il a épousé Thérèse, sous le régime de la communauté universelle, et il l'a emmenée à Zurich pour récupérer l'argent.
JULIE : En s'offrant au passage une auréole médiatique de parfait humanitaire.
GERVAISE : Oui.
JULIE : Décidément, cette famille est exemplaire.
En dépit des circonstances il y avait de l'excitation dans la voix de Julie. Un sourire profond. Gervaise venait de lui offrir le dernier chapitre de sa monographie Roberval, le chapiteau de l'édifice.
GERVAISE :…
MOI :…
GERVAISE : À Zurich, Marie-Colbert a tout réalisé en liquide. Deux valises pleines. Des dollars en grosses coupures. C'est cet argent que le substitut Jual cherchait ici, cet après-midi.
SIMON : Parce qu'on soupçonne Thérèse d'avoir refroidi son mec pour récupérer la thune ?
GERVAISE : On la soupçonne du meurtre et l'argent a disparu.
Dieu sait qu'elle était soupçonnable ! Que faisait-elle cette nuit-là, rue Quincampoix, à courir comme une folle vers un taxi, un baluchon à la main ? Quant aux mobiles, il n'y avait qu'à se baisser : frustration, sentiment de trahison, revanche du bien sur le mal, et vengeance, aussi, tout simplement, vengeance de femme bafouée…
GERVAISE :…
MOI :…
GERVAISE :…
JULIE :…
HADOUCH : Comment s'appelait-il, déjà, le Cantonais recruteur ?
GERVAISE : Zhao Bang.
Hadouch a tourné la tête. Mo et Simon se sont levés.
LE MOSSI : Zhao Bang ?
SIMON : Bon.
Ils sont sortis. Gervaise a écouté leurs pas décroître dans l'escalier, puis elle a dit :
— Il y a tout de même une petite chose en faveur de Thérèse.
Tout de même…
— Le témoignage d'Altmayer, leur intermédiaire suisse.
MOI :…?
GERVAISE : C'est un agent de la DST. Infiltré dans l'équipe Roberval via la banque suisse. D'après lui Thérèse est parfaitement innocente. Dans tous les sens du mot.
HADOUCH : Un peu conne, quoi.
GERVAISE : Sur le registre de l'argent, au moins. Quand il l'a vue signer la clôture des comptes sans lire les papiers, sans même s'apercevoir qu'il s'agissait d'argent, il a compris que l'importance du moment lui échappait. D'après lui, elle était toute au bonheur de son mariage, très gaie, pressée d'en finir avec ces formalités concernant les bonnes œuvres de son mari. Il témoignera dans ce sens.
MOI : C'est toujours ça.
GERVAISE : Restent deux ou trois choses embêtantes.
La première étant qu'on avait retrouvé le cadavre de Marie-Colbert en chaussettes. Or le conseiller référendaire n'était pas homme à se balader en chaussettes. Sauf devant une intime, peut-être. Une trentaine de paires de chaussures dans son armoire et son cadavre en chaussettes. L'assassin était un familier. Premier point. Deuxièmement…
MOI :…
GERVAISE : Il avait un billet d'avion dans sa poche. Il devait s'envoler deux heures plus tard. Seul. Pour les Seychelles. Allait-il y rejoindre quelqu'un ? Une femme ? De là à penser à un crime de la jalousie…
HADOUCH : Il suffit d'une imagination de flic.
MOI : Ce qui leur fait un mobile de plus.
GERVAISE (hésitante) : Autre chose encore. Très troublant… Il souriait.
JULIE : Comment ça, il souriait ?
GERVAISE : Oui, mort, il souriait. Un air de franche gaieté, même. Un reste d'hilarité sur le visage.
MOI : Comme Thérèse depuis cette nuit-là, c'est ça ?
GERVAISE : Le fait est que, vu les circonstances, les enquêteurs ne s'expliquent ni la joie du mort ni la jubilation de Thérèse. Mais ce n'est pas le plus gênant…
Ici, Gervaise s'est offert une petite hésitation. La pause discrètement agitée de l'embarras.
— Benjamin, je suis embêtée de te demander ça, mais penses-tu que Thérèse pourrait avoir une liaison avec un homme marié ?
Nous nous sommes tous regardés. Thérèse ? Liaison ? Homme marié ? Antinomies ! Gervaise a secoué la tête :
— C'est aussi mon avis et c'est bien embêtant.
— Pourquoi ?
— Parce que, quand on lui demande ce qu'elle faisait à l'heure du crime, elle affirme qu'elle faisait l'amour. C'est son seul alibi.
— Avec qui ?
— C'est ce qu'elle refuse de dire. Elle dit qu'il y va de l'honneur de quelqu'un. C'est tout ce qu'on peut en tirer. Elle est prête à passer sa vie en prison pour préserver l'honneur en question, et joyeusement ! Titus et Silistri sont furieux.
J'ai toujours été sensible au silence. Celui qui venait de s'installer était un des plus chargés de ma collection. J'ai lentement tourné la tête vers Hadouch. Et Hadouch a lentement écarquillé les yeux : Comment ? Le suspecter ? Moi ? Lui ? avec Thérèse ? Qu'il a vue naître !
Je lui ai rendu son regard au carré : Quoi ? Me soupçonner de le suspecter ? Moi ? Lui ? Mon frère de toujours !
Il a poussé un grognement.
Je l'ai fusillé du regard.
Dont acte.
Gervaise a conclu :
— Voilà. Il ne vous reste plus qu'à trouver l'homme marié avec qui Thérèse faisait l'amour cette nuit-là. Vous avez quarante-huit heures. Passé le délai de garde à vue, elle sera déférée au juge d'instruction.